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Curriculum caché :
deux paradigmes possibles
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des
sciences de léducation
Université de Genève
1990
I. Le paradigme de la censure
Pour définir le curriculum caché, mieux vaudrait être au clair sur le curriculum tout court.
Historiquement, en sociologie de léducation, la notion de curriculum sest construite à partir du sens commun. En anglais, le curriculum est un vocable usuel pour désigner les programmes scolaires, en insistant peut-être plus quen français sur lidée dun parcours éducatif. La sociologie du curriculum était au départ, dans le monde anglo-saxon, la sociologie de ce que les gens décole appelaient et appellent toujours le curriculum. La construction théorique ne se fait donc quà partir dune notion commune, comme souvent en sciences humaines.
Elle passe notamment par une première opposition entre le monde des textes et des représentations dune part, le monde des pratiques pédagogiques et du travail scolaire dautre part : curriculum formel (ou prescrit), curriculum réel (ou réalisé). Là encore, on reste pour un temps prisonnier du discours de lécole sur elle-même. Chacun sait bien quil y les programmes, et il y a ce quon en fait dans les classes. Mais les contenus effectifs de lenseignement restent pensé comme des écarts à la norme, comme une réalisation imparfaite, biaisée ou simplement locale ou personnelle du programme officiel. Certain travaux parlent de " curriculum réalisé ", ce qui souligne que les contenus effectifs sont pensés avant tout comme la mise en uvre dun projet éducatif saisissable dans les textes ou les déclarations dintention.
La notion de curriculum caché introduit un certain flottement dans cette manière de voir. On se trouve alors devant un choix :
Dans le premier cas, on est conduit à chercher un projet caché. Or un projet caché à tous, y compris à son auteur, ce nest plus un projet. Lidée même de projet est inséparable dune certaine représentation de ce quon veut atteindre. Elle nexiste quà létat conscient, même si cest de façon vague, peu verbalisée, intermittente.
Cette conception du curriculum caché renvoie à un schéma classique : certains acteurs sociaux ont des intentions cachées, ils agissent sans dire " ce quils ont derrière la tête ", en se protégeant soit en affichant des intentions avouables qui ne correspondent pas là leurs intentions véritables, soit en agissant par personnes ou institutions interposées, en mettant en place des mécanismes complexes qui ne permettent pas de remonter jusquà ceux qui " tirent les ficelles ". Cest le schéma de la manipulation, quelle soit réelle ou mythique
Appliqué à lécole, ce schéma entraîne toute une série de questions :
Sans examiner toutes les variations possibles, on peut identifier la question cruciale : le curriculum caché est-il caché surtout aux élèves, éventuellement à leur famille, ou échappe-t-il aussi aux enseignants ?
Si les enseignants savent ce que les élèvent ignorent
Dans la première hypothèse, on se trouve dans un registre classique de la psychosociologie de léducation : tout éducateur (parent, enseignant, etc.) ne communique pas ses intentions à lenfant, à ladolescent, voire à ladulte sur lequel il exerce une action. Pourquoi cacher ses intentions éducatives ? Pour toutes sortes de raisons, par exemple :
On sengage alors dans une réflexion sur le contrat didactique et plus globalement la relation pédagogique comme rapport social asymétrique, dans lequel la transparence totale nest pas jugée possible ou souhaitable.
Il faudrait aussi faire la part, dans cette optique, de la délimitation du rôle de lenseignant. Les maîtres ont, professionnellement, la charge denseigner et déduquer dans le sens dobjectifs prescrits par les textes. Mais :
Il se peut donc quon ne parle pas de certains apprentissages, sans véritablement les cacher :
Le curriculum ne serait alors caché que parce quil est trivial. Sollicité, chaque enseignant admettrait quen effet il éduque en deçà et au delà du programme, que cest un secret de Polichinelle, mais quil nen parlait pas spontanément parce que ce nest pas important, que tout le monde le fait, que " ça va de soi ".
Le curriculum est alors caché au sens où le sont beaucoup de routines. La censure sexerce davantage par une forme de modestie, de banalisation que par la crainte des conséquences.
Si les enseignants sont seuls à savoir ce que tout autre ignore
On peut envisager une autre hypothèse : le curriculum est caché parce quil correspond aux projets éducatifs personnel qui ne coïncident pas avec le curriculum formel. On se trouve dans le registre de lécart à la norme.
La censure sexerce alors pour protéger lautonomie du maître, les interprétations, déformations, amputations ou extensions quil fait subir relativement consciemment au curriculum formel :
Le maître qui séloigne du curriculum formel, par choix ou par nécessité, nestime en général pas indispensable de le crier sur les toits. En ce sens, il donne le moins de publicité possible au curriculum réel et à ses intentions, que ce soit auprès des parents, de ladministration scolaire, de ses collègues, voire des élèves. Ces derniers ont évidemment une expérience directe du curriculum réel dans leur classe, mais les intentions et les écarts au curriculum formel leur échappent souvent et le maître qui se sent déviant se garde de le signaler.
La thématique du caché relève alors de lanalyse des stratégies quutilisent les professionnels dans les organisations lorsquils séloignent de leur cahier des charges ou des normes de la profession. Selon les domaines, on ne cache pas la même chose, mais les mécanismes sont assez proches, puisquil sagit toujours de déjouer la surveillance, de conquérir des marges dautonomie, de concilier ses objectifs personnels avec ceux de lorganisation.
Si les enseignants ne savent pas eux-mêmes
Si le curriculum caché échappe non seulement aux élèves, mais aussi aux enseignants, on passe dans un tout autre registre, celui des fonctions de lécole pour " la société " ou certains groupes sociaux. Si lécole sert un projet éducatif à linsu des enseignants (ou de beaucoup dentre eux), il reste à savoir qui sont les marionnettistes et comment ils tirent les ficelles.
On est conduit aussi à nuancer létendue du caché. Il est difficilement concevable que les enseignants ignorent complètement ce quils font tout en le faisant régulièrement et efficacement. Cest donc que leur action a un double sens : un sens apparent, celui quils donnent à leur travail quotidien ; et un sens caché, qui napparaîtrait quà dautres. Cette dichotomie est plausible parce que les apprentissages faits à lécole ont toujours un double statut :
On peut envisager que certains apprentissages (du silence, de lordre, du respect de lautorité ou de la propriété), changent de sens lorsquon passe de lunivers scolaire au monde du travail, par exemple. Ce ne sont pas alors les apprentissages eux-mêmes qui seraient cachés, mais leurs fonctions, leurs usages au-delà de la scolarité.
Même alors, on peut difficilement imaginer que tous les enseignants soient naïfs au point de ne pas pressentir que ce quils développent chez leur élèves a dautres usages sociaux, au-delà de lécole. On entre du coup dans une problématique nouvelle, celle de la construction de la réalité qui convient à chacun, au sens notamment où elle lui permet de conserver son estime de soi et sa respectabilité. On pourrait avancer alors lhypothèse suivante :
Le curriculum caché ne désigne pas des apprentissages réellement méconnus. Les enseignants savent ce quils font, au moins par intermittence, ou du moins ils sen doutent. Mais ils préfèrent passer sous silence, sinon les apprentissages eux-mêmes, du moins leurs usages au-delà de lécole. En particulier lorsque ces usages vont dans le sens du conformisme social et de la dépendance à légard de diverses formes dautorité.
Le caché nest pas alors du non su, du non pensé, mais seulement du non dit. Pas seulement chez les maîtres, mais chez tous ceux qui préfèrent ne pas appeler un chat un chat, pour éviter de choquer, de souligner des contradictions.
Il faut alors faire la part de toutes sortes de sensibilités et dimages de lindividu et de sa place dans lordre social. À certains, il paraît tout naturel que lenfant sinscrive dans un ordre établi, apprenne à aimer sa patrie, à respecter les notables et les institutions, à obéir, à travailler, à partager les valeurs dominantes. Il ny alors rien à cacher, aucune honte à avoir.
Dans une société pluraliste, dans laquelle les valeurs et les intérêts de la personne (autonomie, bonheur par ex.) ne sont pas nécessairement compatibles avec celles du " système ", une partie des fonctions de lécole suscitent soit un conflit entre acteurs sociaux didéologies différentes, soit un malaise personnel chez certains acteurs partagés entre des valeurs contradictoires ou saisis par le doute. Dans ce cas, on est conduit à gommer, à euphémiser la réalité. Pour ne pas provoquer la contestation ou le conflit, pour ne vas vivre dans trop dinconfort.
Dans cette perspective, le curriculum nest caché quà ceux qui ne veulent pas voir, parce quils se protègent de la réalité. Cest dans ce sens quon peut parler dun curriculum euphémisé, enjolivé plutôt que vraiment caché. Dans de nombreux domaines, les professionnels sattachent à montrer la face la plus présentable de leur travail, celle qui fait lunanimité et leur vaut le respect de la collectivité. Parallèlement, il sappliquent à masquer ou minimiser les bavures, les moutons noirs, les corporatismes, les privilèges, mais aussi les aspects de leur travail qui les mettent au service dun pouvoir ou dune idéologie. Il ny a pas de justice de classe, lhôpital est entièrement au service des malades, les banques dignes de ce nom ne blanchissent pas dargent sale, les violences policières sont exceptionnelles, il ny a pas découtes téléphoniques, la presse est libre, la publicité informe, les politiciens ne se soucient que du bien public. Dans cette série de fictions, lécole libératrice nest pas la plus corsée !
On peut saffranchir complètement de la notion de projet éducatif lorsquon affirme, de façon très générale quun curriculum est une succession cohérente dexpériences favorisant certains apprentissages identifiables.
Quel rapport avec le curriculum scolaire ? On pourrait dire que lécole est, dans lhistoire des sociétés humaines, lune des tentatives les plus poussées dorganiser à large échelle certaines expériences génératrices dapprentissages définis.
Ce faisant, elle ne fait que reconnaître et tenter de contrôler des processus qui lui préexistent et sont à luvre dans toutes les sociétés :
Par la stabilité des contraintes naturelles et sociales auxquelles ils se heurte, par la ressemblance des occasions, des problèmes, des demandes, des réactions auxquels il doit faire face, lindividu se développe et évolue dans un sens cohérent. Il sadapte à un climat, une terre, une alimentation, un environnement matériel, des coutumes, des façon de vivre et de communiquer parce quil y est confronté régulièrement.
On peut appeler curriculum la succession dexpériences formatrices quun individu subit (ou choisit) dans durant une phase de son cycle de vie. On se trouve ici très près de la notion courante de curriculum vitae, en ne sintéressant cependant à lexpérience que sous un angle spécifique, celui des apprentissages quelle engendre.
La notion de curriculum ne se construit pas alors à partir dun projet éducatif, mais de la cohérence quon observe dans la genèse des habitus. La plupart des individus napprennent pas nimporte quoi dans nimporte quel ordre, de façon anarchique. La cohérence est en partie sous-tendue par des invariants biologiques et les processus de maturation. Mais toute lanthropologie montre que les individus apprennent de façon cohérente des choses extrêmement variable dune société, dune classe sociale, dune famille, dun individu à lautre. La source de la cohérence nest donc pas biologique.
Lorsquon pense à la stabilité de lenvironnement matériel et social, à la régularité et à la redondance des conduites et des événements, on met laccent sur lexistence " objective " du curriculum. On ne saurait cependant ignorer :
La sociologie doit intégrer la part de lacteur dans le processus, sa contribution au maintien, mais aussi parfois au bouleversement de son environnement.
Durant la prime enfance, et très souvent bien au delà, on ne saurait expliquer la cohérence et leffet cumulatif des expériences formatrices par le seul contrôle consciemment ou inconsciemment exercé par lintéressé. Se pose alors la question : doù vient la stabilité des expériences formatrices ? Et notamment, est-elle voulue par quelquun ?
Parfois, cest évident. À lécole notamment. Le fait quon se retrouve pendant des années, à heures fixes, devant des exercices dorthographe ou de calcul ne doit rien aux hasards de la vie.
Mais prenons un exemple à lautre pôle : dans une culture donnée, comme la montré Hall, la distance entre interlocuteurs, dans une conversation face à face, est extrêmement standardisée, de lordre par exemple de 50 centimètres dans les civilisations plutôt méditerranéennes ou latino-américaines, dun mètre en Amérique ou en Europe du Nord. Ce nest pas un invariant biologique. Chacun a appris à respecter cette distance. Où et comment ?
En général, les acteurs ignorent totalement quils savent respecter un standard et même quil en existe un. On ne peut parler dune norme, sinon au sens statistique, puisque personne na énoncé de règle. Pourtant, tout le monde lapprend. Il faut donc accepter lidée quil y a dès lenfance, dans notre curriculum, suffisamment dexpériences qui nous conduisent à notre insu à trouver et à garder la bonne distance. Entre cet apprentissage parfaitement cohérent mais totalement inconscient et les leçons dorthographe chaque lundi matin, on peut voir une différence de nature ou de degré. On peut privilégier lopposition entre deux univers, celui de lapprentissage spontané et inconscient, celui de laction éducative intentionnelle. On peut aussi, ce qui semble plus conforme à la complexité du réel, reconnaître une gradation continue dun pôle à lautre.
Y a-t-il un éducateur dans la salle ?
Dans cette seconde perspective, la question est ouverte de savoir qui maîtrise le curriculum dautrui. Elle appelle une réponse empirique, de cas en cas. On accepte lidée que certains apprentissages, même sils se produisent régulièrement, même si on en voit les fonctions pour le système ou tel groupe, nont pas été nécessairement voulus et organisés dans ce sens.
Cela ne veut pas dire :
Les acteurs sociaux ne cessent daménager leur expérience et celle dautrui sans pour autant mesurer les effets formateurs de leur action. Parce que ce nest pas leur enjeu et parce quils ne disposent pas des " théories " qui leur permettraient de comprendre à quel point ils façonnent autrui, sa personnalité, son développement, sa culture, en le plaçant régulièrement dans certaines circonstances.
Ainsi, la genèse de certaines formes de schizophrénie ou de troubles mentaux semblent clairement liées à des fonctionnements relationnels, notamment familiaux pathogènes, caractérisés par la double contrainte (par exemple " Deviens autonome, mais reste dépendant "), le paradoxe (du type " Sois spontané "), le chantage affectif. Les travaux de Laing et de lécole de Palo Alto sur la communication paradoxale montrent que lenfant apprend à sadapter à des structures dinteraction qui sont en partie consciemment mises en place, mais pas pour des raisons éducatives et sans que les adultes mesurent leurs effets à long terme. On pourrait en dire autant, de façon plus banale, des habitudes, des rituels, des règles quon instaure ouvertement dans nimporte quelle famille ou nimporte quelle organisation pour mille autre raisons que la transformation des personnalités ou des habitus.
Lécole se situe, comme institution, du côté de lintention dinstruire, selon la formule dHameline. Mais cest un univers aussi complexe et à certains égards irrationnels que tout autre groupe ou institution. Une partie des fonctionnements relationnels ou didactiques les plus courants peuvent donc parfaitement avoir des effets formateurs sans avoir été voulus ni même être perçus dans ce sens.
On se trouve alors dans une problématique générale, celle de la prise de conscience, par les acteurs, des mécanismes quils font fonctionner parfois à leur insu. Le caché est alors simplement ce qui reste caché aussi longtemps que personne ne la dévoilé, nen a fait lobjet au moins dune représentation floue ou dun savoir intuitif.
Lhistoire des civilisations peut se lire comme une lutte pour dévoiler peu à peu des choses cachées depuis la fondation du monde, selon lexpression de Girard. Pendant longtemps, on a ignoré certains des processus physiques et biologiques les plus fondamentaux, ceux qui permettent lexistence, la survie, la reproduction de lespèce humaine. Ce qui touche aux processus économiques, démographiques, et plus encore culturels, psychologiques, linguistiques, sociaux, fait lobjet dune méconnaissance bien plus grande encore, même dans les sociétés les plus avancées dans le développement des sciences humaines.
Il ny a donc rien de surprenant à envisager que lécole puisse, parce quelle suscite régulièrement certains types dexpériences intellectuelles, affectives, relationnelles, produire régulièrement des apprentissages dont les acteurs nont pas conscience. Ces expériences formeraient le véritable curriculum caché.
Sans doute peut-on sattendre à moins de méconnaissance dans lécole que dans la famille ou dautres lieux. Mais pourquoi lécole saurait-elle totalement ce quelle fait aux élèves ? Cela ne garantit pas que son influence soit innocente
Reste alors à savoir de quoi dépend la prise de conscience et quels sont les enjeux. On rejoint là le premier paradigme : toute réalité nest pas bonne à connaître, encore moins à dire. Il arrive à chacun de soupçonner des réalités, des causalités, des influences quil se garde bien de vérifier, trop effrayé ou embarrassé parce quil entrevoit. Freud ou Marx ont franchi un seuil où dautres avaient rebroussé chemin au cours de décennies ou des siècles précédents.
Il est donc probable quil faudra combiner les deux approches : il peut y avoir une méconnaissance active, qui ressemble diablement à une censure ou à une autocensure.
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