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n° sur lexcellence, janvier 1987, pp. 95-100. |
Anatomie de lexcellence scolaire
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1987
Nul ne naît excellent. Toute forme dexcellence suppose la maîtrise de savoirs, de savoir-faire, de techniques spécifiques. Fruit dun apprentissage de base, cette maîtrise est en général entretenue et développée au prix dun travail constant dentraînement ou de perfectionnement. Une partie des apprentissages de base qui conduisent à lexcellence samorcent dans une école, parfois dès la scolarité obligatoire. Mais aucune scolarité ne garantit lexcellence ! Nul nattend dune école de ski quelle forme des champions olympiques, dun conservatoire quil ne fabrique que des virtuoses, dune Faculté des sciences quelle soit une pépinière de prix Nobel. Une formation scolaire donne au mieux les qualifications requises pour sengager décemment dans la pratique. La plupart des grands artistes, des grands professionnels, des grands champions napprochent de lexcellence quen devenant leurs propres maîtres. Certains sentourent de conseillers ou dentraîneurs chargés de leur renvoyer une image critique de leur pratique ou de leur imposer une discipline de travail, dautres travaillent en équipe. Lexcellence nest donc pas irrémédiablement solitaire. Mais elle se situe en général au-delà de ce qui peut senseigner.
Lorsque lexcellence suppose une très bonne formation théorique ou une familiarité avec des techniques ou des technologies très récentes, les jeunes praticiens sortant des écoles, voire certains élèves avancés peuvent demblée se mesurer aux praticiens chevronnés. Lorsque lexcellence dépend avant tout de lexpérience, les meilleurs élèves sortant dune bonne école se trouveront en position moyenne ou médiocre dans la hiérarchie des praticiens. Cependant, une école dart ou de métier concentre dans les mêmes classes, les mêmes ateliers, les mêmes salles dentraînement, les mêmes laboratoires, de futurs praticiens de la même science, du même art, du même métier, du même sport. La pratique auxquelles ils se forment est la référence constante des élèves. Ils sobservent mutuellement et se classent en fonction de leur aisance de praticiens en formation. Leur école leur offre non seulement une image de lexcellence, mais une incarnation de la norme par les maîtres et par les meilleurs praticiens reconnus, parmi lesquels danciens élèves de lécole. Certes, dans un conservatoire de danse, une école de pharmacie ou un lycée professionnel, lévaluation des élèves suppose une adaptation de la norme dexcellence à lintention didactique et à linexpérience des élèves : on ne juge pas les apprentis comme des praticiens confirmés. Mais si le niveau dexigence et les procédures dévaluation sont spécifiques, la conception de lexcellence se rapproche de celle qui a cours dans le champ de la pratique.
Plus on va vers lenseignement élémentaire, vers des écoles qui ne débouchent pas directement sur la vie active, plus lexcellence scolaire sautonomise. De nos jours, du moins dans les sociétés les plus scolarisées, lenseignement primaire ne débouche plus sur la vie active. Après cinq ou six ans de tronc commun, les élèves poursuivent leur scolarité jusquà quinze ans, souvent dans des filières différentes, entre lesquels ils sont répartis sur la base dune sélection ou dun choix personnel. Une fraction croissante des jeunes narrêtent pas leur formation en fin de scolarité obligatoire et poursuivent des études générales ou professionnelles. Si bien que la majorité des élèves fréquentant actuellement des écoles nont pas pour point de mire immédiat lentrée dans une pratique, mais la suite dune carrière scolaire. Ce qui conduit à distendre de plus en plus les liens entre la formation scolaire et les pratiques globales auxquelles elle est censée préparer. Ne serait-ce que parce que, dans les premières années de scolarité obligatoire, le destin social et professionnel des élèves nest pas encore scellé. On ne peut donc les préparer demblée à une pratique professionnelle. Lécole prétend désormais donner à tous, entre six et quinze ans, une culture générale et des instruments de pensée et dexpression en principe utilisables dans toutes sortes de pratiques. Lacquisition de cette culture et de ces instruments suppose un long cheminement, de lécole maternelle à la fin de lenseignement obligatoire ou au-delà (il reste une part denseignement général non seulement dans les lycées, mais dans les filières professionnelles).
Cet étalement des apprentissages a conduit à un fractionnement du cursus en étapes successives, chacune ayant son propre programme. En principe, lédifice est construit de sorte que chaque étape prépare les suivantes. Mais ce découpage du cursus en degrés successifs fait perdre la vue densemble des finalités globales de la formation. La maîtrise du programme de chaque degré devient un but prioritaire pour les enseignants et les élèves : leur horizon est borné par lexamen de fin dannée ou les conditions dadmission au degré suivant, sans quon rapporte souvent la formation donnée ou reçue à des perspectives à plus long terme. La norme dexcellence se redéfinit donc progressivement en fonction non dune pratique globale très lointaine, mais de la suite de la scolarité, en particulier sous langle de la sélection à laquelle il faut se préparer et des bases quil faut acquérir pour de nouveaux apprentissages. Lexemple le plus parlant touche à la grammaire française, un apprentissage spécialisé dont la contribution à la maîtrise pratique de la langue, même à lécrit, est loin dêtre démontrée. Pour maîtriser les règles daccords et plus généralement lorthographe grammaticale, il nest certainement pas nécessaire de passer des années à faire de lanalyse et des transformations grammaticales. On a ici à faire non seulement à une maîtrise définie sous une forme essentiellement scolaire, mais à un apprentissage qui ne se justifie pour lessentiel quen fonction dune logique scolaire, par exemple comme critère de sélection ou comme préparation à lapprentissage du latin. Lexcellence grammaticale est une forme dexcellence presque exclusivement scolaire.
Par ailleurs, pour organiser lenseignement, et dès le secondaire pour diviser le travail entre des professeurs spécialisés, la plupart des écoles vivent sous un régime de fragmentation du curriculum. Lemploi du temps des élèves se partage entre diverses disciplines relativement cloisonnées, langue maternelle, mathématiques, sciences, histoire, géographie, etc. Dans certains cas, les cloisonnements se reproduisent à lintérieur dune discipline, en particulier dans lenseignement de la langue maternelle : lecture, composition, grammaire, conjugaison, orthographe, etc. Lexcellence se définit alors par rapport à une discipline donnée dans un degré donné, sans que la question soit posée du rapport entre les maîtrises évaluées et les pratiques auxquelles lécole est censée préparer à long terme. Toute maîtrise dune pratique professionnelle ou artistique est faite de la mise en uvre intégrée de savoirs et savoir-faire partiellement dissociables. Il nest donc pas absurde didentifier ces divers savoirs et savoir-faire et de les enseigner ou de les exercer séparément, même dans une formation à la pratique par la pratique, a fortiori à lécole obligatoire. Léventuelle perversion nest donc pas dans une certaine fragmentation du curriculum. Elle est par contre dans lexcès de cloisonnement et dans labsence de moments dintégration des divers savoirs et savoir-faire. Dans les écoles, la division du travail entre les maîtres est telle quon se borne à juxtaposer des évaluations partielles dans les diverses disciplines. Les élèves ne sont mis quexceptionnellement dans des situations où ils devraient mobiliser, pour résoudre un problème global, un ensemble de savoir-faire et de savoirs enseignés par des professeurs différents ou relevant de disciplines différentes. Seule lécole primaire tente certaines expériences de décloisonnement dans ce sens, avec des approches globales de la communication ou du raisonnement mathématique. En un mot, un excellent élève nest plus un excellent praticien en puissance, cest un élève qui fait bien son travail dans les diverses disciplines quon lui enseigne et qui obtient donc de bonnes notes.
Quant aux contenus du travail scolaire De loin, on pourrait avoir lillusion quà lintérieur de chaque discipline scolaire, compte tenu de lâge et du niveau des élèves, lenseignement développe une maîtrise pratique qui sera utile au-delà de la scolarité. Bien entendu, ce nest pas complètement faux. Mais on ne saurait sous-estimer le fait quà lécole on passe beaucoup de temps à assurer la maîtrise de pratiques qui nont de sens et dintérêt que dans le cadre scolaire. Cest ainsi quon développe une lecture scolaire qui na pas grand chose à voir avec la lecture fonctionnelle des adultes. Lire à lécole, cest encore, dans beaucoup de classes, lire à haute voix en y mettant le ton, en oralisant non seulement correctement mais si possible élégamment lécrit. Sans doute la lecture à haute voix permet-elle à la fois un contrôle de lactivité de chaque élève et une gestion du travail collectif en classe, chaque élève lisant à lintention des autres. Mais le temps et lénergie dévolue à cette forme de lecture sont sans commune mesure avec son usage dans la vie courante. De même, lire à lécole, cest très souvent lire un texte pour ensuite répondre à des questions orales ou écrites à son propos. Dans un certain nombre décoles, la note de lecture dépend dans une large mesure de la réponse correcte à des questionnaires à choix multiple. Ici encore, cest une pratique quon retrouve peu dans la vie courante ou professionnelle. Plus généralement, en classe, la lecture est une pratique séparée, travaillée et évaluée pour elle-même. On ne lit pas pour répondre à un besoin ou à une curiosité suscitée par un projet ou un problème. On lit parce que cest la leçon de lecture, on lit pour apprendre à lire. Depuis une quinzaine dannées, de nouvelles méthodes sefforcent de mettre laccent sur la lecture fonctionnelle ou sur le plaisir de lire plus que sur lexercice scolaire. Mais on se heurte tôt ou tard à la coupure maintes fois dénoncée entre lécole et la vie !
Avec lintroduction des mathématiques modernes, on a mis laccent sur la formation au raisonnement par opposition aux techniques du calcul. La maîtrise pratique visée à long terme ne relève plus seulement de larithmétique, mais globalement de la résolution de problèmes, de la capacité dordonner, de classer, de comparer, dorganiser, dinférer. Que voilà un beau programme ! Mais les formes prises au jour le jour par lapprentissage de la mathématique conduisent à mettre laccent sur des pratiques très stéréotypées qui nont cours que dans le cadre scolaire : classements à perte de vue, diagrammes, graphiques ou opérations ensemblistes qui nont dautre intérêt que dexercer " à vide " certaines structures formelles. En principe, tout cela devrait développer le raisonnement mathématique, voire la logique naturelle. On peut craindre, pour une large part, que le travail scolaire conduise surtout à maîtriser des formes dexercices dont lutilité principale est de se prêter à un contrôle et à une évaluation.
La logique même de la situation scolaire conduit à demander aux élèves la pratique constante et qualifiée dun métier délève qui a parfois des rapports fort éloignés avec une pratique extrascolaire. Maîtriser le métier délève, cest savoir répondre aux questions du maître, participer aux leçons, faire correctement ses devoirs et ses exercices, sinscrire dans une série de tâches telles quelles sont proposées par les didactiques et les manuels officiels. Être excellent, cest alors savoir faire des calculs, résoudre des problèmes, compléter des exercices à trous, transformer des phrases ou mesurer des aires simplement parce que " cest la consigne ", sans que ces pratiques soient rattachées à un projet densemble qui leur donnerait un sens. Être excellent, cest encore savoir refaire avec succès ce qui a été déjà maintes fois exercé. Lexcellence scolaire suppose donc beaucoup moins quon ne le prétend lacquisition de compétences générales et transposables. Il suffit souvent de manifester de bonnes habitudes et une conformité suffisante à des modèles qui parfois nont cours quà lécole, parfois dans une seule classe ou un seul établissement.
De tout cela ne découle pas que lexcellence scolaire soit moins méritoire quune autre. Elle doit justement une partie de sa valeur au fait quelle est devenue une forme dexcellence spécifique, dont les liens avec dautres formes dexcellence se sont partiellement perdus. Cet écart entre les pratiques extrascolaires et les pratiques évaluées à lécole explique quon se soit habitué à confronter les élèves à des normes moins inaccessibles, à définir le meilleur non par rapport aux praticiens dune discipline, mais par rapport aux élèves situés au même point du cursus. Si bien par exemple quen première année de lenseignement obligatoire, une hiérarchie dexcellence distingue les meilleurs lecteurs parmi les enfants de six à sept ans, abstraction faite des élèves plus âgés et surtout des lecteurs adultes. Lorsquon dit dun élève quil est " excellent ", chacun sait que cest " pour son âge " ou " pour son niveau détudes ". Cette fermeture du champ de comparaison sexplique sans doute en partie pour des raisons pédagogiques : la compétition entre élèves a toujours été et demeure un moteur important du travail scolaire. Or elle naurait guère dattraits si le meilleur dentre les élèves était situé à un rang très médiocre par rapport aux praticiens expérimentés ou même aux élèves plus âgés. La perspective de lexcellence à court terme est évidemment plus mobilisatrice quun hypothétique espoir dêtre parmi les meilleurs dix ou quinze ans plus tard. Lorsquun élève se repose sur ses lauriers, on lui rappelle discrètement quil a encore beaucoup à apprendre et quen regard des plus grands, il nest encore quun débutant. Mais la plupart du temps, lexcellence scolaire est traitée comme si elle avait une valeur absolue à léchelle dun groupe délèves comparables.
La compétition pour cette forme dexcellence a certains effets pervers, notamment lorsquelle relègue à larrière-plan la réalisation dobjectifs de maîtrise pour tous. Sans doute lécole nest-elle pas seule responsable de lobsession du classement. Même lorsquelle sapplique à ne pas mettre en évidence des hiérarchies, les élèves et leurs familles les réintroduisent ! Lécole a cependant le pouvoir daccentuer ou daffaiblir ce phénomène, de banaliser ou de dramatiser les classements. Sans doute la compétition pour lexcellence a-t-elle une fonction de socialisation, puisquelle prépare à dautres compétitions, non plus entre élèves mais entre praticiens. Il est possible aussi que les classements soient mobilisateurs pour certains élèves. Mais lexcellence de quelques uns nexiste quau prix de la médiocrité du plus grand nombre. Cest à coup de hiérarchies dexcellence scolaire quon fabrique réussites et échecs (Perrenoud, 1984). Cette logique de la compétition et du classement est dans le droit fil dune école sélective qui vise avant tout à former des élites. Elle devient un perversion dans une société où lenjeu est la formation la plus élevée possible du plus grand nombre. On pourrait envisager une évaluation formelle qui se libérerait de la logique de la norme dexcellence et du classement, pour aller dune part vers une évaluation formative propice à une pédagogie plus rationnelle et plus différenciée (Allal, Cardinet et Perrenoud, 1979), dautre part vers une évaluation sommative fondée sur des objectifs explicites et des critères de maîtrise plus que sur la comparaison entre élèves.
Aussi longtemps que lécole sélectionne " les meilleurs ", elle induit un classement, qui suppose une norme dexcellence et une compétition. Le niveau atteint dans la hiérarchie globale commande la réussite scolaire, la progression dans la carrière et laccès aux diverses filières secondaires et postobligatoires, et au-delà à des pratiques et à des conditions sociales inégalement valorisées. Pour que se perpétuent les hiérarchies dexcellence dans lécole, il faut et il suffit quelles permettent la sélection. Il faut certes ces hiérarchies correspondent aux hiérarchies établies des filières et des formes correspondantes dexcellence au-delà de lécole. Mais cela nexige pas une étroite correspondance entre les contenus des pratiques scolaires et les contenus des pratiques des adultes qui sortiront du système denseignement dix ou quinze ans plus tard.
Cette autonomisation de lexcellence scolaire est en partie indissociable de la transposition didactique, de la structuration du curriculum en degrés et en disciplines, de la division du travail pédagogique entre maîtres ou des exigences de lévaluation en situation pédagogique. Mais le risque est réel que cette autonomisation aille trop loin, contribuant à nourrir lincertitude sur le sens et les effets de la scolarité.
Allal, L., Cardinet J. et Perrenoud, Ph. (dir.) (1979) Lévaluation formative dans un enseignement différencié, Berne, Lang, 6e éd. 1991
Perrenoud, Ph. (1984) La fabrication de lexcellence scolaire : du curriculum aux pratiques dévaluation. Vers une analyse de la réussite, de léchec et des inégalités comme réalités construites par le système scolaire, Genève, Droz, 2e édition augmentée 1995.
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