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In Journal de l’enseignement primaire, (Genève), 1990, n° 29, pp. 35.

 

 

 

La dernière leçon de Bernard Pivot

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1990

Quel est pour vous le plus beau mot de la langue française ? En posant cette question aux 80 écrivains réunis pour la dernière d’Apostrophes, Bernard Pivot illustrait la fabrication tant des formes que des hiérarchies d’excellence.

Premier principe : n’importe quel jeu stupide fait l’affaire. Pivot aurait pu demander quel est le roman le plus surfait, la phrase la plus heureuse, l’adjectif le plus inutile. Tout est bon dès lors qu’il y a défi, difficulté, épreuve.

Second principe : ne pas jouer est encore jouer. Sauf à ne pas venir, aucun des invités ne pouvait s’exclure du jeu. Répondre à côté, refuser la question, la trouver débile, donner plusieurs réponses, c’était encore jouer. Car ce ne sont pas les réponses explicites qui font l’excellence, mais la manière de jouer, de tricher, de redéfinir la règle.

Troisième principe : l’excellence se définit après-coup. Personne ne sait quel est le plus beau mot de la langue française. En fait, la question n’a pas de sens. N’empêche que certaines réponses sont meilleures que d’autres. De la confrontation naît la hiérarchie. Avant l’émission, nul ne connaissait les réponses des autres et pouvait donc avoir l’espoir d’être le plus subtil, le plus drôle, le plus étonnant. Mais il savait que, deux heures plus tard, tout serait joué.

Quatrième principe : l’excellence, c’est les autres. Il n’est aucunement nécessaire qu’on sache véritablement en quoi elle consiste. Profondeur, originalité, sincérité, ironie, paradoxe, ambiguïté, brillant ? Tout cela peut peser dans la balance, mais l’essentiel, c’est le jugement des autres. L’excellence se reconnaît plus qu’elle ne se codifie.

Cinquième principe : chacun est juge et partie. Pivot n’a guère distribué de bons et de mauvais points. Il n’y a, en matière d’excellence, pas toujours besoin d’arbitre, ni même de critères explicites. Tout le monde juge tout le monde. Pour qu’une hiérarchie s’impose, il suffit qu’un relatif consensus s’établisse entre les joueurs et parmi les spectateurs.

Sixième principe : on n’en meurt pas, mais il reste des traces. Il se peut que, dans des années, tel écrivain se réjouisse encore de son heureuse trouvaille de la dernière d’Apostrophes, alors que d’autre ne se pardonneront pas leur piètre performance. Notre vie est faite, notamment, de ces baumes et blessures narcissiques.

***

On ne s’étonnera pas que celui qui a inventé les championnats d’orthographe ait su faire jouer 80 écrivains français à un jeu aussi scolaire. Bernard Pivot a sans doute compris depuis longtemps que, loin d’en être détachés, les jeux que nous jouons autour de la littérature, de l’art, du sport, de la table, ne sont que des variantes, moins codifiées, des jeux appris à l’école, tant en classe que dans le préau. Ou inversement. Dans les compétitions pour l’excellence ou la distinction, les contenus des savoirs et des pratiques sont secondaires, ce sont les classements qui comptent.

C’est pourquoi l’échec et la réussite scolaire ne sont jamais que des places sur une échelle. Ces classements ont évidemment des conséquences. Mais leur signification est extrêmement incertaine. Qui oserait prétendre qu’il y a un quelconque rapport entre le talent des invités de Pivot et la réponse qu’ils ont donnée ce soir là ? Supposons même qu’on les invite chaque vendredi soir pendant un an, qu’on leur pose chaque fois une autre question idiote et qu’on fasse un classement général : aurait-on une mesure de leurs qualités littéraires ?

L’excellence scolaire est de cet ordre : un classement stable, mais qui ne veut pas nécessairement dire grand chose sur les compétences et les possibilités réelles des élèves, surtout à long terme. Plutôt que d’investir tant dans la fabrication des hiérarchies d’excellence, l’école ferait donc mieux de s’intéresser davantage aux maîtrises et aux compétences réelles face à des tâches significatives dans la vie…

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