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Culture scolaire, culture élitaire ?
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des
sciences de léducation
Université de Genève
1990
En 1964, Bourdieu et Passeron publiaient " Les héritiers ". Vingt-cinq ans plus tard, lanalyse na pas une ride. Aujourdhui comme hier, une partie des élèves retrouvent à lécole une culture familière, parce que familiale, alors que dautres y vivent en exil. Cest vrai délèves immigrés ou issus de familles établies de fraîche date. Mais cest vrai aussi, moins visiblement, denfants des classes populaires.
On sait désormais que tous les élèves participent dune culture, celle de leur famille, de leur quartier ou de leur communauté locale, de leur classe sociale. Tous sont, à leur façon, des héritiers. Mais sur le marché scolaire, certains héritages valent de lor, dautres ne sont guère " monnayables ". Les élèves qui ont grandi parmi les livres et les conversations intellectuelles ne sont, lorsquils entrent à lécole, dépaysés que par les formes particulières du travail scolaire et du rapport pédagogique. Ceux qui ont grandi dans les terrains vagues, sur les stades ou devant la télévision ont une distance bien plus grande à parcourir : à lécole, rien ne leur parle, ni les gens, ni les objets, ni les activités.
Peut-on dire pour autant que la culture scolaire soit élitaire ?
Pour un anthropologue ou un sociologue, les cultures ne sont pas hiérarchisées, ni entre sociétés ni à lintérieur dune société. Ou du moins elles ne le sont quen vertu de normes et de rapports de force. Mais ce nest pas là une perspective commune. Rien nest plus étranger au relativisme culturel que les conceptions de la culture : qui, dans notre société, tiendra pour équivalent le dernier Kundera et le dernier roman de la collection Harlequin, Rambo III ou Le cercle des poètes disparus, Sacrée soirée ou Apostrophes, le " jass " ou les échecs ?
Les sociologues définissent généralement la culture délite comme celle des classes instruites ; cest la Culture avec un grand K, celle qui senracine dans les Humanités, se nourrit duvres, celle qui imprègne lenfant de se consolide celle des gens qui écoutent de la musique classique, visitent les musées et les galeries dart, vont voir le dernier Woody Allen, achètent les romans des éditions Gallimard (et parfois les lisent), vont au théâtre, à lopéra, au ballet, voyagent avec le Guide bleu à la main, ne bronzent pas idiots, regardent Océaniques, méprisent les émissions populaires et la littérature de gare.
Pour les membres les plus conservateurs de lélite, leur culture est LA culture. Entendez quil y ny a pas à leurs yeux dautre culture digne de ce nom. On en a ou on nen a pas, cest aussi simple que cela. Les autres se caractérisent pas une absence du culture.
Pour les sociologues, la culture est inséparable de la condition humaine. La culture délite nest donc quune culture parmi dautres, ce qui nempêche pas de reconnaître quelle joue un rôle dominant. Reste à savoir comment décrire et nommer les autres cultures.
Il y a un siècle, il était relativement facile didentifier une culture paysanne, une culture ouvrière, la culture des petits artisans ou des petits commerçants. Aujourdhui, la culture de masse a brouillé les cartes. Elle na que peu de rapports avec les cultures populaires traditionnelles. Cest la culture des média de masse, celle des émissions télévisées à succès, des best-sellers, des sports spectacles, des jeux, du Top 50, des journaux de boulevard. La culture de masse participe de la consommation, elle est produite pas des industries culturelles, cest une culture qui privilégie le divertissement, les loisirs, le spectacle, les jeux, limage. Certains avancent que la culture de masse sest purement et simplement substituée à la culture populaire. Il me paraît plus juste de dire que la culture populaire sest retranchée dans la sphère quotidienne, celle de la famille, du supermarché, des conversations de bistrot, du coude à coude sur les stades ou dans le métro, des solidarités syndicales, des grands ensembles, de la drague. Souvent, la culture populaire paraît une réponse commune à une condition commune : pauvreté relative, chômage, insécurité et solitude dans les grandes villes, logements précaires, confrontation aux immigrés. Longtemps, les bourgeois en quête de la culture du peuple ont cherché des uvres, des fêtes, des rituels, une littérature, une musique, des arts " populaires ". Peut-être était-ce déjà une transposition hâtive dun modèle de la culture qui convient avant tout à lélite.
Aujourdhui, les différences de consommations culturelles népuisent pas la diversité des cultures. Mais elles en sont les signes les plus perceptibles, notamment à lécole. Il reste de vrais pauvres dans les écoles des pays riches. Mais les enfants des classes populaires ne se signalent pas aujourdhui dabord par des sabots ou des haillons. Ils " trahissent " leur condition lorsquils racontent que leur famille visite Europa Park plutôt que les Châteaux de la Loire, regarde Sacrée Soirée plutôt que Temps Présent, lit Nous Deux plutôt que Le Temps Stratégique
Ces oppositions sont certes un peu caricaturales. Il y a des intellectuels qui regardent Dimanche Martin ou Dallas, des ouvriers qui lisent Umberto Eco ou ne manquent pas un ballet de Béjart. Les cas singuliers se multiplient lorsquon ne senferme pas dans une définition étroite de la culture comme fréquentation des uvres ou consommation des produits de lindustrie culturelle. Noublions pas que les loisirs, le sport, la cuisine, le vêtement, lameublement, le " look ", les vacances, sont autant de terrains de distinction. De plus, de décennie en décennie, les marques extérieures de statut évoluent, le tennis et le golf ne signalent plus lappartenance à la bourgeoisie, une publicité bien orchestrée ou une vedette draine les foules à lopéra ou au théâtre même lorsque ce nest pas la tradition populaire, la nouvelle cuisine voisine avec le fast-food. Au-delà des nuances, des frontières floues ou mouvantes, des cas atypiques, une évidence demeure : dans notre société, les diverses classes sociales nont pas les mêmes loisirs, les mêmes pratiques, les mêmes consommations. Et cela ne tient pas seulement au revenu, mais aux goûts, aux valeurs, à léducation.
Y a-t-il un rapport entre ces phénomènes et lécole ? Certainement, dans la mesure où les instituteurs et les professeurs sont plutôt du côté de la culture délite. Ils lisent une presse " de bon niveau ", " ne regardent pas nimporte quoi à la TV ", aiment " la bonne musique ", savent ce quil faut lire, voir, visiter, manger, écouter, même sils ne vont pas toujours jusquau passage à lacte Un enseignant " cultivé " ne peut que se sentir à mille lieues du mode de vie de certains de ses élèves, " gavés de publicité télévisée et de feuilletons ", ceux dont les parents aiment les grandes bouffes, les jeux de cartes ou les sports populaires, les cassettes porno ou la presse du coeur. À ces rejets sen ajoutent souvent dautres, en matière dhygiène, de goûts alimentaires ou vestimentaires, de rapport à la violence, au sexe, à lautorité, au langage.
Il y a une part importante de distance culturelle dans la relation pédagogique. Entre maîtres et élèves, la communication, la complicité, lestime mutuelle tiennent largement à des communautés de goûts et de valeurs, dans des domaines en apparence étrangers au programme. Car lécole nest pas faite que de savoirs intellectuels à enseigner et à exiger. Cest aussi une coexistence dans un espace clos, selon des règles du jeu et des rituels : ranger ses affaires, se déplacer, prendre la parole dans les formes, respecter les espaces et les objets communs. Dans linteraction quotidienne, lécole est élitaire, souvent à son insu, parce quelle met des enfants de toutes classes sociales (au moins à lécole primaire) en présence denseignants de classe moyenne ou supérieure qui participent, fût-ce scolairement et au bénéfice dune promotion sociale, à la culture délite, qui partagent les goûts et les dégoûts de ceux qui ont de léducation, les valeurs et les préjugés (notamment à lendroit de la culture de masse) de ceux qui aspirent à se distinguer du commun.
On ne saurait sous-estimer ce choc quotidien des cultures. Il nest pas sans influence sur léchec scolaire : les rejets, les ruptures dans la communication, les conflits de valeurs et les différences de moeurs comptent autant que lélitisme éventuel des contenus. À un enfant qui refuse la violence, respecte les livres, salue poliment et a toujours les mains propres, on pardonnera davantage quà celui qui, à difficultés égales, agresse les autres, jure allègrement, mâche du chewing-gum, sent mauvais, sen prend sournoisement aux plantes vertes du maîtres ou raille ouvertement ses professions de fois écologistes au nom de la " sacro-sainte bagnole ".
Toute distance nest pas sociale et culturelle. Cest aussi une affaire de personnalité et datomes crochus. Mais souvent, ce quon attribue au caractère senracine dans des valeurs et des habitudes familiales, dans une culture au sens le plus large. On ne sympathise en règle générale quavec ceux qui partagent une sensibilité, des valeurs, une vision du monde. Les mariages se font plutôt entre gens dorigines sociales et de niveaux culturels proches. Les autres relations sociales suivent les mêmes tendances.
Combattre cette forme délitisme, cest sintéresser de près au travail scolaire quotidien, à la discipline, aux usages du temps et de lespace, aux normes vestimentaires, à lhygiène, au bruit, à la langue et aux formes des échanges les plus anodins. Cest réfléchir au curriculum réel, au curriculum caché, aux normes non écrites qui balisent le parcours scolaire (cf. Perrenoud, 1984). Cest former les maîtres, au-delà des didactiques, à maîtriser la distance culturelle dans le rapport pédagogique et la gestion de leur classe.
Paradoxalement, le thème de linterculturel, en vogue aujourdhui, risque à la fois de sensibiliser les maîtres à la diversité des cultures et de suggérer que cest un phénomène nouveau. En réalité, pour un enseignant de classe moyenne/supérieure, un enfant de classe populaire est peut-être aussi difficile à comprendre quun petit Turc. Mais voilà, le maître et lélève parlent la même langue. De là à croire quils se ressemblent
Lorsquen parle de lélitisme de lenseignement, on ne pense pas en général à la distance culturelle entre enseignants et élèves. On parle des contenus, de la culture scolaire dans sa définition la plus manifeste : lorthographe, la grammaire, lhistoire, lexplication de texte, la composition et la dissertation passent facilement pour des disciplines élitaires.
Il faut sur ce point nuancer fortement lanalyse selon quon sintéresse à lécole primaire, à lécole moyenne ou aux filières postobligatoires. Lorsquon se situe à un niveau avancé du cursus, les élèves ont auparavant été fortement sélectionnés, scolairement, donc aussi culturellement et socialement. Lenseignement gymnasial est élitaire par vocation, presque par définition : dans une classe de maturité, on prépare ceux qui exerceront demain des métiers intellectuels, des professions libérales, des professions dencadrement. Tous ny parviendront pas, mais cest la destination " normale " à ce stade de la carrière. Pourquoi sétonner que les contenus de lenseignement soient alors élitaires ? Le débat oppose plutôt traditionalistes et modernistes, tenants de la culture classique et prophètes de linformatique. On reste entre gens " cultivés ", qui divergent sur le sort de lhéritage.
La question est plus ouverte à propos de lécole primaire. Elle est aujourdhui ouverte à tous, la sélection sopérant au seuil du cycle secondaire. La scolarité primaire, dans les pays développés, ne débouche plus directement sur la vie active. Elle prépare à la suite de la scolarité plutôt quà une condition sociale particulière. Pourquoi lécole primaire serait-elle élitaire ? Lest-elle ?
On peut, pour répondre à ces questions, sen tenir à une définition classique de lélitisme et chercher à repérer dans les programmes ou les manuels les traces ou les prémisses de la culture délite. Il y en a :
Lévolution des programmes va cependant dans le sens dun élitisme moins marqué : on fait davantage de place à la pratique de la langue et du raisonnement, on part de lexpérience, du " vécu ", on diversifie les textes, on relativise les normes, on ouvre lécole sur la vie. Tout cela navance pas très vite et il y a loin des textes aux pratiques. Mais lélitisme régresse peu à peu, du moins au sens classique. Lécole primaire nest plus aussi fortement que dans un passé récent lantichambre des études longues, lécole moyenne nest plus toute entière ordonnée aux exigences des établissements gymnasiaux.
Reste lessentiel, lélitisme ordinaire de lécole. De tous, elle exige des savoirs et des attitudes scolaires, autrement dit familiers aux adultes qui, précisément, ont réussi leur propre scolarité. En se donnant du mal, lécole peut moderniser ses programmes, les rapprocher de la vie pratique, bannir les subtilités grammaticales, élargir ses valeurs. Il reste quelle accueille, pêle-mêle, les enfants de ceux qui doivent tout ou presque à leur diplôme et à leur culture scolaire et les enfants de ceux qui ont été exclus des études longues.
Que les programmes soient élitaires paraît, dans ce sens, presque inévitable. Cela signifie-t-il que lenseignement est lui aussi nécessairement élitaire ? Nullement ! Cest bien là la confusion majeure que doivent identifier et dénoncer tous ceux qui travaillent à démocratiser lenseignement. Dun conservatoire, on nattend pas quil renonce à enseigner la musique de chambre au profit de la pop music. Cela serait la plus sûre façon de réserver cet apprentissage à ceux qui peuvent le construire dans un cadre familial ou un réseau privé. Mais rien nimpose, en revanche, que tous les enfants de musiciens réussissent au conservatoire et quéchouent tous les autres.
Cest justement ce qui fait la différence entre une pure instance de sélection et une école. À lécole, avant dévaluer, de certifier, de sélectionner, on est censé enseigner. Lélitisme se joue largement sur la façon dont cet enseignement est dispensé. Si, selon lexpression de Bourdieu, on traite tous les élèves comme " égaux en droits ou en devoirs ", si on pratique lindifférence aux différences, sauf au moment dévaluer, alors lenseignement est élitaire. Il favorise les favorisés, reproduit les inégalités. Au contraire, si lenseignement est différencié, si lon donne à chacun le temps et les moyens de sapproprier la culture scolaire, lélitisme des programmes nest pas aggravé par la pédagogie.
On imagine mal que les enfants de musiciens ne soient aucunement avantagés lorsquils étudient la musique. La démocratisation des études ne consiste pas à leur créer un handicap par souci dégalitarisme. Lessentiel est de donner aux autres, qui nont pas le même héritage, le même entourage, les mêmes atouts, des moyens efficaces, proprement scolaires, de sapproprier néanmoins la même culture. Pour cela, il faut rompre définitivement avec lidéologie du don et sorienter vers une pédagogie de la maîtrise dans son sens le plus fécond (Huberman, 1988).
Aujourdhui, le débat sur la culture devrait être indissociable dun débat sur la pédagogie. Lélitisme se joue selon ces deux axes, et la pédagogie paraît, si la volonté politique existe, susceptible de se transformer davantage que lessence même de la culture scolaire.
Bourdieu, P. & Passeron, J.-P. (1965). Les héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Éditions de Minuit.
Bourdieu, P. (1979). La distinction, Paris, Éditions de Minuit.
Berthelot, J.M. (1983). Le piège scolaire.
CRESAS (1978). Le handicap socio-culturel en question, Paris, Ed. ESF.
Huberman, M. (dir.) (1988) Maîtriser les processus dapprentissage. Fondements et perspectives de la pédagogie de maîtrise, Paris, Delachaux & Niestlé.
Perrenoud, Ph. (1984) La fabrication de lexcellence scolaire : du curriculum aux pratiques dévaluation, Genève, Droz.
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