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Vers un retour du sujet
en sociologie de léducation ?
Limites et ambiguïtés du paradigme stratégique
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1987
I. Les limites du paradigme stratégique
Le sujet ne quitte jamais complètement la scène en sociologie. Mais il peut, selon les époques ou les théories, devenir automate, marionnette, simple pièce sur léchiquier, numéro anonyme dans une foule, agent docile dune organisation, rouage dune grande machine sociétale, particule dans un champ. Aucun sociologue ne nie que la société soit faite dindividus qui agissent. Les marxismes, les sociologismes ou les structuralismes les plus purs et durs névacuent donc pas tout à fait le sujet. Mais ils nen font guère plus quun figurant dans une pièce dont les rôles principaux sont dévolus à ces entités autrement plus impressionnantes quon nomme mouvements sociaux, sociétés globales, classes sociales ou institutions.
Par réaction à ces excès, nombre de sociologues tentent de redonner au sujet un statut plus central dans la théorie. Les interactionnistes et les phénoménologistes ont esquissé des théories de lordre social qui font une large part aux stratégies et aux représentations des individus. Lindividualisme méthodologique va à sa façon dans le même sens. La sociologie de la vie quotidienne et des histoires de vie aussi. De même que lanalyse des organisations en termes de stratégies dacteurs, à la manière de Crozier et Friedberg (1977). Ces courants, dailleurs dispersés et sur certains points antagonistes, ont cependant quelque peine à reconstruire une théorie unifiée.
La question de la " programmation " des individus en fonction dun ordre social défini est, implicitement ou explicitement, au cur de toute théorie de la " socialisation ". Toute sociologie de léducation propose donc une théorie du sujet. Où en sommes-nous aujourdhui ? En évoquant Becker, Geer & Hughes (1968), Cicourel (1974), Hargreaves, Hester & Mellor (1975) ou encore Woods & Hammersley (1977) et Woods (1979, 1983), on serait tenté de dire que les perspectives interactionnistes ont acquis droit de cité dans notre discipline. Quant à la phénoménologie, elle inspire nombre des essais contenus dans Knowledge and Control (Young, 1970). Cependant, si lon sen tient à la sociologie francophone, le doute est permis.
Depuis 1970, le paradigme de la reproduction est au centre de nos débats théoriques. Il sagit, en première analyse, du rôle de lécole dans la perpétuation des inégalités. Schématiquement, le débat oppose les tenants dune interprétation en termes de domination de classe aux partisans dune explication par leffet global, " agrégé " des stratégies individuelles dorientation. Sans aller jusquà la thèse du complot, ni reprendre la théorie de lécole comme pour appareil idéologique dÉtat, Bourdieu et Passeron (1970) mettaient en évidence une politique de linégalité. Boudon, sans contester le fait de la reproduction, considérait dès 1973 quelle est avant tout la résultante involontaire, " perverse ", du jeu des stratégies individuelles de scolarisation.
Derrière ces théories de la scolarisation et de la reproduction se profilaient des images du sujet individuel et de ses rapports à lordre social. Bourdieu (1972, 1980) étendait le paradigme de la reproduction aux structures sociales, expliquant leur perpétuation par lorchestration des habitus, donc des pratiques, puisque lhabitus est défini comme système des schèmes de perception, de pensée, dévaluation et daction, ou comme grammaire génératrice des pratiques. Les structures gouvernaient à leur tour la genèse des habitus et leur orchestration, par la double efficace de lintériorisation des contraintes objectives - par exemple sous forme despérances subjectives - et de limposition dune violence symbolique.
Boudon, de son côté, présentait lordre social (Boudon, 1977, 1979) avant tout comme effet agrégé de conduites individuelles indépendantes, minimisant fortement le poids des classes sociales, de lÉtat ou des mouvements sociaux comme acteurs collectifs pesant directement sur les structures. Lapproche de Boudon donne une grande importance aux stratégies de lacteur ; conçue sur le modèle de lhomo oeconomicus, sa " liberté " sapparente à celle du consommateur sur un marché. Ballion (1982) parlera dailleurs de consommateurs décole. Les équilibres sociétaux, si lon suit Boudon, ne requièrent pas la programmation des habitus. Lordre social passe par des régulations proches de celles que les économistes mettent en évidence à propos de loffre, des prix, des fluctuations monétaires. Lécole est un champ dans lequel les élèves sont en concurrence et font des choix relativement rationnels compte tenu de leurs projets et de ce quils croient savoir des débouchés, des coûts ou des avantages des diverses filières. Lagrégation de choix individuels indépendants contribue à modifier les structures, donc la situation et les possibilités de choix de chacun. De tels mécanismes expliquent, par exemple, la dévalorisation des diplômes, le reflux vers certaines filières ou le déplacement du poids et des enjeux de la sélection vers telle ou telle articulation du système.
Berthelot (1982, 1983) a tenté à sa façon la synthèse des approches de Bourdieu et Boudon. De Boudon, il retient le poids des stratégies de scolarisation des acteurs dans un espace de jeu que les stratégies elles-mêmes et leurs conséquences contribuent constamment à remodeler. De Bourdieu, Berthelot conserve lapproche en termes de rapports de classes et de stratégies de perpétuation de lordre social. Il définit donc le système denseignement comme lieu de confrontation de deux types de logiques, une logique de maintien ou damélioration de la position de classe, qui régit les choix individuels. Et une logique de la perpétuation des structures, qui oriente les politiques de léducation. Selon les conjonctures et létat du système, ces deux logiques peuvent se neutraliser ou au contraire se renforcer mutuellement.
Mon propos nest pas ici de discuter des convergences et des contradictions entre ces diverses théories de la scolarisation. Je voudrais seulement montrer que linsistance sur les stratégies des acteurs ne peut tenir lieu de théorie de laction et du sujet. Dabord parce que lêtre humain ne fonctionne pas toujours dans un registre stratégique : pris par lurgence ou la routine, il est parfois " en deçà " de la stratégie ; au contraire, lorsquil construit la réalité, invente des possibles ou reconstruit des institutions et des espaces de jeu, il est au-delà de la stratégie.
Et lorsquil est " stratège " ? Y a-t-il des raisons de penser quil est alors acteur à part entière, sujet autonome ? Doù lui viennent en définitive ses stratégies ?
Les théories de Boudon et dans une large mesure de Berthelot présentent lacteur comme un stratège opérant dans un espace de jeu plus ou moins vaste, quil perçoit plus ou moins clairement et à lintérieur duquel il cherche ce qui lui paraît la meilleure ou la moins mauvaise solution, compte tenu de ses projets, des intérêts à préserver, de son appréciation des risques de gain ou de perte.
Je nentends pas rouvrir ici le débat sur la rationalité de lacteur. Il me semble que tous les sociologues admettent volontiers quun fonctionnement stratégique ne suppose ni la cohérence des préférences ou des projets, ni le bien-fondé des représentations et des pronostics, ni la rigueur du raisonnement et des décisions. Il nest par ailleurs pas nécessaire de postuler chez tous les acteurs des fonctionnements stratégiques identiques, encore moins des définitions uniformes de lutile, de lagréable, du possible, du prioritaire. On peut donc parfaitement se détacher dune conception hyper rationaliste et utilitariste de lacteur sans renoncer à le considérer comme un stratège. La stratégie nexclut pas la passion, lirrationnel, lémotion, lillusion, lutopie ou simplement lerreur. Mais peut-on réduire le comportement amoureux à une stratégie de séduction ? la pratique religieuse à une stratégie dassurance sur le salut ? la consommation artistique à une stratégie de distinction ou la scolarisation à une stratégie de réussite sociale ? Il est parfois heuristique dinterpréter des actions en apparences gratuites, impulsives ou routinières comme des stratégies, ne serait-ce que pour éviter de prendre au mot le discours des intéressés sur le sens de leur action. Mais la volonté dinterpréter toute pratique comme un moyen datteindre certaines fins ou de préserver certains intérêts peut aussi masquer la complexité des actions humaines.
Nombre dentre elles participent dune façon dêtre au monde et de donner un sens à la réalité, sans quon puisse les rapporter à une intention. Ainsi, par exemple, des pratiques éducatives familiales : certaines visent explicitement à discipliner lenfant, à lui faire intérioriser les valeurs familiales ou scolaires, à le préparer à son rôle dadulte. Mais il se produit entre parents et enfants toutes sortes dinteractions qui, bien quelle aient dincontestables effets de " socialisation ", relèvent davantage de lhabitude, de lart de vivre ou de la manière dêtre ensemble que dune intention dinstruire ou déduquer.
Boudon et Berthelot ont privilégié, dans le cursus scolaire des acteurs, le moment où ils doivent se déterminer dans le choix dune filière. Or lorientation, dans la mesure où les normes de sélection laissent une marge de choix, donne lieu par excellence à un fonctionnement stratégique plus ou moins heureux. Il sagit explicitement de faire le meilleur choix possible en fonction dun avenir possible et souhaitable. Même dans ce cas, peut-être fait-on bon marché de tout ce qui " se décide " sans avoir été jamais décidé et de tout ce qui se décide selon des logiques daffiliation ou dopposition à des personnes, au sein du groupe familial ou dans létablissement scolaire, sans rapport avec le parcours dun " consommateur décole " (Ballion, 1982, 1986) un tant soit peu avisé. Lorientation peut ne pas être une décision stratégique. Plus on va vers les rapports pédagogiques quotidiens, dans la famille, dans lécole ou dans lentreprise, plus il faut compter avec lhabitude, la routine, limpulsion du moment, la recherche de sens, de plaisir, de contacts, didentité.
Sagit-il encore de stratégies ? Suffit-il, pour identifier une stratégie, de montrer que lacteur " trouve son compte " dans sa manière dêtre ou dagir ? Si lon pose au départ que toute activité est " fonctionnelle ", que toute action sert un projet, fût-il irrationnel ou inconscient, on peut affirmer que chacun fonctionne constamment sur le mode stratégique, même si cest parfois à son insu Mais le modèle stratégique perd alors toute pertinence descriptive et toute valeur explicative. On en revient à la pure tautologie et la question de Caillé (1981, 1986) prend tout son sens : " La sociologie de lintérêt est-elle intéressante ? " Il me semble plus fécond dadmettre que nous nagissons pas constamment pour préserver des intérêts ou atteindre des objectifs, y compris et peut-être surtout dans les situations éducatives.
Je ne sais pas très bien comment nous pouvons décrire laction lorsquelle échappe au modèle stratégique. Ce dernier a lavantage de se réclamer dune rationalité et de proposer un langage qui permet dobjectiver la subjectivité en parlant despace de jeu, de calcul de risques, de zone dincertitude, de préférence, despérance, de décision. Le langage de lanthropologie et de la psychanalyse est plus adéquat pour décrire les actions non stratégiques, qui nous font entrer non seulement dans le monde des émotions et des sentiments, mais aussi dans celui des significations et des constructions du réel de chacun. Ce qui se joue entre une mère et son jeune enfant, entre un maître primaire et sa classe, entre un professeur duniversité et ses étudiants relève de concepts autrement subtils que ceux que nous propose la théorie des jeux et des décisions. Pour élargir la théorie de laction, il me semble nécessaire de donner un statut aux actions qui sont en deçà du fonctionnement stratégique. On verra plus loin que certaines actions se situent au-delà.
Si laction humaine est parfois dénuée de toute dimension stratégique, cest tout simplement parce quelle ne résulte daucune décision. Ici encore, on peut jouer sur les mots et soutenir quil y a décision dès lors que laction suit un cours qui nétait pas le seul possible. Si on demande à un père de famille pourquoi, son fils sétant rendu " coupable " dune incartade, il la envoyé sur le champ dans sa chambre plutôt que de réagir autrement ou de ne pas le punir du tout, il sefforcera de justifier loption prise, disant par exemple quune exclusion immédiate de la table familiale lui a paru plus juste, plus éducative ou plus efficace quune autre formule. Reste à savoir si, sur le vif, en un quart de seconde, le père de famille a vraiment passé en revue les avantages et les inconvénients de toutes les solutions, a hiérarchisé les utilités, mesuré les incertitudes et choisi loption maximisant lespérance de gain. On sait bien que les choses se passent souvent autrement, notamment en situation durgence, lorsque laction ne peut être différée ou dans des situations plus banales, où la routine lemporte sur la réflexion. Dans les deux cas, il ny a pas de véritable décision et on ne peut par conséquent parler de stratégie au sens strict. Or laction éducative se trouve souvent prise entre la routine et lurgence (Perrenoud, 1983, 1984).
Chaque fois quil faut intervenir dans le feu de laction, on agit avant de réfléchir. Cela nexclut pas, dans un second temps, un retour critique sur le premier mouvement et une action compensatoire qui, elle, relève davantage dune perspective stratégique. Les parents qui regrettent de sêtre emporté et davoir, à bout de nerfs, giflé leur enfant, chercheront, en sexcusant et en relativisant les choses, à reconstruire la relation, à restaurer leur image dadultes raisonnables, à sauvegarder leur estime de soi et leur idée de la justice, autant de perspectives stratégiques. Le maître qui a fait taire brutalement un élève en relevant une erreur de syntaxe dans les premières phrases dun récit peut essayer de rattraper sa maladresse, de recréer la confiance, de solliciter à nouveau lenfant interrompu. Certaines actions sont irréparables, leurs effets sont irréversibles. Mais la plupart du temps, on peut " arranger les choses ". On pourrait même présenter une bonne partie des interactions éducatives comme des tentatives de rattraper, de part et dautre, un premier mouvement inutilement agressif ou injuste, ou simplement inefficace en regard des dispositions ou des possibilités de compréhension de linterlocuteur. Nombre de nos impulsions sont, avec le temps, réinterprétées et corrigées dans une perspective stratégique.
Chaque acteur passe sans cesse du mode stratégique à laction impulsive ou routinière. Lorsquil entre en classe, un enseignant a en général une stratégie, tant sur le plan didactique quen ce qui concerne le maintien de lordre, lanimation, le climat, le rythme du travail. Les élèves aussi abordent le cours avec une stratégie, par définition plus réactive et défensive, puisque linitiative appartient à lenseignant (Perrenoud, 1986). Chacun cherche à anticiper ce que fera lautre, sur la base de certaines hypothèses. Si ces hypothèses sont démenties, certains réviseront leurs plans. Mais il leur arrivera aussi dabandonner toute stratégie, pour suivre une impulsion ou faire face à une urgence. Ou au contraire pour senliser dans la routine. Nos actions résultent en partie de la mise en uvre spontanée de schèmes plus ou moins inconscients qui se sont formés au cours de nos expériences antérieures et qui gouvernent notre façon dêtre au monde et dy réagir. Nous agissons sans avoir toujours pesé le pour et le contre, choisi explicitement dêtre plutôt agressifs ou plutôt coopératifs, plutôt passifs ou plutôt actifs, plutôt centrés sur la tâche ou plutôt centrés sur les personnes.
Les situations durgence et les situations dinteraction soutenue obligent à improviser chaque fois que le temps fait défaut pour réfléchir et agir à bon escient. Mais laction " irréfléchie ", donc non stratégique, participe aussi dun mécanisme encore plus commun, la routine, le fonctionnement selon des automatismes et des habitudes. Dans la plupart des situations quotidiennes, et en particulier des situations éducatives, nous fonctionnons à léconomie, selon des schèmes établis qui ne sont, en temps ordinaire, ni remis en question, ni même présents à notre esprit.
Certaines habitudes viennent à lorigine dun choix explicite et manifestent donc un fonctionnement stratégique passé. La situation se reproduisant régulièrement, nous y répondons sans nous demander chaque fois si cette réponse convient. Nos schèmes daction, contrairement à la programmation stricte dun automate, nous permettent des accommodations mineures, qui suffisent, face à de petites variations, à agir efficacement sans avoir à prendre de véritables décisions. Ainsi un maître décole se trouve-t-il des milliers de fois par année devant un élève qui ne comprend pas, qui ne travaille pas, qui nécoute pas ou qui le sollicite abusivement. Dans les conditions habituelles du travail pédagogique, même sil en a le temps, le maître na pas de raison de se demander : que signifie ce comportement ? que puis-je faire de plus utile ? Il se contente en général dune réponse de routine : répéter lexplication, blâmer lélève de sa paresse, le rappeler à lordre ou lui dire dêtre plus autonome. Il suffit que ces réactions soient suffisamment efficaces dans la moyenne des cas pour que lhabitude se perpétue.
Pour que le maître prenne conscience de ce quil fait, par exemple, quand il y a du bruit, quand les élèves sont agités ou quand il reste peu de temps pour finir un travail, il faut un incident critique. La coupure entre laction de routine et laction stratégique nest pas absolue. Il peut arriver un moment de plus grande disponibilité, de remise en question ou de crise qui pousse le maître à réfléchir sur sa pratique et à reconsidérer ses habitudes. Ou simplement, dans certains cas, linefficacité de sa réponse pour un élève en particulier ou pour une classe lamène à repenser ses modes dintervention dans le cadre dune stratégie explicite de maintien de lordre ou de production des apprentissages. Toute action stratégique peut sengluer dans la routine, toute routine peut redevenir un choix explicite. Mais à un moment donné, certaines actions ne relèvent pas dun calcul stratégique.
Reste le problème fondamental : doù viennent les stratégies des acteurs ? Linsistance sur les stratégies laisse entière la question du statut et de lautonomie du sujet. Bourdieu (1972, 1980) ne nie aucunement le sujet et ne lui dénie nullement la capacité dagir selon une stratégie. Mais il affirme quen agissant, en décidant, en conduisant des stratégies, les acteurs restent prisonniers dun habitus qui résulte de lintériorisation des contraintes objectives ou dune violence symbolique (Bourdieu et Passeron, 1970). Lhabitus reproduit lordre social dautant plus sûrement que lindividu se prend pour un acteur, vit dans la fiction de son autonomie et " lillusion de la spontanéité ".
Il nest pas facile de sortir de ce paradoxe. Sans doute parce que Bourdieu tente à sa manière, sans le dire vraiment, une première synthèse entre interactionnisme et structuralisme. Dans Le sens commun, il se propose de dépasser à la fois la naïveté macrosociologique des approches interactionnistes et la pauvreté psychosociologique des structuralismes longtemps dominants. Peut-être est-ce la porte étroite vers une sociologie non dogmatique. Boudon aussi, à sa façon, pose le problème de lhomo sociologicus et des modèles qui pourraient rendre compte à la fois de sa liberté et de sa dépendance par rapport à un ordre social.
Doù viennent les stratégies ? Sont-elles lexpression dun habitus lui-même conditionné par les structures ? Manifestent-elles une forme dautonomie ou dindétermination ? On associe volontiers lidée de stratégie à celles de décision rationnelle. Mais pourquoi une décision rationnelle serait-elle moins prisonnière de notre habitus quune réaction instinctive ? Décider, cest comparer, raisonner, prévoir, calculer. Autant dopérations mentales qui supposent, comme laction la moins réfléchie, lexistence dun habitus. Sommes-nous moins programmés quand nous décidons rationnellement que quand nous nous laissons aller à nos impulsions ? Pourquoi nos " actions logiques " et nos choix " délibérés " seraient-ils moins tributaires dun héritage culturel et dune " socialisation " que nos autres actions ? Pourquoi un acteur qui conduit des stratégies serait-il plus libre quun automate décervelé ?
On se représente souvent lordre totalitaire comme la négation de lintelligence et du choix, chacun agissant sans réfléchir, à la manière dun robot programmé. Lanalyse sociologique des sociétés totalitaires montre que ce schéma est naïf, que les acteurs, même dans un camp de concentration, même dans une société policière, ne sont pas dépourvus de stratégies. Mais ces stratégies mêmes renforcent souvent lordre établi, par exemple lorsque chacun a de bonnes raisons dessayer de tirer son épingle du jeu sans faire confiance à personne, sans prendre de risques, en utilisant le système, sans jamais le contester ouvertement. Une société totalitaire nest pas faite dautomates, mais au contraire dacteurs dont la réussite - et parfois la survie - passent par une maîtrise stratégique de chaque instant, des premières années décole à la retraite. Dans une société où lerreur ne pardonne pas, où la plus simple défaillance ou le plus léger soupçon vous excluent sans recours possible, les actes les plus quotidiens deviennent lourds de sens et lon contrôle ses mimiques, ses postures, ses soupirs ou ses affinités, autant de domaines que les sociétés plus libérales laissent à limprovisation ou à la routine. Le fonctionnement stratégique peut résulter dune contrainte objective, il nest pas nécessairement lexpression dune liberté. Et même si la stratégie de chacun lui permet de saccommoder de lordre social au mieux de ses intérêts, lagrégation des stratégies de tous, bien loin débranler cet ordre, peuvent le consolider.
À leur manière, Boudon et Berthelot nous disent la même chose à propos des stratégies de scolarisation. Il suffit que chacun des acteurs en présence cherche à maximiser ses gains ou à limiter ses risques pour que la mécanique de la reproduction se perpétue. Cest pourquoi linsistance sur les stratégies des acteurs nest pas une critique fondamentale à la théorie de Bourdieu. Lui-même utilise dailleurs souvent lexpression : stratégies matrimoniales, stratégies de distinction, de reproduction, de domination, de surenchère, etc. Pourquoi le fonctionnement stratégique des acteurs ne résulterait-il pas, au même titre que dautres schèmes, de la nécessité ou dune violence symbolique plus que dune liberté conquise ? Les sociologies de lintégration sociale ont toujours souligné que la " socialisation " la plus efficace conduisait les individus à faire " volontairement " ce quon attendait deux, substituant lautocontrôle à la contrainte et au contrôle social. Le fonctionnement stratégique pourrait être la forme la plus achevée du contrôle social et de lintériorisation des structures. Agissant dans " lillusion de la spontanéité ", de la liberté, de la responsabilité et de la raison, lindividu résiste de toutes ses forces à lidée que les décisions quil prend lui sont dictées par son éducation ou des contraintes objectives. Même lorsquil fait de nécessité vertu, cest sans sen rendre compte ou avec la certitude quil pourrait faire autrement
Les capacités stratégiques des acteurs ne suffisent donc pas à prouver leur autonomie. On peut soutenir que les sociétés libérales se reproduisent non pas en engendrant le conformisme et la docilité au premier degré, mais en créant des acteurs qui mettront leurs capacités de raisonnement et de décision au service de ce quils pensent être leurs intérêts, sans se rendre compte que ce faisant ils font exactement ce quil faut pour perpétuer les structures et produire de nouvelles générations à leur image.
La théorie des jeux suppose que lacteur a le choix entre au moins deux façons dagir, auxquelles il associe des coûts et des gains probables. Dans les situations quotidiennes, les acteurs perçoivent rarement tous les possibles, ils névaluent pas toujours lucidement leurs propres ressources aussi bien que les réactions dautrui et les suites possibles de telle ou telle décision. En prenant en compte les informations erronées ou incomplètes, les raisonnements peu cohérents, les anticipations fantaisistes, on tient compte de la capacité de lacteur de définir la situation, de se représenter la réalité. Mais cest le plus souvent pour souligner lécart entre un acteur réel et un acteur idéal qui disposerait de toutes les informations et saurait en tirer le meilleur parti. Ce quon ne voit pas, cest combien ce modèle idéal de laction rationnelle est limitatif : il enferme lacteur dans un ensemble limité de possibles, dans un espace de jeu qui semble donné. Or les acteurs sont capables, individuellement ou collectivement, de définir de nouveaux espaces de jeu et de nouveaux enjeux, de restructurer le champ et donc les perspectives stratégiques de chacun.
Sans doute peut-on soutenir que lanalyse stratégique nexclut pas a priori un tel élargissement. Refuser de choisir, construire un nouvel espace de jeu, cest encore agir. Peut-être rejoint-on ici lart des grands chefs militaires, politiques ou économiques, qui savent déplacer le terrain de laffrontement, la position des problèmes ou la nature des enjeux pour mieux assurer leur victoire. On est loin alors du sens que prend une conduite stratégique selon la théorie des jeux. On peut essayer délargir indéfiniment le paradigme stratégique. Mais est-ce intéressant ? Lorsque les êtres humains créent un art nouveau, une religion, de nouvelles théories ou de nouveaux modèles politiques, de nouvelles institutions ou de nouveaux rapports sociaux, est-il toujours fécond de supposer quil sagit dun détour pour arriver à certaines fins ?
Lorsquun acteur prend une décision, par exemple une décision dorientation scolaire à lentrée du secondaire, que se passe-t-il au juste ? Concrétise-t-il, dans lillusion du libre choix, ce que préfigurait depuis des années, voire depuis sa naissance, les représentations, les valeurs, les schèmes de pensée et dévaluation quil a intériorisés ? Ou produit-il, au moment de la décision, quelque chose de neuf, qui tiendrait à la capacité créatrice de la pensée humaine face à un problème ? Nous en savons fort peu sur le fonctionnement intellectuel des acteurs dans des situations de décision. Quelles sont les ressources quils mobilisent ? Quelles sont leurs méthodes effectives de calcul et de décision ? Quelle est la part de linteraction et de la négociation entre acteurs dans la prise de décision ? On fait souvent comme si lacteur présentait une unité, soit quil sagisse dun individu, soit quil sagisse dun groupe agissant " comme un seul homme ". En réalité, les choses sont plus complexes. Une décision est souvent un enjeu, par exemple au sein du groupe familial ou de létablissement scolaire. Il ne suffit donc pas, pour expliquer la décision, didentifier les dispositions individuelles des acteurs. Y a-t-il toujours orchestration des habitus, harmonie préétablie régissant la coopération intellectuelle, même dans le conflit et la négociation tendue ? Ou y a-t-il, dans laffrontement des points de vue, dans le conflit cognitif, une part possible dinnovation, de rupture avec des habitudes de pensée, des traditions, des pesanteurs ?
Pour en savoir plus, il faudra nécessairement passer par une sociologie compréhensive des processus de décision. Lidée nest pas de prendre au pied de la lettre le récit quen font les intéressés, mais de tenter de reconstituer, hors de tout modèle normatif et rationaliste, la façon dont se construit effectivement la définition dune situation, linventaire des possibles, le choix dun cours de laction. Dans cette complexité, à la fois affective, relationnelle et intellectuelle, il est possible que se trouve une part dindétermination, de hasard ou de liberté.
Autre zone possible dindétermination : la genèse de lhabitus. Bourdieu fait constamment comme si la formation de lhabitus était programmée. Cest sous-estimer la capacité de lacteur, même très jeune, à maîtriser en partie sa " socialisation ", à en être lartisan et non seulement lobjet passif et impuissant. À contraintes objectives égales, tous les individus ne construisent pas le même habitus : ils conservent une certaine marge de manuvre, dont ils se servent pour fuir certaines expériences ou sexposer volontairement à dautres, pour neutraliser certaines influences ou certaines contraintes plutôt que dautres, pour négocier, parmi toutes celles quil subissent, celles sur lesquelles ils auront prise, parfois au prix dun renforcement des autres (Perrenoud, 1976).
Quant à la violence symbolique, elle prive rarement lélève de toute capacité de résistance et de négociation (Delcourt, 1985). Dans la société la moins ouverte, dans lécole la plus autoritaire, une fraction au moins des élèves trouvent des ressources pour " passer entre les gouttes ", se protéger contre les tentatives dinculcation dont ils sont lobjet, préserver une sphère privée et une distance critique. Dans les sociétés plus libérales et les systèmes scolaires moins répressifs, le rapport de force est plus équilibré et les élèves ont une certaine prise sur ce quon leur enseigne.
Tout cela ne conduit pas à inverser complètement la théorie de lhabitus et du cycle reproducteur. À lévidence, elle décrit une part de la réalité. Il se peut que lincertitude, tant dans la genèse de lhabitus que dans sa mise en uvre, soit faible dun point de vue statistique. Peut-être la plupart les individus intériorisent-ils sagement, sinon les valeurs de leurs parents, du moins des schèmes et des représentations qui contribuent à la reproduction de lordre social aussi bien quà sa modernisation. Suffit-il de quelques degrés de liberté dans la mécanique de la reproduction pour réfuter la théorie de lhabitus comme produit de lintériorisation des structures et médiation de leur perpétuation ? Pour laffirmer, il faut aller au-delà du rejet de principe, fondé sur une forme dhumanisme ou de conscience de soi comme acteur libre. Il faut montrer que les conditionnements ne sont pas inéluctables ou quils sont en partie choisis ou négociés. Ce qui reste largement à faire.
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