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n° sur lexcellence, janvier 1987, pp. 63-75. |
Sociologie de lexcellence ordinaire
Diversité des normes et fabrication des hiérarchies
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1987
I. Lalpha et loméga de la distinctionII. Lexcellence nest pas un conformisme
III. Orthodoxie et hiérarchies légitimes
Depuis que les hommes vivent ensemble, ils définissent des formes dexcellence, ils établissent des classements, ils distinguent et récompensent le meilleur, le plus habile, le plus vertueux, le plus courageux, le plus sage. Exceller, cest manifester une maîtrise hors du commun dans lexercice dun métier, dun art, dun sport, dun jeu, dune vertu, dun rôle social. Dans ce sens banal, lexcellence est une catégorie universelle de la pensée, inséparable de notre faculté et de notre volonté de classer, détablir des hiérarchies, de distinguer les meilleurs. On pourrait rêver dune anthropologie de lexcellence.
Pourquoi fait-on aujourdhui de cette réalité ordinaire un nouveau cri de ralliement, en particulier dans le champ économique et dans le champ scolaire ? Que signifie le culte de lexcellence dans nos sociétés en crise ? Le langage à la mode pourrait suggérer que naît sous nos yeux une nouvelle valeur. Pour tempérer cette impression, restituons au phénomène sa banalité, en mettant en évidence la diversité presque inépuisable des formes dexcellence et des stratégies de distinction, lexistence de constantes négociations sur la définition de la norme et sur les modes de fabrication des jugements, lémergence enfin, dans certains champs, de politiques de lexcellence.
Lexcellence est le degré de maîtrise quun individu ou un groupe manifestent dans leur pratique. Nimporte quelle activité un tant soit peu difficile se prête à un tel classement. Dès que plusieurs personnes sessayent à marcher en équilibre, à lancer des cailloux dans leau, à dessiner un chat ou à allumer un feu, celle qui sen tire mieux que les autres paraît incarner lexcellence, au moins provisoirement. En quelques minutes, avec les moyens du bord, des inconnus désuvrés peuvent créer une forme dexcellence originale, qui reste sans lendemain le plus souvent, qui inaugure parfois un nouveau jeu, une nouvelle danse, un nouveau sport.
Les êtres humains ne cessent de se classer selon le degré dhabileté, de maîtrise, de talent dont ils font preuve dans divers champs de la pratique. Lexcellence procède de la comparaison : elle nexiste que par rapport à la médiocrité du plus grand nombre. Si tous sont excellents, nul ne lest ! Mais pour faire partie de lélite, pour surpasser les autres praticiens, il nest pas toujours nécessaire que les écarts soient immenses : les êtres humains ont une capacité de classement sans limite lorsque elle sert leurs intérêts ou leurs stratégies de distinction. Avec dinfimes nuances, de dérisoires différences, ils savent fabriquer des hiérarchies " indiscutables ", oubliant que les écarts se mesurent en centièmes de seconde, en centimètres, en degrés à peine perceptibles de maîtrise.
Quelle que soit la forme dexcellence considérée, elle vaut à son détenteur quelque profit symbolique ou pratique, à commencer par ladmiration de ses proches, des autres praticiens et dun éventuel public. Mais ce profit dépendra dans une large mesure de la place dune forme dexcellence particulière dans la hiérarchie globale des pratiques sociales. Une société est le théâtre dinnombrables pratiques, des plus graves aux plus légères, des plus traditionnelles aux plus modernes, des plus durables aux plus éphémères, des plus légitimes aux plus scandaleuses. Chacune delles définit une forme dexcellence. Or les diverses formes dexcellence et les pratiques correspondantes sont très inégalement valorisées : dans lesprit de beaucoup de gens, lart de guérir lemporte sur lart de décorer, le piano paraît plus distingué que laccordéon, le tennis plus chic que le cyclisme, lastronomie plus sérieuse que lastrologie, la littérature plus importante que la chanson, laide aux déshérités plus vertueuse que la spéculation en bourse, la cuisine plus utile que la danse de salon. Ces hiérarchies font rarement lobjet dun total consensus. Elles se renversent parfois dun groupe social ou dune région à lautre. Elles peuvent se modifier plus ou moins brusquement, au hasard de la mode : la course à pied passait pour populaire, le " jogging " est devenu la coquetterie des classes privilégiées. Daucuns pensent que la télévision ou la bande dessinée sont des disciplines mineures pour les uns, dautres les défendent comme des arts à part entière. Courir un rallye automobile est pour certains un passe-temps futile ou scandaleux, pour dautres laventure des temps modernes
Les critères de valorisation et de classement des pratiques sont multiples et contradictoires : on prend en compte leur coût, leur utilité, leur agrément, leur rationalité, leur rareté, la formation et le travail personnel quelles supposent, la mode qui les porte, leur valeur esthétique ou éthique, leur signification politique ou religieuse. Mais ces divers critères sont souvent secondaires en regard de lappartenance sociale des praticiens : dans lordre des sports, des arts, des loisirs et bien entendu des métiers, les pratiques les plus fréquentes dans les classes instruites passent généralement pour plus distinguées, plus " cultivées ", plus " nobles " que les pratiques des classes populaires. Si bien que certaines pratiques doivent leur statut à la condition sociale à laquelle on les associe : écouter de la musique classique, faire un " trekking " sur les hauts plateaux ou manger du caviar sont des " signes de distinction " du seul fait quils évoquent lappartenance aux classes privilégiées*.
Lexcellence distingue, parmi les praticiens du même art, du même métier, du même sport, du même exercice, ceux qui surpassent les autres en élégance, en efficacité, en précision, en rapidité, en dextérité, en subtilité. Cette maîtrise, aussi méritoire soit-elle, leur vaudra des profits de distinction fort inégaux selon le statut de la discipline. Les stratégies de distinction jouent donc toujours sur deux tableaux. Elles passent dabord par le choix avisé dune pratique bien située dans la hiérarchie globale des métiers, des arts, des sports, des jeux ou des loisirs. Une fois le " bon choix " opéré, il importe certes de faire bonne figure, ou mieux encore de parvenir à lexcellence. Mais dans léconomie globale de la distinction, exceller dans une discipline mineure nest pas la meilleure stratégie : mieux vaut jouer exécrablement au golf plutôt que brillamment aux boules, telle est la clé du snobisme ! Rechercher lexcellence dans un genre peu valorisé est le recours de ceux qui nont pas accès aux pratiques les plus enviables.
La quête de lexcellence paraît donc parachever le choix avisé dune forme dexcellence prestigieuse, ou au contraire compenser un choix malheureux. Mais le choix nest-il pas lui-même une pratique ? Lexcellence suprême nest-ce pas de savoir choisir, de manifester bon goût et discernement lorsquon choisit ses loisirs, son mode de vie, son style de consommation, sa forme de participation politique, voire son métier ou la scolarité de ses enfants ? Lexcellence apparaît alors à la fois lalpha et loméga de la distinction : manifestation de goût dans le choix des pratiques et de talent dans leur mise en uvre. Ainsi raisonnent les privilégiés qui ont le choix de leurs pratiques et pensent que chacun a la même liberté
Norme dexcellence et classement sengendrent réciproquement. La norme dexcellence naît de la comparaison, elle est en quelque sorte le point limite, plus ou moins inaccessible, de la " courbe " des performances, limage dune pratique idéale, parfaitement maîtrisée, proche de la perfection. Une fois constituée et incorporée aux représentations sociales, la norme simpose aux nouveaux venus. Cest la pratique réputée la plus accomplie, celle du champion du monde pour les joueurs déchecs, du premier du classement mondial ATP pour les joueurs de tennis, du grand savant mythique ou du prix Nobel pour les scientifiques, du prix Goncourt pour les écrivains, des professionnels les plus habiles ou créatifs dans divers métiers. En un mot, lexcellence de ceux que les praticiens et leur " public " considèrent comme des maîtres, des " saints ", des champions, des modèles, des héros, des savants ou des artistes " de génie ", des professionnels " hors ligne ", des " hommes remarquables ". La norme dexcellence contribue à maintenir lidentité de la discipline en dépit du renouvellement des praticiens. Une partie des modèles culturels que nous héritons des générations précédentes sont des normes dexcellence, qui fonctionnent comme des défis lancés aux nouvelles générations : faire mieux est le moteur dune compétition avec nos ancêtres aussi bien quavec nos contemporains, lhistoire des records olympiques lillustre fort bien.
Une norme dexcellence ne fonctionne pas comme une règle prescriptive : lexcellence nest obligatoire que lorsquelle a fait lobjet dun contrat, celui qui lie par exemple les sportifs ou les artistes à leur public, les professionnels à leurs employeurs ou à leurs clients, éventuellement les élèves à leurs maîtres. Rompre ce contrat délie de lobligation dexceller. Certes, sur ceux qui manifestent certaines possibilités sexerce une pression sociale pour quils progressent : lexcellence est un enjeu pour la famille, pour les proches, pour léquipe ou lentreprise dun praticien. Il nest donc pas tout à fait libre de choisir la médiocrité dès lors quil semble priver son entourage dune ressource. Mais lexcellence nest pas un simple conformisme !
Le langage quotidien est trompeur à cet égard. Une excellente mère, nest-ce pas une mère qui joue son rôle à la perfection ? Et quest-ce quexcellent magistrat, sinon celui fait irréprochablement son devoir civique ? Si lon privilégie de telles images, on pourrait être tenté dassimiler toute excellence à lexercice dune vertu ou au respect dune règle morale. Mais ce nest quune forme possible dexcellence. La conformité pure et simple à une règle commune ne suffit pas dailleurs à garantir lexcellence. La vertu ordinaire est à la portée de tous. Lexcellence morale ou civique exige une conformité exemplaire, témoignant dune maîtrise ou dun oubli de soi sans pareil, dun courage ou dune grandeur dâme hors du commun. Lexcellence est dans la difficulté à se vaincre soi-même ou à résister à la tentation ! Cette maîtrise de soi, comme toute autre, résulte dun apprentissage plus ou moins long, entretenu par un entraînement, un travail, un perfectionnement continus.
Dans dautres domaines, lexcellence suppose le respect de règles déontologiques, juridiques, esthétiques ou techniques. Elle passe alors par un certain conformisme, celui du conducteur au code de la route, de lécrivain aux règles de la langue, de lhomme de loi aux règles de droit. Mais loin dexiger une conformité aveugle, lexcellence demande souvent une grande habileté à se jouer des règles ou à jouer avec elles. Un avocat sera dautant plus réputé quil sait tirer parti de lambiguïté et des contradictions de la législation, solliciter la jurisprudence, favoriser linterprétation du code qui sert les intérêts de son client. Dans le domaine boursier, dans le maquis des multinationales, lexcellence consiste à se tenir constamment à la limite de la légalité, à utiliser les incohérences ou les lacunes du droit pour faire des profits ou dissimuler des opérations discutables. Dans un autre registre, les grands créateurs artistiques sont ceux qui savent se libérer des règles et des traditions, qui réinventent les règles de la musique, de la danse ou de la littérature, fût-ce au prix du scandale.
Être excellent, cest sapprocher de la perfection dans un genre défini, quelle quen soit la valeur morale, dailleurs sujette à controverse. Moralement, il nest certes pas équivalent dêtre un génie de la fraude fiscale ou de laide humanitaire, un virtuose de la cambriole ou du sauvetage en montagne, un ennemi public n° 1 ou un héros national. Mais au delà du désaveu ou de lapprobation qui sattachent à ces pratiques, chacune définit un champ à lintérieur duquel sétablit une hiérarchie : on distingue les escrocs de haut vol des petits malfrats comme les grands violonistes des simples racleurs de cordes. Les industries humaines les plus répréhensibles ou les moins légales donnent lieu à des jugements dexcellence. Aussi mineure ou stigmatisée soit-elle, lexcellence assure quelque profit.
Dans mille situations quotidiennes, nous ne cessons dévaluer le niveau dexcellence dautrui et le nôtre. Toutes les pratiques auxquelles nous sommes confrontés, des plus instituées aux plus éphémères, des plus graves au plus ludiques, donnent prise à un jugement en termes de maîtrise : nous jugeons la caissière du supermarché, lautomobiliste qui se gare sous nos yeux, le serveur du restaurant, ladolescent qui passe en patins à roulettes ; nous jugeons larchitecte qui a conçu tel édifice, le décorateur qui a aménagé telle vitrine, le jardinier qui a planté des massifs, lingénieur qui a réglé les feux rouges ; nous jugeons lacteur, le cinéaste, le journaliste, le chanteur de variétés, limitateur, lhomme politique ; nous jugeons les joueurs et les sportifs de tous genres lorsquils se donnent en spectacle ; nous jugeons nos collègues de travail, nos proches, les membres de notre famille. La vie est faite du spectacle dinnombrables pratiques plus ou moins éloignées de notre image de lexcellence.
La plupart du temps, notre jugement est fugitif, nous évaluons distraitement, en passant, sans même nous en rendre compte. Mais notre jugement a parfois des conséquences : lexcellence dautrui suscite notre admiration, mais aussi notre jalousie ; le défaut dexcellence nous consterne ou nous ravit. Lorsque nous sommes spectateurs ou usagers, notre satisfaction est à la mesure de lexcellence des praticiens. Nous tenons de même à lexcellence de nos coéquipiers ou de nos proches, car nous en bénéficions indirectement. La médiocrité de nos concurrents ou de nos adversaires nous comble si nous en tirons quelque profit. Lexcellence est la source de sentiments divers et contradictoires, en fonction de nos stratégies, de nos intérêts, des rapports sociaux dans lesquels nous sommes impliqués. Lexcellence nexiste quà condition dêtre mal partagée ; elle se comporte donc comme nimporte quelle valeur rare : désirée pour moi et les miens, elle est niée ou enviée lorsque dautres la détiennent et sen servent contre moi, pour se distinguer, mécraser de leur supériorité, prendre lavantage dans un conflit ou marquer des points dans une compétition.
Le désir dexcellence qui anime la plupart des praticiens dans un champ donné participe de lambiguïté de toutes les conduites humaines. Rechercher lexcellence, cest vouloir se surpasser, sapprocher de la perfection, se vaincre soi-même, à la manière de lalpiniste qui tente le plus haut sommet, de lathlète qui veut battre son propre record, du chercheur ou de lartiste qui veulent sapprocher plus encore de ce quils croient être la vérité ou la beauté. Lexcellence est alors un conquête personnelle. Mais rechercher lexcellence, cest aussi vouloir sassurer les rétributions symboliques ou matérielles correspondantes, le prestige, la gloire, la popularité, largent, le pouvoir. Ce qui ne va pas sans dépendance à légard du jugement dautrui. Quiconque est le seul à se trouver excellent en tirera sans doute quelque satisfaction damour-propre, mais aucun avantage ! Son autoévaluation naura de valeur sociale que si elle est confirmée par dautres acteurs.
Cest pourquoi la façon dont est fabriquée la hiérarchie importe à chacun. Jai analysé dans " La fabrication de lexcellence scolaire " les normes et les procédures dévaluation qui ont cours dans les systèmes denseignement. Dans dautres champs de la pratique, les hiérarchies sont construites différemment. Mais tout classement présente certains arbitraires. Ceux quils avantagent sen accommodent évidemment fort bien. Mais ils ne sont, par définition, pas la majorité. La plupart des praticiens ont intérêt à ce que le niveau dexcellence de chacun soit établi selon des procédures équitables.
La considération dont jouit une discipline dépend, parmi mille autres facteurs, de sa capacité détablir des classements reconnus par la majorité des praticiens aussi bien que par les principaux " usagers ", clients, (télé) spectateurs, consommateurs, supporters, lecteurs. Même dans une discipline marginale, qui nintéresse que ses propres adeptes et na aucun public, les praticiens aiment voir leur valeur reconnue par leurs pairs. La fabrication de hiérarchies nest donc pas seulement une stratégie de valorisation de la discipline dirigée vers lextérieur, cest un mode dorganisation interne dune profession, dun art, dun sport, qui règle de façon légitime toutes sortes de problèmes épineux, par exemple les promotions ou la sélection à lintérieur de la discipline
Il sagit dabord de se mettre daccord sur une définition orthodoxe de lexcellence et de délimiter conjointement le cercle des praticiens ou des pratiques à prendre en compte. La définition de lexcellence est souvent lenjeu dun conflit idéologique, notamment lorsque interviennent des critères esthétiques ou artistiques : quest-ce quune bonne mise en scène ? Un bon roman ? Une belle exhibition en patinage ou en gymnastique ? Un beau concert ? Un beau match ? Même lorsque lesthétique nest pas en cause, la complexité des pratiques évaluées peut rendre difficile leur classement. Car lexcellence est faite de la synthèse de plusieurs composantes auxquelles tous les juges naccordent pas le même poids. Ainsi chez un médecin, que faut-il privilégier ? Le sens de la relation ? Lacuité du diagnostic ? La sûreté des indications thérapeutiques ? Quest-ce quun bon chef dorchestre ? Ou un bon journaliste ? Lorsque lexcellence participe de la maîtrise dune vertu particulière, lhonnêteté, la charité, le dévouement à son prochain, le sens de la justice, les divergences sont non moins grandes. Si les êtres humains débattent et parfois saffrontent pour définir lexcellence, cest évidemment parce quelle met en jeu, par delà la maîtrise technique, toutes sortes de valeurs esthétiques et morales. Mais cest aussi parce que le classement dépendra en partie de la façon dont on définit la norme ! Cest évident à lécole par exemple : selon la définition quon donne de la maîtrise de la langue ou de la compétence mathématique, on nobtiendra pas exactement les mêmes classements. Chacun sefforce donc de tirer la définition de la norme dans le sens de ses intérêts ou de ses valeurs.
Ceux qui excellent dans une discipline en se conformant aux canons les plus classiques cherchent à maintenir une définition orthodoxe de la pratique, excluant toute fantaisie ou toute hérésie. Ceux qui, au contraire, ne peuvent saffirmer quau prix dune certaine originalité chercheront à élargir la définition canonique. Ainsi, en patinage artistique, y aura-t-il conflit sur les figures admissibles dans les exercices dits " libres ". De même en gymnastique ou dans diverses disciplines sportives, le saut à ski, le plongeon, le saut en hauteur. Lorsque Flosbury battit pour la première fois le record du monde de saut en hauteur en adoptant une technique nouvelle, le passage de la barre sur le dos, la question se posa de savoir si sa pratique était orthodoxe. Dans toutes les disciplines artistiques ou sportives qui donnent lieu à des compétitions formelles, les pratiques orthodoxes font lobjet dune codification stricte, spécifiant les figures imposées, les temps à respecter, le matériel autorisé. Lorsque ceux qui veulent élargir une discipline nont pas gain de cause, ils peuvent tenter de faire sécession et de créer une discipline nouvelle, qui fera lobjet dun classement indépendant favorisant, au moins pour un temps, les pionniers, à lexemple du ski artistique.
La délimitation du cercle des praticiens ne touche pas seulement à lorthodoxie de leurs pratiques, mais à leur qualité pour entrer en compétition " à armes égales " avec les autres. Dans de nombreux domaines, on distingue les amateurs et les professionnels et on établit des hiérarchies distinctes. Cette séparation même est un enjeu. Ainsi le Comité olympique la défend-il, au risque de fabriquer des hiérarchies fortement dévalorisées dans les domaines où le sport professionnel est très développé, par exemple le football. Dans dautres sports, on sefforce de rassembler tous les praticiens en une hiérarchie unique ; cette politique est par exemple à la base des tournois " open " en tennis. La délimitation des cercles de praticiens peut aussi tenir compte de leur formation, de leur sexe, de leur âge, de leur expérience. À quoi sajoutent des délimitations territoriales : certaines hiérarchies dexcellence sétablissent à léchelle nationale, voire mondiale, alors que dautres sont purement locales ou régionales.
Qui doit juger de lexcellence ? Les hiérarchies ont dautant plus de poids quelles sont établies à lintérieur dun large cercle de praticiens et quelles font lobjet dun relatif consensus. Doù limportance de déterminer les juges légitimes, ceux dont lopinion compte aux yeux de chaque praticien et contribue à fixer son statut au sein de la discipline. Dans certains champs, les hiérarchies sétablissent de façon très informelle. Chacun se sent libre de juger de lexcellence des uns et des autres et de fabriquer son propre classement de façon intuitive. La confrontation des hiérarchies personnelles nourrit la conversation dans de multiples domaines : la question est de savoir qui est le meilleur chef dorchestre, le meilleur médecin de la commune, le meilleur cuisinier, le meilleur avant-centre ou le meilleur présentateur de télévision. Sil nexiste aucune instance reconnue chargée détablir un classement plus ou moins officiel, chacun est livré à son propre arbitraire. La fabrication des classements est alors diffuse, chacun classe à sa manière, ce qui exclut un total consensus.
Lorsque les praticiens ou le public ont envie de savoir qui est vraiment le meilleur, ils recherchent une autorité assez légitime pour établir une hiérarchie " indiscutable ". Cest une fonction de toute presse spécialisée que de proposer un classement qui, sans être le seul possible, " fait autorité ". Lorsque cela ne suffit pas, on délègue la fabrication des hiérarchies dexcellence à une instance supposée neutre, qui sera censée lélaborer selon des critères " objectifs ", de préférence explicites et codifiés. Ce sera le rôle dune fédération sportive, dune Académie, dun jury, dune association professionnelle, dun institut spécialisé ou de toute autre instance supposée impartiale. Quant aux procédés de fabrication des hiérarchies, ils sont fort divers.
Dans certains domaines, le plus équitable paraît être de faire la somme des préférences individuelles : le meilleur sera celui que le plus grand nombre considère comme tel ! On peut interroger une très large population, par exemple les lecteurs dun magazine, les visiteurs dune grande exposition. On peut aussi se baser sur un sondage dopinion, en demandant à un institut spécialisé dinterroger un échantillon " représentatif ".
Le vote à lintérieur dune corporation professionnelle ou artistique se distingue du sondage auprès dun vaste public. Ainsi, dans la fabrication des Oscars ou des Césars dans le domaine du cinéma, ce sont les gens de la profession qui choisissent les meilleurs dentre eux. Il serait fallacieux dassimiler purement et simplement les élections politiques ou syndicales à la fabrication dune hiérarchie dexcellence au sein de la corporation des citoyens ou des salariés dune entreprise ou dune branche : on nélit pas seulement " le meilleur ", mais celui quon croit le plus proche de ses valeurs ou le mieux à même de défendre ses intérêts. Néanmoins, la compétition politique se présente aussi comme un affrontement entre des partis ou entre des hommes qui prétendent tous savoir mieux gérer lÉtat ou la commune que les autres. Il y a des élections où lexcellence des gestionnaires importe autant, aux yeux dune partie des électeurs, que leur choix proprement idéologiques. Dans toute association, lélection de représentants nest jamais sans lien avec une hiérarchie dexcellence, mais dautres facteurs entrent évidemment en jeu.
On peut aussi fabriquer des hiérarchies dexcellence en faisant le décompte des entrées ou des ventes, notamment dans le show-business. Depuis longtemps, des magazines ou des associations professionnelles établissent une liste des best-sellers. Radios et télévisions fabriquent un hit-parade des chansons à succès. On mesure le nombre de spectateurs dun film ou dune émission de télévision. Taux découte, chiffre de vente et entrées dans les salles de spectacle sont des indices numériques qui induisent naturellement une hiérarchie, mais dont la crédibilité dépend évidemment de la façon de comptabiliser, de la fiabilité des sources, de la définition des périodes de référence et des données pertinentes. Il y a dans ce domaines dénormes intérêts en jeu, puisquune position enviable dans de telles hiérarchies entraîne un surcroît de publicité, donc de ventes.
Dans dautres domaines, on confie à des experts le soin de comparer et de classer. Cest ainsi que des guides spécialisés décernent un certain nombre détoiles aux établissements hôteliers, un certain nombre de " toques " aux restaurants ayant des prétentions gastronomiques. Le " Monde de léducation " établit le palmarès des lycées ou des universités en fonction de la réussite des élèves à des examens nationaux. Les instituts détudes de la consommation font des tests pour établir des hiérarchies dexcellence non seulement entre divers produits industriels, mais entre des services : assurances, soins médicaux, assistance juridique, tourisme, etc. La légitimité du classement dépend alors de la confiance accordée à lexpert ou au guide. Si on le soupçonne davoir partie liée avec certains praticiens, sa crédibilité sera entamée. De même si plusieurs experts, plusieurs instituts de sondage, plusieurs guides produisent des classements contradictoires. Ces contradictions peuvent ruiner le marché de lexpertise en discréditant tous les experts.
Dans certains domaines, le classement sétablit au gré dune compétition directe dans laquelle saffrontent des praticiens, la hiérarchie finale plaçant en tête ceux qui ont gagné la coupe, le tournoi, le championnat. Cest surtout dans le domaine des sports et des jeux que les hiérarchies dexcellence saffirment dans une compétition directe. Il existe toutes sortes de formules. Si les adversaires ne jouent pas réellement les uns contre les autres, on fait aussi intervenir des juges, comme en gymnastique ou en patinage artistique. Il existe des systèmes mixtes, comme en boxe, les juges attribuant la victoire aux points sil ny a pas de K.O. Aux compétitions ponctuelles sajoutent des classements prenant en compte lensemble des performances dune saison, par exemple le classement du championnat de football, le classement mondial des joueurs de tennis, le championnat du monde en automobile ou en ski. Le sport est le domaine dans lequel la compétition pour lexcellence est la plus clairement affirmée, dans lequel on codifie de la façon la plus explicite les critères de décision, dattribution des points, de règlements des litiges, de combinaison de performances diverses, etc. Létablissement dune hiérarchie incontestée dépend en général de lexistence dune fédération largement reconnue parmi les praticiens. Lorsquil existe plusieurs organisations prétendant parler au nom dune discipline, chacune établit sa propre hiérarchie : tel champion du monde de boxe reconnut par telle fédération ne le sera pas par telle autre
Les concours et les examens sont des mécanismes classiques de fabrication de hiérarchies dexcellence. Comme les auteurs de guides gastronomiques ou les jurys de prix littéraires, les examinateurs jugent de la valeur de praticiens, ici délèves ou de candidats. Mais cest dans le cadre de procédures codifiées qui confrontent chaque praticien à une situation standardisée, à charge pour lui de faire le mieux possible. Lexaminateur ne va pas en général observer les praticiens dans le cadre de leur activité quotidienne. Il les réunit en un lieu défini, le temps dune session, pour leur administrer une série dépreuves. Le but nest pas alors seulement de fabriquer une hiérarchie dexcellence légitime, mais de fonder des décisions de sélection ou de certification. Au delà de toutes les instances scolaires dévaluation, on songera ici au concours dentrée dans ladministration ou à des formes apparentées de sélection professionnelle dans le secteur privé. Cette formule fonctionne également dans le champ artistique ou sportif, en particulier pour la sélection de jeunes talents.
Noublions pas les mécanismes dévaluation institués à lintérieur des organisations : le pouvoir détablir un classement est alors réservé à un corps dinspecteurs ou à la hiérarchie interne. Dans certaines organisations, par exemple ladministration française, il existe une notation formelle. Dans dautres cas, les classements sont moins codifiés et on observe surtout leurs incidences sur les carrières.
Enfin, dans certains domaines, le seul critère " objectif " disponible est la valeur sur un marché, par exemple celui des uvres dart, des concerts, des émission de télévision. Ou tout simplement sur le marché du travail ou des services. Un animateur de télévision, un journaliste, un avocat, un " manager ", un clown, un comédien, un photographe ou un expert recevront des honoraires ou un cachet à la mesure de leur excellence.
On le voit, la fabrication des hiérarchies dexcellence nest pas une simple opération de lesprit dès lors quelle doit mettre daccord des centaines, des milliers, voire des millions de gens. Cette fabrication actionne une machinerie parfois impressionnante, qui fait vivre de nombreux professionnels de lévaluation. Depuis toujours, lexcellence est un spectacle qui, dans les domaines où elle est visible, réjouit les profanes. Le cirque est entièrement construit sur cette logique : montrer des performances hors du commun. Dans une " société du spectacle " et de limage télévisée, la mise en scène de lexcellence est devenue une fonction essentielle des media. Des " Coulisses de lexploit " à " Performances ", la télévision permet à chacun dadmirer toutes sortes de champions. Le besoin de spectacle est tel quon crée de nouvelles formes dexcellence pour pouvoir organiser une compétition et fabriquer des hiérarchies inédites, telles celles qua popularisé " La tête et les jambes ", " Jeux sans frontières " et toutes les émissions comparables. Un jeu télévisé comme " Les chiffres et les lettres " a engendré en France, à léchelle nationale, une nouvelle forme dexcellence, consistant à reconstituer le mot le plus long à partir dun tirage de neuf lettres. Une autre stratégie consiste à détourner de leur cadre habituel des formes dexcellence consacrées : le magazine " Lire " organise des " championnats de France dorthographe ", on sinspire de toutes sortes de jeux, de sports ou de métiers traditionnels pour inventer des concours télévisés. Aux côtés des jeux radiophoniques et télévisés, mentionnons les compétitions sportives et les records inventés à des fins publicitaires pour le plus grand intérêt de quelques " sponsors ", sans oublier les diverses formes de hit-parade et de concours qui nont dautre fonction que de créer du spectacle.
Même en dehors des opérations commerciales et du show-business, la fabrication des hiérarchies nest pas laffaire de praticiens isolés. Elle mobilise souvent de vastes organisations qui sont, selon les cas, des entreprises et des associations professionnelles, des partis, des médias, des fédérations sportives, des écoles, des entreprises de spectacle, des corporations artistiques. Chacune de ces organisations a sa propre politique de lexcellence. Fabriquer les hiérarchies les plus objectives nest jamais la seule logique. Il y a des enjeux internes à la discipline, notamment autour de la sélection, de lattribution de privilèges ou de pouvoirs. Il y a aussi des enjeux externes : une corporation professionnelle, sportive, artistique, scientifique est un acteur collectif dont le but principal est de faire reconnaître limportance et la valeur de ses membres et de leur discipline au sein du système social. Ses instances régionales ou nationales - fédération sportive, association professionnelle - ou ses leaders les plus en vue mènent des stratégies de relations publiques qui sont censées accroître les ressources, la légitimité, le pouvoir de la discipline dans une communauté plus vaste. Dans cette perspective, la mise en scène de lexcellence est une stratégie consacrée, avec le siège des media qui sensuit : une discipline qui donne le spectacle de " hautes performances " accroît son prestige auprès dun public friand dexploits en tous genres. Lexemple du sport montre que pour apprécier lexcellence, il nest nul besoin dêtre soi même praticien. Chaque discipline se sert des hiérarchies dexcellence quelle fabrique pour faire parler delle, pour valoriser une pratique à travers ses meilleurs représentants. La fabrication des Oscars, par exemple, est une formidable machine publicitaire. Quant au classement établi par des instances " au-dessus de tout soupçon ", il commande la respectabilité dune discipline dans lopinion publique, donc aussi son prestige ou son chiffre daffaire. Il importe dans cette perspective que les praticiens parviennent à se mettre daccord sur une définition de lexcellence et sur des procédures de fabrication légitime des hiérarchies. Dans de nombreuses disciplines, la politique de lexcellence obéit désormais à des considérations financières et stratégiques avant tout.
Les entreprises, qui emploient divers types de professionnels, ont elles aussi une politique de lexcellence. La promotion des cercles de qualité en est le dernier avatar, mais ce nest pas une préoccupation neuve : la compétitivité dune entreprise dépend de la valeur reconnue à ses professionnels et à ses produits. Lentreprise cherche donc à stimuler tant la compétition interne que la compétition avec des professionnels dentreprises concurrentes : cest à qui aura les meilleurs informaticiens, les meilleurs chercheurs, les meilleurs vendeurs.
Et lÉtat ? A-t-il une politique de lexcellence ? On pensera bien sûr dabord à lenseignement. LÉtat nest-il pas responsable dune politique de léducation, qui consisterait par définition à régler le niveau dexcellence scolaire des nouvelles générations ? La politique de léducation peut certes aménager les procédures dévaluation, le degré de dramatisation des hiérarchies ou leurs conséquences en matière de sélection. Mais le système scolaire na guère de prise sur lexistence même des hiérarchies. Même les politiques égalitaires les plus vigoureuses ne font que les déplacer vers le haut ! Lexcellence est ne dépend pas des compétences réelles, mais de lexistence dun classement. Si le niveau réel de compétence sélève, la hiérarchie se déplace. Les meilleurs athlètes du début du siècle feraient médiocre figure par rapport aux performances actuelles, mais leur popularité navaient rien à envier à celle des champions contemporains !
Une politique nationale de formation ne peut agir efficacement sur les hiérarchies dexcellence que lorsquelles sétablissent à léchelle internationale, par exemple dans le domaine de la mode, du sport, de la recherche scientifique, de la création artistique, informatique ou industrielle. Chaque nation a alors intérêt, pour accroître son prestige ou ses exportations, à favoriser lexcellence de ses ressortissants, en pratiquant une politique dencouragement, de formation, de valorisation. Dans les domaines où la compétition internationale na pas de sens ou nest que faiblement développée, lÉtat a moins dinfluence sur les hiérarchies dexcellence. Son intervention porte alors plutôt sur la régularité des procédures dévaluation, du moins lorsque les hiérarchies ont un écho important dans lopinion publique. LÉtat se présente traditionnellement comme le garant des hiérarchies dexcellence scolaire lorsquelles fondent une sélection ou lattribution de diplômes. La politique des pouvoirs publics porte encore sur les hiérarchies dexcellence qui commandent lentrée dans la fonction publique ou les promotions au sein de ladministration. Plus indirectement, lÉtat veille à la régularité des sondages, des tests de consommation, de diverses compétitions.
Dans une certaine mesure, lÉtat peut aussi infléchir la hiérarchie des pratiques. La politique de léducation peut agir jusquà un certain point sur les formes reconnues dexcellence scolaire. Elle peut, comme le suggère le Collège de France, tenter de diversifier les formes dexcellence, de moduler leur hiérarchie. Au delà de lécole, certaines instances nationales ont le pouvoir de valoriser ou de dévaloriser certaines formes dexcellence. En mettant en évidence la maîtrise du coureur automobile, du créateur de mode ou de logiciel ou du consommateur économe dénergie, on donne de limportance à certaines pratiques, on change leur image, donc leur légitimité et leur valeur.
Peut-être est-ce dans ce cadre quil faut situer linsistance croissante des pouvoirs publics et des responsables de léconomie, en France notamment, sur lexcellence des entreprises aussi bien que dans les entreprises. Lenjeu est dabord de renforcer la compétitivité des entreprises nationales sur le marché mondial, du point de vue de la capacité dinvestir, de créer des marchés, dinventer des produits et des technologies. Il peut sagir aussi de revaloriser, sur le plan intérieur, les métiers du commerce et de lindustrie, en particulier en France, pays où, traditionnellement, lentrepreneur ou lhomme daffaires ne sont pas des figures mythiques de lexcellence à légal de lécrivain, de lartiste, du savant, ou même du sportif de pointe ou de la star de cinéma ou de télévision.
La fascination quexerce le modèle japonais, la vogue des " cercles de qualité " ont sans doute des rapports étroits avec les impératifs industriels en période de crise. Réinvesti dans une stratégie de modernisation et de stimulation des investissements, le plaidoyer pour lexcellence privilégie la réussite économique. Ce nest cependant, on vient de le voir, quun forme dexcellence parmi mille autres, dont la mise en évidence traduit simplement les préoccupations dominantes des classes dirigeantes et leur art dutiliser les mots clés dans une société médiatique.
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© Philippe Perrenoud, Université de Genève.
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