|
(Genève), 1989, n° 15, pp. 20-23. |
Généraliste
honoris causa,
un métier davenir ?
Faculté de psychologie et des
sciences de léducation
Université de Genève
1989
Plus praticien que moi, tu meurs ! Dans lenseignement, et singulièrement dans lenseignement primaire, il faut être généraliste ou du moins lavoir été pour avoir quelque crédit. Les autres parlent sans savoir, pense-t-on.
Dès que lon cesse de travailler dans une classe, il devient donc essentiel dafficher de beaux restes. Avec doigté de préférence, avec ce mélange de familiarité et dhumilité qui définit lancien praticien. Tout lart est de dire " nous " en parlant des enseignants ou dévoquer discrètement ce quon faisait en classe, au temps où
Pour la plupart, ceux qui ont quitté la classe pour exercer dautres fonctions durables (inspecteur, chercheur, méthodologue, formateur dadultes ou chargé de mission) ne manifestent pas une propension spectaculaire à y retourner. Mais leur légitimité reste, des années plus tard, solidaire de leurs qualités présumées de bons enseignants appelés à dautres tâches. Ceux qui ont quitté la classe laissent entendre à loccasion, quils sy sentaient fort bien, quils ont hésité à franchir le pas, mais que cest précisément en raison de leur maîtrise pédagogique quils ont été sollicités. À linverse, parmi les enseignants qui travaillent dans les classes, il est courant de disqualifier un inspecteur ou un méthodologue en suggérant que lorsquil avait des élèves, ce nétait pas très brillant
Autre figure de ce rituel : ceux qui ont quitté la classe entretiennent lillusion quils pourraient, sil le fallait, " reprendre le collier " et se sentir parfaitement à laise au milieu dun groupe denfants. En contrepoint on connaît le " Jaimerais bien le voir dans une classe ", qui témoigne dun scepticisme assez souvent affiché quant à la capacité des cadres et autres formateurs ou détachés de savoir encore enseigner.
Revendiquée ou déniée, la compétence à tenir une classe paraît être, dans le cercle des gens décole, la forme dexcellence dont dérive toutes les autres. Il sensuit que les qualifications acquises dans lexercice dune autre fonction apparaissent toujours surajoutées et somme toute secondaires. Il paraît exclu de devenir un bon inspecteur ou un bon formateur dadultes si lon na pas été un enseignant au moins convenable.
Cette vue des choses nest sans doute pas sans fondement. Mais elle sexplique surtout par le fait que dans lécole, il est très peu de fonctions auxquelles on accède sans avoir été dabord enseignant. Échappent à cette règle les métiers de lentretien, les professions techniques et quelques fonctions de gestion ou de recherche qui requièrent des qualifications spécialisées. Dans leur immense majorité, tous ceux qui nenseignent pas ont tenu une classe pendant quelques années et ont appris leur nouveau métier comme ils pouvaient, souvent livrés à eux-mêmes, sans formation organisée, plus rarement avec un encadrement, voire une véritable formation en emploi.
Lécole vit encore, au contraire de la plupart des organisations de taille comparable, sur lillusion que chacun fait en gros le même métier, avec quelques variantes. Si, au fond de lui, le chercheur en pédagogie, le spécialiste de laudiovisuel ou le didacticien reste enseignant, peut-être nest-ce pas par nostalgie mais parce que cest la seule identité professionnelle véritablement reconnue.
Limpression de faire partie dune grande famille a certainement des avantages. Par exemple une solidarité presque automatique des gens décole contre les attaques ou simplement les demandes de lextérieur, quelles viennent de lopinion publique ou des parents délèves. Alors que dans dautres grandes entreprises ou organisations, les cloisonnements et les corporatismes professionnels affaiblissent lunité de lensemble, lécole fait plus facilement bloc, toutes opinions et fonctions confondues.
Mais le mythe de la grande famille affaiblit lidentité de tous ceux, qui deviennent nombreux, qui ont dautres fonctions que de travailler avec des élèves. Chaque fois quils tentent de sorganiser, daffirmer leur différence, la masse des praticiens et leurs représentants syndicaux les rappellent à lordre, leur signifient quils demeurent des enseignants comme les autres, quils nont droit à aucun privilège particulier et quils sont au bénéfice dune sorte de congé de tenue de classe. Dans ce climat, toute tentative dorganisation des professionnels exerçant la même fonction devient vite suspecte de dissidence ou de recherche de privilèges.
En refusant un statut et une qualification spécifiques aux didacticiens, aux formateurs dadultes, aux enseignants-chercheurs par exemple, on rend leur formation plus difficile. Dabord parce quon ne peut guère la certifier sans accréditer lidée quon parle dun autre métier, avec une qualification différente, voire supérieure à celle des généralistes qui travaillent en classe. Ensuite parce que linvestissement dans une formation est souvent découragé par labsence de garanties de carrière. Qui voudrait apprendre un nouveau métier sans que cet apprentissage soit socialement et financièrement reconnu ? Aussi longtemps quon entretient la fiction de la continuité et de la ressemblance des compétences, la formation se résume à une mise au courant et néquivaut même pas toujours à un recyclage en bonne et due forme, tel celui quon exige des enseignants lors des rénovations de curriculum.
Le refus des différences de métiers a une autre conséquence majeure : puisque tout le monde est enseignant, toutes les dissensions sont des querelles de famille. Si bien quon interprète rapidement les divergences comme des questions de personnes ou de pouvoir.
On refuse alors de voir cette réalité, évidente dans dautres secteurs : la division du travail est un enjeu permanent entre les professions ; le partage des territoires, la transmission des dossiers, les conflits de compétence, les inégalités de statut ou de salaire, les possibilités de promotion ou de mobilité dune catégorie à lautre sont au centre dun débat parfaitement légitime, même sil nest pas tous les jours facile à vivre. À lhôpital, chacun travaille en principe dans lintérêt des malades. Mais on reconnaît parfaitement que les infirmières nont pas le même point de vue que les aides hospitalières, les techniciens, les médecins ou le personnel administratif. Chacune de ces catégories fait valoir ses intérêts et ses perspectives dans divers lieux de concertation, dans le cadre du fonctionnement régulier de lorganisation aussi bien que dans le cadre des accords entre associations professionnelles.
À lintérieur de lécole primaire genevoise, seuls les directeurs et les inspecteurs exercent des métiers clairement distincts de la fonction enseignante. Et encore entretient-on volontiers lidée que par-delà les barrières hiérarchiques, il reste une complicité entre praticiens. Pour le reste, rien nest clair. Si bien que lassociation professionnelle représente désormais un corps enseignant dans lequel coexistent en réalité des fonctions ou des statuts provisoires fort différents. Il lui revient donc darbitrer entre différentes fonctions alors quailleurs, lorsque les divers corps professionnels sont clairement identifiés et ont chacun leur propre organisation syndicale ou corporative, ils négocient ouvertement entre eux autant quavec les directions.
Lassemblée récente de la SPG sur la limitation à cinq ans des fonctions de " non généraliste ", illustrait parfaitement cette confusion : dans la même salle, en toute égalité conformément aux statuts actuels, prenaient la parole des chefs de services, des formateurs ou méthodologues, des enseignants dappui, des détachés ou des généralistes titulaires de classe. En réalité, il sagissait dun dialogue, voire dun conflit, entre des porte-parole de groupes professionnels différents, les uns déjà bien définis, les autres émergents. Mais statutairement, il sagissait dun échange entre égaux, ce qui ne pouvait quobscurcir le débat. Si elle devient de fait un cartel représentant plusieurs professions, la SPG, investira à coup sûr beaucoup dénergie dans la construction dune façade unitaire.
En principe, toutes les fonctions et tous les métiers de lenseignement primaire devraient apporter leur soutien à laction quotidienne des généralistes titulaires et non titulaires, qui sont le plus directement responsables de la formation des élèves et des relations avec les familles. Ni la recherche en didactique, ni les nouvelles technologies, ni la formation continue, ni la recherche en éducation ne sont des fins en elles-mêmes. Il est donc parfaitement légitime que ceux qui enseignent demandent des comptes aux autres professionnels de lécole primaire et réagissent lorsquils ont limpression dun oubli de la demande initiale, dun fonctionnement en circuit fermé, dune incompétence protégée ou dune distance croissante entre certains spécialistes et la réalité des classes.
Maîtriser les dérives est certes laffaire de la direction générale. Mais il importe que les généralistes exercent un contrôle direct sur ceux qui fabriquent les moyens denseignement, proposent des pistes didactiques, dispensent la formation continue ou orientent linnovation et la recherche. Un tel contrôle nest pas dordre hiérarchique. Il sapparente à celui quexercent les consommateurs ou les usagers de biens et de services. Il se présente comme un feed-back, parfois comme une mise en garde : " Ce que vous apportez ne répond pas à une nécessité pratique ni à une demande effective ". Ou : " Votre autonomie de spécialiste vous amène à proposer des formations, à construire des moyens ou des didactiques qui ne correspondent pas à ce quattendent ceux qui travaillent dans les classes ".
Ce contrôle, comment sexerce-t-il aujourdhui dans linstitution ? Il paraît relativement diffus, précisément en raison de la fiction dégalité des rôles et des statuts. Il relève de la règle non écrite : " Ne marche pas sur mes plates-bandes, je ne marcherai pas sur les tiennes ". On sait fort bien que dans les organisations, le contrôle réciproque des égaux est en général très laxiste, par solidarité, par volonté de ne pas faire alliance avec la hiérarchie, par gain de paix ou par absence de droit de regard sur le travail des " collègues ". Dès le moment où les professions sont clairement séparées, chacune a un cahier des charges et un contrat avec les autres. Il devient dès lors possible den évaluer lapport sans tomber dans la querelle de personnes ou la chasse aux sorcières. Dun professionnel à part entière, prétendant exercer avec compétence un autre métier, on peut exiger davantage que dun (ancien ?) collègue de bonne volonté. On peut exiger par exemple des didacticiens, chercheurs et formateurs dadultes quils sachent ce qui se pratique dans les classes daujourdhui en y passant du temps tout au long de lannée, voire en faisant périodiquement des stages ou des remplacements de plus longue durée. Ces attentes sont légitimes, mais elles nimpliquent pas un retour aux fonctions ou au statut antérieurs.
Pour les raisons qui précèdent, je me demande sil est sage despérer endiguer une différenciation des fonctions et des statuts dans lenseignement primaire. Cette évolution participe dune tendance très générale dans les sociétés postindustrielles et accompagne en particulier lexpansion continue du secteur tertiaire. Je ne dis pas que cette évolution est toujours une bonne chose. La question est plutôt de savoir sil est encore temps de sy opposer ou sil ne vaut pas mieux laménager ouvertement.
Je vois bien les risques dune renaissance de corporatismes multiples, dun affaiblissement de linfluence de lassociation professionnelle des enseignants, qui se heurtera non seulement à lautorité scolaire mais à dautres associations défendant leur territoire et leur statut. Mais ne sommes-nous pas déjà, à Genève, dans cette situation ? Ne faut-il pas faire de nécessité vertu ?
Peut-être une telle clarification va-t-elle à contre-courant. La SPG semble tentée de plaider encore pour le maintien de tous les spécialistes dans la grande famille des enseignants. Quant aux spécialistes eux-mêmes, leurs discours et leurs pratiques sont plutôt ambigus. Ils revendiquent certes un statut, une formation, une stabilité, mais ils ne donnent guère de signes dêtre prêts à changer de métier sans espoir de retour. Ils donnent plutôt limpression, et sans doute est-ce de bonne guerre, de chercher à gagner sur les deux tableaux : consolider une situation acquise sans se fermer toute porte de sortie, sidentifier au corps enseignant par moments, affirmer sa différence à dautres.
On peut comprendre que chacun ait envie de ménager ses arrières. Changer de métier représente toujours un risque, on peut être déçu ou constater quon sest engagé avec une image fausse de ce quon devrait faire ou de ce quon devrait apprendre. Mais tout changement de métier nest-il pas, pour une part, un saut dans linconnu, un pari ? Pourquoi faudrait-il protéger davantage ce changement-là que tous ceux qui sopèrent quotidiennement dans la fonction publique ou le secteur privé ? Dautant plus que le retour à la base ou aux fonctions antérieures nest jamais fermé si lon ne prétend pas en même temps conserver les avantages acquis Même ambiguïté sur le plan syndical : les spécialistes nont pas nécessairement intérêt à sexclure de la Société pédagogique genevoise. Actuellement, ils en sont membres et peuvent, on la vu récemment, y défendre leur point de vue comme des collègues sadressant à des collègues. Ce qui ne les empêche pas, dans dautres lieux, de parler en leur nom propre. Une clarification obligerait à une séparation nette des associations et mettrait les spécialistes en demeure dapprendre à sorganiser et à se confronter à dautres partenaires sociaux.
Aussi longtemps que les représentants des généralistes affirment lunité du corps enseignant, les spécialistes ne risquent pas grand chose à revendiquer leur différence. Le jour où il faudra en payer le prix, ils deviendront peut-être hésitants.
Parmi les arguments avancés en faveur dune limitation à cinq ans des fonctions de méthodologue, chargé de mission ou détaché auprès dun service, lun des plus intéressants touche aux possibilités de renouveau professionnel quoffrent ces fonctions à un grand nombre denseignants. On peut certes ironiser en calculant le nombre de décennies quil faudrait pour que tous les généralistes aient loccasion de passer quelques années dans lun ou lautre service. Mais nul ne prétend que ce doit être un mode généralisé de formation continue. Une majorité denseignants ne tiennent pas particulièrement à devenir méthodologues ou chargés de mission et se satisfont dune formation continue à la carte, qui sorganise et sétoffe. Mais il faut certainement penser à ceux des généralistes qui envisageraient avec plaisir et intérêt la possibilité de travailler quelques années hors de leur classe, pour approfondir un domaine technologique, didactique ou scientifique dans le cadre dune mission ou dune fonction plus spécialisée.
Il est vrai que la cristallisation de statuts clairement séparés pénaliserait ceux qui souhaitent rester enseignants, quils soient aujourdhui dans une classe ou dans un service. Pour ceux qui nont pas encore saisi leur chance, lhorizon se fermerait. Pour ceux qui ont accepté de quitter leur classe quelques années, un choix décisif se présenterait.
Il importe donc de maintenir un certain nombre de fonctions ou de statuts temporaires, qui offrent aux enseignants généralistes la possibilité de se " ressourcer ", dapprofondir un aspect du métier avant de reprendre une classe. Pour le système dans son ensemble, cela garantirait une certaine souplesse dans lemploi des forces de travail, compte tenu de la conjoncture démographique et des fluctuations liées à lalternance de phases de rénovation et de moments plus calmes dans chaque discipline.
Les services gagneraient aussi à conserver des ressources et des postes attribués temporairement. Cela leur permettrait par exemple dajuster leur offre de formation continue aux variations de la demande. Mais surtout, cela offrirait une filière de recrutement pour les postes plus stables. Ainsi, on pourrait convenir par exemple que, dans la règle, on ne devient pas demblée chargé de mission ou formateur dadultes avec un statut définitif. On travaille un à trois ans comme collaborateur temporaire dun service, avec la possibilité, au terme de cette période, soit de reprendre une classe soit de prétendre à une nomination à un poste permanent. Ce serait aussi une filière de reconversion et de formation.
Avec un peu dimagination, il me paraît donc possible de clarifier la division du travail sans empêcher toute flexibilité et toute mobilité.
http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1989/1989_02.html
Téléchargement d'une version Word au format RTF :
http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1989/1989_02.rtf
© Philippe Perrenoud, Université de Genève.
Aucune reprise de ce document sur un site WEB ou dans une publication imprimée ne peut se faire sans laccord écrit de l'auteur et dun éventuel éditeur. Toute reprise doit mentionner la source originale et conserver lintégralité du texte, notamment les références bibliographiques.
Autres textes : http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/textes.html Page d'accueil de Philippe Perrenoud : http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/ Laboratoire de recherche Innovation-Formation-Éducation - LIFE : |