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Évaluation formative :
cinquième roue
du char ou cheval de Troie ?
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des
sciences de l'éducation
Université de Genève
1988
A Genève, en 1978, le second colloque francophone européen sur l'évaluation analysait l'évaluation formative comme composante majeure d'une pédagogie différenciée (cf. Allal, Cardinet & Perrenoud, 1979). Les uns se situaient dans la mouvance de la pédagogie de maîtrise, d'autres plaidaient déjà pour une synthèse entre l'approche de Bloom et d'autres théories de l'apprentissage, fondées notamment sur le constructivisme piagétien et les théories de l'école active. Mais tous inscrivaient l'évaluation formative dans un système d'intervention didactique censé la rendre à la fois nécessaire et possible.
Cette perspective reste parfaitement légitime et elle est sans doute la plus rigoureuse : l'évaluation formative ne renvoie pas seulement à une autre façon d'évaluer, mais à une autre façon d'enseigner ou plus exactement de concevoir la régulation des processus d'apprentissage. Le couple évaluation/intervention est indissociable, ce qui, à terme, voue à l'échec toute tentative de développer l'évaluation formative sans transformer les didactiques et surtout les modes de contrôle et d'individualisation du travail scolaire. Ce qui n'exclut pas cependant une réflexion " stratégique ". Faut-il lier l'évaluation formative au développement d'une pédagogie différenciée " pure et dure ", c'est-à-dire en rupture complète et explicite avec les pédagogies traditionnelles, l'évaluation normative, l'enseignement sans objectifs clairs, l'organisation des classes par degrés ? Ou bien faut-il composer avec les pesanteurs du système à plus vaste échelle et chercher à y introduire graduellement la part de différenciation et d'évaluation formative compatible avec ses ressources, ses contraintes et la logique de son fonctionnement ?
La mise sur pied d'un système cohérent de pédagogie de maîtrise ou de pédagogie différenciée ne semble actuellement possible qu'à petite échelle. Les systèmes d'enseignement, tout en évoluant graduellement vers une pédagogie par objectifs et des formes d'évaluation plus formatives, restent de grandes machines qui obéissent à d'autres logiques, logiques politiques à l'échelle sociétale, logiques de l'organisation à l'échelle des établissements et des ordres d'enseignement, logique du contrat didactique à l'échelle de la salle de classe. Même à échelle réduite, par exemple dans une école pilote ou une école expérimentale, il semble difficile de faire vivre un " microsystème " de pédagogie différenciée dans l'école publique. Certes, dans le cadre d'une recherche-action ou d'une innovation limitée, il est possible de prendre et de conserver une certaine distance avec le fonctionnement habituel de l'école. Mais il faut composer, même à petite échelle, avec des attitudes, des héritages, des contraintes que l'on retrouve à large échelle. Le problème n'est donc pas fondamentalement différent.
D'où une autre façon de le poser : les écoles étant ce qu'elles sont, jusqu'à quel point peuvent-elles, sans coup de force ni tour de magie, évoluer vers davantage d'évaluation formative ? Cette question repose sur trois postulats dont le bien-fondé peut évidemment différer d'un système scolaire à l'autre, mais qui me paraissent grosso modo recevables pour la plupart d'entre eux :
1. Il y a dans tout enseignement, aussi traditionnel soit-il, une part d'évaluation formative (Perrenoud, 1987) ; on ne peut enseigner, sauf dans le cas du cours ex cathedra donné à un vaste public, sans un minimum d'interaction entre le maître et les élèves ; cette interaction induit inévitablement certaines régulations des interventions de l'enseignant, par exemple en fonction du rythme et du niveau de ses élèves. On ne part donc pas de zéro, même si cette régulation n'est pas très individualisée et n'est pas reconnue comme telle.
2. La situation n'est par contre pas aussi rose que le suggère la vogue des idées de pédagogie par objectifs, d'évaluation formative ou de différenciation dans le discours pédagogique récent. Ces idées sont maintenant connues au-delà des cercles de spécialistes ; nombre d'associations d'enseignants et de représentants des autorités scolaires disent y adhérer, certains enseignants s'en réclament. Tout cela n'est pas négligeable. Mais des discours aux pratiques, il y a un pas : si la part d'évaluation formative dans l'enseignement ordinaire est moins dérisoire que ne le suggèrent les critiques de l'enseignement traditionnel et sélectif, elle est moins étendue que ne pourraient le faire croire les déclarations d'intention et les professions de foi !
3. Il existe une marge de manuvre. Autrement dit, les systèmes scolaires ne sont pas figés, déterminés dans les moindres détails de leur fonctionnement par la logique des rapports de classe et de la reproduction sociale, ou par celle des organisations bureaucratiques. Ces " logiques " limitent certes les changements possibles. Mais on peut envisager une lente évolution. Reste à savoir si les partisans de l'évaluation formative sauront tenir compte des conditions auxquelles cette idée peut être assimilée, à la fois intellectuellement et pratiquement, par le système scolaire et par les enseignants.
Je vais essayer de passer en revue sept de ces conditions, qui toutes me paraissent nécessaires pour que l'évaluation pratiquée dans les classes devienne peu à peu véritablement formative.
L'évaluation formative, par définition, place l'enseignant devant un problème et l'oblige à prendre une décision, une de plus. Sauf lorsqu'elle démontre que tous les élèves progressent harmonieusement dans leur apprentissage et maîtrisent déjà tout ce qu'on peut raisonnablement attendre d'eux, l'évaluation formative met en évidence l'opportunité, voire la nécessité d'une intervention, d'une remédiation, d'une forme quelconque de régulation.
Si cette régulation n'est pas possible, ou tout simplement ne semble pas possible à l'enseignant, l'idée d'une évaluation formative perd son sens. Inapplicable, elle devient même source de stress et de frustration. A quoi sert-il de comprendre pourquoi un élève ne parvient pas à faire correctement une multiplication si l'on n'a pas cinq minutes pour reprendre avec lui la construction du nombre ? A quoi sert-il de comprendre telle difficulté de lecture si la remédiation exige du temps, des ressources ou des compétences hors de portée de l'enseignant ?
Toute évaluation, surtout si elle est individualisée, peut créer une dissonance : elle met en évidence l'écart entre ce qui devrait être - telle progression, telle maîtrise - et ce qui est. Cette dissonance, il y a deux moyens d'y faire face : réduire l'écart ou l'oublier ! Lorsque nous sommes impuissants, pour ne pas vivre en permanence des contradictions très inconfortables, nous nous arrangeons pour ne pas voir des réalités désagréables, ne pas poser des problèmes insolubles.
Certes, toute évaluation individualisée des progrès, du fonctionnement ou des acquis d'un élève ne crée pas d'insupportables dissonances. Lorsque tout va bien, il n'y a évidemment rien à faire. Et souvent, il suffit de peu de chose pour améliorer la situation : lorsque, pendant une leçon de géométrie, un élève manifeste une lacune spécifique, parce qu'il était malade ou distrait le jour où l'on a parlé du triangle isocèle, la situation est réparable dès qu'elle a été identifiée. En revanche, si l'on se rend compte qu'il ne sait pas construire la hauteur d'un triangle parce qu'il ne maîtrise ni la notion de base ni celle de perpendiculaire, parce qu'il n'est pas au clair sur la notion d'angle droit, parce qu'il n'est même pas très sûr de ce qu'est un angle ou un triangle, parce qu'il ne maîtrise aucun des procédés de construction, ni logiquement, ni pratiquement, il est évident qu'on ne réparera pas toutes ces lacunes en le prenant à part cinq minutes à la fin de la leçon ou en demandant à un camarade de lui expliquer. Dans le premier cas de figure, il y a évaluation formative sans instrumentation ni conceptualisation : cela fonctionne dans toutes les classes primaires et dans une moindre mesure dans le secondaire. Dans le second cas de figure, on se heurte à une difficulté qui, dans un premier temps, résiste à l'analyse et qui, une fois un " diagnostic " correct posé, ne peut être surmontée qu'au prix d'une " remédiation " de longue haleine, fort complexe à la fois d'un point de vue didactique et sous l'angle affectif et relationnel.
En bref, pour qu'une évaluation formative ait un sens, donc une chance de s'installer dans une classe, il faut que les possibilités de remédiation et plus globalement de différenciation soient, sinon à l'exacte mesure des difficultés d'apprentissage des élèves, du moins suffisantes pour qu'il vaille la peine de songer une seconde à une évaluation formative. Il est des situations où c'est hors de question. Imaginons (?) un enseignant de quatrième année primaire responsable d'une classe de 28 élèves, qui reçoit des élèves très diversement préparés et posant de gros problèmes de discipline, et qui doit couvrir un programme très exigeant et très lourd, dans une école de banlieue mal équipée. C'est le pain quotidien de beaucoup d'enseignants dans le monde. D'autres travaillent dans des conditions encore plus défavorables, dans le Tiers Monde, dans les zones les plus déshéritées des grandes villes. Ils se trouvent alors devant des écarts dont l'ampleur est sans commune mesure avec les possibilités de différenciation. Les ressources dont ils devraient disposer pour rétablir un certaine égalité des acquis sont au-dessus de leurs forces et des moyens disponibles.
Les possibilités concrètes de différenciation ne peuvent être jugées que par rapport à la nature et l'ampleur des problèmes d'apprentissage que rencontrent les élèves. En deçà d'un certain seuil, il devient absurde de parler d'évaluation formative. Ce qui renvoie au statut symbolique et pratique de la différenciation dans une organisation scolaire. Si les maîtres sont sensibilisés et formés, si les effectifs des classes sont allégés aux fins de permettre une certaine individualisation, si les moyens d'enseignement sont conçus dans cet esprit, s'il existe des intervenants externes - psychologues, maîtres d'appui - pour les cas les plus sérieux, si le programme laisse du temps pour s'intéresser aux élèves qui ont le plus de difficultés, l'évaluation formative devient une possibilité concrète. Il n'est pas nécessaire que toutes les conditions d'une pédagogie différenciée soient remplies pour qu'une part d'évaluation formative prenne son sens. Mais sans un minimum de possibilités concrètes de remédiation, l'idée d'évaluation formative n'est qu'un miroir aux alouettes !
Par définition, une évaluation formative n'est pas orientée vers une décision de sélection ou de certification (Cardinet, 1976, 1986). Elle ne vise ni à fabriquer des hiérarchies d'excellence (Perrenoud, 1984, 1985), même provisoires, ni à donner de bons et de mauvais points aux élèves.
Elle rompt en cela avec les habitudes et les attentes d'une partie des parents. Dans une école alternative choisie par les parents, voire par les élèves, qui fonctionne sur un mode coopératif, qui se caractérise par une certaine homogénéité idéologique, il est possible de construire un système d'évaluation qui fasse l'objet d'un certain consensus, même s'il dévie fortement de ce qui se pratique dans la plupart des écoles officielles. Dans celles-ci, l'évaluation reste l'objet de représentations diverses et contradictoires, aussi bien dans le corps enseignant que chez les parents et les élèves.
Certes, personne n'est ouvertement contre l'idée d'une évaluation qui viendrait en aide à l'élève et fonderait une remédiation différenciée. Mais, pour certains, cela ne devrait pas empêcher de mettre des notes, d'instaurer un classement, de sélectionner, comme si tout cela était facilement conciliable dans la même pratique et le même rapport entre maître et élèves.
Face à ce problème, certaines écoles ou certains enseignants sont tentés par un double discours : à usage interne, pour les maîtres et jusqu'à un certain point pour les élèves, une évaluation formative, critériée, orientée par des grilles d'objectifs et qui ne débouche sur aucune certification ni aucune sélection, mais permet aux enseignants de mieux différencier leurs interventions. Et en parallèle, pour avoir la paix, pour rassurer les parents, une évaluation plus classique, qui récompense l'excellence et stigmatise les mauvais élèves, qui met chacun à sa place et permet aux parents de savoir " où en est leur enfant ", de le situer non seulement dans une progression vers la maîtrise, mais dans une hiérarchie d'excellence constamment présente à leur esprit depuis l'école maternelle.
Dans une stratégie d'innovation, double discours et double système d'évaluation sont parfois nécessaires : les conditions politiques n'autorisent pas souvent à substituer purement et simplement à l'évaluation traditionnelle un système d'évaluation formative. Il faut donc à la fois maintenir l'essentiel de l'ancien système, pour ne pas inquiéter les autorités et les parents et développer des pratiques nouvelles qui, sans être nécessairement clandestines, apparaîtront d'autant plus acceptables qu'elles " s'ajoutent " au système de notation et de classement sans le remettre en cause.
A terme, on ne peut s'installer dans ce double fonctionnement sans y perdre une énergie considérable et créer toutes sortes de conflits et de contradictions. Une des conditions de développement d'une évaluation formative me paraît donc une certaine transparence, une certaine adhésion des parents et des élèves à l'idée que l'évaluation n'est pas d'abord une façon de les classer, de distinguer les meilleurs et d'effrayer les moins bons pour les faire travailler. A trop compter sur l'adhésion spontanée des parents, on se condamne à la marginalité. Si l'on veut développer l'évaluation formative dans l'école publique, il faut convaincre les parents qu'elle n'est pas moins rigoureuse et moins efficace que l'évaluation traditionnelle, celle qu'ils ont connue comme élèves. Mieux vaut pour cela trouver chez les parents certains alliés, certaines personnes que leurs attitudes éducatives ou leur idéologie préparent à accepter et à souhaiter une évaluation formative. Mais il y a aussi les autres, qui ne sont pas tous issus des classes privilégiées et dont les enfants ne sont pas toujours les meilleurs élèves. Une certaine image de l'évaluation est ancrée dans l'expérience de vie et le rapport à l'école de la plupart des adultes. On ne changera pas tout cela à travers une circulaire ou une explication dans une réunion de parents. Le développement d'une évaluation formative, c'est donc, et peut-être d'abord, l'instauration de relations différentes entre l'école et les parents.
Dans l'enseignement primaire et plus généralement obligatoire, l'enseignement a subi d'importantes rénovations de curriculum et de didactique. Il y a eu modernisation des contenus. Mais souvent, la rénovation a modifié les objectifs et surtout la nature des démarches pédagogiques.
Ainsi, en mathématique, on ne s'est pas contenté d'ajouter ou de substituer des éléments de théorie des ensembles à l'arithmétique traditionnelle. L'enseignement de la mathématique s'est orienté vers le développement des capacités de raisonnement et les méthodologies ont mis l'accent sur des situations didactiques diversifiées et de préférence plus larges et plus ouvertes que les problèmes et exercices traditionnels : partir de jeux, d'énigmes, de situations quotidiennes mathématisables, de problèmes concrets ; observer, expérimenter, manipuler avant de calculer ; poser de bonnes questions plutôt que de donner des réponses ; élaborer des algorithmes plutôt que de les appliquer ; construire son propre savoir mathématique plutôt que de le recevoir déjà organisé.
Dans le domaine de la langue maternelle et des langues étrangères, on observe une évolution analogue. Contre un enseignement théorique, mettant l'accent sur la grammaire et l'apprentissage systématique du vocabulaire et de l'orthographe, on a mis l'accent sur la pratique, sur les situations de communication. Les approches privilégiant l'écrit ont fait davantage de place à l'oral, valorisé à la fois comme compétence à développer de plein droit et comme chemin d'accès à la maîtrise de la langue écrite. A la place des exercices scolaires traditionnels ont été suggérées des activités plus larges, " projets ", " situations " ou " activités-cadres " : correspondance scolaire, préparation d'un spectacle, enquête, recherches, rédaction d'un roman ou d'un conte collectif, montage d'une exposition par exemple.
Dans d'autres domaines, une évolution comparable s'est opérée. Dans l'étude de l'environnement, on s'est efforcé de décloisonner les disciplines classiques - histoire, géographie, sciences naturelles -, de les intégrer à une approche large du milieu, à une sensibilisation à l'écologie. On a résolument opté pour les recherches, les monographies, les études de cas, les petites expérimentations par opposition aux leçons traditionnelles.
Les pratiques se sont-elles transformées autant que les discours rénovateurs le suggèrent ? Il me semble en tout cas que l'invitation à renouveler les pédagogies a touché une partie des enseignants, ce qui tend à accroître la diversité des pratiques ; pratiques traditionnelles et pratiques novatrices coexistent au sein du même système, dans le même établissement, parfois dans la même classe, voire chez le même enseignant selon les moments et les disciplines. Ce qui signifie qu'une partie des enseignants primaires, et peut-être secondaires, ont pris au sérieux les mots d'ordre de l'école active, de la pédagogie constructiviste, de l'ouverture sur l'environnement, de la démarche expérimentale et qu'ils s'efforcent d'introduire dans leur classe des activités plus complexes, plus globales, dans lesquelles les élèves peuvent s'impliquer plus fortement et qui, surtout, sont censées contribuer à une véritable construction des savoirs.
Pour que l'évaluation formative s'implante dans les systèmes d'enseignement, il vaudrait mieux qu'elle n'entre pas en contradiction avec ces pédagogies nouvelles et ne complique pas la tâche des maîtres qui y ont adhéré. Il faut pour cela, selon l'expression de Linda Allal (1987) aller vers une conception élargie de l'évaluation formative, s'éloigner de l'image d'une évaluation critériée fondée sur un découpage taxonomique très détaillé avec des remédiations très spécifiques. Dans une classe où l'on travaille selon la pédagogie de la découverte, des situations mathématiques, de l'observation, de la communication, il n'est ni cohérent ni pratiquement possible d'administrer à intervalles rapprochés des tests formatifs classiques. Les régulations doivent être plus larges, tenir compte de la nature effective des activités et des situations didactiques, de l'emploi du temps, des objectifs.
Je suis persuadé que tout cela n'est pas incompatible avec l'idée d'évaluation formative. Il reste un important effort théorique et pratique à faire pour élargir le modèle sans en perdre les vertus !
Aujourd'hui encore, l'évaluation formative fait songer à la façon dont la NASA envoie des astronautes sur la lune : planification minutieuse, interminable " check-list ", multiplication à l'infini des contrôles et des régulations. Un tel appareil n'est gérable que par une organisation complexe disposant d'importants moyens. Si l'évaluation formative passe par là, s'en est fait de l'autonomie des enseignants et de ce qui fait le sens du métier pour beaucoup, une certaine liberté, une certaine créativité, une certaine responsabilité. J'ai essayé de montrer ailleurs (Perrenoud, 1987) que la pédagogie de maîtrise est une forme d'utopie rationaliste. L'évaluation formative poussée à son extrême participe de la même utopie. Pour la rendre praticable, il faut accepter d'alléger, de simplifier, de faire confiance à l'intuition des maîtres, à leur capacité d'improvisation et de bricolage.
Linda Allal (1983) a plaidé dans " Mesure et évaluation ", pour une voie médiane entre l'intuition pure et une instrumentation si lourde qu'elle en devient dissuasive. L'évaluation formative n'est pas une pratique spontanée, du moins pas au point d'entraîner une véritable régulation des interventions et des apprentissages. Il faut donc former les maîtres, diffuser des modèles, proposer des instruments et des manières de faire. Mais l'excès, dans cette démarche, ne peut que détourner les praticiens d'une évaluation qui leur semble impraticable (Cardinet, 1986 ; Weiss, 1982 ; 1986).
Si l'on ne tient pas compte des conditions concrètes dans lesquelles les élèves et les maîtres travaillent, si l'on ne fait pas la part des approximations, des raccourcis, des arbitraires sans lesquels on ne peut pas vivre dans une école, si l'on n'accepte pas certains flous dans les objectifs, certaines approximations dans les observations, certains flottements dans les interventions, on se condamne à définir un modèle " hyper rationnel " dont l'application sera réservée à des écoles expérimentales ou à certains praticiens hors du commun.
A l'école, surtout à l'école obligatoire, maîtres et élèves sont d'une certaine manière dans un rapport de force. Cela ne veut pas dire que " le pédagogue n'aime pas les enfants ", que la relation pédagogique est une guerre de chaque instant. Mais cela veut dire que les acteurs ont des intérêts partiellement contradictoires. Le maître veut amener ses élèves à un certain niveau de maîtrise en fonction d'échéances précises et dont il ne décide pas seul ; il veut y parvenir dans le cadre d'une activité professionnelle, au prix d'une implication affective et d'un temps de travail limités. En face de lui, il a des élèves qui n'ont pas tous intérêt à coopérer. Certains n'ont aucune envie d'apprendre parce que les connaissances scolaires n'ont pour eux guère de sens. Pour eux, la vie est ailleurs et l'avenir ne se définit pas en termes de réussite scolaire. D'autres ont envie de réussir, mais pas au prix d'efforts surhumains. Comme tout le monde, les élèves sont partagés entre des objectifs à long terme, qui exigent une certaine discipline, et les envies du moment : se laisser vivre, prendre du bon temps.
La relation pédagogique est rarement coopérative à cent pour cent, elle est souvent conflictuelle et l'une des tâches première de presque tous les enseignants du monde est de mettre leurs élèves au travail, de les forcer à faire un effort, à écouter, à progresser dans leurs exercices, à participer aux activités communes, à faire leurs devoirs à la maison. Dans le rapport de force qui s'instaure alors, plus ou moins masqué par une relation personnelle chaleureuse ou un certain climat, l'évaluation a une importance stratégique. Comme l'ont montré Bain (1979) et Chevallard (1986) pour l'enseignement secondaire, le professeur se sert de l'évaluation comme d'un moyen de contrôle de ses élèves. C'est parfois une forme de répression de la déviance individuelle, de l'indiscipline grave ou de la tricherie. Mais c'est surtout une forme de régulation de l'ardeur au travail d'une classe et de son rythme de progression dans le programme.
On peut bien sûr déplorer cet état de choses, souhaiter que les élèves apprennent à leur rythme ce qui leur plaît d'apprendre, les enseignants n'ayant d'autre mission que de les aider à réaliser ce projet. A moins de réserver l'évaluation formative à ces situations idylliques, on n'échappera pas à la question : l'évaluation formative, telle qu'elle est préconisée par les spécialistes, ne fait-elle pas bon marché du contrat didactique ? Comment une évaluation qui ne sanctionne jamais, qui donne toujours une nouvelle chance de faire mieux et de manifester enfin la maîtrise désirée, peut-elle éviter d'offrir à certains élèves un oreiller de paresse ? Il est évident qu'une évaluation " couperet ", essentiellement négative et sélective, décourage les élèves les plus lents et les détourne de l'école. Mais ne soyons pas naïfs au point de croire que tous les élèves jouent le jeu d'une pédagogie de la réussite et d'une évaluation positive. Certains, c'est " de bonne guerre ", tirent tout le profit possible d'une évaluation " laxiste ", et se retrouvent en fin d'année scolaire guère plus compétents qu'au début.
Le problème ne se pose pas seulement pour les élèves en difficulté, mais pour les élèves moyens. Depuis qu'il existe des écoles, une des clauses non écrite du contrat didactique est que l'élève " a la paix " lorsqu'il atteint un niveau " décent " d'excellence, estimé en fonction de ce que savent en moyenne les élèves de même âge. En rupture avec cette clause, la pédagogie de maîtrise et l'évaluation formative participent d'une logique du " toujours plus ". La maîtrise n'est jamais absolue, l'évaluation formative suggère toujours des prolongements, des compléments, des développements qui mèneraient l'élève " plus loin ". Reste à savoir si c'est son ambition, si survivre à l'école ne consiste pas à rester en deçà du possible, à économiser ses forces, à réserver du temps et de l'énergie à d'autres activités.
Les tenants de l'évaluation formative me paraissent parfois manquer de réalisme, voire de cynisme. Ils imaginent l'école comme un lieu où chacun serait en permanence mobilisé en priorité pour enseigner ou pour apprendre. En fait, sans que cette préoccupation soit absente, elle n'est pas toujours la seule, ni même la principale. A l'école, il faut vivre ensemble et obtenir certains résultats présentables à l'extérieur du groupe classe, tant aux parents qu'aux collègues. Le contrat didactique est en partie l'alliance, le compromis qui permettent tant aux maîtres qu'aux élèves de faire bonne figure par rapport à leur environnement. L'évaluation formative ne peut ignorer cette logique.
Pour renoncer aux procédures codifiées dans leur détail, pour faire la part d'observations et de régulations intuitives, il faut considérer que l'évaluation formative est l'affaire des enseignants avant tout. Non pas seulement comme exécutants, mais comme concepteurs et organisateurs d'un système d'évaluation formative convenant à leurs conditions de travail, à leur public spécifique, au curriculum qu'ils enseignent, aux démarches didactiques qui leur semblent les meilleures.
Ce qui veut dire que, plutôt que d'apporter aux maîtres un modèle d'évaluation formative " clés en main ", il vaudrait mieux faire appel à leur imagination et à leur compétence pour qu'ils créent eux-mêmes, seuls ou en équipes, dans le meilleur des cas avec la collaboration de spécialistes de l'évaluation ou de chercheurs en éducation, des systèmes d'évaluation formative s'adaptant de façon souple à la réalité qu'ils vivent et à ses transformations (Vieke, 1987).
Pour que les maîtres inventent leur propre système d'évaluation formative, il faut évidemment qu'ils y voient un intérêt, donc qu'ils soient à la recherche de régulations plus efficaces des apprentissages de leurs élèves, en acceptant d'emblée d'en payer le prix éventuel : davantage d'informations à traiter, des informations plus complexes, portant sur des processus d'apprentissage, des modes de fonctionnement, des attitudes et des rapports au savoir autant que sur des acquis ; davantage de décisions à prendre, des décisions individualisées, techniques, avec des implications relationnelles ; davantage de travail d'observation, d'analyse, de préparation, de suivi ; davantage d'incertitudes, de frustrations, de stress Pour équilibrer ce coût, il faut que les maîtres trouvent dans l'exercice de leur métier des satisfactions équivalentes à celles du médecin ou de l'ingénieur, ce qui suppose davantage d'autonomie et de responsabilité, en même temps que le pouvoir et les moyens de participer à la gestion de l'organisation scolaire. Tout cela ne va pas sans rétributions symboliques et matérielles, ni sans formation plus étendue. Il est vain d'attendre d'enseignants formés très rapidement, mal payés, traités comme des pions sur l'échiquier administratif, enserrés dans un corset de directives bureaucratiques, l'envie et le courage de développer une évaluation formative. La situation des enseignants primaires, par exemple, reste très précaire dans de nombreux pays. On ne leur imposera pas une évaluation formative efficace à la manière d'un horaire ou d'un bulletin scolaire !
La septième condition est à la fois la plus difficile et la plus simple : la seule justification d'une évaluation formative, au-delà de la séduction des mots et des modèles, qui s'use, c'est de limiter l'échec scolaire, d'améliorer la maîtrise des élèves dans quelques domaines fondamentaux. Les maîtres les plus enthousiastes se découragent si les efforts qu'ils déploient n'ont aucun résultat visible.
Dans cette perspective, il vaudrait mieux privilégier des essais limités, ne pas chercher à couvrir tout le curriculum, ne pas viser trop haut en regard des forces disponibles. L'esprit de système est le plus sûr moyen de compromettre l'innovation. Certains enseignants ou certaines équipes pédagogiques, acquis à une démarche proche de la pédagogie de maîtrise, se sont épuisés à traduire le programme entier en objectifs et à fabriquer des tests formatifs dans toutes les disciplines et pour toutes les étapes de l'apprentissage. Ils y ont passé leurs nuits et leurs fins de semaine, ils ont mis sur pied des grilles, des procédures de remédiations, des contrats avec les parents pour se retrouver ployant sous la charge d'un système extrêmement lourd et complexe dont l'efficacité restait douteuse. La tentation est grande alors de dire " c'est utopique " et de revenir à des pratiques traditionnelles.
" Small is beautiful " : ce n'est pas une garantie absolue d'efficacité, mais du moins une façon de maîtriser l'évaluation formative à l'échelle d'une classe ou d'un établissement. La possibilité de travailler en équipe ou dans un projet innovateur ne devrait pas, comme souvent, susciter les plus folles ambitions, mais plutôt permettre de mener à bien quelques tentatives limitées !
Les sept conditions esquissées plus haut ne doivent pas être prises au pied de la lettre. Chaque système scolaire exige une analyse particulière.
L'une des difficultés majeures de l'innovation est la capacité qu'ont les organisations de réinterpréter les idées les plus neuves dans des catégories anciennes, d'assimiler les pratiques les plus novatrices à la logique de leur fonctionnement. Le temps n'est plus où les systèmes scolaires pouvaient ouvertement refuser de souscrire aux idées d'objectifs, de différenciation, d'évaluation formative. On peut même supposer que nombre d'acteurs, à tous les niveaux de la hiérarchie, sont acquis en toute bonne foi à ces perspectives séduisantes. Ce n'est pas suffisant.
Préconiser la stratégie du cheval de Troie, ce n'est pas simplement attendre que les idées de différenciation et d'évaluation formative " fassent leur chemin " ou que l'informatique rende facile ce qui paraissait hier encore " impossible ". Il est vrai que ce qui restait langage de spécialiste il y dix ans est aujourd'hui dans toutes les bouches ou presque. Il importe que les représentations soient toujours mieux partagées et de plus en plus explicites. Mais le passage à l'acte (Huberman, 1987) exige plus qu'un vague consensus. Pour accroître la part de l'évaluation formative dans l'école publique, il faut une volonté politique et une stratégie cohérente. L'innovation passera encore par des lieux innovateurs, des recherches, des expériences pilotes. Mais elle passera aussi et peut-être de plus en plus par des mesures générales : non pas des généralisations hâtives de l'évaluation formative à un grand nombre de classes, par décret, mais par une série de décisions convergentes, touchant à la formation des maîtres, à l'information des parents, à la conception des moyens d'enseignement et des didactiques, à l'allégement des programmes, à leur formulation en termes de maîtrises visées, à une organisation plus souple des degrés et des classes.
Le souci de développer l'évaluation formative ne saurait donc être délégué à des spécialistes : il participe d'une politique de l'éducation plus égalitaire qui doit se manifester simultanément dans de multiples domaines interdépendants.
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