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Compte-rendu de
SIROTA, Régine - Lécole primaire au
quotidien
Paris, Presses universitaires de France, 1988
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des
sciences de l'éducation
Université de Genève
1989
Rares sont les auteurs qui prennent autant de peine à situer leur démarche et lobjet de leur recherche dans le champ des sciences de léducation et en particulier des travaux sur les interactions en classe. Le premier chapitre, reprenant dailleurs une partie des éléments présentés ici même (Approches ethnographiques en sociologie de léducation : lécole et la communauté, létablissement, la classe, Revue française de pédagogie, juillet 1987), présente un inventaire très complet des divers courants de recherche sur la classe en ethnologie, pédagogie, psychologie sociale et sociologie de léducation. Lauteur constate que la salle de classe est restée longtemps une boîte noire pour la sociologie française de léducation et fait linventaire aussi bien des acquis de la nouvelle sociologie de léducation que des apports dautres disciplines.
Cette entrée en matière invite à la réflexion épistémologique. Je commencerai donc par là, mais en insistant demblée sur lintérêt du livre tant pour la théorie sociologique que pour la pédagogie, notamment lorsquelle se soucie de lutte contre léchec scolaire.
Une salle de classe est un milieu de vie comme un autre. Les instruments de la psychologie sociale des groupes restreints ou de lethnologie des petites communautés y sont applicables. Ils permettent didentifier des régularités, des schémas dinteraction, des territoires et des hiérarchies, des rites et des normes. Mais la sociologie de léducation a-t-elle vocation à étudier la salle de classe comme un microsystème quelconque, inséré dans une organisation ordinaire ? Peut-elle entrer dans la boîte noire - les établissements, les classes - sans se fondre dans une anthropologie générale de la vie quotidienne ?
Le livre de Régine Sirota montre que lentreprise est possible, et quelle peut sinscrire dans le droit fil des problématiques majeures de la sociologie de léducation en France, en particulier le rapport entre classes sociales et scolarisation. Ce faisant, sans les ignorer, elle sécarte de diverses autres voies qui souvrent aux sociologues intéressés par ce qui se passe dans les salles de classe. R. Sirota népouse pas la posture classique de la pédagogie expérimentale, dont lambition est danalyser les interactions maîtres-élèves pour mieux comprendre les conditions optimales de lapprentissage ou pour mieux définir la qualité de lenseignement. Aux yeux dun sociologue, les situations pédagogiques ne sont jamais réductibles à leur rationalité affichée. R. Sirota ne sinscrit pas davantage dans le courant plus récent centré sur les interactions didactiques et le triangle maître-élève-savoir. Ni dans la mouvance de la sociolinguistique ou de lethnométhodologie.
Sans le méconnaître, elle ne revendique pas non plus lhéritage de la " nouvelle sociologie de léducation ", qui a approché la salle de classe à partir de théories de la connaissance et du curriculum. Le livre se réclame plutôt dune double filiation : avec les sociologies de linégalité sociale devant lécole et du rapport différentiel des diverses classes et fractions de classes à la scolarité, de Girard à Bourdieu, Baudelot et Establet ou Berthelot. Et avec les travaux de Viviane Isambert-Jamati et de léquipe de Paris V, plus proches de lanalyse des organisations, des représentations et des pratiques pédagogiques. Mais sans renoncer à aller voir de près ce qui se passe en classe au jour le jour.
Que les enfants de diverses classes sociales ne réussissent pas également à lécole primaire, nul ne lignore désormais. Comment lexpliquer ? Les théories ne manquent pas, mais notre ignorance des processus à luvre en classe autorise souvent à les renvoyer dos à dos. Les sociologues de léducation ont en général récusé les idéologies du don et insisté sur le capital culturel et linguistique, les attitudes, les stratégies des élèves et des familles. Cependant, toutes les hypothèses ne sont pas équivalentes. On peut se représenter lhéritage culturel comme une simple ressource permettant aux élèves issus de milieux favorisés de donner du sens au travail scolaire et de tirer le meilleur parti de lenseignement. On ne rompt pas alors véritablement avec les explications psychopédagogiques de léchec scolaire en terme de handicap : manque de motivation, niveau insuffisant de développement, pauvreté du capital linguistique, etc. Il importe certes que les sociologues rappellent aussi souvent que nécessaire que le handicap " socioculturel " nexiste quen regard dun curriculum et de normes dexcellence imposés par le système éducatif et à travers lui par les classes dominantes. Mais tout se passe souvent comme si cette mis à nu de larbitraire dispensait de montrer comment les différences culturelles se transforment en inégalités de réussite.
Régine Sirota adopte une autre perspective : elle considère les élèves comme des acteurs dont lappartenance sociale influence les pratiques en classe et lexercice du métier délève, plutôt que de moduler immédiatement les apprentissages. Partant du postulat que les pratiques scolaires dun enfant en situation pédagogique sont une métaphore de lensemble de ses pratiques sociales, lauteur ne séloigne pas véritablement dune théorie de lhabitus comme grammaire génératrice des pratiques. Elle se garde dautre part daccorder à la situation pédagogique une trop grande autonomie et insiste au contraire sur les origines extrascolaires des attitudes et des investissements observables en classe. En ce sens, il sagit dun interactionnisme bien tempéré : le souci de démontrer lunité des pratiques et le poids de la position sociale dans chaque geste peut fonctionner comme un écran, qui masque les déterminismes proprement sociologiques inhérents à la situation, tels que Goffman les a mis souvent en évidence. Mais du moins cette posture classique ninterdit-elle pas à lauteur de sintéresser au travail scolaire, aux initiatives et aux stratégies des élèves dans linteraction quotidienne.
Paradoxalement, elle adopte cette perspective pour étudier la participation des élèves aux leçons de français en grand groupe, alors même que cette situation frontale, assez traditionnelle, incline plutôt à prêter crédit aux explications classiques de linégalité devant lécole, en termes dintérêt, de motivation, de bonne volonté, dattention, de maîtrise du code, autrement dit de ressources inégales pour suivre et comprendre le discours magistral. R. Sirota montre que, même dans ce cas de figure, la part des pratiques et des stratégies des acteurs est déterminante.
Certes, on pourra regretter quelle ne prenne en compte que la participation des élèves à linteraction au sein du groupe-classe. La vie et le travail quotidien ont à lécole comme ailleurs bien dautres facettes, dans lesquelles se manifestent dautres homologies avec des pratiques sociales extrascolaires, par exemple dans le rapport à lespace, au temps, au savoir, à la règle, à autrui. De la délimitation drastique du quotidien, R. Sirota tire cependant un double avantage, théorique et méthodologique.
Dabord elle isole, dans la complexité de la vie quotidienne en classe, un double réseau de communication :
Peut-être cette opposition aurait-elle mérité quon sy arrête plus longuement. Elle rend compte de la double vie qui sorganise dans toute institution totale, qui prétend régir complètement et durablement la vie quotidienne et les activités des personnes au sein dune organisation. Lattitude pédagogique dun enseignant se manifeste notamment par sa tolérance, consciente ou involontaire, à lendroit de la communication clandestine. De la répression du bavardage aux pédagogies actives partant du " vécu " et de lanecdote, les classes primaires offrent un large éventail de pratiques. Les sept classes primaires observées par R. Sirota semblent appartenir à une frange moyenne, mais le lecteur narrive guère à situer la participation des élèves dans une organisation pédagogique globale du travail et du temps scolaires. Le livre ouvre des pistes pour une observation anthropologique plus riche du système de travail et de la pratique enseignante autour de la communication. Mais cest une voie dans laquelle R. Sirota ne nest pas engagée, même si elle a complété lobservation des interactions par des entretiens avec les maîtres, ou plutôt les maîtresses (six sur sept).
En revanche, la recherche est allée avec méthode et persévérance au bout de ses hypothèses :
Dans le réseau principal de communication, la recherche prend en compte trois composantes de la participation des élèves :
Dans le réseau parallèle, R. Sirota observe des conduites plus difficiles à interpréter en termes de communication, et dont la signification nest pas toujours évidente :
Ces catégories composent une grille originale, que R. Sirota, assistée de plusieurs collègues, a mise en uvre une semaine durant, dans sept classes de CM1, pendant les activités de français. Plusieurs observateurs indépendants ont codé sur le vif les interventions des élèves et les réactions des maîtresses. À quoi sajoute lenregistrement des propos échangés. Ce qui donne un corpus de 50000 observations. Elles se sont pas tout à fait indépendantes, puisquelle ne concernent que 175 élèves et 7 enseignants. Mais leur nombre autorise un traitement statistique prudent, qui permet dune part de mettre en évidence les différences entre classes, dautre part de voir si le profil des interventions varie avec le niveau scolaire et/ou la classe sociale des élèves.
Comment éviter que les arbres ne cachent la forêt ? R. Sirota introduit une norme implicite, ce quelle nomme la règle du jeu. Elle fait lhypothèse que la façon dont les bons élèves se servent du réseau de communication représente une sorte doptimum adaptatif. Il resterait à montrer que leur réussite découle de leur mode de participation. La recherche nétablit quune forte corrélation. En comparant les meilleurs (le quart supérieur selon la moyenne de lannée) et les moins bons (le quart inférieur), R. Sirota constate :
Ces tendances sont observées dans chaque classe, alors même que la communication ne présente pas dans chacune la même allure. Parmi les surprises relatives, notons le fait que les interventions sans rapport avec le contexte sont plutôt le fait des bons élèves, qui se plient aussi moins souvent à linjonction " Ne texprime quaprès avoir demandé et obtenu la parole ". Le niveau scolaire nest pas synonyme de conformisme absolu. Il nest pas incompatible, au contraire, avec une certaine liberté, qui manifeste lassurance de lélève gratifiant parce quil participe, fût-ce de façon un peu désordonnée. R. Sirota note quà travers le profil dintervention des bons élèves se dessinent les attentes du maître et les règles du jeu quil instaure chaque jour dans sa classe.
Dans le réseau parallèle, on constate que les mauvais élèves décrochent trois fois plus, se déplacent deux fois plus, bavardent un peu plus.
Les filles ne se distinguent guère des garçons quant à la nature de leurs interventions dans le réseau principal de communication. En revanche elles bavardent moins, sagitent moins, décrochent moins, mais se rendent plus souvent auprès de la maîtresse. La différence se situe donc par rapport au réseau parallèle. Doù limpression que les filles, du moins à lécole primaire, se manifestent par leur esprit de sérieux et leur meilleure compréhension de la règle du jeu, ce qui rejoint notamment les travaux de B. Zazzo.
La seconde moitié du livre est tout entière consacrée à la mise en relation des modes dintervention et de lorigine sociale. Les classes ont été choisies de sorte à ce que dans chacune soit représentée la diversité des conditions sociales. R. Sirota distingue classiquement le personnel de service, les ouvriers, les employés, les artisans et commerçants, les cadres moyens et les cadres supérieurs. Elle retrouve le lien connu avec la réussite : ainsi, 37 % des enfants de cadres supérieurs sont-ils dans le quart le mieux situé de la classe, alors que cest le cas de 10 % des enfants demployés et de 12 % des enfants douvriers. Puisque le profil des interventions, tant licites quillicites, distingue clairement les bons et les mauvais élèves, on ne sétonnera pas quil soit lié à lorigine sociale. Pour une part les élèves socialement favorisés se distinguent de ceux des classes populaires de la même façon que les bons élèves se différencient des moins bons. La question se pose donc de savoir si le mode de participation aux deux réseaux de communication est une médiation majeure de la réussite ou de léchec, ou nen est au contraire quun corollaire. R. Sirota montre, dans les limites de ses données, que la relation se maintient partiellement à niveau scolaire égal : " La réussite négalise pas complètement la participation au réseau principal de communication et nest synonyme dun comportement unique ni du côté des enseignants ni du côté des élèves " (p. 116). Catégorie par catégorie, elle décrit les traits distinctifs de la participation en classe, sans prétendre véritablement expliquer de cette façon leur réussite différentielle, mais en tentant plutôt de rapporter ses observations aux acquis de la recherche sur les attitudes, le mode de vie et la culture des diverses classes sociales.
Parmi les enfants douvriers, le contraste entre bons et mauvais élèves est très grand sous langle de la participation. Spontanément, ils interviennent trois fois plus et leur participation est dix fois plus insistante. R. Sirota avance deux hypothèses : il se peut que les familles ouvrières dont les élèves réussissent se caractérisent par des aspirations de classes moyennes, avec une forte adhésion aux valeurs du système éducatif et une forte pression pour que lenfant participe ; autre hypothèse : lenseignant, valorisé par des élèves que rien ne prédestinait à réussir, renforce leur tendance à jouer un jeu gratifiant pour les deux partenaires. À réussite égale, les diverses fractions des classes populaires nont pas le même style de participation : alors que les enfants demployés et de personnels de service se caractérisent par un " conformisme passif " (peu dinterventions spontanées et insistantes par exemple), les enfants douvriers qui réussissent ont un profil très proche des enfants de cadres supérieurs, ce que R. Sirota appelle " conformisme actif ". Il ne sagit pas alors de refus ou de désinvestissement à légard de la scolarité primaire. Elle représente au contraire un enjeu instrumental majeur pour des parents dont le niveau de formation nest guère supérieur au certificat détudes et qui nont aucune certitude quant à la réussite de leurs enfants à ce stade du cursus, alors que dautres classes sociales prennent la scolarité primaire comme lantichambre des études longues. Les classes populaires prennent donc lécole primaire très au sérieux. Ce nest pas pour elles le temps du jeu, de lépanouissement personnel, de lenfance, mais laccumulation dun capital scolaire indispensable. Ce qui pourrait expliquer la confiance que ces familles témoignent aux enseignants, leur peu de distance critique, leur volonté de bien faire, autant dattitudes qui se traduiraient par une participation spontanée assez modérée, signe non de retrait mais de sérieux.
On le voit, R. Sirota ne craint pas daller au delà de ses chiffres et de suggérer toutes sortes dhypothèses et de mises en relation avec dautres résultats de recherches. Cest lune des qualités de louvrage, qui témoigne dune grande ouverture à toutes sortes de travaux anthropologique et psychologiques aussi bien que sociologiques.
Les enfants de cadres moyens se singularisent par un profil particulier : ce sont eux qui interviennent le plus, le plus spontanément, avec le plus dinsistance ; leurs interventions sont plus souvent reprises. Ils sagitent beaucoup plus que tous les autres mais décrochent peu :
" Les enfants de cadres moyens semblent retrouver à lécole primaire un univers dans lequel ils se situent de plain pied. À laise, non seulement ils participent pleinement aux activités proposées par les enseignants, mais ils y introduisent de plus leurs propres centres dintérêt, et leur rythme à travers ces interventions insistantes et spontanées. ( ) Pourtant ces écoliers ne donnent pas seulement limpression dune bonne adaptation aux exigences du jeu scolaire, mais dun dépassement, dun débordement de ses règles explicites " (p. 137).
Contrairement à ce que suggère souvent la sociologie, à lécole primaire, les véritables partenaires des enseignants ne sont pas les enfants de cadres supérieurs, mais les enfants de cadres moyens, qui adhèrent sans réserve au jeu de linteraction didactique. Au contraire, les enfants de milieux plus favorisés manifestent un certain retrait, une participation moins soutenue, une forme de fronde ou dindépendance que R. Sirota met en relation avec les attitudes des parents : pour eux lécole primaire nest quun passage sans surprise, le temps de la socialisation et de laffirmation de soi, le temps de lenfance qui saccommode dun certain dilettantisme. Parfois très compréhensifs à légard des maîtres, parfois très hautains, les cadres supérieurs ne prennent pas lécole primaire au tragique. En classe, leurs enfants donnent à penser que pour eux la vie est ailleurs et laissent aux enfants de classes moyennes le privilège douteux de la surenchère dans la participation. Lattitude de ces derniers est elle aussi, à sa façon, cohérente avec lhabitus de classe et les stratégies de placement des familles : développement personnel et réussite scolaire vont de pair, ladhésion active, voire débordante, aux valeurs de lécole est un gage de succès, donc dorientation favorable au secondaire, donc de mobilité sociale ascendante.
Je ne puis ici que suggérer la richesse des interprétations qui, tout en collant aux observations, passent en revue, confortent ou nuancent nombre de théories sociologiques connues. Tant sur linégalité devant lécole que sur les interactions en classe, les références bibliographiques sont nombreuses et pertinentes et font du livre, même si ce nest pas sa vocation principale, un ouvrage de référence fort utile.
Pour conclure, je soulignerai lapport possible de cette recherche à la pédagogie. Le propos de R. Sirota nest pas de réformer ou de critiquer lécole. Sans cacher sa sympathie pour les institutrices et linstituteur qui lui ont ouvert leur classe, elle na pas le verbe réformiste ou vengeur et se contente de décrire et si possible dexpliquer.
Au commentateur, il nest pas interdit cependant de dire que tous ceux qui prétendent lutter contre léchec scolaire ou promouvoir des pédagogies actives trouveront grand profit à lire cet ouvrage. Dabord pour se convaincre que la participation des élèves en classe nest pas affaire de bonne volonté seulement, comme on le lit souvent dans les carnets scolaires, mais quelle est sous la dépendance dun habitus de classe et dattitudes familiales à légard de la scolarité. Ensuite pour mesurer la part de la stratégie en matière de participation à linteraction et dinvestissement dans le métier délève et les tâches scolaires. Lélève nest pas porteur seulement daptitudes ou de compétences. Il prend de la distance, joue avec les règles, tire son épingle du jeu en se faisant oublier ou en pratiquant la surenchère. Ses enjeux ne sont pas seulement de réussir, mais de préserver sa tranquillité, daffirmer sa différence ou dafficher son activité ou son adhésion aux valeurs du système.
Régine Sirota illustre fort bien lun des apports possibles de la sociologie aux sciences de léducation : traquer le sens de linsignifiant, questionner les évidences du sens commun et les routines, retrouver les stratégies des acteurs et les jeux de lorganisation derrière la fiction de léquité et de la rationalité didactique, rapporter des différences en apparence individuelles à des insertions sociales, montrer que les pratiques scolaires ne peuvent se comprendre sans sortir de lécole.
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