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1983, n° 2, pp. 198-212. Repris dans Perrenoud, Ph. : La formation des enseignants entre théorie et pratique, Paris, LHarmattan, 1994, chapitre I. |
La pratique pédagogique
entre
l'improvisation réglée et le bricolage
Essai sur les effets indirects de la recherche en éducation
Faculté de psychologie et des sciences de
l'éducation
Université de Genève
1983
1. La pratique n'est pas une mise en pratique de recettes !2. La transformation de l'habitus
3. La relecture de l'expérience
La recherche-action est une voie de transformation des liens entre la recherche et l'enseignement, par confrontation directe des pratiques respectives sur un même terrain. Ce n'est pas la seule voie. Une partie importante des échanges entre la recherche et lenseignement passent par le texte ou la communication orale dans des situations de formation. Pour mieux comprendre ce qui passe alors, il importe de disposer d'une image adéquate, réaliste, de la pratique pédagogique et de son rapport à la connaissance. Cet essai s'efforce d'éclairer quelques aspects de la pratique et en particulier de montrer :
Si l'on ne comprend pas mieux dans quelles conditions et avec quel type de rationalité les enseignants pratiquent leur métier, on ne peut guère savoir dans quelle mesure les résultats de la recherche en éducation peuvent avoir des incidences sur leurs pratiques. Je m'en tiendrai ici à l'enseignement primaire et à quelques aspects de la pratique mis en évidence par une sociologie de l'action pédagogique.
Le maître se trouve pris, 25 à 30 heures par semaine, dans un réseau relationnel très dense dont il est le centre, l'organisateur ou au moins la personne-ressource principale. Huberman (1980), s'appuyant sur diverses analyses des interactions en classe rappelle avec raison :
Il me semble cependant y avoir, sous cet angle, même à l'intérieur de l'enseignement primaire, de grandes différences entre moments de la semaine (selon l'activité, l'humeur, l'état de fatigue ou de tension des élèves et du maître) mais surtout d'un maître à l'autre.
Je ferais volontiers l'hypothèse, sans la développer ici, que le système de maintien de l'ordre adopté par le maître est, dans l'enseignement primaire, très largement fonction de la capacité du maître à supporter des interactions soutenues, décousues, dans une atmosphère bruyante et agitée. Dans les petits degrés le maître a parfaitement les moyens d'introduire une discipline stricte, réglementant notamment les prises de parole, les déplacements, les initiatives des élèves, les questions et propositions. Plus on va vers une certaine liberté de communication, de déplacement, de groupement, plus le maître est, en effet, sollicité de toutes parts, confronté à des demandes simultanées. Cela s'accompagne en général d'une option vers l'école active, d'un enseignement moins frontal, de travaux d'équipes, d'ateliers dispersés aux quatre coins de la classe, de différenciation des activités (cf. Perrenoud, 1982).
Quelle que soit la variation d'une classe à l'autre, la pratique pédagogique reste faite, même dans la classe la plus ordonnée et contrôlée, d'une succession de micro-décisions de tous ordres. Dans un moment de travail en grand groupe, il s'agit de gérer en même temps :
Répondre ou non, s'attarder auprès d'un élève en difficulté ou l'encourager d'un mot, choisir de voir ou de ne pas voir, de sanctionner ou de ne pas sanctionner une conduite déviante, suivre ou ne pas suivre une piste suggérée par un élève, poursuivre une discussion agitée ou y mettre fin, donner la parole à tel ou tel, accepter ou non une proposition, dramatiser ou banaliser un appel au calme autant de décisions prises dans l'instant, sans longue réflexion ou sans réflexion du tout. Cela signifie-t-il que les décisions sont prises au hasard ? Nullement.
Obéissent-elles pour autant à des règles de conduites explicites, à des schémas d'action conscients ? Pas toujours. C'est pourtant la représentation qu'on donne habituellement de la pratique : elle serait mise en pratique de normes, de modèles tirés d'un répertoire plus ou moins vaste et couvrant plus ou moins adéquatement les situations rencontrées en classe.
C'est ce que suggère Huberman (1980) lorsqu'il compare la pratique à l'usage de recettes dans une cuisine en plein " coup de feu ". Une recette est par définition un procédé codifié, transmissible, pour parvenir à un résultat déterminé. Elle ne guide l'action qu'à travers la représentation préalable des opérations à faire dans un ordre précis.
J'admets tout à fait qu'une partie des conduites de l'enseignant sont de cette nature. Lorsque la maîtresse enfantine demande à ses élèves agités de croiser les bras en silence pendant une minute, elle applique une recette réputée ramener le calme. Lorsqu'un maître primaire lit avec ses élèves les consignes et questions d'une épreuve écrite avant qu'ils se mettent au travail, il applique un procédé supposé garantir une image correcte de la tâche.
Mais l'analogie, pour séduisante qu'elle soit, ne donne qu'une image très partielle de la pratique en classe. En classe, dans de très nombreuses situations, l'action du maître n'est pas la mise en pratique d'un schéma codifié, d'une représentation consciente de " ce qu'il convient de faire " dans telle ou telle situation. Pourquoi ? Parce que le maître n'a pas en mémoire, au moment voulu, de recette appropriée dans son " livre de cuisine " intérieur. Cette absence peut avoir deux raisons tout à fait opposées :
A y regarder de plus près, on s'aperçoit que dans ces deux catégories de situations inhabituelles ou familières - le maître fait face à la situation à partir de l'ensemble des schèmes plus ou moins conscients dont il dispose, schèmes d'action, mais aussi de perception, d'évaluation, de pensée. La différence est que dans une situation habituelle l'accommodation est minimale, le maître peut assimiler la situation à des schèmes existants. C'est par exemple le cas lorsqu'il rappelle à l'ordre, machinalement, un élève distrait ou indiscipliné. Alors que dans une situation inédite, aucun schème ne convient exactement. Il faut transposer, différencier, ajuster les schèmes disponibles, les coordonner de façon originale. Le maître sort alors de ses routines, puisqu'il est devant un problème nouveau. Mais la solution qu'il " improvise " n'est pas créée ex nihilo. Elle dérive des schèmes disponibles, de même qu'une règle de jurisprudence ne tombe pas du ciel mais dérive des lois en vigueur ou de la jurisprudence consacrée, par combinaison et spécification. Mais alors que ce travail juridique opère sur des normes, des représentations, la genèse de l'action n'exige pas la prise de conscience des schèmes qui la sous-tendent plus ou moins directement.
L'insistance mise sur le caractère partiellement improvisé de l'action pédagogique en classe n'entend donc absolument pas suggérer que le maître arrive sans projet ni préparation. Selon les maîtres, les moments, le type d'activité, les intentions didactiques varient, de même que le degré et le genre de préparation. Cette dernière réunit et structure des informations et des matériaux en fonction du projet didactique. J'y reviendrai plus loin. Mais elle consiste aussi à élaborer un scénario de l'activité projetée, autrement dit un fil conducteur, une ligne stratégique. Dans cette anticipation de ce qui va ou devrait se passer, le maître peut prévoir et préparer ce qu'il dira et fera, dans quel ordre. Devant une classe muette et attentive, il pourra " faire son numéro " en suivant à la lettre son scénario. Dès lors qu'il y a, parce qu'il la souhaite ou parce qu'il ne peut l'empêcher, une part d'interaction, le scénario est bâti de plus en plus sur des hypothèses. Abordant une leçon ou activité, le maître s'inspire toujours d'un projet, d'un scénario, d'un ensemble de règles d'action plus ou moins présentes à son esprit. A partir de là, il devra gérer la situation effective qui s'écartera toujours, peu ou prou, de son plan ou des cas couverts par des règles de conduite. C'est alors qu'intervient l'habitus, " ce petit lot de schèmes permettant d'engendrer une infinité de pratiques adaptées à des situations toujours renouvelées, sans jamais se constituer en principes explicites " (Bourdieu, 1972, p. 209), ou encore ce " système de dispositions durables et transposables qui, intégrant toutes les expériences passées, fonctionne à chaque moment comme une matrice de perceptions, d'appréciations et d'actions, et rend possible l'accomplissement de tâches infiniment différenciées, grâce aux transferts analogiques de schèmes permettant de résoudre les problèmes de même forme " (Bourdieu, 1972 p. 178-179)
L'habitus ne fonctionne pas contre la stratégie, le scénario, les règles de conduite dont dispose le maître. Il en tient compte au même titre que des autres éléments de la situation, cherchant à marier le tout. A chaque moment, l'esprit du maître tente d'intégrer plus ou moins consciemment l'ensemble des données : ce qui ce passe, ce qui a été fait, ce qu'il voudrait encore faire, ce qu'on peut encore faire, ce qu'on devrait faire dans cette situation compte tenu des principes didactiques et des contraintes. L'habitus est justement cet espèce d'ordinateur qui, fonctionnant en temps réel, transforme ces données en une action plus ou moins efficace, plus ou moins réversible.
A quoi nous mène cette théorie de la pratique fondée sur les notions piagétiennes de schèmes, d'assimilation, daccommodation et sur le concept d'habitus enrichi par Bourdieu (1972, 1980, notamment) ? A une conclusion essentielle : la pratique pédagogique en classe n'est pas la mise en pratique d'une théorie, ni même de règles d'action ou de recettes. En tout cas, elle n'est pas que cela, et la part de mise en pratique est elle-même subordonnée au fonctionnement du système de schèmes générateurs de décisions. " Toute tentative pour fonder une pratique sur l'obéissance à une règle explicitement formulée, que ce soit dans le domaine de l'art, de la morale, de la politique, de la médecine ou même de la science (que l'on pense aux règles de la méthode), se heurte à la question des règles définissant la manière et le moment opportun - kairos, comme disaient les Sophistes - d'appliquer les règles ou, comme on dit si bien, de mettre en pratique un répertoire de recettes ou de techniques, bref de l'art de l'exécution par où se réintroduit inévitablement l'habitus " (Bourdieu, 1972, pp. 199-200). Cela signifie que la transformation des pratiques passe au moins autant par la transformation de l'habitus que par la mise à disposition de l'enseignement de nouvelles théories de l'apprentissage ou de nouvelles recettes didactiques.
Encore faut-il ne pas traiter toutes les composantes des pratiques de la même manière. Si l'on n'a pas en tête les mêmes aspects, la discussion sur les liens entre la recherche et l'enseignement tourne inévitablement au dialogue de sourds. Sans m'engager dans l'élaboration d'une typologie, je signalerai donc que ce qui m'intéresse le plus, ce sont les aspects de la pratique les moins localisables dans une province définie du curriculum ou un moment déterminé de l'action pédagogique. Ce sont les aspects qu'on pourrait dire transversaux, au sens où ils se retrouvent partout, par exemple :
Dans ces divers domaines, qui relèvent sans doute davantage d'une psychosociologie de l'enseignement que d'une approche strictement didactique (mais peut-on réellement les séparer ?), la réalité de la pratique et de ses effets s'incarne à la fois dans le type d'organisation de la classe et du travail scolaire, et dans la myriade de micro-décisions qui déterminent le fonctionnement. Sans doute cela porte-t-il à prêter davantage d'attention à l'habitus du maître qu'à son répertoire de techniques et schémas d'action explicites.
Comment l'habitus se transforme-t-il ? En quoi la recherche, sous forme d'idées générales, de recettes, ou sous d'autres formes, peut-elle modifier l'habitus des enseignants ? Autant concordent, au langage près, la description des schèmes d'action et de leur mise en uvre chez les piagétiens, et la description de l'habitus et de son fonctionnement chez Bourdieu, autant les conceptions de la genèse de l'habitus sont contradictoires. Alors que Piaget insiste constamment sur l'activité propre du sujet dans la réorganisation permanente de ses propres structures logiques et de ses schèmes d'action, Bourdieu fait de l'habitus essentiellement l'intériorisation des contraintes externes, lincorporation des structures sociales en chaque individu, qui tend, " plus sûrement que toutes les normes explicites, à garantir la conformité des pratiques et leur constance à travers le temps. Passé qui survit dans l'actuel et qui tend à se perpétuer dans l'avenir en s'actualisant dans des pratiques structurées selon ses principes, loi intérieure à travers laquelle s'exerce continûment la loi de nécessités externes irréductibles aux contraintes immédiates de la conjoncture, le système des disposition est au principe de la continuité et de la régularité que l'objectivisme accorde aux pratiques sociales (...). Système acquis de schèmes générateurs, lhabitus rend possible la production libre de toutes les pensées, toutes les perceptions et toutes les actions inscrites dans les limites inhérentes aux conditions particulières de sa production, et de celles-là seulement. A travers lui, la structure dont il est le produit gouverne la pratique " (Bourdieu, 1980, pp. 91-92).
J'ai souligné ailleurs (Perrenoud, 1976) les excès de cette théorie de la pratique qui n'accorde à l'habitus aucune autonomie par rapport aux structures sociales, petites ou grandes. Ce qui condamne à subordonner le changement de l'habitus à une transformation des structures. Mais d'où vient alors cette transformations puisque la structure sociale n'est pas un objet matériel mais l'orchestration de l'ensemble des pratiques ? La sociologie de Bourdieu bute sur le problème du changement, même si les critiques de la reproduction ont souvent caricaturé une pensée très complexe.
Indépendamment d'un débat théorique général, il faut bien concéder que dans le domaine des pratiques pédagogiques, on parle beaucoup du changement, mais qu'on le distingue peu dans l'action pédagogique, sauf à considérer l'évolution à l'échelle de la décennie ou du demi siècle. Ce qui accrédite la thèse d'une genèse de l'habitus comme intériorisation des contraintes objectives. Car si les réformes de structures scolaires n'ont pas manqué à l'échelle du système, de l'organisation des filières secondaires, les condition de travail dans la salle de classe ont peu changé. Il y a bien perfectionnement des équipements, baisse progressive des effectifs, assouplissement relatif des plans d'études et des directives méthodologiques, modernisation du curriculum. Ce ne sont que variations - fort lentes d'ailleurs - sur un schéma de base inchangé ! On peut se demande si les transformations les plus notables de la pratique - dans le sens par exemple d'un contrôle social moins fort et d'une certaine ouverture sur l'extérieur - ne résultent pas avant tout de l'évolution des enfants d'une génération a l'autre, dans leur respect de l'autorité aussi bien que de leur expérience du monde à travers la télévision, " école parallèle " et d'autres media.
Ce qui pourrait conduire à la conclusion que le mouvement des idées pédagogiques, auquel la recherche - au sens le plus large - n'est pas étrangère, n'a eu que peu d'incidence sur les pratiques, au n'en a qu'à long terme. Les idées d'école active, d'éducation fonctionnelle, d'école ouverte, coopérative, d'enseignement sur mesure, de pédagogie de maîtrise circulent depuis des décennies. Ont-elles modifié les pratiques à l'échelle du système scolaire ? Faiblement si on se réfère aux modèles d'école moderne, nouvelle, active etc. dans leur formulation la plus exigeante. Un peu plus si l'on prend en compte l'infiltration d'une partie de ces idées dans les pédagogies officielles, par exemple dans l'enseignement rénové du français.
En suivant Bourdieu, la transformation des contraintes et conditions objectives de l'enseignement ferait plus pour changer les pratiques que la diffusion d 'idées ou de recettes pédagogiques nouvelles. En ce sens, la création d'écoles à aire ouverte, le travail en équipes pédagogiques, le décloisonnement des classes, le mode de gestion des établissement ou des circonscriptions scolaires, le mode de participation des parents, la transformation du système d'évaluation réglementaire induiraient plus sûrement des transformations des pratiques d'enseignement que toute tentative d'influencer directement les schèmes ou les schémas d'action des maîtres. Cette analyse conduit les chercheurs à s'adresser non plus aux enseignants, mais aux détenteurs du pouvoir dans l'institution. Ce qui pose entre autres problèmes, celui de la volonté de changement de l'autorité politique ou des divers niveaux de la hiérarchie scolaire. Ou encore le problème du rôle du chercheur comme " conseiller du prince " dans une stratégie de transformation indirecte des pratiques, par le biais d'aménagements des structures.
A mon sens, la manipulation des structures en vue de changer les pratiques n'a de sens qu'en réponse à un message du type " Obligez-moi à faire ce que j'ai envie de faire, mais que je ne peux pas faire dans les conditions objectives où je me trouve ". Ou encore : " Empêchez-moi de faire ce que, dans les conditions où je suis, je suis enclin à faire pour assurer mes arrières, maîtriser mon angoisse, avoir la conscience tranquille ".
Deux exemples :
Faut-il parier uniquement sur les aménagements structurels, modifiant les contraintes et possibilités objectives ? Je ne le crois pas.
Si le maître a peu le temps de réfléchir sur le vif, il peut en revanche, à tête reposée (?), revenir sur les événements de la journée. S'il le fait, ce n'est pas essentiellement par vertu ou pour écrire ses mémoires. C'est parce que le flux des événements, vécus souvent avec une forte implication affective, ne peut être simplement oublié sans un travail de mise en ordre, de réinterprétation.
Rétrospectivement, l'enseignant a parfaitement conscience d'avoir fait de nombreux choix arbitraires, improvisé des réactions qui auraient été différentes s'il avait eu davantage de temps et l'esprit plus libre. On pourrait comparer cette façon de revivre une partie de la journée à ce qu'on observe chez un sportif après le match, chez un joueur d'échecs au terme d'une partie acharnée, et peut-être dans tous les domaines où les nécessités d'une action immédiate suspendent la réflexion, ou plutôt la diffèrent. C'est ce que peut vivre le chirurgien à l'issue d'une opération mouvementée, le sauveteur une fois le danger éloigné, le thérapeute à la fin d'une séance difficile, l'animateur ou l'interviewer, le manager sollicité de toutes parts etc.
Il se peut que cette relecture de l'expérience aboutisse la plupart du temps à une confirmation de la pratique. Elle pourrait cependant être facteur de changement, de réorganisation des schèmes s'il y avait, sous une forme ou une autre, conflit cognitif, contradiction entre les décisions prises et une norme, une théorie, une autre expérience.
Si l'organisation scolaire ménageait davantage de lieux et d'espace de travail en commun, ou simplement de discussion entre enseignants, peut-être cela induirait-il plus souvent une autre lecture de l'expérience. Encore que cela ne suffise pas : les enseignants ont beaucoup de réticences à parler de leur pratique à des collègues. Il faut des rapports de confiance qui supposent soit des liens amicaux soit l'appartenance à une équipe pédagogique.
S'il n'y a pas d'interaction possible avec d'autres enseignants ou des " profanes " intéressés, peut-il y avoir débat intérieur ? Peut-il être nourri par des lectures, la participation à des groupes ou sessions de formation continue, ou même une formation de base suffisamment riche ? Je le crois, sans fonder des espoirs excessifs sur l'influence des idées générales issues de la recherche dans cette relecture de l'expérience. Si influence il y a, elle ne passe pas alors par des recettes ou des modèles prescriptifs. Ce qui importe alors, ce sont des éclairages, des paradigmes interprétatifs. Ces paradigmes pourraient être par exemple :
Cette liste correspond à une série de " regards sur ", de clés d'interprétation de ce qui se passe dans une classe. Ils sont plus ou moins présents, sous une forme synthétique, dans la formation de base. L'apport de la recherche peut être d'actualiser cette formation, de la concrétiser, de la vivifier ; ou de compenser les carences de la formation. Même s'il n'est pas nécessaire d'avoir lu des centaines d'ouvrages ou suivi des années de formation en sciences humaines pour maîtriser certaines de ces clés d'interprétation, la question se pose des modes d'accès du corps enseignant à ces idées générales, des conditions et des mobiles qui poussent à lire, à s'informer. Si certains ouvrages, comme celui de Gordon (1979), comme d'autres de Dolto, de Duneton, de Neil touchent un grand public, c'est à l'évidence parce qu'ils sont lisibles, parce qu'ils racontent des histoires à travers lesquelles passent des idées. La question qui se pose alors est : comment changer l'habitus des chercheurs ? Quels sont les agencements institutionnels qui, en dehors des bonnes résolutions et des exhortations, modifieraient leurs pratiques de la communication ?
Sans approfondir ici la question précédente, j'indiquerai une seconde piste dans le domaine des effets indirects de la recherche. Elle s'attache toujours à ce qui se passe hors de classe, mais cette fois au moment de la "planification" de l'action pédagogique. La phase de préparation n'est évidemment pas un moment de pure liberté, où l'enseignant choisirait en toute sérénité des objectifs partiels, des stratégies d'animation, du matériel, un fil conducteur. Celui qui n'a pas vécu ou observé de près l'emploi du temps d'un enseignant aura peine à imaginer la tension que représente l'animation d'un groupe d'enfants ou d'adolescents de 20 à 30 heures par semaine. La tension du maître est entretenue par deux préoccupations :
La planification des activités est essentielle dans cette double perspective. Certes un maître expérimenté peut " se permettre " de venir de temps en temps en classe sans préparation, et improviser une leçon, donner des exercices, voire laisser les élèves " s'occuper intelligemment ". Ce ne peut être une habitude. Comment les enseignants se préparent-ils, combien de temps y consacrent-ils, font-ils un plan détaillé ou un simple canevas, planifient-ils de jour en jour ou à plus long terme, quelle est la part écrite de la préparation ? Autant de questions sur lesquelles, en l'absence de recherches, on ne peut avoir que des idées vagues. Il me semble raisonnable d'admettre d'une part de grandes variations d'un maître à l'autre, d'autre part des liens étroits entre le type de préparation et le type de pédagogie. Dans une pédagogie traditionnelle, la préparation consistera à partir d'une grille horaire établie pour l'année et d'un plan d'études structuré (par l'institution, à défaut par le maître lui-même) :
Cette préparation laisse très peu d'ouverture à l'innovation. Si le maître peut s'appuyer sur des moyens d'enseignement et des méthodologies couvrant l'ensemble de son programme, la préparation consiste surtout à identifier les informations pertinentes et à s'en servir. On peut imaginer que ce type de préparation s'assortit d'une discipline assez stricte et d'une organisation des activités en classe suivant scrupuleusement le plan. Ce système est certainement, comme tout fonctionnement bureaucratique, le plus apte à protéger le maître de l'imprévu, que ce soit du côté des élèves ou du côté de la hiérarchie. Il garantit aussi un rapport tout à fait " évident ", allant de soi (taken for granted) à la culture scolaire.
En revanche, le maître qui travaille par projets, centres d'intérêts, enquêtes, activités-cadres, recherches en environnement, situations mathématiques, jeux, ateliers, travaux d'équipes a nécessairement non seulement d'autres attitudes, mais un système de travail plus ouvert.
Pour caractériser le mode de préparation correspondant, je le comparerai, à un bricolage. Mais attention : pas dans le sens vaguement péjoratif du dictionnaire. Lévi-Strauss a proposé, dans " La pensée sauvage ", une analyse de la pensée mythique comme " bricolage intellectuel ". Il a pour ce faire donné une image du bricolage qui me paraît fort bien convenir au travail de préparation du maître pratiquant ce que jappellerai pour faire court une pédagogie active.
" Le bricoleur est apte à exécuter un grand nombre de tâches diversifiées ; mais, à la différence de l'ingénieur, il ne subordonne pas chacune d'entre elles à l'obtention de matières premières et d'outils, conçus et procurés à la mesure de son projet : son univers instrumental est clos, et la règle de son jeu est de toujours s'arranger avec les moyens du bord, c'est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d'outils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l'ensemble n'est pas en rapport avec le projet du moment, ni d'ailleurs avec aucun projet particulier, mais est le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d'enrichir le stock, ou de l'entretenir avec le résidus de constructions et de destructions antérieures (...) les éléments sont recueillis ou conservés en vertu du principe que ça peut toujours servir. De tels éléments sont donc à demi particularisés : suffisamment pour que le bricoleur n'ait pas besoin de l'équipement et du savoir de tous les corps d'état ; mais pas assez pour que chaque élément soit astreint à un emploi précis et déterminé " (Lévi-Strauss, 1962, p. 27).
A quel bricolage le maître acquis à une pédagogie active se livre-t-il ? Il fabrique à longueur d'année des activités, des situations d'apprentissage, des jeux, des problèmes, des projets, ce qui suppose toujours ou presque à la fois un matériel, une règle ou un objectif, une animation. Contrairement aux exercices et fiches traditionnels, ces activités sont rarement réalisables à partir d'un modèle et d'un matériel, le travail du maître se bornant à mettre en pratique. Il y a plusieurs raisons à cela :
Huberman (1980) retient parmi d'autres facteurs l'individualisme des enseignants, leur tendance à réinventer personnellement ce que d'autres ont probablement déjà expérimenté ailleurs.
Ce serait très mal comprendre la logique de la pratique enseignante que de combattre de front cette tendance. Pour les maîtres qui ne fonctionnent pas sur le modèle de la stricte conformité bureaucratique à un cahier des charges, la réinvention d'activités et du matériel correspondant est un élément important dans l'enrichissement et l'appropriation personnelle du rôle professionnel.
Dans beaucoup de cas, ce n'est pas d'abord la nécessité économique qui pousse au bricolage, mais la part de création qu'il permet, le défi supplémentaire qui consiste à parvenir à ses fins " avec les moyens du bord ".
" Regardons-le à l'uvre ; excité par son projet, sa première démarche pratique est pourtant rétrospective : il doit se retourner vers un ensemble déjà constitué, formé d'outils et de matériaux ; en faire ou en refaire l'inventaire ; enfin, et surtout, engager avec lui une sorte de dialogue, pour répertorier, avant de choisir entre elles, les réponses possibles que l'ensemble peut offrir au problème qu'il lui pose. Tous ces objets hétéroclites qui constituent son trésor, il les interroge pour comprendre ce que chacun d'eux pourrait signifier, contribuant ainsi à définir un ensemble à réaliser " (Lévi-Strauss, 1962, p. 28).
Cette description exprime bien ce que le bricolage peut avoir de gratifiant, à la fois par ses contraintes et par la liberté de jouer au mieux avec les matériaux disponibles. Quels sont les " matériaux " à partir desquels l'enseignant fabrique une activité, ou plutôt un projet d'activité en classe ? Ils sont forts divers :
Par quelle alchimie ces ingrédients - pas tous chaque fois - se combinent-ils pour former un projet d'activité ? Pour le dire, il faudrait en savoir davantage sur les opérations mentales mises en jeu dans le travail d'intervention d'une activité et de réalisation de ses conditions concrètes.
Le bricolage ne se définit pas par son produit, mais par le mode de production : faire avec les moyens du bord, réutiliser, au besoin en les détournant de leur destination première, des textes, des situations, des matériaux. Les enseignants qui ne se satisfont pas des moyens d'enseignement conventionnels et du type de travail scolaire qu'ils imposent, passent une partie de leur temps à chercher (dans la presse, à la radio, dans les documentaires, les bandes dessinées, la vie) des histoires, des textes des images, des informations, des objets qui pourraient :
Il serait dans cet esprit fort intéressant d'en savoir plus sur le matériel accumulé par un enseignant attiré par une pédagogie active, dans sa classe et chez lui. Cela donnerait une idée du stock visible, sachant qu'il n'épuise pas les ressources disponibles.
Faut-il le dire, lactivité effective, telle qu'elle se déroule en classe, n'est jamais l'interprétation d'une pièce écrite par le maître. Et ce dernier n'est pas seul à former des projets, à faire des propositions au groupe. L'esprit d'une pédagogie active voudrait au contraire que les projets partent des élèves. Même lorsque c'est le cas, il appartient au maître d'en rendre la réalisation possible, donc d'en créer et d'en entretenir les conditions matérielles et d'en assurer l'animation, la relance, la coordination.
Sans pouvoir approfondir ici la description de cette forme particulière de bricolage culturel à des fins didactiques, je voudrais signaler qu'il y a là un point d'entrée privilégié dans la pratique du maître. Non pas à travers des idées générales sur des types d'activités, ni à travers des modèles d'activités livrés " clés en main ", prêts à l'emploi, comme les repas " pré cuisinés ". C'est à un apport intermédiaire qu'il faut penser, du genre de ce qu'offrent, pour poursuivre l'analogie avec le bricolage, les magasins " do it yoursel". Peut-être l'authentique bricoleur, le puriste, se passera-t-il de ces matériaux produits en vue du bricolage, et qui le rendent trop facile, le mettent à la portée de presque n'importe qui, font qu'il n'y a plus guère de mérite à faire ce qui demandait, à s'en tenir strictement aux moyens du bord, une grande ingéniosité.
Ne soyons pas puristes. Ceux qui veulent tout réinventer par eux-mêmes, qui en ont l'énergie et le talent, peuvent ignorer le " do it yourself ". Pour les autres, il permet justement de ne pas dépendre complètement de produits finis.
En quoi la recherche pédagogique est-elle concernée ? Est-ce bien son rôle que de contribuer à enrichir les matériaux des enseignants bricoleurs d'activités ? N'y a-t-il pas des professionnels et des entreprises spécialisés dans la production de moyens d'enseignement, et qui pourraient élargir la gamme de leur produits ?
C'est bien ce qui arrive dès qu'il existe une certaine demande. Ce marché peut donc se développer indépendamment des chercheurs.
Reste à se demander dans quelle mesure certains résultats de la recherche ne trouveraient pas à s'incarner dans ce type de matériaux beaucoup plus efficacement que dans des discours théoriques ou même des recettes ?
La psychologie du développement intellectuel, la psychopédagogie des mathématiques peuvent s'incarner dans certains types de matériaux, de jeux logiques ou stratégiques, de situations-problèmes. Une conception de l'apprentissage de la lecture peut se matérialiser dans un certain type de textes, de jeux de lecture, de matériel graphique. Une conception de la géographique ou de l'histoire peuvent inspirer des jeux de simulation, des idées d'enquêtes, des collections d'images, d'objets, de documents.
La pédagogie traditionnelle s'incarne dans les moyens d'enseignement classiques. Chaque pédagogie nouvelle redéfinit ou élargit la gamme des activités, donc la gamme des matériaux correspondants. Dans la mesure où la recherche en éducation espère transformer l'action pédagogique, elle pourrait investir non seulement dans la conception générale mais dans la réalisation, avec des enseignants, méthodologues, éditeurs etc. de matériaux se prêtant au bricolage évoqué. Certains centres de recherche vont dans cette voie, non pas, comme cela a été longtemps le cas, pour justifier leur existence en rendant des services pratiques (moyens d'enseignement et contribution à l'évaluation notamment), mais parce que c'est un moyen privilégié de faire passer des idées théoriques dans la pratique. Le Service de la recherche pédagogique genevois me semble aller résolument dans ce sens, dans le domaine de la mathématique - apprentissage par situations - ou de la lecture.
Cette analyse ne contredit pas les propositions d'Huberman. Elle spécifie autrement la nature des apports concrets de la recherche à la pratique, en accordant moins de poids aux recettes, aux modèles d'action, au mode d'emploi des connaissances théoriques, et davantage aux matériaux à partir desquels l'enseignant créera sa propre pratique.
Pour modifier les liens entre la pratique et la recherche en éducation, il faut construire une théorie plus réaliste de la pratique, descriptive plus que prescriptive, portant tant sur le travail en classe que sur ce qui se passe en marge, relecture de l'expérience ou préparation des activités. A considérer la pratique comme expression de l'habitus plus que comme mise en pratique de recettes, on est conduit à s'interroger sur les conditions de transformation de l'habitus, sur le rôle des contraintes et possibilités structurelles par opposition à la diffusion d'idées. Dans ce dernier domaine, qui reste digne d'intérêt, deux stratégies pour favoriser les effets indirects de la recherche en éducation : mettre l'accent sur les clés d'analyse et d'interprétation rétrospective de l'action pédagogique, et investir dans l'enrichissement de l'ensemble des matériaux à partir desquelles l'enseignant fabrique, tel un bricoleur, les activités proposées en classe.
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