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1988, n° 3, pp. 471-493. |
Échec scolaire : recherche-action
et
sociologie de lintervention dans
un établissement
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1988
I. Fragments dune sociologie de linterventionII. Le projet contre les acteurs et autres dilemmes
Dans le cadre de travaux sur linégalité devant lécole, et plus particulièrement sur léchec scolaire et la différenciation de lenseignement, jai eu loccasion de faire pendant près de dix ans de la recherche-action, donc de lintervention, en tant que sociologue, dans des établissements scolaires, en lespèce des écoles primaires. Ce qui ma confronté, avec dautres chercheurs, à diverses facettes de lintervention.
À partir de cette expérience, je tenterai de formuler quelques observations générales sur lintervention dans une école, sans me limiter à la recherche-action, mais en mettant toutefois laccent sur les situations dans lesquelles une équipe pédagogique ou le corps enseignant dun établissement sengagent dans une innovation ou un projet. Cette forme dintervention nexclut ni la formation ni la recherche, mais elle suppose une participation plus large à une dynamique de changement.
Lanalyse sarticulera en trois temps. Je proposerai dabord quelques fragments dune sociologie de lintervention. Lintervenant est un acteur dun genre particulier, qui se caractérise par son intrusion dans un groupe dont il nest pas membre régulier. En fonction de son statut et de sa formation, il dispose de ressources intellectuelles et relationnelles singulières. Son habitus et son identité sociale lui permettent de penser la réalité et dentrer en interaction avec dautres de façon originale. Mais il nest pas seul en cause. Parler de lintervention, cest donc nécessairement parler dune relation qui se noue entre un intervenant ou une équipe dintervenants et dautres gens, " objets " plus ou moins consentants de leur action.
Dans un deuxième temps, je développerai lidée que ce qui arrive à lintervenant et ce quil produit nest quun aspect dun processus qui le dépasse, qui sest amorcé et se poursuivra sans lui : la dialectique du changement contre le statu quo. Autre façon de dire quune théorie de lintervention est une théorie des pratiques et du changement des pratiques dans un petit système daction. Jidentifierai quelques dilemmes auquel risque dêtre confronté tout groupe innovateur, à commencer par le balancement constant entre la logique du projet et celle des personnes, dilemmes face auxquels le rôle dun intervenant peut être décisif.
Dans un troisième temps, je parlerai plus précisément des rapports entre intervention et lutte contre léchec scolaire. On peut tenir sur lintervention des propos très généraux. Mais plus on sapproche dun type dorganisation, ici un établissement scolaire, et dun type de projet, ici lutter contre léchec scolaire, plus il devient à la fois possible et nécessaire de spécifier lanalyse : les enjeux se concrétisent, les acteurs sont mieux définis. On nintervient pas dans une école comme dans une entreprise. Dans un cadre scolaire, on nintervient pas de la même façon dans un projet de lutte contre léchec scolaire quà propos de lintroduction des nouvelles technologies ou de lamélioration des relations entre les familles et lécole. Chaque problématique amène des enjeux, des craintes, des fantasmes, des prises de pouvoirs différents.
Que dire de lintervention en général, dun point de vue sociologique ? Dabord que cest une pratique dont les professionnels de la formation, du conseil ou de lintervention psychosociologique nont nullement le monopole. Certes, aujourdhui émergent, dans la division du travail, de façon explicite, un nouveau corps de métier et une pratique professionnelle qui se réclament de lintervention. Ce qui pourrait donner limpression que cest une idée neuve. En réalité, lintervention se pratique dès quil se forme, dans une société globale, des sous-systèmes qui survivent au prix dune certaine clôture, mais ne veulent ou ne parviennent pas totalement à se garder de toute intrusion.
Lintervention, comme objet sociologique, cest ce qui se passe lorsquun acteur étranger à un groupe sy installe pour quelques temps avec lintention de peser dune manière ou dune autre sur son fonctionnement, de gré ou de force. Lintervenant peut venir dune société différente, explorateur, missionnaire, ethnologue, conquérant ; à lintérieur de la même société, il peut venir dune administration lointaine, dune autre province ou plus banalement dun autre groupe ou du village voisin. Même sil ne vient pas de loin, tout intervenant est à sa façon un extraterrestre par rapport à la petite planète dont il va altérer peu ou prou le mode de vie. Comme tout extraterrestre, il produit des effets quil ne peut tous maîtriser, ni même anticiper ou percevoir : lintervention sinscrit dans un modèle culturel et des schémas dinteraction, de défense, de négociation qui dépassent les acteurs en présence et leurs intentions.
Un professionnel de lintervention est bien sûr porté à la considérer comme une action à la fois concertée, maîtrisée et bénéfique, comme une réponse à une demande daide ou de formation, comme lamorce dun processus constructif. Même lorsquon parle de la " bonne " intervention, il ne faut pas oublier quelle évoque dans la mémoire individuelle ou collective des acteurs un éventail dexpériences qui sont loin dêtre toutes positives. Tout intervenant se heurte à une sociologie spontanée de lintervention qui lenferme demblée, quil le veuille ou non, dans un réseau dinterprétations et de stratégies. Cest pourquoi il nest pas inutile de sinterroger sur les images et les fantasmes en jeu.
Agresseur, inspecteur, agent double : fantasmes ?
Chaque acteur a lexpérience, directe ou indirecte, dinterventions fondées essentiellement sur la force : lopération militaire, la prise dotages, la descente de police, le coup dÉtat ou le hold-up en sont les figures médiatisées. Peut-on éliminer radicalement ces images à propos dune intervention pacifique ? Jen doute. Aucune intervention névite totalement de " faire violence " à quelquun. Même dans lécole la plus ouverte, la plus dynamique, il se trouvera probablement une ou deux personnes qui vivront toute intervention, aussi négociée soit-elle avec le corps enseignant, comme une agression et une menace.
Plus nombreux encore seront ceux qui feront le rapprochement avec une forme classique dintervention, certes plus civilisée, mais non exempte de violence symbolique : lirruption dun émissaire du pouvoir central. Dans les grandes organisations, la direction a le droit denvoyer " sur le terrain " un inspecteur, un expert, un contrôleur, un réviseur, chargé de dire si tel établissement, telle région, telle succursale, tel service fonctionnent " normalement ", au nom du rendement, de la conformité au plan, aux stratégies, aux valeurs du " système ".
Dans larmée, on prend très peu de gants pour soumettre les troupes à linspection. En prend-on beaucoup plus dans les systèmes éducatifs ? Dans ladministration scolaire comme dans dautres, il y a des gens dont la fonction est dintervenir pour contrôler, vérifier, encadrer, former, inciter, évaluer, prescrire. Apprendre à vivre dans une organisation complexe, cest donc apprendre aussi à se protéger des gens qui interviennent au nom dune rationalité et dun pouvoir extérieurs.
Autre fantasme en jeu : lintervention clandestine. On peut évoquer lespionnage militaire ou industriel, le noyautage politique, lentrisme, linspection incognito, certaines formes denquête sauvage. Lintervenant se masque alors sous les dehors légitimes dun nouveau venu innocent. Il se sert de ce quil apprend et du pouvoir quil acquiert pour désorganiser ou affaiblir le groupe dans lequel il sintroduit. Sans passer pour un agent secret, tout étranger à un groupe peut être suspecté dintentions cachées.
Cest ce qui peut arriver aussi à lintervenant le moins clandestin du monde ; une intervention peut en cacher une autre : lorsquun professionnel de la formation, du conseil, de la recherche intervient dans une organisation, son contrat a été négocié. On sait donc pourquoi il vient " officiellement ". Mais on peut lui prêter, à tort ou à raison, dautres intentions, moins avouables.
Aucune intervention nest au-dessus de tout soupçon. La plus transparente et la mieux concertée peut éveiller des fantasmes et actionner des mécanismes de défense. On sen doute, il ne suffit pas, pour rassurer, de quelques bonnes paroles
Qui veut vraiment lintervention ?
En principe, un professionnel de lintervention agit sur la base dun contrat explicite avec un groupe ou un établissement, contrat moral, parfois mis en forme juridique.
Il faut bien entendu se demander qui a pris linitiative de lintervention. Si cest lintervenant qui a proposé une recherche, une formation, une assistance, ses marges de négociation sont différentes. Cest trop évident pour quil soit utile dy insister. Il est plus intéressant de se demander si un contrat explicite clarifie vraiment le statut, le but et les limites dune intervention ?
Lidée de contrat est une fiction utile : elle laisse entendre quen négociant équitablement un arrangement, on peut ensuite travailler dans un cadre bien défini. Cest une fiction utile parce quelle crée un minimum de confiance. Mais un intervenant conclut des contrats dun genre particulier, qui font appel à des représentations complexes, difficiles à partager. Il serait naïf de croire quen matière dintervention tout se joue dans laccord initial. Ne serait-ce que parce que cet accord engage rarement toutes les parties au même degré et na pas pour chacune exactement le même sens. Intervention consentie, certes, mais par qui ? Intentions explicites, mais pour qui ?
Sil ny a quun intervenant, on peut supposer que sa main gauche sait ce que fait sa main droite. Il est censé savoir où il veut en venir et ce quon attend de lui. Mais il faut compter avec ses ambivalences, son goût du pouvoir, les alliances quil va nouer sur le terrain, ses propres fantasmes. Tout intervenant a des enjeux multiples, pas tous conscients, pas tous avouables. Il est pris dans des jeux relationnels, des phénomènes de contre-transfert, une dynamique de terrain qui peuvent altérer ou brouiller ses objectifs initiaux. Même lorsque lintervenant est un professionnel expérimenté et quil agit seul, la transparence et la stabilité des intentions ne sont pas garanties de son côté. Il tiendra par exemple des discours variés, voire contradictoires dun jour à lautre et dun interlocuteur à lautre. Chaque interaction est une occasion de redéfinir le contrat sous prétexte de mieux lexpliciter, et donc de mettre en circulation une interprétation un peu différente. Même lorsquil existe un contrat écrit, les lectures en sont multiples, chacune est modulée par le contact personnel que le lecteur établit avec lintervenant et plus encore par ses espoirs ou ses craintes à lendroit de lintervention.
Si cest une équipe qui intervient, les facettes se multiplient. Même une équipe soudée, parfaitement rodée, est faite de gens différents, qui ne jouent pas le même rôle dans la négociation et la réalisation de lintervention. Ainsi, sil y a trois intervenants, tel ou tel va parler au nom des autres. Ils ninterviendront pas toujours ensemble et de la même façon : on ne se tient pas sans cesse par la main lorsquon travaille en équipe. On se divise les tâches, les rôles, les interlocuteurs. Dans une situation donnée, tous les intervenants nauront pas la même stratégie : lun préférera le silence, un autre prendra la parole. Lun dira le fond de sa pensée et lautre le cachera, parce quils ne font pas la même analyse. Une équipe dintervenants, cest un monde de différences et éventuellement de contradictions. Parfois, léquipe est stratifiée, avec un chef, des anciens et des nouveaux, des permanents et dautres qui ne font que passer, des statuts inégaux.
Il sensuit que la face quune équipe présente à ses partenaires peut être assez multiforme et changeante. Cest une chose quon peut analyser et maîtriser au sein dune équipe dintervention, mais seulement jusquà un certain point. Toutes les différences ne sont pas avouables et chaque intervenant suit sa propre stratégie, parfois au détriment des intérêts de léquipe ou des autres intervenants.
De toute façon, la clarté dun contrat dépend des deux parties. Même si les intentions des intervenants sont parfaitement explicites et homogènes, il en va très rarement de même " en face ". Une équipe pédagogique, a fortiori un établissement sont des organisations assez complexes et différenciées : outre le nombre de personnes, il y a différents statuts, des structures de pouvoir, des dispositions spatiales relativement contraignantes, des territoires réservés, des horaires, des cahiers des charges.
Lintervenant na pas en face de lui un acteur cohérent, mais un micro système social, dont les porte-parole les plus légitimes ont certes accepté ou demandé lintervention. Reste la question : qui, dans le système, se sent effectivement engagé par cette décision ? Il est rare que tous les membres du groupe ou de létablissement le soient de la même façon. De même, les raisons de lintervention, ses méthodes et ses implications ne sont pas évidentes pour tout le monde. Même si on a pris les précautions les plus obsessionnelles (écrire, faire des réunions dinformation, voir les gens, vérifier), il nest pas exclu que lintervenant rencontre quelquun qui naura compris ni qui il est, ni pourquoi il vient. Ou encore quelquun qui, au courant, restera opposé à lintervention, quil soit sceptique quant à son efficacité ou quil en craigne les effets pour lui ou pour le groupe.
Autrement dit : le contrat dintervention nest jamais définitivement établi ; le travail de fabrication dun consensus est toujours à remettre sur le métier. Rien nest acquis, surtout pour une intervention de longue durée.
Compte tenu de ces difficultés possibles, pourquoi y a-t-il quand même des écoles qui demandent des intervenants ou qui acquiescent à leurs propositions ? Évidemment parce que dans le système, il y a toujours au départ un certain nombre de gens qui pensent que lintervention sera bénéfique, au moins pour eux et quils arriveront à obtenir ladhésion du groupe et à maîtriser la définition du contrat. Ceux qui demandent ou acceptent une intervention simaginent en général que leur pouvoir ne sera pas mis en cause ou quils pourront au besoin redresser la situation. Mais tout le monde peut se tromper ! Ainsi, une équipe pédagogique dynamique qui favorise le développement dune recherche ou dune innovation dans son établissement peut avoir limpression que lintervention sera un ferment de changement et lui donnera raison contre des collègues conservateurs. Mais les choses peuvent tourner différemment. Lintervention peut par exemple conduire à marginaliser plus encore léquipe pédagogique, ou à dévoiler ce quelle voulait cacher. Ainsi, lanalyse favorisée par lintervenant peut-elle montrer que léquipe innovatrice prétend imposer une orthodoxie à lensemble de lécole, croit détenir la vérité pédagogique, se montre peu tolérante et sectaire. La position de cette équipe se trouvera alors affaiblie par lintervention. Elle croyait gagner un allié. Comprenant son erreur, elle proposera de mettre fin à lexpérience, alors quà linverse des enseignants isolés y trouveront leur compte
En résumé : même les gens qui, au départ, étaient acquis à une intervention peuvent changer davis sils se rendent compte que le rapport des forces nétait pas aussi favorable quils croyaient, que dautres vont sapproprier lintervention, voire lutiliser contre eux. Doù des retournements de situation et de nouvelles négociations.
Lintervention toujours problématique
Sil fallait essayer dexpliquer pourquoi toute intervention est fragile, toujours à reconstruire, on pourrait indiquer trois pistes.
a. Lintervenant est un étranger de passage : ce nest pas un nouveau membre quil faut socialiser. On le traite tout à fait autrement. Cest donc quelquun qui, dune certaine manière, na pas de passé. Il ne participe pas de la mémoire collective, il va faire des gaffes, par méconnaissance des codes internes, des compromis laborieux, des usages qui ont lair absurdes mais qui fonctionnent. Pourquoi le non-dit et le dit sarrêtent-ils à telle frontière ? Lintervenant na pas les clés pour le comprendre. Sil est très compétent, très perspicace, sil trouve rapidement les bons informateurs, sil apprend vite par essais et erreurs, il fera des progrès en peu de temps. Celui lui évitera quelques impairs, mais sans lui garantir la confiance et la complicité des " indigènes ".
Lintervenant na pas non plus davenir dans le système qui laccueille. On sait quil ne payera pas les pots cassés. Il est donc suspect dune certaine légèreté, voire dune certaine irresponsabilité. Son rôle est dexpliciter certains non dits, de pousser au changement des pratiques, dengager le système dans des entreprises novatrices. Les gens quil invite de la sorte à prendre des risques savent quils devront continuer à vivre ensemble lorsque lintervenant sera parti Ces choses se savent parfois dexpérience : il y aura de plus en plus détablissements qui auront vu " passer " des intervenants et qui nen auront pas toujours gardé de bons souvenirs.
b. Lintervenant est toujours un allié ou un ennemi potentiel de quelquun dans le système. Cest un acteur qui transforme le jeu, qui modifie la définition de la situation, la représentation de ce qui est possible, des problèmes, des solutions. Cest quelquun qui a un pouvoir symbolique, une capacité de formulation, danimation, de médiation. Lintervenant avantage un camp dès lors quil modifie les représentations en présence, donc les décisions possibles et défendables.
Cest un pouvoir considérable que davoir le droit et la compétence dinfluencer la façon de poser les problèmes, de formuler des hypothèses de travail, de concevoir les processus de changement, les stratégies daction, les phénomènes de communication et dautorité. Lusage, même mesuré, de ce pouvoir change les rapports de forces. En explicitant limplicite, par exemple, lintervenant joue en faveur de ceux qui ont intérêt à mettre carte sur table et contre les autres. Il altère les processus de décision lorsquil institue des moments déchange, dévaluation, de négociation, de restitution. Ce faisant, il sape le pouvoir des éminences grises aussi bien que celui des autorités formelles. Quil le veuille ou non, quil le sache ou non, il fait pencher la balance
Cela, les gens concernés le voient ou le pressentent. Certains se mobilisent donc contre lintervenant ou certaines de ses pratiques en fonction de lanalyse plus ou moins intuitive - et plus ou moins juste - quils font de ce que lintervention pourrait leur coûter ou leur rapporter.
c. Troisième piste : lintervenant recueille beaucoup dinformations sur le fonctionnement dun micro système social. Quen fera-t-il, à lintérieur et à lextérieur ? Une fois parti, sen servira-t-il ? Comment le savoir ? Dans le meilleur des cas - cest-à-dire le plus innocent - lintervenant fera une thèse ou un travail universitaire que personne ou presque ne lira. Mais supposons quil soit engagé plus tard à un niveau supérieur de la hiérarchie du système ou dans un établissement concurrent, ou encore quil collabore à une enquête, comme celle dHamon et Rotman sur lécole. Lintervenant en sait assez pour dévoiler des incompétences, des déviances, des libertés prises avec le système, des gaspillages de ressources. Elles sont monnaie courante dans nombre dorganisations bureaucratiques, chacun le sait ; mais on préfère entretenir la fiction que de telles choses " ne se passent pas dans un établissement normal ". Or une intervention de longue durée permet à lintervenant daccumuler plus dinformations que nen a aucun membre du système, ne serait-ce que parce quun de ses privilèges est de choisir ses interlocuteurs et de leur poser des questions naïves, de leur faire dire le pourquoi des pratiques, de traquer la mémoire collective et de débusquer certaines aberrations. Certes, il nest pas là pour juger, du moins pas maintenant, pas ouvertement. Mais comment être sûr que dans un autre contexte linformation quil recueille ne va pas resurgir une fois ou lautre, parfois innocemment : " Savez-vous que, dans tel établissement, ils ne mettent plus de notes ? " Dans le monde impitoyable des pétroliers de Dallas, toute information est une arme. Est-ce tout à fait différent ailleurs, du moins dans limaginaire de ceux qui ont quelque chose à cacher ?
Se préparer au pire pour mieux léviter ?
Que peut-on faire de ces propos peu encourageants ? Se dire dabord que tout ne se passe pas toujours aussi mal. Je décris des possibilités et des fantasmes. Le savoir-faire de lintervenant consiste à en être conscient et donc à prévenir les catastrophes, tout en sachant quil nest pas seul maître du jeu. Il névitera pas complètement les procès dintention, les non dits, les faux-semblants de ceux qui ne jouent pas le jeu sans dire pourquoi, les tentatives de séduction, les réflexes de censure, la loi du silence ou les solidarités corporatives. Lintervenant, du moins sur une longue durée, ne pourra faire léconomie des redéfinitions de son contrat. Sa formation doit larmer, le préparer à " faire avec ", à résister à la pensée magique, à lillusion que cela narrive quaux autres. Il lacceptera dautant mieux quil sait ne pas se formaliser, quil sait aussi faire la différence entre ce qui est dirigé contre lui comme personne - ce qui arrive - et les résistances quil provoque en favorisant un fonctionnement transparent et coopératif, contre toutes les règles du bon sens social et contre les intérêts réels ou supposés dune partie des acteurs.
Lintervenant doit résister à la tentation de se poser en victime, tentation dautant plus forte " quon est venu le chercher ". Sil nest pas prêt à supporter lambiguïté, les contradictions, les revirements, sans doute nest-il pas fait pour ce métier ou na-t-il pas encore compris que ces difficultés sont inscrites dans la définition même du rôle. Si lon naime pas le feu, mieux vaut ne pas devenir pompier ! Lintervention est un métier à haut risque.
Il ny a pas a cela de recette miracle, sinon lexpérience, la formation, lanalyse. Il importe en particulier de pratiquer une forme ou une autre dauto-analyse. Lintervenant joue avec soi-même, ses sentiments, ses représentations. En prendre conscience importe autant que danalyser, par exemple, ce qui se joue entre une direction et les enseignants qui en dépendent. Lintervenant fait assez vite partie du problème et de la solution. Un professionnel de lintervention doit savoir identifier ses enjeux, reconnaître et maîtriser sympathies et antipathies, faire face aux contre-transferts et aux attentes quil provoque dès quil sintéresse à quelquun.
La formation continue des intervenants, cest donc dabord une pratique de lanalyse. Cela ne va pas sans une structure propice et une habitude de la supervision ou du travail déquipe. Cest aussi une formation à la métacommunication, dans le sens de lécole de Palo Alto. Lintervenant devrait être capable, dans des situations un peu bloquées, même lorsquil est fortement impliqué personnellement, de changer de registre, daider les gens en présence à comprendre et à se dire pourquoi ils ne communiquent pas.
Lhumour ne saurait nuire. Il aide à garder une distance, à ne pas trop dramatiser. Paradoxalement, la formation devrait aussi privilégier une assez forte identité personnelle, qui autorise lintervenant à prendre des libertés par rapport à son identité professionnelle. Les enseignants ne se soucient guère des étiquettes, des distinctions subtiles entre le psychologique et le sociologique, la formation ou la recherche, laide ou le conseil. Lintervenant peut être rejeté parce quil est trop peu sûr de ce quil est, de ce quil sait, de ce quil fait. Certains chercheurs par exemple sont constamment en train de sentourer de barrières, de se retrancher derrière " moi mon travail, ce nest pas de ", ou " cela ne relève pas de ma compétence disciplinaire ". Cette attitude défensive, explicable dans une phase de structuration dun rôle professionnel, est inadéquate en situation dintervention, parce que les partenaires de lintervenant nont pas pour principal souci de savoir quelle casquette il porte, ni sil sy retrouve dans ses distinctions théoriques ou méthodologiques favorites.
Sur le terrain, il faut savoir mélanger les genres, faire un certain nombre de choses parce quelles sont à faire et que lintervenant est, ce jour-là, le mieux placé pour les faire, en dépit des contrats, des structures, des emplois. Dans une école, même si vous nêtes pas enseignant, vous ne pouvez par exemple vous garder en toute circonstance dagir en réponse aux sollicitations ou à la conduite de certains élèves, sous peine de passer pour idiot ou irresponsable aux yeux des maîtres, des parents, dautres élèves. Comment ne pas secourir un élève blessé, ne pas tempérer une agression, ne pas répondre à une question sous prétexte que vous nêtes pas payé pour cela ? Il faut faire face aux urgences sans trop se protéger derrière un statut.
Les clôtures et les identités bureaucratiques naident pas à rendre les gens crédibles. Lintervenant doit sadapter aux horaires, aux rythmes de létablissement ou de léquipe pédagogique. Sil veut travailler dans une école en conservant des horaires de bureau, il sera rarement au bon endroit à la bonne heure
Intervenir dans une école, sest survenir dans un processus déjà amorcé et cest se trouver confronté aux dilemmes de laction et de linnovation. Mais pas au même titre que les membres permanents de léquipe ou de létablissement : lintervenant joue le rôle particulier de celui qui est censé savoir comment surmonter les contradictions. En réalité, aucun intervenant na de clé toute faite pour penser ou conduire linnovation. Mieux vaudrait cependant quil ait quelques instruments danalyse et quelques typologies. Au-delà des apports évidents de la psychosociologie des organisations et des groupes et des théories du changement social, janalyserai ici quelques dilemmes plus concrets et plus propres à linnovation pédagogique, en particulier la dialectique du projet contre les acteurs.
Ces dilemmes me semblent avoir une portée assez générale. Cependant, cest dans le cadre dune recherche-action particulière que jen ai dabord pris conscience, avec dautres chercheurs. Le plus simple est den dire quelques mots. RAPSODIE sest engagée en 1978 à Genève, dans une situation de relatif confort du point de vue des ressources du système denseignement. La formation postobligatoire touchait limmense majorité des adolescents, les taux dorientation et de redoublement étaient plus favorables que dans la plupart des systèmes scolaires voisins. Lécole genevoise nétait donc aucunement dans une situation désespérée. Mais il subsistait et il subsiste aujourdhui de fortes inégalités sociales devant lécole, avec, comme partout, des abandons et des échecs. Les sociologues de léducation, pendant longtemps, sétaient bornés à faire le constat statistique de linégalité ; ils théorisaient les mécanismes en cause, la reproduction, le rôle de la distance culturelle, etc. Il restait à aller voir sur le terrain comment les choses se passaient concrètement et si lon pouvait neutraliser en partie les processus qui engendrent les échecs.
Bourdieu avait dès 1966 nommé " indifférence aux différences " la propension de lécole à traiter tous les enfants comme égaux en droits et en devoirs, transformant de la sorte les différences extrascolaires en inégalités scolaires. RAPSODIE partait dune double hypothèse (Groupe RAPSODIE, 1979, Hutmacher, Haramein & Perrenoud, 1979, Perrenoud, 1979, 1982) :
Dans cette perspective, pour prévenir léchec scolaire, il convenait donc non seulement dindividualiser laction pédagogique, mais de maîtriser les différences culturelles à luvre dans linteraction maître-élève. Ce sont aujourdhui des choses connues. Ce qui nous intéressait, cétait de travailler à partir de ces hypothèses avec des équipes denseignants, pour voir ce quon pouvait en faire pratiquement. Outre divers acquis sur léchec et la différenciation de lenseignement (jy reviendrai plus bas), cette expérience a mis en évidence quelques dilemmes (Amstutz, Wyler & Perrenoud, 1985) qui traversent tout groupe innovateur et concernent donc au premier chef les intervenants.
Le projet, ressource ou carcan ?
Dans RAPSODIE, le projet partait des chercheurs, psychopédagogues et sociologues. Un document relativement élaboré, une sorte de contrat, avait été proposé à une vingtaine décoles primaires qui satisfaisaient à des critères démographiques et sociologiques définis. Les écoles, au terme dun débat interne, pouvaient se déclarer intéressées par le projet à condition quil y ait dans létablissement assez de maîtres volontaires pour couvrir une filière de quatre degrés, les quatre derniers degrés de lécole primaire, fréquentés par des enfants de huit à douze ans. Il fallait une adhésion des maîtres de lécole, y compris de ceux qui ne participeraient pas personnellement à la recherche. On se doute quune recherche-action bouleverse quelque peu la vie quotidienne et le fonctionnement de létablissement, même pour ceux qui restent en marge du projet.
Cette entrée en matière a marqué une partie de lhistoire du projet et a certainement accentué ce que nous avons appelé (Haramein & Perrenoud, 1981), la dialectique du projet contre les acteurs. RAPSODIE, nétait pas vraiment un projet " parachuté " : les chercheurs avaient pris beaucoup de précautions, ils avaient travaillé durant un an à la formulation du projet avec six enseignants dont certains venaient des écoles les plus intéressées et qui allaient devenir les coordinateurs des groupes-écoles. Néanmoins, lidée initiale et lanalyse venaient dailleurs. Si bien quil a fallu deux ans au moins pour que les enseignants se lapproprient, en en limitant dailleurs sensiblement les ambitions.
Sans doute est-ce un cas de figure assez particulier. Quand on propose une recherche-action de six à huit ans à des écoles inconnues ou presque, qui de plus ne vous ont rien demandé, on sexpose à quelques malentendus : il est peu probable que ceux qui acceptent dentrer dans le jeu des chercheurs soient demblée sur la même longueur donde et aient les mêmes raisons de sengager dans le projet.
Cependant, lobservation dautres innovations ou interventions suggère quon est en présence dun phénomène assez général : dans une équipe ou un établissement, lémergence dun projet collectif crée une norme qui soppose aux projets de certains individus ou de certains sous-groupes. Cest une dynamique qui peut se développer dans nimporte quelle institution et dans une école sur nimporte quel thème : ce nest pas spécifique à léchec scolaire. Mais poursuivons sur ce terrain pour illustrer le propos.
À un certain moment, le projet de lutter contre léchec scolaire devient LE projet de léquipe ou de létablissement, la référence commune. Il en découle certaines implications : il faut mettre en place une évaluation par objectifs, coordonner un certain nombre de pédagogies, avoir une collaboration dun certain type avec les parents, renoncer à tel redoublement, impliquer les gens du secteur médico-pédagogique autrement. Même si cest le groupe au complet qui prend ces décisions de façon absolument démocratique, chacun, sorti de la séance, se retrouve avec sa classe, ses problèmes, ses envies. Il doit gérer la distance entre ce quil a décidé avec le groupe et ce quil a envie ou besoin de faire, compte tenu de ses compétences, de ses habitudes, de ses contraintes.
Dans un groupe, chacun sidentifie par moments au collectif et contribue à former des décisions qui vont lui compliquer la vie. Cela fonctionne aussi longtemps que les positions personnelles sont comparables : en renonçant à rappeler avec trop dinsistance les décisions collectives, on ménage sa sphère personnelle en même temps que celle des autres. Tout se gâte lorsque, dans le groupe, quelquun sidentifie plus que tous les autres aux décisions collectives et nhésite pas à rappeler chacun à lordre au nom du projet commun.
Ce peut être un membre permanent du groupe, sil se sent suffisamment fort pour concilier son autonomie personnelle et le respect de lorthodoxie. Cela risque dêtre la position de lintervenant, qui se trouve statutairement placé du côté du projet, puisque cest la raison de sa présence. Sil ny a pas de projet, pas de dynamique de changement, il ny a pas dintervenants. Lintervention nest sociologiquement possible, en général, que sil existe déjà certains forces de changement orientées par un projet. À linverse, si la dynamique interne est très forte, on ne voit pas pourquoi le groupe sembarrasserait de quelquun de lextérieur pour innover. Si lon accepte ou on appelle un intervenant, cest à la fois parce quil y a un projet, au moins virtuel, et parce que sa réalisation ne va pas de soi. On attend souvent de lintervenant une contribution décisive. Il na didentité dans létablissement, au moins au départ, quà travers son identification au projet. Les partisans du changement lui demandent dincarner linnovation contre les forces de dispersion ou dinertie. Son rôle est parfois de débarrasser de cette tâche ingrate ceux qui lont fait venir et qui ont voulu le changement.
Le sens de la présence de lintervenant dépendra fortement de lénergie que le groupe investira dans le projet. Sil saperçoit quon la accepté ou engagé pour un projet que nul autre ne prend vraiment au sérieux, il se sentira inutile et frustré. Lintervenant a donc besoin, pour exister, de faire exister le projet, de le rappeler, den expliciter les conséquences, restreignant du même coup la marge dautonomie des personnes. Un groupe fonctionne souvent avec des semblants de projets, qui renforcent lidentité collective sans trop gêner chacun aux entournures. On ne leur en demande pas plus. Lintervenant, lui, ne peut que se prendre au jeu. Le cynisme et le détachement lui sont interdits. Sa seule façon dexister socialement dans lécole ou dans létablissement est dincarner le projet, de rappeler les décisions prises et de travailler à leur mises en uvre. Il tend à fonctionner comme le surmoi du groupe : il lui interdit de faire nimporte quoi, il le culpabilise au nom de la fidélité à ses objectifs déclarés, il lempêche de se contredire discrètement, dans loubli des bonnes résolutions
Dans les écoles où il ny a pas dintervenant, ce rôle peut échoir au directeur ou à un militant pur et dur, qui a le pouvoir ou se donne le droit de dire aux autres quils nont pas fait leur travail, ou quils ne suivent pas la ligne fixée. Un intervenant professionnel rappelle sans doute à lordre plus subtilement et peut-être plus légitimement. Il le fait peut-être sans agressivité. Quand un militant sadresse à lensemble dune école, il nest pas toujours tendre et dit parfois exactement le contraire de ce qui pourrait convaincre. Lintervenant sy prend mieux. En revanche, cest son seul rôle, il est par définition toujours du côté du projet. Il na pas la liberté de dire : après tout ce projet est idiot, il faut y renoncer ou en changer du tout au tout. Car on lui demanderait alors à quoi il joue ou ce quil fait là.
Entre la fidélité au projet et le réalisme face au terrain et à la diversité des aspiration individuelles, le rôle de lintervenant est daider le groupe à se situer. Ainsi, lorsque arrive le moment où les acteurs prennent conscience du fait que le projet devient un carcan, lintervenant peut dédramatiser, déculpabiliser le groupe sil nest pas lui-même totalement investi dans le projet initial. Reste alors un autre écueil : lenvie dapaiser les conflits ou de suivre la dernière idée émise dans le groupe peut faire perdre toute direction. La responsabilité de lintervenant est engagée. Trop identifié au projet, il oblige le groupe à un double discours et à une double vie. Trop opportuniste, on lui reprochera de navoir pas fait son métier et de navoir pas su maintenir le cap, fût-ce au prix de quelques affrontements.
Lobsession du passage à lacte
Faut-il, devant un problème complexe, passer à lacte ou réfléchir encore ? Ce qui frappe le sociologue, lorsquil travaille dans une école, cest la frénésie du passage à lacte. Avant même quon ait vraiment cerné le problème ou procédé à lanalyse critique de la première solution envisagée, les choses sont engagées. Pas seulement pour de petites décisions, mais sur des aspects fondamentaux de lorganisation pédagogique, par exemple mettre des élèves dans des groupes à niveaux, restructurer complètement un système dévaluation, créer un plan de travail.
Cest un vrai dilemme : en pédagogie, on peut difficilement faire comme à la NASA, attendre cinq ans jusquà ce que tout soit prêt, que les ordinateurs aient tout calculé, quon ait simulé à petite échelle. Dans une école, cinq ans après, il ny a plus personne pour passer à lacte. Ni même un an après. Il faut donc capter les énergies quand elles sont là, partir des envies du moment. En pédagogie, des fenêtres souvrent, comme en astronomie, mais rien nassure leur retour périodique Il reste que les passages à lacte prématurés sont coûteux. Ils absorbent beaucoup dénergie et provoquent souvent échecs et désillusions. Le bilan quon peut tirer dune innovation trop hâtive est assez vague. On prouve éventuellement que telle organisation pédagogique peut fonctionner, quelle est viable pour les maîtres et les élèves. Est-elle plus efficace ? Pour le savoir, il faudrait avoir fixé des attentes précises, justement.
Dans beaucoup de lieux innovateurs, on tâte de toute sorte de pratiques, un peu cycliquement, sans jamais tirer de leçons claires de lexpérience, faute de sêtre donné les moyens dévaluer. Cest un problème de méthode, au sens où la méthode consiste aussi à savoir différer le passage à lacte, simposer une certaine patience, une certaine rigueur pour ne pas essayer nimporte quoi nimporte comment. Cest inscrit dans la méthodologie scientifique, mais la transposition de ce schéma à un système social, fût-ce dans une recherche-action, ne va absolument pas de soi. Plaider pour la patience et la méthode, cest souvent paraître couper les cheveux en quatre. Sil sagit de léchec scolaire, il est difficile de dire à des enseignants qui croient avoir une piste intéressante quil faut réfléchir encore, prendre un an pour observer et construire un dispositif satisfaisant. Cela peut apparaître inhumain alors quon pourrait améliorer tout de suite la situation de quelques élèves qui ne seront plus là, un an plus tard, ou dont la situation se sera aggravée. Limpatience des enseignants nest nullement gratuite, il y a des gens, des familles et des élèves en cause. Ici encore, cest un vrai dilemme, il ny a pas de solution simple. Le problème est de trouver la ligne médiane entre les deux extrêmes.
Limpossible coordination des efforts
Faut-il, dans le groupe, tenter dharmoniser les points de vue ou respecter intégralement le droit à la différence ? Dans une recherche sur la différenciation, on est évidemment très mal placé pour décréter que tous doivent faire la même chose. Néanmoins, si le groupe ninvestit pas suffisamment de force coordonnées sur un problème difficile, il y a peu de chance quil débouche sur une solution efficace. À un maître travaillant seul, il faudra des années pour créer des moyens denseignement individualisés. Il vaudrait mieux quil persuade les autres que cest la bonne formule et que tout le monde sy attelle pendant un certain temps. Mais un autre plaidera pour une pédagogie par objectifs et voudra mobiliser des forces de travail pour expliciter les programmes en terme dobjectifs, de maîtrise, de grilles critériées. Un autre encore dira que tout se joue dans la relation famille-école et proposera à tous ses collègues de travailler intensivement avec les parents, de les faire venir dans lécole, de les associer. Un autre enfin dira que la lutte contre léchec passe par une école active, par une pédagogie du projet, donnant davantage de sens au travail scolaire.
À sa façon, chacun a raison. Il y a mille façons pertinentes dempoigner le problème de léchec scolaire. Aucun groupe na les moyens de les conduire toutes de front. Si chacun part dans la direction qui lui semble la plus prometteuse, il y a dispersion des forces, ce qui stérilise la force du système. Cest alors presque comme si chacun se retrouvait seul dans sa classe. Certes, il peut raconter aux autres ce quil fait et avoir une oreille attentive et parfois un feed-back. Mais il ne suffit pas davoir une écoute et un avis. Dans chaque direction, il faut un énorme travail pour avancer. Pour fabriquer des didactiques, des moyens denseignement, des démarches de toutes sortes, il faut du temps, il faut concentrer les énergies, accepter de centrer le groupe innovateur sur un thème pour au moins une année.
Or il est difficile de décider du thème sur lequel on concertera les efforts. Plus difficile encore de respecter la décision prise. Le groupe navigue sans arrêt entre des propositions de centration et lenvie de les éluder ou den sortir dès quon semble sy engager.
Linnovation sauvage ou la longue marche dans linstitution ?
Faut-il chercher à transformer le système ou jouer avec les règles ? Dans la lutte contre léchec scolaire, on se trouve évidemment en contradiction avec la logique générale du système éducatif. Il faut donc choisir entre deux stratégies de changement : lune consiste, en se protégeant des regards, à prendre des libertés avec les procédures officielles, par exemple en matière de notation et dévaluation ; lautre à affirmer que ces procédures sont absurdes et à revendiquer ouvertement certaines franchises expérimentales.
La seconde stratégie est plus " honnête ", mais elle exige souvent une longue marche dans linstitution, pour un résultat imprévisible ; à moins quelle ne provoque immédiatement un non catégorique et une surveillance accrue.
La tentation est donc forte de prendre des libertés sans les demander. Mais le faire tout le temps, sur des choses fort visibles pour les élèves, les parents, les collègues, cest prendre des risques. Dans sa classe, chacun décide pour soi et prend ses risques. Une stratégie collective est plus difficile à concerter. Cest un des dilemmes auquel est confronté tout groupe innovateur. Certains plaident pour la longue marche, par peur, par principe, par calcul ; dautres pour linnovation sauvage.
De lintervenant, on attend parfois une solution miracle, éventuellement une médiation entre le groupe innovateur et le " système " dont il dépend. Il ny a pas de solution simple. Il conviendrait dans chaque cas, dessayer de trouver le moindre mal. Sur certains enjeux, la stratégie de la longue marche est payante, car on ne peut rien faire de bon sans avoir reçu den haut lassurance quon pourra innover sérieusement et légitimement. Dans dautres cas, la politique du fait accompli est plus efficace. Le rôle de lintervenant nest ni dincarner la morale, ni de chercher à imposer une décision, mais daider à lanalyse du pour et du contre.
Is small really beautiful ?
Faut-il - individuellement ou collectivement - sattaquer à un " petit " problème, le creuser comme aiment bien faire les chercheurs ? ou faut-il accepter le réel dans sa complexité ? Dans les sciences avancées, la limitation du champ de recherche est la condition dun savoir cumulatif. Mais en sciences humaines et plus encore sil faut transformer des pratiques, peut-on espérer changer quelque chose, ni même comprendre ce qui se passe, en mettant entre parenthèses le système ?
Lorsquon réfléchit sur léchec scolaire, le système éducatif entier paraît impliqué ! On se dit quil faudrait tout changer, les programmes, lévaluation, la formation des maîtres, le rapport famille-école, les bâtiments, la structure du cursus. On se doute que si on ne change pas tout cela à la fois, on ne mordra pas sur la réalité. Cette intuition est à la fois fondée et très démobilisatrice.
Il y a-t-il une voie médiane entre les extrêmes ? Celui qui construit un superbe test critérié dorthographe, aidant à identifier un certain type derreurs, et permettant donc dy remédier, contribue à sa manière à la lutte contre léchec scolaire. Mais cet effort nentamera linégalité que si beaucoup dautres gens font le même travail sur dautres notions. À linverse, si on sattaque au système dans son ensemble, on se heurtera à tant dobstacles théoriques, pratiques et surtout politiques quon risque bien de naboutir à rien.
Le rôle dun intervenant est daider le groupe avec lequel il travaille à trouver le moins mauvais compromis possible entre ces deux logiques.
Différencier les rôles ou partager les tâches ?
Jai évoqué ce problème plus haut à propos de lidentité de lintervenant. Mais à lintérieur dun système scolaire, ce nest pas seulement entre lintervenant et les autres quil y a partage des tâches, cest à lintérieur de léquipe, du collectif. Il y a des gens qui ont des fonctions dautorité et dautres qui sont enseignants, il y a du personnel technique, etc. Lun des problèmes qui se pose est donc : qui fait quoi ? Cette question a une réponse bureaucratique bien connue : chacun fait ce pourquoi il est formé et payé. Rien de plus, rien de moins. La solution idéaliste, utopique, cest une répartition des tâches en fonction des urgences, des affinités, des goûts, des circonstances. La vérité est en général à mi-chemin. On ne peut pas gommer complètement les distinctions statutaires, les différences de formation : cela crée tôt ou tard sinon des catastrophes, du moins des rancurs, des malaises, des non dits. Il reste souvent de ces tentatives amertumes et déceptions, du côté des gens que les enseignants impliquent dans un jeu dont ils ne connaissent pas les règles et dans lequel il restent marginaux. Peut-être le rôle de lintervenant est-il daider un groupe innovateur à affronter ce problème pragmatiquement, en tentant de voir jusquà quel point on peut associer tout le monde au projet et à quel moment ça devient simplement absurde. Il y a là un équilibre assez difficile à trouver.
Lun des risques dune réflexion sauvage sur lintervention serait de réinventer la poudre, en loccurrence la sociologie ou la psychosociologie des organisations. Évidemment, sans quelques notions solides dans ces disciplines, un intervenant sera démuni.
Mais suffit-il dêtre un bon psychosociologue généraliste pour intervenir utilement dans un champ particulier ? Ou faut-il une certaine familiarité théorique et pratique avec le terrain dintervention ? Peut-on imaginer un intervenant qui sache tout sur la façon de dire les choses, dexpliciter, de restituer, danimer, de mobiliser les énergies, de négocier les projets, mais nait aucune compétence quant au contenu des pratiques et des problèmes qui intéressent les gens ?
Il me semble que si lintervenant ne maîtrise que les processus psychosociaux, viendra assez vite le moment où il naura plus grand-chose à dire, faute de comprendre vraiment les enjeux substantiels, en loccurrence pédagogiques et didactiques.
Les théories de linnovation ont longtemps parlé de " résistance irrationnelle au changement ". Ce schéma de pensée reste vivace. En réalité, la plupart du temps, les résistances sont très rationnelles, même si cest en fonction dune rationalité différente de celle de lobservateur ou de lintervenant. Chaque acteur analyse la réalité à partir de sa position dans le système et de ses préférences. Il y a certes des gens qui résistent au changement parce quils sont conservateurs, rigides, ou parce quils ont une personnalité fragile. Même alors, leur résistance est loin dêtre irrationnelle, puisquils se protègent à bon escient. En outre, il y a dans tout établissement des enseignants relativement bien dans leur peau, prêts à changer mais pas à tout prix. Ils refusent alors le changement pour de bonnes raisons compte tenu de ce quils sont et de ce quils aiment et savent faire dans la vie.
Il importe que lintervenant soit armé pour comprendre la façon dont les gens se représentent la réalité, pour cerner ce qui est important pour eux, pour identifier ce qui pourrait les faire changer. Une psychologie et une sociologie générale ne suffiront pas. Une fois quil a exploré le terrain, repéré les principaux enjeux, entrevu la dynamique générale dun établissement, lintervenant na pas encore les clés pour saisir les attitudes et les pratiques des enseignants face à léchec scolaire ou à tout autre problème pédagogique ou social.
Que faut-il savoir de plus ? Cela dépend du terrain, du type détablissement, du climat. Mais surtout de la nature des processus à comprendre et à transformer. Si on travaille dans une école, il faut évidemment un bagage de psychologie et de sociologie de léducation, une bonne connaissance des théories du système denseignement, des processus dapprentissage, des pratiques pédagogiques.
À quoi sajoute une familiarité minimale avec ce qui préoccupe telle équipe ou tel établissement. Je ne parlerai ici que des mécanismes qui engendrent léchec scolaire, plus particulièrement à lécole primaire. Les quelques pistes que je vais indiquer peuvent être utiles aux intervenants qui sont confrontés à ce problème. Mais mon propos principal nest pas ici dépuiser le thème de lintervention dans un établissement en lutte contre léchec scolaire. Cest plutôt de suggérer, à travers des exemples pris dans un champ particulier, la nature des connaissances requises pour intervenir à bon escient. On pourra facilement transposer à dautres domaines thématiques.
Voici donc, très sommairement esquissées, quelques pistes possibles pour penser les résistances aux changements des pratiques pédagogiques dans le cadre de la lutte contre léchec scolaire. Je me situe ici au niveau de la salle de classe, sachant que la genèse de léchec se joue aussi à dautres niveaux du système éducatif.
Faire ce quon aime
Beaucoup denseignants aiment leur métier (ou en tout cas le supportent) parce quils trouvent leur compte dans des pratiques assez étrangères à lefficacité didactique. Bien sûr, sans un minimum defficacité, un enseignant ne survit pas dans le métier. Il faut que les échecs restent dans les limites de la décence. Mais la décence varie beaucoup dun établissement à lautre ! Les normes dexcellence et les niveaux dexigence sont négociés dans un établissement (Perrenoud, 1984, 1986). Il y a des écoles où faire redoubler la moitié des élèves est très décent, où des redoublements trop rares sont un signe de laxisme. Les maîtres nont alors pas de raisons de saffoler pour tout élève en échec. Il leur suffit dêtre dans la norme.
Certes, dans un établissement en lutte contre léchec scolaire, on trouvera plus quailleurs des maîtres très malheureux à lidée quil y a des élèves en échec ou en difficulté. Cétait à lévidence la cas dans RAPSODIE. Les maîtres nétaient pas des bureaucrates, plutôt des militants dune autre école, soucieux de réussite et dépanouissement de leurs élèves.
Cependant, tous aimaient faire des choses sans rentabilité particulière du point de vue des apprentissages. Par exemple travailler en grand groupe, être le chef dorchestre dune activité collective. Dans de telles activités, il y a souvent deux tiers des élèves qui suivent à peine ce qui se passe. Un enseignant expérimenté le sait. Mais un tiers délèves attentifs et actifs permet dentretenir lillusion dune classe au travail. Il suffit de regarder ce tiers-là, dinterroger les bons élèves, de rebondir de question en réaction " intelligente ". Toute lutte contre léchec scolaire devrait passer par un éclatement fréquent du groupe-classe. Mais beaucoup denseignants ont limpression dune perte symbolique et affective, et aussi dune perte de maîtrise, lorsque les élèves travaillent individuellement ou en équipes, lenseignant devenant personne-ressource plus que leader.
Autre choix sans rapport direct avec léchec scolaire : le temps que lenseignant accorde à certaines disciplines ou à certaines notions en sachant quelles sont marginales du point de vue de la construction des savoirs. Pourquoi alors sy arrêter ? Parce que le maître y trouve davantage de stimulation intellectuelle, parce quil maîtrise mieux tel domaine, parce que les élèves sont intéressés et coopératifs, parce que cela détend latmosphère ou permet au maître de mettre en valeur sa culture ou denfourcher un de ses dadas.
Ces conduites sont compréhensibles. Il ne sert à rien de les censurer ou de culpabiliser les maîtres partagés entre leurs envies et leur " devoir ". Le rôle dun intervenant est plutôt de les aider à exprimer leurs ambivalences et à faire la part des choses. Il est vain de dire, dans un moment de culpabilité, " dès demain, je lutte efficacement contre léchec scolaire, donc, je ne me fais plus plaisir ". Le rôle de lintervenant est de pousser le groupe à reconnaître que pour lutter contre léchec scolaire, il faut aussi se faire plaisir, sans quoi on ne se mobilise pas longtemps. Limportant est plutôt de réfléchir sur léquilibre à trouver entre les choses quon aime faire et celles quil faut faire pour mordre sur linégalité.
Le goût du bricolage et le refus des orthodoxies
Autre source de résistance : le refus de suivre des orthodoxies didactiques, quelles viennent de lintérieur ou de lextérieur de létablissement. Beaucoup denseignants sont rebelles à lidée quon leur dise comment enseigner. Même lorsquils ont des pratiques analogues, chacun a envie de croire quil est un artisan créatif ou un chercheur dans sa classe, ou encore quil exerce, avec la même responsabilité et la même liberté méthodologique, léquivalent dune profession libérale. Il aura alors quelque mal à se plier aux injonctions de quiconque prétend lui dire comment enseigner la soustraction ou le passé simple. Même sil a en face de lui quelquun de sympathique qui nest pas un supérieur hiérarchique, qui se réclame de la lutte contre léchec scolaire et qui a lair de savoir ce quil dit.
Que faire si chacun a envie de croire quil est assez compétent pour chaque jour réinventer la poudre et trouver lui-même la solution à tous les problèmes didactiques ? Dans une recherche-action, on part de lhypothèse quà plusieurs et avec des ressources, on fera mieux que tout seul. Mais en pratique, on ne cesse doublier cette évidence. Chacun reprend très vite sa liberté. Sans doute parce que le bricolage (Perrenoud, 1983), dans le sens noble de Lévi-Strauss, est fondamental dans le métier denseignant : son intérêt tient en partie à la possibilité quil offre à chacun, lorsquil en a lénergie et lenvie, de recréer à son échelle le programme, la méthodologie, certains moyens denseignement, des séquences didactiques originales. Cette part de créativité, dautonomie est parfois condition de lefficacité, notamment lorsquil faut adapter laction pédagogique à un terrain particulier. Mais cest aussi un immense gaspillage de ressources, beaucoup dessais et donc beaucoup derreurs, très peu daccumulation dexpertise à léchelle collective. Lefficacité didactique devrait passer par une mémoire collective, chacun construisant à partir de lexpérience des autres. Or cela nest pas évident dans un système scolaire.
Les thèmes tabous
Il est évident que pour lutter contre léchec scolaire, il faut travailler plutôt avec les élèves en difficultés quavec les autres ; donc accepter dêtre confronté souvent à des élèves peu gratifiants, différents, indisciplinés, " mal lavés ", qui naiment pas lécole, qui ne sont guère coopératifs, qui font peu de progrès spectaculaires. Cest sûrement moins amusant et gratifiant que dexpliquer à un élève en avance comment construire une maquette ou faire une conférence tout seul.
Ici encore, lintervenant nest pas un juge. Il peut au contraire contribuer à faire reconnaître quun maître a besoin dune certaine stimulation intellectuelle, dun échange. Plus il se consacre aux élèves en difficulté, plus son travail ressemble à une prise en charge, à du travail social autant quà de la pédagogie. En outre, il doit se soustraire aux sollicitations délèves quil aime bien et trouve intéressants, mais qui ont moins besoin de lui. Pour lutter contre léchec scolaire, il faut surmonter toute une série de réactions spontanées de rejet. Cela ne va pas de soi, cest un travail qui nest possible quà partir dune prise de conscience et dun dialogue. Or on ne savoue pas facilement, surtout si on est de gauche, quon préfère travailler avec les bons élèves, ou pire encore avec ceux de classe moyenne supérieure (ce sont souvent les mêmes). Cest contraire à lidéologie ou à léthique de la profession, qui veut quon aime tous les enfants, quon les traite tous équitablement, quon ne fasse pas intervenir laffectivité dans le traitement des différences.
Le rôle de lintervenant est alors de faire reconnaître ouvertement que chacun a de telles réactions, que cest légitime, que personne nest déviant ou immoral. Pour savouer que le roi est nu, il faut des années ou au moins des mois déchanges intensifs dans de bonnes conditions de communication.
Le mythe de la technocratie déshumanisante
Autre question qui se pose souvent à un intervenant : que faire face au refus dune pédagogie rationnelle du point de vue du traitement du curriculum et de lévaluation ? Lune des causes de léchec scolaire, cest que dans une classe, on ne sait pas toujours très bien ce quon enseigne et encore moins ce que les élèves apprennent vraiment. Il sensuit quaucune régulation fine et surtout individualisée nest possible : comment agir si on ne sait pas exactement où on veut mener les élèves et où ils en sont.
La fiction de la maîtrise dessert la lutte contre léchec scolaire. La réalité, cest quon ne sait pas très bien comment enseigner ni comment les élèves apprennent. Maîtriser le processus de construction des connaissances est une tâche exigeante, qui passe par une définition explicite des objectifs et des démarches didactiques. Or dans une école, évoquer la rigueur, cest tomber dans la technocratie. Le sort quon a fait en France aux pédagogies par objectifs est tout à fait éloquent. Beaucoup ont rejeté le modèle de la pédagogie de maîtrise et des pédagogies par objectifs sans le connaître, sur des bases purement idéologiques. On y a vu une sorte de rationalité, de productivisme industriel abusivement introduit dans les relations humaines. Certes, lutter contre léchec scolaire, ce nest pas seulement clarifier des objectifs et pratiquer une évaluation formative. Cest aussi favoriser le développement et lactivité des élèves, créer un climat coopératif, établir une bonne relation., Mais pourquoi exclure la rationalité sans en examiner de près les limites (Huberman, 1988) ? Il ne suffit pas que les élèves se sentent bien à lécole, il faut leur donner lambition et les moyens de maîtriser des savoirs, des connaissances et des techniques. Pour cela, il faut être précis. Cela veut dire transformer le curriculum en objectifs plus clairs, transformer lévaluation normative en évaluation critériée.
Travailler en équipe
On ne lutte pas seul contre léchec scolaire. Mais on sait les difficultés de fonctionnement des équipes pédagogiques, quelles soient formées de professeurs enseignant aux même élèves ou de professeurs enseignant dans des degrés successifs. Léchec scolaire a notamment pour cause lincohérence des pratiques pédagogiques dun enseignant et dun degré à lautre. Un peu de variété ne peut pas nuire, et peut même faire du bien. Mais la diversité excessive et anarchique des pratiques, des exigences, des méthodes didactiques met beaucoup délèves devant une difficulté supplémentaire au début de chaque année scolaire. Ils doivent comprendre ce quon attend deux, décoder des signes qui dans certains domaines, par exemple en dissertation française, sont loin dêtre compréhensibles en moins de quelques semaines et de quelques mauvaises notes. La réussite dune partie des élèves dépend de leur décodage du " système " du " prof ", de tous les non dits quil y a derrière ses attentes et ses méthodes de travail. Or si les enseignants ne veulent pas se concerter et introduire un minimum de visibilité et de cohérence, ils pratiqueront des pédagogies non seulement invisibles, mais en outre contradictoires.
Comment faire travailler une équipe pédagogique sur ces questions, qui touchent de près à lidentité et à la liberté de chacun ? Dans ce métier comme dans beaucoup dautres, on travaille dans là-peu-près, on fait des choses parce quon ne sait pas faire autrement. On a alors quelque peine à défendre une pratique face à un collègue, on nest pas très sûr de ce quon avance. Concerter les pratiques pédagogiques, cest négocier toute une série de choses quon sent, qui correspondent à votre personnalité, à votre expérience mais qui paraissent souvent arbitraires ou ridicules dès quil faut mettre carte sur table et introduire une certaine rationalité, une certaine transparence. Il y a des censures, des efforts pour cacher, dans sa pratique, tout ce qui prête le flanc à la critique ou à lironie. Qui accepterait volontiers détaler ses pratiques, au risque de se faire juger par des collègues qui ne jouent pas toujours le jeu de la réciprocité ? Le rôle de lintervenant est de faciliter cet échange. Sil a été lui-même enseignant, il sait " de lintérieur " la difficulté de parler à des collègues, même proches, de ce quon fait en classe. Sil na pas cette expérience personnelle, sa formation doit y suppléer.
Voilà quelques pistes. Il y en aurait sûrement dautres. Cest loin dêtre un tour dhorizon complet. Mais il suffit pour suggérer quune formation à lintervention devrait aller dune formation psychosociologique générale à une entrée plus substantielle dans un champ théorique et pragmatique particulier.
Il faut donc trouver ou créer des réseaux de concertation ou de supervision qui permettent aux intervenants partageant une problématique, par exemple léchec scolaire, de se parler, de confronter leurs expériences et de compléter leur bagage théorique. Peut-être devraient-ils se tourner vers dautres partenaires, par exemple des chercheurs ou des gens qui, sur le fond des problèmes, ont quelque chose à dire. La compétence " substantielle " peut être un atout majeur, qui complète la qualification psychosociologique commune à tous les intervenants dans les organisations.
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