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1989, n° 35, pp. 3-5. |
Lévaluation entre hier et demain
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1989
Contrairement aux apparences, lévaluation nest pas une torture médiévale. Lobsession dévaluer est une invention plus moderne, née avec les collèges aux environs du 17ème, devenue indissociable de lenseignement de masse que nous connaissons depuis le 19ème siècle avec la scolarité obligatoire.
Y eut-il jamais, dans lhistoire de lécole, consensus sur la façon dévaluer et les niveaux dexigence ? Lévaluation attise nécessairement les passions, puisquelle hiérarchise, quelle stigmatise lignorance des uns, pour mieux célébrer lexcellence des autres. Lorsquils revivent leurs souvenirs décole, certains adultes associent lévaluation à une expérience gratifiante, constructive, alors que pour dautres elle évoque une suite dhumiliations. Chacun espère ou craint de revivre les mêmes émotions à travers ses enfants ou ses élèves. Et surtout, les enjeux réels ou supposés sont trop grands pour quaucun système de notation ou dexamen fasse durablement lunanimité. Il se trouvera toujours quelquun pour dénoncer la sévérité, larbitraire, lincohérence ou le manque de transparence des procédures ou des critères ; ces critiques appelleront invariablement un plaidoyer pour les classements, malgré leur imperfection, au nom du réalisme, de la formation des élites, du mérite, de la fatalité des inégalités
Évaluer, cest contribuer à répartir la population scolarisée en niveaux dexcellence, en fonction desquels se décideront la sélection, lorientation vers diverses filières scolaires ou vers le marché du travail, la certification. Évaluer, cest aussi privilégier une façon dêtre en classe et au monde, valoriser un modèle délève appliqué et docile, ou au contraire imaginatif et autonome. Comment, avec de tels enjeux, rêver dun consensus sur la forme ou le contenu des examens ou de lévaluation continue pratiquée en classe ?
Peut-être les débats daujourdhui sont-ils liés à une nouvelle crise des valeurs ou de la culture ; mais on aurait tort de croire quils succèdent à un âge dor de lévaluation triomphante et incontestée. La question est plutôt de savoir si chaque époque réinvente, à sa manière et dans son langage, les figures imposées dun débat de toujours, ou sil se passe aujourdhui quelque chose de neuf.
Englués dans le présent, nous avons toujours envie de croire que lhistoire bascule sous nos yeux. Je nirai pas aussi loin. Les décennies qui sachèvent ont démontré la force dinertie du système, par delà les discours réformistes. Combien de pédagogues ont-ils cru faire définitivement le procès des notes ? Or elles sont toujours là, et bien là
Je soutiendrai plus prudemment la thèse que, progressivement, quelque chose change dans la position des problèmes : alors quil porte depuis toujours sur les modalités de lévaluation, le débat touche désormais au moins autant à ses finalités mêmes. Peut-être passons nous lentement de la mesure obsessionnelle de lexcellence à une évaluation au service des apprentissages Mais rien nest joué !
Lévaluation est traditionnellement associée, dans lécole, à la fabrication de hiérarchies dexcellence (Perrenoud, 1984) Les élèves sont classés, comparés entre eux en vertu dune norme dexcellence définie dans labsolu ou incarnée par le maître et les meilleurs élèves. Le plus souvent, ces deux références sont mêlées, avec une dominante : ainsi, dans lélaboration des barèmes, certains professeurs partent-ils dexigences préétablies, en les modulant éventuellement selon le niveau effectif des copies ; dautres construisent leur barème en fonction de la distribution des résultats, sans aller jusquà mettre systématiquement la meilleure note possible à la meilleure copie et la plus sévère à la moins bonne.
Chaque épreuve crée une petite hiérarchie, artistement mise en valeur dans certaines classes secondaires au moment de la restitution des copies. Comme les petits ruisseaux, ces hiérarchies se combinent pour former des hiérarchies globales par discipline scolaire, pour un trimestre, pour une année scolaire, pour lensemble dun cycle détudes enfin.
De contenus fort divers, elles ont en commun de renseigner davantage sur la position dun élève dans un groupe ou sur sa distance relative à la norme dexcellence que sur le contenu effectif de ses connaissances. Il est au-dessus ou au-dessous " de la barre ", meilleur ou pire que ses condisciples. Quant à savoir de combien Selon les professeurs et les disciplines, un écart de deux ou trois points dans la notation peut séparer le brillant élève du cancre, ou au contraire classer artificiellement des élèves de niveau assez voisin Quon pense par exemple à la façon dont on note encore souvent la dictée. Entre celui qui ne fait aucune erreur et celui qui en fait six, y a-t-il une véritable différence de maîtrise ? Ou lévaluation est-elle simplement une mécanique qui crée de la hiérarchie, le cas échéant à partir de pas grand-chose ?
Sociologiquement, une hiérarchie dexcellence nest jamais le pur et simple reflet dune réalité. Les inégalités et les différences culturelles existent bel et bien, mais lévaluation choisit den donner, à un moment défini, selon des critères définis, une image publique ; les mêmes écarts peuvent être dramatisés ou banalisés selon la logique daction à luvre. Car on névalue pas pour évaluer, mais pour décider.
À lissue dune année scolaire ou dun cycle détudes, les hiérarchies dexcellence scolaire décident de la promotion au degré suivant ou de lorientation dans telle ou telle filière ; plus globalement, tout au long du cursus, elles régissent de ce quon appelle réussite ou échec scolaire. Échelle très différenciée - au dixième de point près si nécessaire - une hiérarchie dexcellence se transforme facilement en dichotomie ; il suffit dintroduire un ou deux points de coupure pour fabriquer des ensembles réputés homogènes : ceux qui redoublent dun côté, ceux qui progressent dans le cursus de lautre, ceux qui vont dans les sections prégymnasiales et ceux qui restent à lécole primaire ou sont condamnés aux sections pratiques.
En cours dannée scolaire, les travaux de contrôle, les épreuves de routines, les interrogations orales, la notation de travaux personnels et de dossiers fabrique de " petites " hiérarchies dexcellence, dont aucun nest décisive, mais dont laccumulation et le cumul préfigurent la hiérarchie finale., soit parce quelle se fonde largement sur les résultats obtenus en cours dannée, soit parce que lévaluation continue fonctionne comme un entraînement à lexamen.
Cette anticipation joue un rôle majeur dans le contrat didactique entre le maître et ses élèves comme dans les relations entre la famille et lécole. Comme la fort bien montré Chevallard (1986) pour les professeurs de mathématique du secondaire, les notes servent dabord dans un marchandage entre le maître et ses élèves. Elles permettent au maître de faire travailler ses élèves, obtenir leur application, leur silence, leur concentration, leur docilité en vue de lobjectif suprême : réussir lannée. La note est un message qui ne dit pas dabord ce que sait lélève, mais ce qui risque de lui arriver " sil continue comme ça " jusquà la fin de lannée. Message rassurant pour les uns, inquiétant pour les autres, quil sadresse aux élèves dune même classe ou aux classes parallèles dun même établissement.
Au-delà des élèves, le message vise les parents, avec la demande implicite ou explicite dintervenir avant quil ne soit trop tard. Lévaluation a pour fonction, lorsquelle sadresse à la famille, de prévenir, au double sens dempêcher et davertir. Elle met en garde contre léchec qui se profile ou au contraire elle rassure, dans le style " pourvu que ça dure ". Lorsque les jeux sont presque faits, elle prépare les esprits au pire ; une décision de redoublement ou de non admission dans une filière exigeante ne fait que confirmer les pronostics défavorables communiqués de longue date à lélève et à sa famille.
Lautre fonction traditionnelle de lévaluation, cest de certifier des acquis à légard de tiers. On pense dabord aux diplômes de toutes sortes qui garantissent une formation aux employeurs potentiels et permettent donc aux élèves de se présenter sur le marché du travail. Mais la certification fonctionne aussi à lintérieur du système scolaire, entre cycles détudes et entre années scolaires. Lévaluation qui la fonde ninforme pas beaucoup plus que lévaluation continue sur le contenu des savoirs et des savoir-faire acquis et sur le niveau de maîtrise atteint. Elle garantit surtout quun élève sait " ce quil faut savoir " pour accéder au degré suivant, à une filière ou à une profession. Entre maîtres des différents degrés ou des cycles détudes successifs, entre lécole et les employeurs, le niveau et le contenu des examens ou de lévaluation sont bien sûr des enjeux périodiques. Mais dans le cadre du fonctionnement régulier du système, on fait comme si ceux qui évaluent savaient ce quils ont à faire et on leur accorde une certaine confiance. Lintérêt dune certification, cest justement de navoir pas à être contrôlée sur chaque point.
À lintérieur du système scolaire, la certification est surtout un mode de régulation de la division verticale du travail pédagogique. Ce quon certifie au maître reprenant les élèves au degré ou au cycle suivant, cest quil pourra travailler comme dhabitude. Ce que cela recouvre nest pas tout à fait indépendant du programme et dacquis minimaux, mais peut varier beaucoup dun établissement à lautre, en fonction du niveau effectif des élèves et de lattitude du corps enseignant.
Dans tous les cas, lévaluation nest pas une fin en soi. Cest un rouage dans le fonctionnement didactique et plus globalement dans le fonctionnement du système scolaire. Elle sert essentiellement à contrôler le travail des élèves et à gérer les inégalités.
Sans doute y a-t-il eu depuis que lécole existe des pédagogues pour se révolter contre les notes et vouloir mettre lévaluation au service de lélève plutôt que du système. Cette attitude, longtemps marginale, est devenue désormais assez commune pour que se fasse jour une autre conception de lévaluation, orientée vers la régulation continue et si possible individualisée des apprentissages des élèves. On parle alors dévaluation formative ou formatrice.
Que lévaluation puisse ou doive aider lélève à apprendre, est-ce une idée neuve ? De tous temps, les maîtres ne se sont-ils pas servis de lévaluation continue pour ajuster le rythme et le niveau de leur enseignement ? Ne connaît-on pas depuis longtemps maints exemples de maîtres utilisant lévaluation dune façon plus individualisée, pour mieux cerner les difficultés de certains élèves et tenter dy remédier ?
Toute action pédagogique repose sur une part dévaluation formative, au sens où il y a inévitablement une part de régulation en fonction des apprentissages observables (Perrenoud, 1988). Pour devenir une pratique nouvelle, il faut que lévaluation formative soit la règle et sintègre à un dispositif de pédagogie différenciée. Avec cette définition exigeante, nous sommes loin des pratiques les plus communes et il est difficile daffirmer que tout enseignant fait constamment de lévaluation formative.
Depuis quelle existe, lécole sest accommodée déchecs et dinégalités, réputés faire partie de lordre des choses. Il importait certes que lenseignement soit correctement dispensé et que les élèves travaillent, mais la pédagogie ne prétendait pas au miracle. Lévaluation ne pouvait que " révéler " linégalité des dons. Dans cette perspective, une évaluation formative naurait pu quaccélérer ou retarder linévitable.
Lorsque Bloom, dès les années soixante, plaide pour une pédagogie de la maîtrise (Huberman, 1988), il part dun tout autre postulat. Au niveau de lécole obligatoire, dit-il, " tout le monde peut apprendre " : 80 % des élèves peuvent maîtriser 80 % des connaissances et des savoir-faire inscrits au programme. Il suffit dorganiser lenseignement de sorte à individualiser le contenu, le rythme et les modalités dapprentissage en fonction dobjectifs clairement définis à moyen terme. Du coup, lévaluation formative devient linstrument privilégié dune régulation continue des interventions et des situations didactiques. Limportant nest plus de fabriquer des hiérarchies, mais de savoir ce quil faut faire pour que lélève progresse dans le sens des objectifs. La médecine ne se soucie pas de classer les patients, du moins malade au plus gravement atteint. Elle sefforce de préciser pour chacun un diagnostic individualisé fondant une action thérapeutique adaptée. Mutatis mutandi, lévaluation formative a la même fonction dans une pédagogie différenciée.
À cette fin, les épreuves scolaires traditionnelles sont de peu dutilité (Cardinet, 1983, 1986). Car elles sont essentiellement conçues pour le décompte plus que lanalyse des erreurs ou des maîtrises. Une épreuve classique permet de mettre une note, mais elle ne dit guère comment sopèrent lapprentissage et la structuration des connaissances dans lesprit de lélève. Lévaluation formative doit donc forger ses propres instruments, qui vont du test critérié, mesurant un niveau dacquisition ou de maîtrise, à lobservation des méthodes de travail, des procédures, des processus intellectuels chez lélève.
Le diagnostic est inutile sil ne débouche pas sur une action appropriée. Une véritable évaluation formative est nécessairement couplée à une intervention différenciée, avec ce que cela suppose en termes de moyens denseignement, daménagements de lhoraire, dorganisation du groupe-classe, voire de transformations radicales des structures scolaires (Allal, Cardinet & Perrenoud, 1979).
Nous nen sommes pas là en Suisse romande. Mais lévaluation formative est plus quune chimère. Elle a donné lieu à des essais concrets dans divers cantons et a inspiré lun des volets du projet SIPRI sur lappréciation du travail des élèves. Inutile de cacher cependant quelle se heurte à toutes sortes dobstacles, dans les esprits et dans les pratiques.
Dabord parce quelle exige ladhésion à une vision plus égalitariste de lécole. Pour travailler à la régulation des apprentissages, il faut les croire possibles pour le plus grand nombre. Cette conception est loin de faire lunanimité. Certes, nous nen sommes plus à lidéologie du don " pure et dure " ; chacun ou presque est désormais conscient du poids du milieu culturel dans la réussite scolaire. Les pédagogies de soutien se développent un peu partout et lidée quune différenciation plus systématique de lenseignement pourrait affaiblir léchec scolaire nest plus très originale. Mais la démocratisation de lenseignement est un thème inégalement mobilisateur selon les cantons, on la bien vu à propos des réformes de structures. Et même lorsquil est très présent sur la scène politique, la décision de porter leffort au niveau de la salle de classe et de lindividualisation de lenseignement ne va pas de soi.
Du fait de ces politiques indécises, et pour dautres raisons, lévaluation formative et la pédagogie différenciée dont elle participe se heurtent à des obstacles matériels et institutionnels nombreux : leffectif des classes, la surcharge des programmes, la conception des moyens denseignement et des didactiques, qui ne privilégient guère la différenciation. Lhoraire scolaire, le découpage du cursus en degrés, laménagement des espaces sont autant de contraintes fortes.
Autre obstacle : linsuffisance ou la trop grande complexité des modèles dévaluation formative proposés aux enseignants. La recherche privilégie désormais une voie médiane entre lintuition et linstrumentation (Allal, 1983), et réhabilite la subjectivité (Weiss, 1986). On travaille à un élargissement de lévaluation formative, plus compatible avec les nouvelles didactiques (Allal, 1988). On sattache à décrire les pratiques actuelles avant den prescrire dautres (De Ketele, 1986), on replace lévaluation dans le cadre dune problématique plus large, celle du travail scolaire (Perrenoud, 1984, 1988) ou de la didactique des disciplines (Bain, 1988). Mais ces travaux sont loin dépuiser le sujet. Il reste beaucoup à faire pour donner à un grand nombre de maîtres lenvie et les moyens de pratiquer une évaluation formative.
La formation des maîtres, à ce jour, traite peu dévaluation, et moins encore dévaluation formative. Plus globalement, une pédagogie différenciée suppose une qualification accrue des enseignants, tant dans la maîtrise des connaissances mathématiques ou linguistiques par exemple, que dans le domaine didactique (Thurler & Perrenoud, 1988).
Enfin, lévaluation formative se heurte à lévaluation en place, à lévaluation traditionnelle, quon dit parfois normative. Même lorsque les enjeux traditionnels de lévaluation se font moins vifs, lévaluation formative ne dispense pas les maîtres de mettre des notes ou de rédiger des appréciations dont la fonction nest pas daider les élèves à apprendre, mais de renseigner les parents ou ladministration scolaire. Lévaluation formative est donc toujours une tâche supplémentaire, elle oblige les maîtres à gérer un double système dévaluation. Ce nest pas son aspect le moins dissuasif !
En Suisse romande, les travaux sur lévaluation formative sont nombreux, dans les centres de recherche cantonaux, à lIRDP, à la Faculté de psychologie et des sciences de léducation de Genève. Linda Allal, Jean Cardinet et dautres Romands ont joué un rôle moteur dans la genèse et la consolidation dune Association européenne pour le développement des méthodologies dévaluation en éducation. Lévaluation formative a été, dans le projet SIPRI, mise au même rang de priorité que les programmes ou les relations famille-école par exemple. Dans les rénovations de curriculum en cours, la préoccupation de lévaluation des élèves est présente. La formation continue se développe, la formation initiale sétoffe lentement.
Cette activité pourrait entretenir lillusion que lécole romande est acquise à lidée dune évaluation formative et quon y marche à grands pas. Il nen est rien. Dans les classes, les pratiques dévaluation évoluent globalement vers moins de sévérité. Mais sont-elles plus formatives ? On peut en douter. On développe le soutien pédagogique externe, en classe on travaille davantage par petits groupes, mais est-ce la pédagogie différenciée ? Certainement pas.
Quant à lopinion publique, aux parents, aux autorités scolaires, la pédagogie différenciée nest pas leur cheval de bataille. Il y a dans notre système un décalage important entre le discours moderniste, teinté de sciences de léducation et de pédagogies nouvelles, et les préoccupations prioritaires de la majorité des maîtres et des responsables scolaires.
Rares sont ceux qui sopposeront résolument et ouvertement à une pédagogie différenciée ou à une évaluation formative. À condition quelle soit donnée " par-dessus le marché ", sans compromettre aucune des fonctions traditionnelles de lévaluation, sans toucher à la structure scolaire, sans bouleverser les habitudes des parents, sans exiger de nouvelles qualifications des maîtres.
Lévaluation formative nexige aucune révolution, Mais à force de privilégier le changement dans la continuité, on finira par ne pas changer grand-chose. Un jour ou lautre, lécole romande sera au pied du mur : ou elle persistera à saccrocher au passé tout en tenant un discours davant-garde ; ou elle franchira le pas et sorientera vers un avenir où importeront moins les hiérarchies dexcellence que les compétences réelles du plus grand nombre. De quelle côté la coordination romande fera-t-elle pencher la balance ?
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