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Vouloir être premier de
classe,
est-ce bien raisonnable ?
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des
sciences de léducation
Université de Genève
1990
Aujourdhui, dans le fonctionnement concret de lécole, les classements nont plus la même importance dramaturgique quautrefois, la sélection saccommode dune mise en scène plus sobre. Mais la figure du premier de classe ne peut laisser aucun ancien élève indifférent. Comment un adulte qui fut mauvais élève pourrait-il ne pas projeter son amertume ou sa rage sur les premiers de classe daujourdhui ? Comment un excellent élève se défendrait-il davoir quelque sympathie pour ces élèves qui lui ressemblent ? Pourtant, rien nest simple Certains, qui nétaient pas de bons élèves, regrettent de navoir pas été premiers et espèrent que leurs enfants le deviendront. Dautres, qui ont été parmi les meilleurs, rejettent violemment lobsession du classement qui les a emprisonnés et empoisonnés durant leur jeunesse.
On pourrait sen tenir, sociologiquement, à lanalyse des représentations de lexcellence scolaire (cf. Perrenoud, 1984, 1986, 1987) et donc des premiers de classe. Jadopterai ici une autre démarche, qui consiste à dresser linventaire de ce quon perd et de ce quon gagne lorsquen fonce tête baissée dans le piège scolaire (Berthelot, 1983).
On peut être premier par accident, sans le vouloir, parce quil faut bien que quelquun se dévoue. Certains élèves se " promènent " dans le cursus avec une facilité qui laisse les adultes songeurs, et peut-être envieux. Là où dautres doivent peiner, souffrir, se battre pour être et rester les meilleurs, dautres sont premiers sans efforts. Comment leur reprocher de montrer quaprès tant de discours sur la différenciation, lécole demeure foncièrement incapable doffrir aux enfants qui sécartent trop de la moyenne des situations dapprentissage à leur mesure ? Le premier malgré lui sennuie et ne tire guère de vanité de sa facilité, parce quil se découvre assez vite quà vaincre sans périls Il arrive même quun élève très " doué " sapplique à paraître " normal ", pour éviter lhostilité des uns ou la flatterie des autres. Les premiers de classes malgré eux sont en quelque sorte des déviants, qui ont intérêt à faire oublier et pardonner leur facilité aussi longtemps quils sont astreints à la condition commune.
Que dire des autres, de ceux qui ne peuvent être premiers quà force de volonté et de travail ? Tordons dabord le cou à certains clichés : tout premier de classe nest pas forcément " lèche bottes " ou hyperconformiste ; on peut être premier sans être sérieux à en devenir sinistre, sans mener une vie monastique, sans prendre les allures du fort en thème rivé à sa table de travail et infirme sur le plan relationnel. On peut imaginer des premiers de classe heureux, non dénués dhumour, ouverts, sportifs ou attirés par le sexe opposé. Ne nous laissons pas piéger par les stéréotypes : leur fonction nest-elle pas de protéger le plus grand nombre contre lexcellence de quelques uns ?
Certains sont premiers de classe parce quils ont simplement de meilleures notes, parce quils travaillent mieux, sont un peu plus intelligents ou tiennent de leur famille un " capital culturel scolairement rentable ". Sans doute tirent-ils quelques bénéfices de leur première place : les louanges de leurs famille, peut-être quelque argent de poche supplémentaire, le sentiment de plaire au maître, ladmiration de quelques camarades. Rien qui autorise à parler sans nuances daliénation, dobsession de la compétition ou de volonté de paraître. On peut être premier en travaillant raisonnablement, sans " sacrifier sa jeunesse " sur lautel de la réussite scolaire ; on peut être le meilleur et fier de lêtre sans écraser les autres ni devenir complètement dépendant des compliments et des classements. Je ne sais si la volonté dêtre premier est une " bonne préparation à la vie ". Du moins est-ce une faiblesse fort répandue chez les adultes. On peut comprendre que certains enfants ou adolescents ne dédaignent pas ces instants de gloire : le spectacle de notre société suggère quils ne sont pas les seuls à aimer les hochets, les médailles et les prix dexcellence. Certains adultes se vantent de savoir fabriquer la plus longue saucisse du monde ou de connaître par coeur le nom de tous les vainqueurs du tour de France, dautres brillent parce quils peuvent citer le nom du chef opérateur de Metropolis ou le cours en bourse des cent sociétés les mieux cotées. Notre siècle médiatique nous a habitué à admirer des performances de tous genres sans trop sinterroger sur leur sens. La course aux bonnes notes nest certainement pas la plus absurde des formes dexcellence et il ny a nulle raison de jeter la pierre aux élèves qui cèdent à la tentation de briller. Il y a beau temps que le moi nest plus haïssable.
Je ne vise pas ici à réhabiliter des pratiques détestables. Lécole a presque partout renoncé aux prix, aux tableaux dhonneurs, et même aux classements formels plus discrets. Dans beaucoup de système, le premier, au sens strict, nest identifié quinformellement, parce quon sait autour de lui quil est presque toujours le meilleur. Tant mieux ! On a mesuré que pour donner des prix, il fallait en refuser, quil ny avait pas de premiers sans derniers, quon ne pouvait féliciter les uns publiquement sans humilier les autres. Les hiérarchies se font moins visibles, sous linfluence de divers discours critiques. Beaucoup denseignants primaires se sentent aujourdhui volontiers coupables, sinon de distinguer les bons élèves, du moins de dévaloriser les autres. Les parents des bons élèves nont pas tous les mêmes hésitations : certains ne cachent pas quil regrettent le bon temps où les mérites de leurs rejetons auraient été publiquement affirmés. Dautres pensent cependant, comme beaucoup de maîtres, quun enfant peut investir raisonnablement dans le travail scolaire sans carotte ni bâton. Les images du travail et de la réussite ont changé. Sil faut prévenir le retour à une compétition omniprésente, il napparaît pas indispensable de traquer toute tentation de se prendre au jeu de lexcellence.
Ce qui devrait inquiéter en revanche, cest quun adulte - maître ou parent - puisse, aujourdhui encore, accorder quelque importance au classement en tant que garantie dun niveau intellectuel, quon ose croire plus significatif dêtre le premier de sa classe que le plus instruit des passagers de lautobus.
Si lon jette aujourdhui un voile pudique sur les classements, est-ce parce que a saisi leur absurdité ? Pas sûr. Beaucoup denseignants et la majorité des parents croient encore que les bons élèves sont réellement plus instruits que les autres et quils maîtrisent mieux les savoirs essentiels. Or rien nest plus faux !
La plupart des moyennes et des classements sétablissent à lintérieur dune seule classe. À cette échelle, un bon classement nest aucunement le gage de niveau élevé de formation. " Jaime mieux comme César être le premier au village que le second dans Rome ", écrivait Musset. La formule indique à merveille que, si le seul enjeu est dêtre classé premier, mieux vaut se comparer à une population limitée et de niveau médiocre. On pourrait ajouter : mieux vaut rester dans son village et oublier quune autre compétition se déroule à Rome, sans quoi on pourrait déchanter
Certes, selon les systèmes scolaires, il arrive quun bon classement vaille hic et nunc mieux quune bonne formation. Si cest le classement local qui donne accès aux filières enviables du secondaire, on peut être tenté dignorer quun élève premier dans une classe faible serait parmi les derniers dans une classe forte. Mais le raisonnement est à courte vue : ce nest pas son rang que lélève investira dans sa scolarité secondaire, mais ses ressources réelles, scolaires et extrascolaires. Un brillant classement, sil masque un faible niveau réel, ne fera illusion que le temps dune admission. À linverse, un élève médiocrement classé dans un groupe fort aura beaucoup datouts, quand bien même son rang et ses notes laissaient présager des difficultés.
Plusieurs études (notamment celles dA. Grisay) montrent que les notes et les classements des maîtres ont une forte corrélation avec le niveau relatif des élèves à léchelle dune volée, mais une corrélation très faible avec leur niveau absolu de compétence. Au-delà des bénéfices symboliques quil assure dans limmédiat, le classement nest pas un bon placement. Tout dépend du niveau réel de la classe et de létablissement.
On peut imaginer des classements plus fiables, tels ceux que permettent des épreuves standardisées ou des procédures de modération (correction de lévaluation locale en fonction du niveau moyen de la classe ou du district). Le classement devient alors un meilleur indice du niveau réel dexcellence scolaire à léchelle dune génération. Compte tenu du fonctionnement de la sélection et des conditions de survie dans le secondaire, il y a alors dindéniables avantages à être parmi les meilleurs, ceux qui ont le choix et peuvent prétendre aux orientations les plus enviées.
Est-il payant de tendre toute son énergie pour être le meilleur des meilleurs ? La question nest pas dordre moral. Dans un système où 95 % des élèves passent au degré suivant, que gagne-t-on à être premier ? Même question, par exemple, lorsque 70 % des élèves sortant de 6ème primaire à Genève accèdent aux sections prégymnasiales du Cycle dOrientation.
On sen doute, pour franchir le cap suivant, mieux vaut être dans la moitié la plus favorable du classement. Mais est-il intéressant dêtre dans les 5 % les mieux classés, même à léchelle dun canton, plutôt que dans le quart le mieux situé ?
Pour quun bon élève devienne ou reste un excellent élève, il lui en coûte (sauf sil a une facilité peu commune) :
Parfois le coût est plus dramatique : conduites obsessionnelles, angoisses aiguës, tensions psychologiques destructives, enfermement dans le rôle de bon élève, risques de dépression. La volonté dêtre le premier peut conduire à ce quon peut appeler le " syndrome japonais ", à une forme de pathologie ou daliénation mentale relevant de la psychologie clinique. Il est alors évident que le coût est disproportionné. Mais on ne peut généraliser : on peut être premier sans vendre son âme au diable ni ruiner sa santé. Ce qui ne signifie pas que le jeu en vaut la chandelle !
Dans un concours ou un examen très sélectif, on ne prend que les meilleurs. Mais très souvent, dans les écoles daujourdhui, on admet au degré suivant ou dans des filières difficiles des élèves assez médiocres. À quoi bon être premier ?
À chacun dapprécier si la gloire et les récompenses équilibrent le coût de lopération. Souhaitons seulement quaucun élève ne soit dans cette affaire prisonnier des ambitions et des fantasmes de ses parents et quon lui laisse la liberté de peser le pour et le contre. Il y a certainement des enfants et des adolescents pour lesquels ladmiration des autres justifie dimportants sacrifices. Pourquoi, au nom de quelle norme, refuser à quiconque le droit de renoncer à des loisirs et des libertés pour se sentir le meilleur ? Selon sa propre philosophie de la réussite et de lexistence, chacun appréciera diversement le sens dune course aux trophées. Pour le sage vivant dans le dépouillement, la réussite sociale est un miroir aux alouettes, qui détourne de lessentiel. À linverse, le manager ou le sportif de haut niveau ne conçoivent pas quon puisse vivre sans compétition ou en limitant ses ambitions. Les enfants et les adolescents héritent dans un premier temps de ces valeurs. Limportant est quils puissent sen détacher si elles ne leur conviennent pas,
Encore faut-il ne pas assimiler recherche des honneurs et efficacité pédagogique. Rien ne permet daffirmer que les premiers de classe sont sensiblement plus intelligents ou plus instruits que les bons élèves. Certains le sont et deviennent premiers sans effort, " par dessus le marché ". Ceux qui veulent être premiers ne sassurent pas en revanche quils atteindront un niveau plus élevé de développement ou de connaissance. Pour deux raisons qui tiennent à la fabrication des notes et à la nature de lexcellence scolaire.
Dans lécole actuelle, on attribue des notes, massivement. Il suffit de construire un barème qui fasse correspondre des notes à un certains nombre de points ou derreurs, ou à une évaluation synthétique dun niveau. Or la logique des notes est dutiliser toute léchelle, à lexclusion peut-être du zéro ou du un, qui nont plus la cote. Un maître qui ne mettrait jamais de " mauvaises notes " passe pour laxiste, un maître qui mattribue pas la note maximale pour exagérément sévère, voire sadique. La plupart des enseignants sont donc conduits, dans la plupart de leurs épreuves, à fabriquer une hiérarchie utilisant les 3/4 de léchelle. Techniquement, ce cest pas très difficile : il suffit que lépreuve soit assez sélective pour que seule une minorité délèves aient quelque chance de la réussir complètement. Les résultats sétalent donc en une pseudo " courbe de Gauss ", quil suffit de découper artistement pour obtenir deux ou trois notes excellentes, un peu plus de très bonnes notes, davantage de bonnes et de moyennes, etc. Le premier est celui qui obtient les deux points qui le séparent du peloton des " viennent ensuite ", rien de plus. Cest celui qui a évité un piège, répondu à une question subsidiaire ou résolu un problème plus trapu, précisément glissé dans lépreuve " pour faire la différence ". Lécart peut-être infime, de lordre de celui qui sépare ceux qui font deux erreurs et ceux qui nen font aucune à la dictée de Pivot. Comme aux Jeux Olympiques, lun monte sur le podium et lautre pas, pour un centième de seconde, alors même que les performances sont extraordinairement proches et témoignent dun niveau de maîtrise pratiquement équivalent.
On dira sans doute : prendre régulièrement un centième à ses concurrents, nest-ce pas justement manifester une surcroît dintelligence ou de savoir ? Pour laffirmer, il faudrait être sûr que ces écarts reflètent des acquis durables et transposables. Or tout suggère au contraire que la différence se creuse souvent grâce au perfectionnisme, à lobsession de ne faire aucune faute, à limitation servile des tics du maître. Les épreuves scolaires ne testent pas que des savoirs et savoir-faire fondamentaux. Elles vérifient pour une part le conformisme, le sérieux, la discipline, lapplication de lélève. On sait aussi que, très souvent, on demande aux élèves de refaire, en situation dévaluation, des exercices du type de ceux qui meublent les manuels et le travail scolaire quotidien. La réussite scolaire est alors fonction non pas tellement de compétences de haut niveau que dune capacité de reconnaître des indices, des consignes, des problèmes comme " déjà vus " et de mobiliser des procédures de résolution qui ont fait leur preuve dans un contexte voisin. Être premier plutôt que septième de la classe, cest donc souvent être plus attentif, plus sensible aux formes, plus soigneux, plus ordonné. Et pas nécessairement plus capable de résoudre un problème nouveau dans un contexte nouveau. Il y a donc des raisons de penser que lobsession du classement est un mauvais calcul si on la considère essentiellement comme garante dune meilleure formation.
Dans lécole telle quelle est, comment sétonner que les " consommateurs décole " jouent le classement plutôt que la maîtrise ? Cest justement la logique diabolique du piège scolaire : quon adhère ou non à la compétition comme valeur humaine, on peut difficilement sen détourner sans conséquences graves. On connaît ce fil de Sydney Pollack, " On achève bien les chevaux ! ", qui met en scène, dans les années de dépression, des pauvres engagés dans un concours de danse que gagnera le dernier encore vaillant 24 ou 48 heures plus tard ! Chacun est, en principe, libre darrêter quand il veut. Mais il perd tout Et son partenaire avec lui Lécole précipite chacun dans une situation analogue. Lexistence de premiers de classe nest que la partie visible de liceberg, le témoignage de notre obsession de hiérarchiser. Pour rompre avec cette logique, il ne faut pas demander aux élèves et aux familles davantage de vertu. Il faut reconstruire le système scolaire et ses procédures dévaluation dans le sens de la pédagogie de maîtrise, dune pédagogie de maîtrise élargie, adaptée, mais conservant ce qui en fait lessentiel : viser des compétences, des seuils vérifiables dacquisition pour chaque élève, sans se soucier de les classer Lorsquon aura enfin accepté de définir des objectifs et de favoriser une évaluation formative, les premiers de classes deviendront une image nostalgique de lancien temps, de ce temps où on mettait des notes, au XXe siècle
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Perrenoud, Ph. (1984) La fabrication de lexcellence scolaire : du curriculum aux pratiques dévaluation, Genève, Droz.
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Perrenoud, Ph. (1989) La triple fabrication de léchec scolaire, in Psychologie française, n° 34-4, pp. 237-245.
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