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La dernière leçon de Bernard Pivot
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des
sciences de léducation
Université de Genève
1990
Quel est pour vous le plus beau mot de la langue française ? En posant cette question aux 80 écrivains réunis pour la dernière dApostrophes, Bernard Pivot illustrait la fabrication tant des formes que des hiérarchies dexcellence.
Premier principe : nimporte quel jeu stupide fait laffaire. Pivot aurait pu demander quel est le roman le plus surfait, la phrase la plus heureuse, ladjectif le plus inutile. Tout est bon dès lors quil y a défi, difficulté, épreuve.
Second principe : ne pas jouer est encore jouer. Sauf à ne pas venir, aucun des invités ne pouvait sexclure du jeu. Répondre à côté, refuser la question, la trouver débile, donner plusieurs réponses, cétait encore jouer. Car ce ne sont pas les réponses explicites qui font lexcellence, mais la manière de jouer, de tricher, de redéfinir la règle.
Troisième principe : lexcellence se définit après-coup. Personne ne sait quel est le plus beau mot de la langue française. En fait, la question na pas de sens. Nempêche que certaines réponses sont meilleures que dautres. De la confrontation naît la hiérarchie. Avant lémission, nul ne connaissait les réponses des autres et pouvait donc avoir lespoir dêtre le plus subtil, le plus drôle, le plus étonnant. Mais il savait que, deux heures plus tard, tout serait joué.
Quatrième principe : lexcellence, cest les autres. Il nest aucunement nécessaire quon sache véritablement en quoi elle consiste. Profondeur, originalité, sincérité, ironie, paradoxe, ambiguïté, brillant ? Tout cela peut peser dans la balance, mais lessentiel, cest le jugement des autres. Lexcellence se reconnaît plus quelle ne se codifie.
Cinquième principe : chacun est juge et partie. Pivot na guère distribué de bons et de mauvais points. Il ny a, en matière dexcellence, pas toujours besoin darbitre, ni même de critères explicites. Tout le monde juge tout le monde. Pour quune hiérarchie simpose, il suffit quun relatif consensus sétablisse entre les joueurs et parmi les spectateurs.
Sixième principe : on nen meurt pas, mais il reste des traces. Il se peut que, dans des années, tel écrivain se réjouisse encore de son heureuse trouvaille de la dernière dApostrophes, alors que dautre ne se pardonneront pas leur piètre performance. Notre vie est faite, notamment, de ces baumes et blessures narcissiques.
On ne sétonnera pas que celui qui a inventé les championnats dorthographe ait su faire jouer 80 écrivains français à un jeu aussi scolaire. Bernard Pivot a sans doute compris depuis longtemps que, loin den être détachés, les jeux que nous jouons autour de la littérature, de lart, du sport, de la table, ne sont que des variantes, moins codifiées, des jeux appris à lécole, tant en classe que dans le préau. Ou inversement. Dans les compétitions pour lexcellence ou la distinction, les contenus des savoirs et des pratiques sont secondaires, ce sont les classements qui comptent.
Cest pourquoi léchec et la réussite scolaire ne sont jamais que des places sur une échelle. Ces classements ont évidemment des conséquences. Mais leur signification est extrêmement incertaine. Qui oserait prétendre quil y a un quelconque rapport entre le talent des invités de Pivot et la réponse quils ont donnée ce soir là ? Supposons même quon les invite chaque vendredi soir pendant un an, quon leur pose chaque fois une autre question idiote et quon fasse un classement général : aurait-on une mesure de leurs qualités littéraires ?
Lexcellence scolaire est de cet ordre : un classement stable, mais qui ne veut pas nécessairement dire grand chose sur les compétences et les possibilités réelles des élèves, surtout à long terme. Plutôt que dinvestir tant dans la fabrication des hiérarchies dexcellence, lécole ferait donc mieux de sintéresser davantage aux maîtrises et aux compétences réelles face à des tâches significatives dans la vie
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