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Dijon, 1988, pp. 352-360. |
Analyse des pratiques
et évaluation formative dun curriculum
Service de la recherche sociologique
Genève
1988
I. Lévaluation formative dun changement de curriculumII. Lanalyse des pratiques : un point dentrée privilégié
III. La régulation est un combat !
Dans le cadre de nos travaux sur lintroduction dun nouveau curriculum de français dans lenseignement primaire genevois, nous accordons une importance particulière à lévaluation des représentations et des pratiques des enseignants. Cette évaluation devrait en principe permettre aux responsables de linnovation - autorité scolaire, formateurs, enseignants - dintervenir plus efficacement, plus rapidement et de façon plus pertinente pour ajuster le nouveau curriculum aux réalités de la classe et aux caractéristiques des élèves : clarification des objectifs et des démarches, amélioration des moyens denseignement, réponse aux besoins de formation.
Nous avons présenté ailleurs les premiers résultats de ce travail dobservation (voir Favre & Perrenoud, 1985 a, 1985 b ; Favre, Perrenoud & Dokic, 1986). Nous nous en tiendrons ici à quelques réflexions sur la place et la signification de lobservation des pratiques dans lévaluation formative dune transformation du curriculum. Quatre questions nous paraissent centrales et étroitement liées :
i. Quest-ce au juste que lévaluation formative dune transformation du curriculum ?
ii. Pourquoi privilégier, dans une telle évaluation, lanalyse des représentations et des pratiques des enseignants ?
iii. Peut-on évaluer lévaluation formative sans lanalyser pour ce quelle est sociologiquement, une stratégie située dans un système daction ?
iv. Quel est le rôle des chercheurs dans un tel système ? Sagit-il seulement de " donner à voir " ou sagit-il dintervenir en tant quacteurs parmi dautres ? Quel pourrait être le sens de cette intervention ?
Pourquoi change-t-on les contenus et les méthodes denseignement dans un cycle détudes défini ? À cette question on peut avancer des réponses provocantes, tel Chevallard (1985) qui affirme que la rénovation du curriculum de mathématique - lintroduction des fameuses " mathématiques modernes " - avait avant tout pour fonction de recréer une distance entre le savoir des professionnels et celui des parents
Si lon prend au sérieux les intentions déclarées des réformateurs, on constate quils justifient le changement de curriculum (contenus et méthodes) :
Dans les deux perspectives, il sagit dassurer certains acquis, définis en termes de développement ou dapprentissages. On ne change le curriculum formel objectifs, programmes, découpage du cursus, méthodes, grilles dévaluation, moyens denseignement standard - que pour produire des effets sur les élèves. Mais on sait bien que le curriculum formel nengendre pas directement des apprentissages. Il faut que maîtres et élèves le transforment en un curriculum réel, autrement dit en une succession dactivités et dexpériences formatrices grâce auxquelles les élèves sont censés se développer ou sapproprier des savoir-faire et des connaissances. Si le curriculum formel nest pas réalisé, il ny a aucune raison de sattendre à lévolution des apprentissages dans le sens voulu.
Processus complexe, lintroduction dun nouveau curriculum peut faire, comme lapprentissage dun élève, lobjet dune triple évaluation : pronostique, formative et certificative (Cardinet, 1977). Une évaluation " pronostique " devrait logiquement précéder la généralisation dun nouveau curriculum. Elle se fonde au minimum sur lanalyse critique des nouveaux textes (objectifs, plans détudes, méthodologies notamment), de leur cohérence interne, de leur compatibilité avec les théories du développement et de lapprentissage, de leur réalisme compte tenu de ce quon sait de la formation des maîtres, du niveau des élèves, des équipements, des conditions de travail, etc. Dans le meilleur des cas, ces analyses pourront sappuyer sur des expériences comparables dans dautres systèmes scolaires ou sur des essais à échelle restreinte (zones pilotes, classes expérimentales).
Une évaluation certificative intervient une fois la rénovation achevée ; elle ne conduit pas à décerner un diplôme à la rénovation, mais presque. Elle atteste que le nouveau curriculum produit, au moins dans une mesure acceptable, les apprentissages attendus. Elle se fonde donc essentiellement sur la mesure des niveaux de développement et de maîtrise des élèves à divers stades du cursus.
Une évaluation formative a une autre fonction encore. Elle intervient en cours de transformation, une fois la décision prise dintroduire un nouveau curriculum. Il sagit dobserver la transformation des contenus à enseigner en contenus enseignés, des didactiques conseillées ou imposées en pratiques effectives. Lobservation porte donc sur ce quon appellera la seconde phase du processus de transposition didactique (Chevallard, 1985 ; Conne, 1986 ; Perrenoud, 1986) ou plus généralement, sur le processus de traduction du nouveau curriculum formel en curriculum réel (Perrenoud, 1984 ; 1985).
Lévaluation formative dune rénovation de curriculum na évidemment de sens que sil est possible de réorienter la rénovation en cours, soit en aménageant les contenus ou les méthodes, soit en modifiant les ressources, les conditions, les compétences ou les attitudes dont dépendent les pratiques. Si, pour diverses raisons - politiques, financières ou administratives -, on ne peut ou on ne veut rien changer, il est inutile de mettre en place une évaluation formative. Elle suppose une volonté et des possibilités concrètes de régulation.
Cette volonté a été affirmée en Suisse romande pour la rénovation du curriculum de lenseignement primaire entreprise à la faveur dune harmonisation des plans détudes cantonaux. Ceux-ci, adoptés au cours des années 1970, entrent progressivement en vigueur et, pour chaque discipline, une évaluation a été prévue sous légide de lInstitut romand de recherches et de documentation pédagogique. En français, on a voulu une observation interactive, autre façon de nommer lévaluation formative appliquée à une réforme de lenseignement plutôt quaux apprentissages des élèves. Nous reviendrons sur le sens de cette expression. Auparavant, essayons de situer le rôle de lobservation des pratiques dans la régulation du changement de curriculum.
Une évaluation formative dun changement de curriculum ne doit pas se priver détablir assez rapidement un bilan provisoire des apprentissages des élèves. Mais elle ne devrait pas se limiter à cet aspect sommatif. Car les lacunes et les difficultés inévitablement mises en évidence ne feront que désigner un point critique. Il restera à en saisir les causes. Ce qui ramène aux pratiques. Ce sera parfois pour mettre en cause, dans un second temps, la cohérence du plan détudes, le bien- fondé des méthodes proposées ou le découpage du cursus ; mais bien souvent on sapercevra que les choses se jouent au stade de la transposition didactique, de linterprétation et de lappropriation du curriculum formel par les maîtres, compte tenu de leur formation, de leurs attitudes, de leurs contraintes.
Dans lévaluation formative dun curriculum, lanalyse des pratiques est donc un moment clé, tout simplement parce que le curriculum à évaluer est le curriculum réel, la réalité quotidienne des pratiques enseignantes et du travail scolaire. Ce sont en définitive les pratiques quil sagira de modifier, puisque ce sont elles qui produisent des effets sur les élèves.
Les pratiques sont certes " canalisées " par le curriculum formel. Mais on ne saurait les assimiler à la simple mise en uvre de modèles prescriptifs. Pour agir, le maître doit construire sa pratique en fonction des situations, des élèves, de la progression dans le programme et de toutes sortes de contraintes didactiques. Les prescriptions méthodologiques ne sont quune des références possibles. Quant aux contenus enseignés, ils supposent un travail de transposition, dinterprétation, dillustration, de structuration à partir du plan détudes ou de sources plus commodes (moyens denseignement par exemple).
Dautres raisons militent pour une observation intensive des pratiques dans le cadre dune évaluation formative :
a. Lévaluation des pratiques inscrit le projet dinnovation dans la durée, dimension fondamentale de tout apprentissage et de tout changement. Elle tend à saisir le processus de changement en tant que tel. Certaines tendances et certaines évolutions deviennent prévisibles ou du moins apparaissent vraisemblables. Ce sont elles qui rendent possibles interventions et corrections.
b. Dans une perspective de changement, le langage de la pratique risque dêtre le mieux entendu, parce quil est le seul qui puisse véritablement prendre en compte le possible et limpossible, le probable et limprobable, le vraisemblable et linvraisemblable. La seule clarification du curriculum formel ne suffit pas à provoquer des changements et les enseignants sont dautant plus disposés à modifier leurs pratiques quils se trouvent en face de partenaires qui ne minimisent pas les contraintes de la situation scolaire et nimaginent pas le changement comme la simple application de directives, imposées sans souci de savoir si le maître pourra garder la maîtrise de la situation. En ce sens, lévaluation des pratiques " mord " sur ses destinataires, sur leur identité et leur image deux-mêmes ; elle ne leur renvoie pas un jugement sur lefficacité de leur travail ou sur leurs compétences, elle leur propose un miroir de ce quils font, dans lequel ils peuvent se reconnaître et grâce auquel ils peuvent réfléchir sur leurs pratiques et en interroger la pertinence sans risque de perdre la face. Lévaluation peut ainsi contribuer à briser des routines et des automatismes, en rétablissant le lien entre ces routines et les apprentissages visés.
c. Lévaluation des pratiques contraint à prendre en compte lensemble des variables de la situation pédagogique, et surtout la reconstruction quen font les enseignants. En en privilégiant certaines (la pression des parents, les contraintes de lévaluation, etc.), les praticiens se protègent dautres contraintes ou dautres pressions dont ils ont le sentiment quelles limitent davantage leur liberté daction. À la lumière de lanalyse des pratiques, le curriculum se révèle comme tout autre chose que lagencement plus ou moins habile de moyens, de méthodes, de situations dapprentissage, mais comme système daction.
d. Cest à la lumière de lanalyse des pratiques que le curriculum formel lui-même révèle ses présupposés, ses contradictions, et donc une multiplicité de lectures possibles. Il abandonne alors ses oripeaux dexcessive rationalité et peut remplir le rôle qui naurait jamais dû cesser dêtre le sien : indiquer des directions de recherche, ouvrir des voies, élargir le champ des possibles, plutôt quimposer aux enseignants un modèle didactique impossible à atteindre et donc démobilisant. Toute rénovation du curriculum réactive les fantasmes de maîtrise en présentant des contenus et des démarches une image séductrice à force de cohérence apparente et de toute-puissance supposée de lenseignant à tout faire, tout prévoir, tout contrôler. Lanalyse des pratiques tempère cette fiction (Favre & Perrenoud, 1985).
e. Dans la mesure où lévaluation des pratiques contraint à porter le regard sur les zones dombre du métier denseignant et du système scolaire, où elle révèle des acteurs et des pratiques situés historiquement, et donc limités et souvent contradictoires, elle peut contribuer aussi à démystifier un " besoin ou un désir dévaluation " qui procéderait dune volonté trop totalitaire ou trop " obsessionnelle " de contrôle et de maîtrise.
En Suisse romande, le plan dévaluation formative du nouveau curriculum de français a donné une assez grande importance à lobservation des pratiques, parallèlement aux acquis des élèves. Ce modèle a certes été proposé par les chercheurs sur la base dexpériences faites dans dautres disciplines, notamment en mathématique. Mais lidée dune observation interactive largement étendue aux pratiques a été acceptée et, dans une certaine mesure, comprise par les autorités scolaires et les représentants des maîtres. De là à saisir toutes ses implications, il restait un pas à franchir. Même pour nous, au moment où sengageaient nos travaux, en 1980 à peu près, la nécessité dobserver les pratiques se fondait sur une intuition plutôt que sur une théorie construite du curriculum réel et de la transposition didactique. Cette théorie est loin dêtre achevée aujourdhui, mais peut-être les éléments qui précèdent indiquent-ils assez clairement pourquoi lanalyse des pratiques est un aspect décisif de lévaluation formative dun nouveau curriculum.
Dans lévaluation formative dun curriculum en cours dintroduction ou de rénovation, qui doit aider à clarifier, corriger, améliorer le système enseignement/apprentissage, tel quil se concrétise dans la vie quotidienne de la classe, nous mettons donc laccent sur le curriculum réel comme système daction, ensemble de moyens, de méthodes, de situations qui devraient rendre possibles les apprentissages. Une fois cet objet délimité, il reste à concevoir des modalités dobservation interactive. Au départ, linteraction était conçue dans un sens assez abstrait, comme interaction entre la recherche et le pilotage de la rénovation, entre la prise dinformation et la décision. Plus nous avancions, plus nous comprenions que lobservation serait interactive en un second sens : lévaluation est lenjeu, dans sa conduite comme dans son interprétation et ses usages, de débats et de négociations entre les divers acteurs intervenant dans le champ de la rénovation : linguistes et autres spécialistes, autorités scolaires, formateurs, représentants des enseignants ou des parents, chercheurs en éducation. Cette dynamique sociale complique singulièrement la réalité de lévaluation formative
On laura compris : telle que nous la concevons, lidée dobservation interactive suppose une conception point trop naïve de lacteur et du fonctionnement des organisations. Limage dÉpinal voudrait que les acteurs responsables dune réforme définissent en commun les objectifs et les critères, quils chargent des chercheurs de réaliser les enquêtes dans le terrain, et finalement quils utilisent leurs travaux pour corriger, améliorer, modifier le curriculum. En réalité, les rapports entre les différents acteurs sont des rapports stratégiques. Chacun tente de maximiser ses gains, datteindre ses objectifs particuliers tout en veillant à ne pas se mettre ouvertement en contradiction avec les objectifs de lorganisation. Les corrections et les améliorations du curriculum ne dépendent pas simplement du diagnostic des chercheurs ; elles sont le résultat de négociations, souvent longues et difficiles, entre les décideurs et les spécialistes du curriculum, entre les décideurs et les enseignants.
Ces négociations ne portent pas seulement sur les conditions dapplication du nouveau curriculum formel, mais sur sa structure et ses contenus. Aucun curriculum formel nobéit à une rationalité unique ; sa rénovation témoigne sans doute dun effort de modernisation des contenus et des didactiques. Mais cette modernisation elle-même ne fait pas lunanimité, et la formule finalement retenue résulte en général de compromis parfois peu avouables ; elle dépend dans une très large mesure des rapports de force internes au groupe de rédaction du curriculum, puis des rapports de force au sein des instances successivement ou parallèlement consultées, jusquà la décision officielle. Certains contenus sont maintenus aux seules fins déviter léclatement du consensus ou le rejet du nouveau curriculum par certaines catégories dacteurs, les parents, les enseignants, les spécialistes ou la classe politique. Il paraît en tout cas peu réaliste de penser quun curriculum obéisse à la seule logique de lefficacité ou du plus grand bien de lélève. Léchec dun nombre important délèves ou linefficacité dun apprentissage sont certes invoqués à lappui dun changement de curriculum, mais cette préoccupation se perd souvent en cours de route.
Lévaluation du curriculum réel et de ses effets réactive nécessairement les oppositions qui sétaient présentées au moment de lélaboration des textes. À quoi sajoutent de nouveaux enjeux, liés à la formation des maîtres, au coût de la rénovation, aux obstacles quelle rencontre en pratique de divers côtés et qui navaient pas été pris en compte au départ.
Lévaluation en tant que telle est prise dans ces jeux ; elle est dabord une " praxis ", cest-à-dire une tentative dagir sur la réalité dans un sens ou un autre. Comme personne ne peut agir seul à cette échelle, chacun sefforce dabord de faire prévaloir une représentation particulière de ce qui se passe et de ce quil faudrait faire pour aller dans le sens des objectifs déclarés. Cette représentation est élaborée dans un champ social où saffrontent différents groupes dacteurs entre lesquels il existe non seulement une division technique ou fonctionnelle du travail, mais - ouvertement ou de façon plus feutrée - des jeux de pouvoir, des compétitions pour des ressources, des territoires, des compétences. Une fois diffusée dans ce système daction, lévaluation formative devient donc lenjeu de rapports stratégiques.
Ces stratégies interfèrent inévitablement avec le pilotage " optimal " dune rénovation. Dans la mesure où un curriculum ne vaut que par ses effets sur le développement ou les apprentissages des élèves, on pourrait penser quune régulation alimentée par une évaluation formative na pas pour but de faciliter à tout prix le fonctionnement quotidien de lorganisation. À tout prix, cest-à-dire : au mépris des objectifs. Cette évidence résiste mal cependant à la nature dun système daction : plusieurs logiques y coexistent ; la fidélité aux intentions initiales et la volonté de se rapprocher des objectifs de la réforme ne sont pas des préoccupations constamment dominantes chez tous les acteurs. Les uns et les autres, là où ils sont, songent avant tout à parer au plus pressé, à assurer leur survie dans le système, à sauvegarder leurs intérêts, à maîtriser le changement à leur échelle, à réaliser leurs propres projets. Les objectifs généraux de la rénovation nont par eux-mêmes aucun poids sils ne sont pas défendus par des acteurs assez cohérents et influents pour neutraliser les stratégies divergentes et les dérives diverses dont tout projet à long terme est menacé. Rien ne garantit lémergence de tels acteurs et leur présence dans le système à long terme. Dune certaine façon, pour paraphraser une formule connue, la régulation est un combat ; lévaluation formative en fournit au mieux les armes. Encore faut-il des combattants dont ce soit la priorité et qui acceptent les risques quon court toujours à défendre une idée contre des intérêts plus immédiats.
Dans un système social, la régulation par rapport à des objectifs à long terme nest jamais automatique ; elle ne relève pas de rétroactions impersonnelles comme aiment à les formaliser cybernéticiens et systémiciens ; elle est le produit dun travail de définition de la situation, de diagnostic, de proposition, dargumentation, elle émerge de décisions et de négociations qui débouchent souvent sur des compromis ou des demi-mesures. Sociologiquement, tout cela na rien détonnant : lévaluation formative et la régulation quelle est censée guider sont prises dans un système daction plus large, celui qui gère lorganisation scolaire et le curriculum. Ce que chacun sait dune certaine façon, mais tout en sappliquant souvent à le nier pour se réclamer - avec une naïveté feinte ou réelle - dun modèle simple de régulation dans la transparence, le consensus et la rationalité ! Cette naïveté satténue cependant au gré des expériences successives.
Les chercheurs, surtout sils sont sociologues, sont donc condamnés à gérer dans une certaine solitude les ambiguïtés du système. Ils tentent parfois de provoquer une prise de conscience des véritables fonctionnements. Mais ils savent que les logiques mêmes quils décrivent sopposent à une complète lucidité de tous les intéressés et plus encore à la mise en commun explicite dune représentation plus réaliste des jeux et enjeux des uns et des autres.
Les chercheurs qui sengagent dans lévaluation formative dun curriculum ou de toute autre réforme scolaire denvergure devraient idéalement disposer dune théorie minimale du changement en éducation et du fonctionnement des organisations. Il est non moins important quils soient lucides sur leur rôle. Ainsi doivent-ils savoir que, souvent, la demande qui leur est adressée ne procède pas simplement de la volonté de faire réussir une rénovation déterminée. Aux yeux des décideurs, limportant cest aussi et peut-être dabord que le changement fasse le moins de " vagues " possibles, quil ne suscite pas trop de mécontents, que les résultats des élèves ne soient pas moins bons quauparavant. La commande dévaluation peut fort bien sinscrire dans ce type de stratégie. Ainsi lévaluation des représentations et des pratiques des enseignants de la division moyenne de lenseignement primaire (degrés 3 à 6), que nous avons réalisée à Genève a-t-elle été demandée par le syndicat des enseignants et par lautorité scolaire. Nous nétions pas convaincus de lopportunité dune évaluation entreprise alors quune partie des enseignants étaient à peine formés. Et nous avions le sentiment de navoir pas tiré tous les enseignements des observations conduites les années précédentes dans les degrés élémentaires. Nous navons donc pas fait pression pour que lévaluation sétende aussi vite, au contraire. Nous avons plutôt répondu aux attentes de nos partenaires, soucieux de prévenir ou dapaiser le mécontentement dune partie des enseignants, de leur montrer quon soccupait deux, quon était en haut lieu conscient des problèmes et que les solutions ne tarderaient pas.
Quils aillent au-devant de la demande ou quils la négocient, les chercheurs ne sont pas hors du jeu ; ils ne sont jamais sollicités uniquement comme observateurs désintéressés, aussi objectifs que possible Si lévaluation est une pragmatique, les praticiens ne peuvent renoncer à contrôler le moment et les modalités des prises dinformation dune part, de la publication des résultats dautre part. Les chercheurs voudraient bien que, leur ayant demandé de contribuer à la régulation du changement, on les laisse mener leur démarche à leur rythme, avec linstrumentation, les précautions et les transparences propres à la recherche scientifique, fût-elle appliquée. Ils voudraient se mettre au-dessus de la mêlée. Mais on les y ramène, parfois à leur insu ! On leur attribue des rôles et des intentions déterminés. On les prend pour alliés ou pour adversaires.
Ces jeux déterminent leur audience et leurs chances dêtre entendus ou suivis. Ce nest pas tant la vérité de ce quils disent qui compte, que la part de vérité qui convient aux acteurs les plus influents. La vérité na, dans le domaine de lévaluation, quune valeur dusage, un emploi stratégique. Il y a des vérités bonnes à dire et dautre non La lucidité nest pas toujours opportune, compte tenu des règles non écrites du jeu administratif et politique. Ce qui ne veut pas dire que la rigueur scientifique des travaux des chercheurs soit sans importance : si certains acteurs semparent de leurs analyses, cest au nom de son mode " scientifique " de production, qui en tant que tel légitime telle ou telle prise de position. Le problème cest quune fois prises en charge par les acteurs, les données scientifiques prennent souvent un sens qui na plus rien de scientifique, perdent leur relativité et leur caractère provisoire pour devenir points dappui pour laction. Elles sont extraites de leur contexte et coupées de leurs conditions de production.
Dans cette transformation dun ensemble de données scientifiques en points dappui pour laction, cest-à-dire en représentations sociales, les chercheurs ne sont pas démunis de toute possibilité de contrôle. Ils peuvent intervenir pour éviter certaines objectivations et certaines mises en relation quils estimeraient préjudiciables au succès de la rénovation, ou plus prosaïquement à leur crédibilité Cela pose tout le problème de la transmission et de la vulgarisation de résultats scientifiques : dans quelle mesure le chercheur doit-il participer à lélaboration de la représentation (pour, dans une certaine mesure, la contrôler) ? doit-il au contraire laisser les acteurs se " débrouiller " ?
Lévaluation est un message, dont il convient dévaluer les conditions de production et les modes de diffusion. Prenons un exemple : nous avons choisi de diffuser les résultats de certaines enquêtes en restituant la parole des acteurs, plutôt quun résumé directement utilisable par une minorité de décideurs plus soucieux daction que dexplication. Cette stratégie de transmission est-elle efficace ? Ne favorise-t-elle pas la multiplicité des interprétations et lutilisation sauvage des résultats dune enquête ? Nempêche-t-elle pas les décideurs de décider dans le temps limité dont ils disposent pour chaque dossier, sans pour autant suffire à élargir la réflexion à lensemble des enseignants ? Ou cette stratégie na-t-elle pas au contraire un rôle formateur pour les acteurs directement concernés dans la mesure où elle leur tend un miroir ? Son efficacité ne dépend-elle pas des acteurs auxquels on sadresse ? Sil sagit des décideurs, nest-il pas souhaitable daller au-delà des constats en formulant des propositions daction qui tiennent compte de lensemble des résultats ? Mais le risque, alors, cest que, si les propositions contredisent leurs stratégies habituelles, elles ne soient pas entendues ou bien que les chercheurs soient perçus comme soccupant de ce qui ne les regarde pas. La prise en compte des résultats dans le sens souhaité suppose quil existe une relation de confiance entre chercheurs et décideurs, que des concessions soient faites (quant à la liberté de publication par exemple). Mais que la relation de confiance devienne connivence, les chercheurs risquent de saliéner la confiance des enseignants ! À linverse, sils insistent pour favoriser la plus grande diffusion des observations et le débat le plus ouvert, ils paraissent vite empêcher la gestion de lorganisation scolaire selon ses procédures habituelles, plus souvent bureaucratiques que participatives.
Étant donné le rôle attribué à lévaluation formative dun curriculum, les chercheurs ne peuvent se désintéresser du mode de présentation et de diffusion des résultats. Ils doivent, pour choisir à bon escient, avoir une bonne connaissance du fonctionnement de lorganisation, des stratégies des acteurs, des représentations quils se font des chercheurs, de la place quils leur assignent comme acteurs parmi dautres, des alliances possibles. Il est vrai que dans leur travail dévaluation, les chercheurs se placent dans une position de relative extériorité ; mais dès le moment où les résultats de leur travail doivent alimenter des décisions, donc être mis en forme et communiqués, ils redeviennent acteurs ; lobservation quils font du cheminement de leurs messages, de la façon dont ils sont reçus et utilisés peut leur permettre de se retirer à nouveau du jeu pour analyser cette fois le fonctionnement de lorganisation, analyse qui à son tour éclaire les pratiques quils étudient.
Il y a là une dialectique constante entre la proximité et la distance, limplication et la " désimplication ". Entre les acteurs de lévaluation (décideurs, enseignants, formateurs, méthodologues, chercheurs) se jouent des jeux complexes et équivoques. Il est probable que des chercheurs qui ne sauraient ou ne voudraient aucunement prendre conscience de leur propre implication dans de tels jeux auraient quelque peine à observer avec réalisme les pratiques pédagogiques et le curriculum réel, puisquils participent aussi dun système daction ; on ne peut affirmer que les pratiques des maîtres sont faites de rationalités multiples, complexes, équivoques et ambiguës, et faire comme si les pratiques des partenaires de lévaluation étaient dune tout autre nature !
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