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Dijon, 1988, pp 203-210. |
La part dévaluation formative
dans toute évaluation continue
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1988
I. Monsieur Jourdain et lévaluation formativeII. La régulation comme volonté et comme réalité
III. Les obstacles à une régulation efficace
IV. Logique de la connaissance plus que de lapprentissage
V. Une image vague des mécanismes de lapprentissage
Avec Cardinet (1977) je dirai quune évaluation est formative si, du moins dans lesprit du maître, elle est censée contribuer à la régulation des apprentissages en cours dans le sens des maîtrises visées. Ce langage abstrait permet de définir la régulation par ses intentions, sans senfermer demblée dans une conception particulière des objectifs, de lapprentissage ou de lintervention didactique. Cest particulièrement important lorsquon tente, comme je le ferai ici, de décrire la part dévaluation formative dans toute pratique pédagogique, indépendamment de toute référence au vocabulaire spécialisé et aux modèles prescriptifs. On se gardera cependant doublier quil faut un " apprenant " pour apprendre, un enseignant pour évaluer, intervenir, aménager les situations didactiques.
On présente souvent lévaluation formative comme une idée encore neuve. En même temps, on suggère volontiers quune " véritable " évaluation formative nest possible que dans le cadre de pédagogies fortement différenciées, voire de pédagogies de maîtrise en bonne et due forme. Dans cette perspective, lévaluation formative ne trouverait sa vraie place que dans une autre pédagogie, voire dans une autre école. Cest lhypothèse quadoptait explicitement le colloque de 1978 en traitant de lévaluation formative dans un enseignement différencié (Allal, Cardinet et Perrenoud, 1979). Le contexte dans lequel on conçoit ou on expérimente lévaluation formative nest pas toujours aussi explicite. Mais la plupart du temps, on sous-entend que seuls certains maîtres, dans certaines classes ou certaines écoles, pratiquent une évaluation formative digne de ce nom, insérée de préférence dans une pédagogie plus individualisée et orientée par des objectifs de maîtrise. Dans le projet RAPSODIE par exemple, lévaluation formative était ouvertement définie comme lune des pièces centrale dun dispositif de lutte contre léchec scolaire par la différenciation de lenseignement (Groupe RAPSODIE, 1979).
Plus on lie lévaluation formative à des pédagogies fortement différenciées, plus on la confine dans quelques écoles expérimentales ou quelques classes pilotes, puisquune différenciation systématique de lenseignement napparaît guère compatible avec les conditions de travail dans les grandes organisations scolaires : structuration du cursus en degrés, effectifs chargés, rigidités de lhoraire et du programme, poids de lévaluation sommative traditionnelle (notes et carnets scolaires), moyens denseignement standards et peu individualisés, formation inadéquate des enseignants, principes déquité obligeant à traiter tous les élèves également, etc. Sans doute les choses ne sont-elles pas aussi tranchées. Même dans les systèmes scolaires traditionnels, certains établissement, certaines équipes pédagogiques, voire des maîtres isolés, séduits par les pédagogies différenciées, tentent de les appliquer à leur échelle et avec les moyens du bord, sans rien demander à personne, en composant avec les contraintes du système. On peut, pour " évaluer lévaluation formative ", se limiter à ces pratiques innovatrices, quelles soient " sauvages " ou inscrites dans un cadre expérimental.
Sans nier lintérêt de telles observations, il me semble préférable délargir le champ, de ne pas senfermer dans une définition aussi restrictive. Je propose de considérer comme formative toute pratique dévaluation continue qui entend contribuer à améliorer les apprentissages en cours, quel quen soit le cadre et quelles que soient les possibilités et les tentatives concrètes dindividualisation de lenseignement. Cet élargissement risque peut-être, dun point de vue prescriptif, de faire perdre à lidée dévaluation formative sa rigueur. En revanche, dans une perspective descriptive, celle que jadopte ici, cet élargissement autorise à rendre compte des pratiques courantes dévaluation continue sous langle de leur contribution souhaitée ou effective à la régulation des apprentissages en cours dannée scolaire.
Depuis que des maîtres enseignent, ils sefforcent dorienter le processus dapprentissage vers la maîtrise dun curriculum défini, ce qui ne va pas sans un minimum de régulation des apprentissages en cours dannée scolaire. Cette régulation passe par des interventions correctrices fondées sur une appréciation des progrès et du travail des élèves. Quest-ce dautre quune forme rudimentaire et " sauvage " dévaluation formative ? Comme Bloom (1972) la souligné à propos de la pédagogie de maîtrise, les modèles théoriques dévaluation formative nont fait quexpliciter, pour loptimiser et linstrumenter, une forme de régulation présente dans toute action éducative dune certaine durée. Quiconque enseigne se préoccupe un tant soit peu des effets et infléchit son action pour mieux arriver à ses fins. Même un enseignement strictement ex cathedra est partiellement modulé, dans son rythme et son niveau, par lexpression, souvent non verbale, de lintérêt et de la compréhension des auditeurs. À ces indices sajoutent les informations obtenues en marge du cours, travaux pratiques, séminaires, questions et réactions de certains étudiants, petits sondages ou examens trimestriels. Dans lenseignement secondaire, comme le rappelle Chevallard (1986), et a fortiori dans le primaire, la gestion du contrat didactique exige un réajustement permanent des contenus et des rythmes de lenseignement en fonction du travail et du niveau des élèves, de leur participation, du niveau de compréhension et de mémorisation quils manifestent. On ne peut tenir une classe pendant une année scolaire entière sans une telle régulation. Même lorsquelle nest pas différenciée et module seulement le rythme et le contenu dun enseignement frontal, elle se fonde sur une évaluation quon peut appeler formative puisquelle guide au moins lajustement du curriculum réel au niveau et au rythme de travail de la classe.
Dans la plupart des classes, et en particulier dans lenseignement primaire et au début du secondaire, cette régulation collective se double dinterventions plus individualisées : le maître sollicite davantage certains élèves, les surveille de plus près, les aide plus souvent, leur donne des explications complémentaires, les garde après la classe, les oriente vers certaines ressources dappoint (ouvrages de référence, répétiteurs, cours dappui). On se trouve sans doute bien loin de la pédagogie systématiquement différenciée quil faudrait pour lutter efficacement contre léchec scolaire et les inégalités (Perrenoud, 1985). Que la différenciation existante dans la plupart des classes ne soit pas assez constante, intensive et proportionnée à lampleur des différences entre élèves nautorise pas à en nier la réalité. Aucun enseignement, même le plus traditionnel, nest complètement indifférencié (Perrenoud, 1979, 1982 ; Favre et Perrenoud, 1985) : le maître nintervient pas de la même façon auprès de tous ses élèves, nexige pas deux exactement la même chose, personnalise la relation et individualise jusquà un certain point le travail. Cette différenciation nest pas toute entière investie dans la régulation des apprentissages, mais cest un de ses aspects.
Dans le sens élargi proposé ici, indépendamment de toute étiquette et de toute référence explicite à un modèle prescriptif, lévaluation formative est une composante presque obligée de toute évaluation continue. Sans doute beaucoup denseignants font-ils, comme Monsieur Jourdain, de lévaluation formative sans le savoir et en se servant dinformations trop peu fiables, complètes ou pertinentes pour permettre une régulation efficace des apprentissages. Lobservateur se trouve devant une très large gamme de pratiques pédagogiques dans lesquelles la part dévaluation formative est fort variable.
Lenseignement est une action partiellement finalisée. Sa pure et simple description exige quon prenne cette caractéristique au sérieux et quon se demande par conséquent : a. comment lenseignant contrôle, en fin de parcours, quil a atteint les buts quil se fixait ; b. quels moyens il se donne, en cours de parcours, pour vérifier que les apprentissages progressent et pour " rectifier le tir ". Ayant répondu à cette seconde question, on saura dans quel mesure tel maître souhaite ou prétend optimiser les apprentissages de sa classe ou de chacun de ses élèves. Pour saisir les représentations qui sous-tendent une évaluation continue partiellement formative, il faudrait se livrer à une enquête auprès dun ensemble diversifié de praticiens. Mais une telle démarche supposerait une typologie préalable des modèles de lapprentissage et de lintervention. Une façon de la construire est de mesurer lécart entre les pratiques réelles et une régulation optimale. Pour savoir si la régulation est effective, il ne suffit pas dinterroger le maître sur ses intentions, ni même de décrire ses pratiques. Il faut saisir leur rétroaction sur les apprentissages. Ce nest possible, en toute rigueur quen situation quasi expérimentale. Lorsquon observe les interactions en classe, avec ou sans instrumentation, on est la plupart du temps condamné à supposer que telle intervention, telle situation didactique infléchit la compréhension et les apprentissages de lélève. On se base sur le contenu des interactions, sur lanalyse des réactions observables de lélève, éventuellement sur certains tests rapprochés. Cette approximation nest pas très satisfaisante, mais elle suffit à mettre en évidence lécart entre les intentions et les régulations effectives, du moins pour ce qui concerne les apprentissages individuels. Les régulations pour lensemble dun groupe-classe sont en général plus probantes.
La définition retenue de lévaluation formative se réfère à ses intentions plus quà ses effets attestés. On pourrait faire le choix inverse. Limportant, quelle que soit loption de terminologie, est de ne pas sinterdire létude dun aspect fondamental des pratiques : lécart entre ce quon veut faire et ce quon fait réellement ! Une approche descriptive des pratiques dévaluation doit prendre en compte les intentions et les représentations du maître, chercher à cerner le modèle de régulation quil utilise plus ou moins consciemment, mais aussi tenter destimer les régulations effectives : rapporter ses effets à ses intentions est une façon dévaluer lévaluation formative !
Toute évaluation continue ne se veut pas formative. Dans une classe ordinaire, beaucoup dinterventions du maître, fondées sur une appréciation de la situation, nont pas pour but principal de contribuer directement à la progression des apprentissages. Tout simplement parce que la tâche du maître nest pas seulement denseigner, mais de maintenir lordre, danimer des échanges, de mettre au travail, dassurer une coexistence pacifique et si possible heureuse pendant de longues heures, tout au long de lannée, dans un local exigu. Sans doute, au total, toutes les interventions du maître sont-elles censées favoriser les apprentissages, au moins indirectement, en créant ou en maintenant des conditions propices au travail intellectuel et à la communication pédagogique. Sans nier limportance de cette aspect de la pratique enseignante, je distinguerai la régulation des processus dapprentissage, qui suppose une intervention dans les processus intellectuels de lélève centré sur une tâche de la régulation des conditions dapprentissage (motivation, participation, implication dans le travail, environnement, structuration de la tâche et de la situation didactique). La distinction nest pas absolue, surtout dans les pédagogies nouvelles. Mais je me limiterai ici aux interventions qui entendent agir directement sur les mécanismes dapprentissage.
Pourquoi la régulation des apprentissages est-elle souvent peu efficace ? Parce que le maître ne parvient pas toujours à optimiser son évaluation et ses interventions, on sen doute. Pour quil y ait régulation effective des apprentissages, il faudrait que le maître dispose dinformations pertinentes et fiables, quil les interprète correctement et en temps utile, quil imagine une intervention appropriée et quil sache la conduire Or cest un esprit humain, avec toutes ses ambiguïtés et toutes ses limites, qui saisit linformation et linterprète, qui conçoit lintervention et la guide. Même instrumentées, rationalisées, codifiées, optimisées, assistées par ordinateur, lévaluation et lintervention sont en dernière instance des opérations et des actions accomplies par des êtres humains. Qui plus est, ils ne sont pas dans une situation permettant de réfléchir et dagir tranquillement. Ils sont au contraire engagés dans des interactions denses et complexes au sein dun groupe lui même inséré dans une organisation. Ces limites touchent : 1. à la quantité, la fiabilité, la pertinence des informations recueillies par un enseignant, aussi motivé, formé et instrumenté soit-il ; 2. à la rapidité, la sûreté, la cohérence, limpartialité du traitement de ces informations au niveau de linterprétation et de la décision ; 3. à la cohérence, la continuité, ladéquation des interventions quon espère régulatrices ; 4. à lassimilation par lélève des feed-back, des informations, questions et suggestions quil reçoit.
Sur tous ces points, les modèles prescriptifs ont souvent tendance à idéaliser les acteurs, à leur prêter un fonctionnement optimal, une parfaite maîtrise de leurs pensées et de leurs actions, une rationalité de chaque instant mise au service prioritaire de la régulation. Une approche descriptive des pratiques part du fait que les acteurs réels sont souvent des gens pressés, émotifs, distraits, fatigués, énervés, paresseux, oublieux, fantasques ou tout cela à la fois. Ils ont des préjugés, des comptes à régler, des rêves à réaliser. Autant de raisons dêtre moins performant et moins fiable quun ordinateur. Mais ils peuvent aussi être intuitifs, imaginatifs, inventant des solutions inédites ou trouvant spontanément les mots ou les gestes les plus judicieux. Par rapport à la rationalité abstraite dun modèle de régulation, la régulation qui passe par une évaluation et une intervention humaines est certes moins rigoureuse, moins prévisible, mais elle peut aussi tirer parti de la capacité quont les êtres humains de gérer la complexité cognitive et affective dune façon quaucune méthode codifiée ne pourrait prescrire. Dune certaine manière, on pourrait dire que le principal instrument de toute lévaluation formative est et demeurera lenseignant engagé dans une interaction avec lapprenant. Même un modèle prescriptif de régulation devrait en tenir compte. Dailleurs cest ce qui se passe progressivement, par exemple lorsquon réhabilite lintuition ou quon blanchit la subjectivité (Allal, 1983 ; Weiss, 1986).
Il est toujours délicat de décrire une pratique par son écart à un modèle idéal. Néanmoins, à condition de se servir du modèle comme dun instrument heuristique, cette approche peut être féconde. Je renvoie à divers modèles idéaux dévaluation formative (notamment Cardinet, 1986) pour une explicitation de loptimum à chacune de ces phases. Ce qui mintéresse ici, cest de mieux comprendre pourquoi le maître ne recueille pas toujours des informations pertinentes, ne les interprète pas toujours judicieusement, nintervient pas toujours à bon escient.
Cest évident, dira-t-on peut-être : sa formation ne ly prépare pas, les conditions de sa pratique ne lui permettent pas dévaluer et dintervenir constamment avec bonheur. Ces réponses sont globalement acceptables. Encore faut-il savoir ce que lon entend par formation des maîtres et conditions de la pratique. Il existe des maîtres mal formés et mal informés, indifférents à léchec scolaire, qui nont jamais entendu parler dévaluation formative ou par objectifs, qui fonctionnent à léconomie et se contentent dun enseignement frontal. Sils ont en plus une classe nombreuse et des élèves difficiles, dans un environnement peu propice, on ne sétonnera pas que leur façon denseigner ne favorise guère la régulation des apprentissages. Mais ce portrait ne convient pas à tous les enseignants. Pour avoir, dans le cadre dune recherche-action, conduit une observation participante intense dans quelques classes primaires, je sais que la régulation optimale des apprentissages individuels est fort difficile même lorsque la classe comporte douze élèves, même lorsquon travaille en équipe et quon enseigne parfois à deux, même lorsquon dispose de ressources supplémentaires, même lorsquon participe à un projet centré sur léchec scolaire et la différenciation de lenseignement (Groupe RAPSODIE 1979 ; Haramein et Perrenoud, 1981 ; Hadorn, 1985). Il y a donc des obstacles moins triviaux. Jen distinguerai quatre.
Le premier obstacle est celui que cherchent à surmonter toutes les pédagogies par objectifs : dans la plupart des systèmes scolaires, le curriculum formel met laccent sur les contenus à enseigner, sur les notions à étudier et à travailler davantage que sur les acquis proprement dits. Chacun sait à peu près vers quelles maîtrises les élèves doivent progresser. Ainsi, à lécole primaire, on vise notamment la maîtrise du raisonnement et de la langue, qui comprennent, plus spécifiquement, la maîtrise de la lecture, de la rédaction de textes, de la morphosyntaxe des verbes, des systèmes de numérations, des opérations arithmétiques, etc. Ces objectifs généraux suffisent à des régulations larges : lorsquun élève ne sait pas lire à un âge où cest devenu la norme, cela saute évidemment aux yeux. Mais en situation quotidienne de travail, laccent est mis plutôt sur les contenus que sur les apprentissages très spécifiques que telle ou telle tâche doit favoriser. Or la régulation ne peut se faire que par petites touches, au moment où lélève est aux prises avec une difficulté concrète. Si le maître na pas exactement en tête les maîtrises spécifiques visées, il interviendra surtout pour maintenir lélève sur la tâche ou laider à la réussir, interventions qui ne sont nullement garantes dune régulation des apprentissages.
Le curriculum réel, comme ensemble dactivités et dexpériences potentiellement formatrices (Perrenoud, 1984), est organisé principalement en fonction du découpage du curriculum formel en disciplines, puis en " avenues " et finalement en chapitres successifs à lintérieur dune avenue. Dans le cadre dun chapitre, le curriculum réel sorganise en terme de leçons, de tâches ou de situations qui ont toutes pour but de faire apprendre sans que le maître éprouve le besoin de spécifier dans le détail les apprentissages attendus dans chaque situation. Interrogé à limproviste, il pourra, au prix dun certain effort danalyse, dresser la liste des apprentissages que telles tâches ou telles situations didactiques sont censées favoriser. Mais en temps normal, il ne se sert pas de cette liste pour organiser son enseignement et guider chacune de ses interventions.
Sans doute une formulation des plans détude en termes dobjectifs et le rappel systématique des apprentissages visés par telle recherche ou tel exercice proposés dans des moyens denseignement pourraient-ils modifier la représentation des liens entre activités constitutives du curriculum réel et apprentissages visés. Mais en réalité, cest tout le processus de transposition didactique (Chevallard, 1985 ; Conne, 1986) qui reste orienté, même à lécole élémentaire, par la logique discursive de la transmission des savoirs plutôt que par une logique de lapprentissage et de la construction des savoirs par lélève. Le curriculum réel bénéficie dune certaine autonomie par rapport au curriculum formel, compte tenu de la marge dinterprétation des maîtres et du travail de transposition quils doivent faire. Mais ils ont quelque peine à saffranchir de la logique de plans détudes faits avant tout pour standardiser les contenus de lenseignement et contrôler le " texte du savoir ".
Le second obstacle que rencontre la régulation tient à labstraction même de la notion dapprentissage. Pour la plupart des enseignants, lélève reste dans une large mesure une boîte noire. Non seulement au sens propre, parce que ce qui sy passe nest pas directement observable, mais aussi parce quil est difficile de reconstituer les processus de raisonnement, de compréhension, de mémorisation, dapprentissage à partir de ce que dit ou fait lélève. Pourquoi est-ce difficile ? Tout simplement parce que linterprétation des conduites observables suppose une théorie du fonctionnement mental, des procédures, des représentations, des processus dassimilation et daccommodation, de différenciation et déquilibration, etc. Même lorsque la formation des maîtres les a familiarisés avec les principales notions de psychologie génétique et de psychologie de lapprentissage, leurs connaissances théoriques restent trop abstraites pour aider à comprendre exactement ce qui se passe dans un apprentissage déterminé, par exemple la lecture, la construction du nombre, la maîtrise de la syntaxe ou de la division.
Lignorance des processus dapprentissage ne saurait être reprochée aux enseignants. Bien souvent, les chercheurs en psychologie et en science de léducation nen savent pas beaucoup plus ou sépuisent en controverses. Qui saurait dire exactement comment sapprend lorthographe ou comment senrichit le lexique ? Cette impuissance à se représenter et surtout à comprendre les mécanismes fins de lapprentissage nempêche pas toute régulation. Mais cela la condamne à rester assez globale, tant au niveau du diagnostic que de lintervention. On le voit bien lorsquil sagit denvoyer un élève en cours dappui : aussi bien le maître de classe que le maître dappui ne disposent que dun langue et de concepts assez sommaires pour décrire les difficultés spécifiques dun enfant et les remédiations éventuelles. On se trouve pourtant là dans une situation privilégiée puisquon prend le temps de réfléchir sur quelques cas à partir dune série dobservations. Dans le travail quotidien, les choses vont beaucoup plus vite et sont encore plus floues
Le troisième obstacle auquel se heurte la régulation, cest justement le manque de temps, le nombre impressionnant de microdécisions à prendre dans la journée (Eggleston, 1980), la dispersion continuelle entre mille problèmes dordre divers. Huberman (1983) décrit fort justement la classe comme une cuisine au moment du coup de feu. Il faut veiller à tout, être au four et au moulin, gérer le matériel, animer le groupe, soccuper des élèves qui posent un problème particulier, tenir compte du temps qui passe, prévoir la suite, affronter interruptions et incidents, maintenir lordre sans interrompre le travail, etc. Jai essayé ailleurs (Perrenoud, 1985) danalyser de plus près cette dispersion et de montrer quelle nest pas imposée seulement par lenvironnement, le cahier des charges, le nombre délèves et la surcharge des programmes, mais quelle est aussi une source de plaisir et une façon de lutter contre langoisse. Lallégement des programmes et des effectifs nentraîne donc pas, semble-t-il, une réduction proportionnée de la dispersion.
Or cette fragmentation du temps et des interventions de lenseignant a des effets considérables sur la régulation des apprentissages. Avec un effectif limité et la volonté de différencier lenseignement, il est possible de ne pas travailler constamment avec lensemble des élèves, de sintéresser à des sous-groupes ou à des individus. Les conditions minimales dune régulation individualisée ou différenciée sont donc partiellement réunies. Reste à savoir comment lenseignant gère la répartition de son temps entre les sous-groupes et entre les élèves. Dans une telle situation, lenseignant subit une forte pression sociale et psychologique à " se couper en quatre " ; il tente dêtre partout à la fois, de sintéresser à chacun, dêtre disponible pour tout le monde. Cela pour répondre à son sentiment personnel de léquité et du droit de chaque élève à être pris en charge, mais aussi pour faire face aux demandes relativement insistantes dune partie des élèves et des parents, à commencer par les plus favorisés. Conséquence : nombre dinterventions restent sans effet parce quinachevées ou trop fragmentées. Une bonne partie des interventions individualisées du maître commencent à aider lélève à mieux apprendre. Mais très souvent, au moment où il faudrait approfondir, reconstruire, revenir en arrière, prendre des " chemins de traverse " (Guignard, 1982), le maître est appelé par dautres urgences. Du point de vue de la régulation des apprentissages, on peut considérer lexpérience de beaucoup délèves comme une suite doccasions manquées, de moments propices qui nont pas été identifiés ou qui nont pas été suffisamment exploités pour quil y ait véritablement progrès.
Le quatrième obstacle auquel se heurte la régulation des apprentissages est la priorité accordée par la plupart des maîtres, tout à fait inconsciemment et involontairement, à la régulation des tâches et au contrôle du travail. En principe, les apprentissages sont les enjeux déterminants. Mais au jour le jour, limportant est que le travail soit fait, que les élèves arrivent au bout de leurs exercices, quils participent aux leçons et aux activités collectives, quils fassent leur métier délève. La régulation est permanente dans une classe. Mais elle porte dabord sur les activités et la progression dans les tâches, et non sur les apprentissages sous-jacents. Or cela ne revient pas au même ! Aider un élève à venir à bout dune tâche nest certes pas, en soi, un obstacle à lapprentissage. Tout dépend de la nature de laide apportée. Celle du psychologue piagétien dans un entretien clinique définit un certain type dintervention : le psychologue se borne à poser des questions, à essayer de comprendre pourquoi lélève répond ou agit de telle manière, à faire des contre suggestions, à rappeler des conduites antérieures. Autrement dit, il aide lélève à progresser dans sa tâche sans se substituer à lui, mais en lui renvoyant des informations que lélève peut utiliser pour organiser sa propre progression. Cest dans ce sens que Cardinet (1986) définit lintervention régulatrice optimale. Mais pour cela, il faut du temps et de la continuité. Pour le maître, lenjeu à court terme est souvent que les élèves finissent leurs exercices, arrivent au bout de leur texte ou de leur construction géométrique. Le plus efficace est alors de piloter pas à pas leur travail. Une telle aide leur donnera limpression de maîtriser la tâche, mais ils nauront pas appris grand chose, parce que toutes les décisions importantes auront été suggérées par le maître, toutes les erreurs prévenues ou corrigées très rapidement, tous les caps difficiles franchis " sous surveillance ". Un tel pilotage est aux antipodes des principes de lécole active et de la construction du savoir par lactivité autonome du sujet. Mais ce nest pas nécessairement parce que le maître ignorerait ces principes. Cest parce que les contraintes du travail scolaire et de la gestion dune classe ne permettent pas de laisser à chaque élève tout le temps quil lui faudrait pour construire à son rythme les savoirs tout en intervenant au moment stratégique et de façon à ne pas réfléchir ou décider à sa place.
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