Les maîtres primaires savent-ils écrire ?
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des
sciences de léducation
Université de Genève
1990
I. Les pratiques de production écrite : inventaire
Question idiote, nest-il pas vrai ? Les instituteurs ont été le fer de lance de lalphabétisation, ce sont eux qui enseignent à lire et à écrire à tous les enfants. Il est donc évident quils dominent lécrit. Pourtant
Ici, quelque pédant brandira peut-être une circulaire, une consigne ou un carnet scolaire pour stigmatiser une grossière erreur dorthographe, montrant quen effet, les maîtres ne savent pas écrire correctement leur langue. Là nest absolument pas la question. Dabord parce que, dans leur majorité, les maîtres primaires maîtrisent certainement lorthographe beaucoup mieux que la plupart des adultes, y compris ceux qui ont des titres universitaires. Mais surtout parce que la maîtrise de lorthographe nest quune facette secondaire du savoir-écrire. Et qui le sera dautant plus que se généraliseront les traitements de textes munis de correcteurs orthographiques. Le problème de lorthographe dusage est résolu, celui des accords est en voie de lêtre. La rédaction assistée par ordinateur pourra compter sur des correcteurs syntaxiques et stylistiques de plus en plus efficaces : détection de phrases inachevées ou incorrectes, contrôle de la ponctuation, vérification ou proposition de formes verbales, repérage des répétitions de mots ou de formules, suggestion de synonymes ou dautres constructions de même sens, exploration de champs sémantiques. Les programmes de traitement de textes (au sens large) évoluent vers lintelligence artificielle, incorporant aux logiciels les savoirs des grammairiens, des lexicologues, mais aussi les savoir-faire et les normes stylistiques des professionnels de lécriture.
Peut-on dire pour autant que les ordinateurs savent écrire ? Ils savent de mieux en mieux corriger, assister, faciliter le travail de rédaction dun auteur. En un mot, il savent faire de plus en plus vite, de mieux en mieux, sans fatigue ni défaillance, ce que font les maîtres devant les brouillons de leurs élèves. Par labsurde, les ordinateurs mettent en évidence une donnée essentielle : savoir corriger et améliorer le texte de quelquun dautre nexige pas quon sache écrire au sens plein du terme.
Quest-ce alors que savoir écrire ? Cest savoir construire un texte efficace, qui atteigne son but. Émouvoir, guider, faire rire, informer, insulter, rassurer, convaincre, instruire, amuser, interdire, effrayer, faire rêver, rappeler à lordre On nen finirait pas dinventorier les buts que poursuivent les êtres humains à travers lécrit comme à travers la communication orale. Le classements des actes de parole en quelques catégories bien claires nest pas inutile, pour ne pas se perdre dans la diversité. À deux conditions toutefois :
Savoir écrire, cest savoir agir sur autrui à travers lécriture, savoir influencer ses émotions, ses sentiments, ses représentations, ses connaissances et ses actes à travers un texte écrit. Quil ait trois lignes ou cinquante pages, quil soit calligraphié sur parchemin ou griffonné sur nimporte quel méchant papier, quil soit digne de Pivot ou bourré derreurs nest certes pas indifférent. Mais cela nimporte quen regard des effets attendus, non dune norme scolaire ou lettrée qui sappliquerait à tous les textes indépendamment dune situation et dune intention, dun contexte et dun environnement.
Dans cette perspective, la question nest pas aussi idiote quil y paraît : les maîtres primaires savent-ils écrire ? Savent-ils construire des textes capables dinfluencer les sentiments, les représentations, les actes dautrui ? À vrai dire, on ne peut formuler à ce propos que des hypothèses. On ignore en effet largement les pratiques de rédaction des maîtres primaires, dans le cadre de leur métier dabord, et plus encore dans leur vie personnelle et sociale.
Les enseignants ont pour tâche denseigner à leurs élèves à produire des textes. Il sagit dun savoir-faire. On admet généralement que pour enseigner une notion ou une connaissance, il faut la maîtriser, de préférence à un niveau nettement supérieur à ce quon attend des élèves au terme de leur apprentissage. Pourquoi en irait-il autrement dun savoir-faire ? On conviendra donc que pour enseigner à écrire, un maître doit lui-même savoir écrire.
On ne peut prétendre enseigner efficacement à produire des textes sans avoir soi-même, comme adulte, une pratique relativement intensive et diversifiée de production écrite. Or on peut affirmer aujourdhui :
- quune connaissance théorique des textes, de leur construction, de leur mode de production ne peut tenir lieu de maîtrise pratique ;
- quune très grande maîtrise de la lecture et de lexplication de texte néquivaut pas davantage à une maîtrise pratique de la production écrite ;
- que la maîtrise de lorthographe, de la grammaire, de la conjugaison nest pas la maîtrise de la production de textes ;
- quil ne suffit pas que le maître sache produire, en moins de temps, avec moins derreurs et des résultats plus lisibles et convaincants, les textes quil demande à ses élèves.
Les maîtres ont-ils une pratique diversifiée et intensive de la production écrite ? Le seul fait de poser la question peut être interprété comme un discrédit de plus jeté sur la profession enseignante. Tel nest pourtant pas le but. Il sagit plutôt de se demander si la formation des maîtres est cohérente avec ce quon attend deux dans ce domaine, compte tenu de ce quon sait aujourdhui des mécanismes de production de texte et des options didactiques préconisées dans le cadre de la rénovation de lenseignement du français.
La question peut se poser pour les professeurs du secondaire qui enseignent le français. Elle vaut aussi pour dautres savoir-faire. Si on la pose ici à propos des maîtres primaires et en matière de savoir-lire, cest pour des raisons précises :
Dans ces conditions, il serait absurde de reprocher aux enseignants un manque de qualification. Dautant plus que le problème nest pas neuf : si la rénovation na pas aujourdhui une pédagogie du texte incontestable à proposer, elle ne fait que mettre en évidence le flou et linefficacité des pédagogies traditionnelles.
Il ne sagit donc nullement de jeter la pierre aux enseignants, mais de se demander si toute pédagogie du texte ne se heurte pas au même obstacle : le fait que lécriture soit pour beaucoup denseignants une pratique peu intensive, assez stéréotypée et surtout vécue comme un pensum ou un risque insupportable : risque dêtre jugé, critiqué, en un mot remis dans la situation dun élève
Peut-être les recherches qui restent à faire (et quil faut faire), infirmeront-elles cette hypothèse. Elle ne relève pas cependant du soupçon a priori :
En cela, les maîtres ne se distinguent guère de la plupart des adultes de formation équivalente. Ce sont des produits de lécole. Ils sont, au gré du cursus, rédigés des portraits, des compositions, des dissertations ; ils ont pris des notes, présentés quelques rapports de laboratoire. Rien dans leur formation scolaire ne les a préparé mieux que la moyenne à la production écrite. À lÉcole normale ou aux Études pédagogiques, ils nont guère reçu de formation plus approfondie à la pratique de la production écrite. À Genève, on offre aux candidats, depuis peu, un Atelier décriture, mais cest une mesure récente et sans doute insuffisante.
Avant dinvestir davantage dans la formation initiale et continue, deux vérifications simposent :
Sur ces deux points, il nous manque des données fiables. Pour préparer les recherches nécessaires, on peut avancer dores et déjà dans la construction conceptuelle.
Lenseignement est un métier intellectuel et de communication ; on y fréquente des textes à longueur de journée ; est-ce loccasion den produire ? Par ailleurs, les maîtres font partie des couches instruites de la population, dont la participation à la vie sociale passe fréquemment par lécrit. Distinguons donc écrits professionnels et non professionnels.
A. Les écrits professionnels des maîtres
Tous les maîtres primaires ont loccasion de rédiger des textes destinés aux parents (bulletins scolaires et circulaires). Dès que leurs élèves savent lire, la plupart rédigent des consignes (pour les devoirs, les exercices, les épreuves) et des commentaires plus ou moins succincts en marge des travaux rendus. Il arrive, mais cest déjà moins généralisé et moins fréquent, quun maître rédige un avis à propos dun élève, en vue de sa promotion, de son orientation, de sa prise en charge par un service social ou médico-pédagogique. Dans certains systèmes scolaires, les maîtres sont astreints ou enclins à rédiger un journal de classe que linspecteur ou le directeur pourra consulter à des fins de contrôle.
Là sarrêtent les textes dont la rédaction est inscrite dans le cahier des charges. Encore faut-il nuancer : les textes destinés aux élèves sont fonction de leur maîtrise de la lecture. Même dans les grands degrés, il sagit en général de quelques lignes, rédigées selon des modèles très stéréotypés : formulation dun problème mathématique, dune question à propos dune lecture, dun sujet de composition ou dune consigne ou de phrases isolées en vue dun exercice ou dune recherche, de quelques lignes à travailler à la maison. Quant aux textes adressés aux parents, ils vont en général de quelques lignes à une page manuscrite, en principe quelques fois dans lannée, à la fin des périodes dévaluation ou en vue dévénements ponctuels : réunion de parents, classe verte, démarches administratives (assurances, inscriptions).
Les autres textes rédigés dans le cadre professionnel ne sont pas inscrits dans le cahier des charges. Jen distinguerai trois destinataires principaux : les élèves, les collègues avec lesquels on travaille, les autres acteurs actifs dans le champ scolaire. Dans ces trois domaines, on peut faire lhypothèse que les pratiques sont extrêmement variées, quelles dépendent de parcours et de choix personnels bien plus que dune commune appartenance à la profession enseignante.
Écrire pour ses élèves
On pense dabord aux écrits théoriques : explications, définitions, règles de grammaire, indications de méthodes et marches à suivre, fragments de théorie en mathématique ou sciences naturelles, résumés dhistoire ou de géographie. Tout dépend des choix pédagogiques du maître et du jugement quil porte sur les moyens denseignement : aujourdhui, en Suisse romande, on dispose, grâce aux moyens officiels denseignement, aux moyens disponibles dans le commerce et aux photocopieuses dune pléthore de textes tout faits ; un maître peut donc parfaitement se borner à utiliser les textes existants, au besoin en faisant des extraits et des montages ; à linverse, rien nempêche un maître décrire des pages et des pages destinées à compléter, à illustrer, à encadrer, voire à remplacer complètement les moyens imprimés. Les technologies actuelles, traitement de texte et programmes graphiques, imprimantes à laser et photocopieuses, permettent toujours davantage à chacun dêtre " son propre éditeur " ; mais beaucoup de maîtres nont pas attendu ces instruments pour rédiger des " polycopiés " et autres supports et compléments de cours. On ne sait pas grand chose des pratiques des enseignants primaires dans ce domaine. On voit circuler des documentaires dhistoire suisse, des constats de grammaire, des mémentos ad hoc, des monographies. Mais que représentent ces écrits par rapport à ce qui ne circulent pas, ne sort pas de la classe ? Quelle est la proportion des enseignants qui produisent des écrits théoriques, avec quelle fréquence, dans quels buts ? Bien malin qui pourrait affirmer quelque chose à ce sujet.
Autre inconnue : la pratique du compte-rendu écrit des activités conduites en classe est-elle lexception ou la règle ? Combien de maîtres ont-ils lhabitude de mettre en forme, au tableau ou sur papier, le résultat dune discussion, dune recherche, les étapes dune démarche, les paramètres dune décision ? Il est évident que la présence dun tableau noir dans toutes les classes, et souvent dun rétroprojecteur, suggèrent que beaucoup de maîtres recourent à lécrit pour organiser la communication avec leur classe. Dun classement ou de quelques mots clés à un texte construit, il y a une marge.
On nen sait pas davantage sur les écrits de fiction produits à lintention des élèves : sans doute connaît-on quelques maîtres qui écrivent de courtes pièces, des contes, des nouvelles, des énigmes, des poèmes. Est-ce une pratique très commune ? On peut en douter.
Enfin, on ne sait guère mieux quelle est la part du maître dans les textes rédigés par les élèves. Les pédagogies modernes de lexpression écrite conseillent aux maîtres des petits degrés de transcrire les récits denfants trop jeunes pour rédiger, aux maîtres des grands degrés dengager leurs élèves dans des activités-cadres de production de texte parfois ambitieuses : monographie documentaires, romans ou contes, pièces de théâtres, rapports denquête, correspondances scolaires. Les enquêtes romandes suggèrent que ces pratiques sont encore loin dêtre majoritaires. Lorsquelles existent, quelle est la part du maître dans lécriture proprement dite ? On se doute quil anime, incite, organise, corrige, infléchit la démarche. Est-il coauteur du texte, implicitement ou explicitement ? On peut se demander, sachant la difficulté de lécriture collective et le poids des normes, combien de production de classes sont en fait des écrits du maîtres entouré de ses élèves
Écrire pour ses collègues proches
Lincertitude est tout aussi grande en ce qui touche aux écrits professionnels liés à la marche des établissements, au fonctionnement des équipes pédagogiques et à la formation continue.
Pendant longtemps, les écoles primaires ont fonctionné sur la base décrits administratifs venus den haut, que ce soit du ministère ou de linspecteur. Ces textes nappelaient pas en général de réponses. Au mieux les maîtres avaient-ils à remplir des formulaires ou des questionnaires à choix multiples, Les journaux de classe ou les rapports dactivité éventuels étaient et restent en partie des textes rituels, sans destinataire certain. Le fonctionnement de lécole change cependant :
Cette évolution a été préparée souvent par lémergence déquipes pédagogiques dont la création et la survie passaient par une négociation avec linstitution et les collègues, par des écrits consignant des objectifs, des tâches, des fonctionnements, des évaluations.
Enfin, le développement de la formation continue peut donner des occasions de formuler des projets ou des besoins, de participer à des travaux de didactique ou à des groupes de recherche, avec un recours plus intensif à lécrit pour décrire sa pratique, transmettre des notes à des collègues, exprimer une demande de formation, satisfaire à une évaluation. Le fait quun fraction des enseignants poursuivent en parallèle des études universitaires va dans le même sens.
Dans tous ces cas de figure, lévolution du système semble favoriser lexpression écrite dans les rapports de travail entre collègues. Reste à savoir si cet espace de communication écrite est réellement utilisé et par qui.
Écrire pour le système
Le destinataire est alors beaucoup plus diffus. On ne sadresse plus à des gens quon connaît, quon fréquente presque chaque jour ; lécrit nest plus le complément et la mémoire de la conversation, mais son substitut. Les pratiques sont alors beaucoup plus disparates encore, car sil est difficile de sisoler complètement des dynamiques locales, à léchelle de létablissement, rien noblige un maître à simpliquer dans le fonctionnement du système scolaire à une plus large échelle.
Quelles sont les activités débouchant sur une expérience de rédaction ? Il y en a plusieurs :
Dans ces divers domaines, la pratique intensive de la rédaction est semble-t-il le fait dune minorité. Le rédacteur en chef dune revue syndicale fait en quelque sorte un double métier, instituteur et journaliste. Dautres participations sont plus épisodiques. Dans nombre de commissions techniques (didactique, évaluation, horaire scolaire, programmes), ce sont souvent des permanents (chercheurs, spécialistes, inspecteurs) qui prennent la plume.
Le système scolaire a toujours offert à une partie des enseignants des possibilités dengagement en dehors de leur classe. Ces possibilités semblent saccroître, en raison tant dun climat favorable à la participation que de la multiplication des dossiers exigent études et concertations. Reste à savoir si beaucoup de maîtres trouvent dans ces ouvertures loccasion de rédiger.
B. Les écrits non professionnels
Une observation attentive du fonctionnement des établissements et des systèmes scolaires donne une idée des pratiques professionnelles possibles et dominantes des enseignants en matière décriture. Les pratiques non professionnelles sont plus faciles à imaginer, puisquelles ne distinguent pas les enseignants de tous les autres adultes dans leur rapport à lécrit. En revanche, elles relèvent de la sphère privée et on le connaît moins bien encore que les pratiques professionnelles.
Certains enseignants collaborent avec la presse sur des thèmes sans rapport avec lécole. Dautres écrivent des romans, des essais, des livres pour enfants, des bandes dessinées, des poèmes, des biographies, des ouvrages documentaires ou scientifiques. Ces textes sont pour une part publiés, parfois à compte dauteur ou dans des périodiques de diffusion limitée. Il ne semble pas que les enseignants primaires soient légions à pratiquer le journalisme ou lédition à côté de leur métier.
Cela signifie-t-il que les autres nécrivent pas en dehors de leur métier ? Nullement. Il existe dautres formes décriture, moins publiques :
Dans quelle proportion et avec quelle intensité les maîtres primaires daujourdhui sont-ils engagés dans de telles activités ? On ne le sait guère, faute denquêtes orientées dans ce sens.
Il faut être un peu musicien pour enseigner la musique, savoir vaguement dessiner pour enseigner le dessin. De même pour les activités créatrices sur textile, les travaux manuels, léducation physique. On exige des maîtres spécialisés une véritable formation de praticiens dun art ou dun sport, des maîtres généralistes une certaine aisance.
Dans les arts et métiers, il est évident que la formation doit être confiée à des professionnels. Traditionnellement, le maître sait faire tout ce quil enseigne à lapprenti.
Ces évidences se fissurent dès quon parle des savoir-faire intellectuels. Dans les écoles secondaires, les professeurs qui enseignent la biologie, la mathématique, lhistoire ou le français nont souvent pour seule pratique de leur discipline que celle quils doivent à leurs études. Est-ce suffisant pour enseigner des savoir-faire ? On fait comme si, du moins jusquau niveau de la maturité. Aucun professeur de français ne doit témoigner dune pratique du journalisme ou de la création littéraire, aucun scientifique ne doit faire état de travaux personnels de recherche au-delà de la licence.
Cest une caractéristique de lenseignement général par rapport aux enseignement pratiques et professionnels : lexpérience et la maîtrise pratiques des maîtres sont, en moyenne, moins fortes.
Il y a à cela des raisons évidentes, du moins en apparence : la formation initiale et continue de physiciens ou dhistoriens créatifs, ayant lexpérience de la recherche et de la communication scientifique, coûterait certainement plus cher que la formation de professeurs de physique ou dhistoire. Lécole publique ne peut ou ne veut assumer ni ce coût ni les difficultés dorganisation qui iraient de pair avec dautres exigences.
Le problème nest en réalité jamais posé en ces termes, parce que la formation universitaire paraît largement suffisante pour enseigner les connaissances et savoir-faire de base. À lécole secondaire, on ne forme pas des historiens ou des physiciens, on donne des notions et des techniques élémentaires. Il napparaît donc pas nécessaire que les enseignants en sachent davantage.
Dans lenseignement primaire, ce raisonnement est encore plus commun puisquil sagit dune formation élémentaire. On exigera des maîtres quils sachent et sachent faire, mieux et plus sûrement, ce quils exigent de leurs élèves. Sans doute trouverait-on anormal quun enseignant ne sache pas lire une carte, construire un triangle rectangle ou conjuguer un verbe au subjonctif. Il doit être un modèle irréprochable, ce qui na rien à voir avec un praticien confirmé.
Reste à savoir si on peut continuer à raisonner aussi sommairement alors même que les rénovations :
Pourquoi faut-il que le maître ait une pratique personnelle relativement diversifiée et intensive de la production de textes. Pour plusieurs raisons.
A. Mettre la main à la pâte
Écrire est fort difficile même pour des adultes entraînés. Il est absurde de penser quon apprend mieux en étant confronté seul à lensemble des difficultés de la tâche. Une pédagogie du texte ne saurait considérer lécriture comme une épreuve individuelle. La classe offre un environnement privilégié pour une écriture coopérative. De cette coopération, il ny a aucune raison dexclure le maître sous prétexte quil nest pas là pour apprendre.
Bien entendu, il ne faut pas quil écrive tout, ni même quil contrôle tout. Mais rien nempêche quil contribue fortement au travail collectif. Contrairement à son rôle dans dautres domaines (discutable dailleurs), il na aucune raison de rester figé dans le rôle de celui qui observe, juge et corrige. Aucune pédagogie du texte si le maître ne manifeste pas le goût décrire, sil ne sexpose pas à la lecture et à la critique de ses élèves.
Limportant nest pas dincarner un modèle, mais de contribuer à une production, ce qui est tout à fait différent. Lorsquun maître construit un décor, il fait avec ses élèves. La production écrite collective nest pas dune autre nature. Il sagit de résoudre des problèmes les uns après les autres, dorganiser, danticiper, de bricoler, daméliorer au moment où on trouve une nouvelle idée.
Lengagement du maître dans la production écrite va de soi dans les petits degrés, lorsquil aide lélève à organiser son texte et le met par écrit à sa place. Les maîtresses de première et deuxième primaires qui interviennent de la sorte nont pas limpression dempêcher leurs élèves dapprendre ; elles sentent bien, au contraire, quelles créent les conditions pour que la tâche soit accessible, que lélève ne se décourage pas et ait limpression darriver à un produit conforme à ce quil a en tête.
La nature de lassistance évolue sans doute au file des années, mais pas son principe. Il sagit moins de transcrire que de soutenir le travail de rédaction, quil soit individuel ou collectif. À lécole, on ne gère pas de droits dauteurs et seule lévaluation sommative traditionnelle peut justifier quon laisse un élève seule devant sa feuille blanche. Le vrai problème nest pas de savoir sil faut intervenir, mais comment le faire à bon escient.
Seule une pratique personnelle de la production de texte peut conduire le maître à adhérer vraiment à cette option didactique. Sans expérience de lécriture, il gardera une vision normative et théorique du travail décriture. Il interviendra comme lecteur plus ou moins exigeant, non comme coauteur dans une situation de résolution de problèmes.
B. Un rapport pragmatique à lécrit
Comme lecteur instruit, pétri de grammaire, convaincu que le plus important est de noublier aucune négation et de ne pas répéter un mot dans le même paragraphe, le maître nest daucune aide à lélève. Il fait plutôt obstacle, car il ne sait pas vraiment ce quécrire veut dire, il se fixe sur la correction de la forme, la richesse du vocabulaire, lélégance du style, alors que la régulation devrait être dordre pragmatique. Un texte est bon sil atteint son but. Encore faut-il quil ait un but. Parfois ce sera un " vrai " but : les élèves seront acteurs dans une " vraie " situation où lécrit est un instrument. Mais rien nempêche de " faire comme si ". Ce qui est déterminant, cest le degré auquel il est évident pour le maître que la production de texte est une activité stratégique.
Les nouvelles pédagogies du texte mettent laccent sur des écrits sociaux, considérés comme des actes dans ses situations où il y des enjeux. Fort bien. Reste à savoir si un maître qui na pas lexpérience personnelle de lécriture comme action communicative peut-il réellement prendre au sérieux les notions de destinataire, contexte, stratégie discursive, actes de paroles. Avec un peu de bonne volonté, il pourra retenir des définitions et organiser des exercices danalyse. Pour animer une activité de production de texte, il faut davantage.
C. Le sens de loccasion
Lorsquon aura remplacé une liste de notions par une liste dactivités langagières programmées, sera-t-on bien avancé ? Lune des difficultés dune pédagogie du texte est de saisir des occasions, de réagir à des événements. Pour cela, il faut une attitude pédagogique ouverte à limprévu, une capacité dimprovisation, une organisation souple du travail en classe. Mais il faut aussi identifier les occasions. On peut bien sûr imaginer une interminable " check-list ". Le seul dispositif fiable, cest lintuition du maître face à lévénement, intuition quil se passe quelque chose et quil vaut la peine de sy intéresser ; pas nécessairement pour " faire un texte ", mais pour en discuter, prendre parti, sinformer et déboucher parfois sur une production. Il est sûr que lexpérience personnelle est une façon de développer une telle intuition. Celui qui écrit des histoires repérera facilement lincident, lanecdote dont on part pour inventer une histoire ; celui qui milite dans un cadre ou un autre saura à quel moment lécrit permet datteindre son but ; celui qui a lhabitude, comme adulte, de rédiger des comptes-rendus, des observations, des projets, des articles, transposera facilement à sa classe.
D. La pensée, loral, lécrit
Les nouvelles pédagogies du texte insistent sur la phase de pré écriture, la phase où se construisent les représentations et les intentions qui sous-tendent la " mise en mots ". Cette phase peut être solitaire. Elle est souvent plus productive sil y a interaction, même si lécriture est ensuite individuelle.
Quiconque a une pratique personnelle de la production de textes sait dexpérience que lécriture se prépare autrement que le nez collé sur une feuille blanche, que la rédaction est le prolongement dun processus intellectuel et social amorcé en général dans un autre cadre, souvent avant même quon décide décrire. On sait alors quon ne perd pas son temps en bavardages si lon discute avant décrire. On sait que la structure du discours peut sarticuler sur certaines phrases clés, mais quelle passe plutôt par une organisation théorique ou une stratégie argumentative qui prennent forme bien avant dêtre mises en phrases, parfois inconsciemment, voire pendant le sommeil. On sait que la langue et la pensée ont des rapports complexes, que ce nest pas toujours la même qui entraîne ou qui bloque lautre. On sait que lécrit et loral sont souvent deux façons de poursuivre le même but. Tout cela, comment en être convaincu sans expérience personnelle. Est-ce communicable à travers un discours théorique ?
Une pédagogie du texte est inséparable de représentations de la langue, de la communication, de lapprentissage, des mécanismes qui sous-tendent la lecture aussi bien que la production écrite. Psycholinguistique et sociolinguistique avancent dans le sens de représentations réalistes des processus en jeu. On sait de mieux en mieux ce qui se passe vraiment dans une conversation ou une opération textuelle. Ce savoir abstrait suffit-il ? On pourrait soutenir quil aide plutôt à nommer et à légitimer ce dont on a lexpérience directe. Il ne remplace pas la pratique personnelle. Pour celui qui nécrit jamais, les notions de contexte, dorganisateur, de stratégie, dacte de parole pourraient bien nêtre que des concepts à transmettre aux élèves de la même façon que les notions grammaticales, par lalternance de définitions et dexercices de repérage. Rendre les maîtres savants en théorie du texte pour que leurs (bons) élèves brillent en grammaire du texte, est-ce lavenir ?
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