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Toute interaction ne contribue pas
à la régulation des
apprentissages !
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1991
I. Communication : concept ou slogan ?II. La Glasnost, un vieux rêve de pédagogue
III. Communiquer pour vivre ensemble
IV. Compétition et recherche de distinction
V. Violence symbolique et régulation interactive
Qui ne voudrait dune communication efficace entre maîtres et élèves ? Efficace parce quelle les aiderait à vivre en bonne intelligence, parce quelle créerait les conditions dun travail intellectuel serein et dun fonctionnement didactique heureux. Efficace surtout parce quelle véhiculerait au bon moment les questions et les réponses, les demandes et les feed-back, les stimulations et les renforcements, les hypothèses et les arguments qui alimentent le fonctionnement cognitif des uns et des autres et permettent des régulations continues et pertinentes des processus dapprentissage.
Cet espoir, aussi fondé soit-il, ne risque-t-il pas de nourrir une nouvelle fois des recommandations idéalistes ? Les enseignants nont pas attendu les spécialistes de lévaluation pour quon leur vante le pédagogue idéal, auquel rien néchappe, qui sollicite sans bloquer la spontanéité, qui accueille les initiatives, qui intervient à bon escient et au bon niveau, qui organise lensemble des activités tout en restant disponible pour chacun, qui renvoie une image constructive mais réaliste des progrès et des difficultés, qui
Bien sûr, il serait heureux que la communication en classe soit tout entière mise au service des apprentissages et de leur régulation, et quelle soit maîtrisée par les enseignants, mais aussi, progressivement, par les élèves. Apprendre à communiquer, nest-ce pas apprendre à apprendre ? Mais voilà, dans la réalité des classes, la communication a toutes sortes dautres usages, dautres fonctions. Quon aille à lécole pour apprendre ne veut pas dire que toutes les interactions quotidiennes sordonnent à cette finalité. La communication en classe a dautres fonctions, dautres logiques, quon ne peut ignorer même et surtout si on veut optimiser les apprentissages.
En esquissant lanalyse des ambiguïtés et des paradoxes de la communication en classe, je ne voudrais pas affirmer que tout est noir là où dautres verraient la vie en rose. Dire ambiguïté, cest dire que la communication pédagogique peut aussi bien empêcher que favoriser les apprentissages, selon lusage quon en fait. Dire paradoxe, cest dire que les meilleures intentions ont parfois des effets pervers.
De nos jours, la communication est une valeur à la mode : " Il faut communiquer ! ", répète-t-on aux chefs dentreprise et aux politiciens, aux infirmières et aux médecins, aux fonctionnaires et aux enseignants. Les publicitaires sont les gourous de lépoque. Souvent, on reproche au gouvernement, à ladministration, à lhôpital, à lentreprise de ne pas savoir expliquer ce quils font plus que de le mal faire.
Sans doute ce mouvement participe-t-il dun souci louable douverture, de dialogue, de transparence. À lécole, ces thèmes sont mis en valeur, on préconise la coopération avec les familles, le travail en équipe, la participation à la vie des établissements, le décloisonnement, lexpression sereine des conflits et des divergences
Je ne voudrais pas ici entrer en guerre contre une idéologie de la communication à laquelle les sciences humaines ne sont dailleurs pas étrangères. Tant les analystes de la famille que les politologues, les psychiatres, les sociologues du travail montrent que le fonctionnement des institutions et des groupes, lémergence et la résolution des crises et des conflits dépendent en bonne partie des réseaux et des modes de communication en vigueur. Il sensuit logiquement quon peut souvent tenter daméliorer les choses en améliorant la communication. Que certains " spécialistes " y trouvent leur intérêt, que la communication soit devenue une profession et un créneau sur le marché de la formation, de lintervention, du conseil, de la recherche appliquée, ne suffit pas à invalider les fondements théoriques de la démarche. Mais la mode ne devrait pas nous faire oublier que, comme la langue dÉsope, la communication nest en soi ni bonne ni mauvaise. Tout dépend des pouvoirs, des stratégies et des finalités quelle sert.
Nest-ce pas évident : la communication, modalité essentielle de laction et de linteraction des êtres humains, participe inévitablement des mêmes ambiguïtés et des mêmes paradoxes. Pourquoi en irait-il autrement à lécole ? Pourquoi la communication y serait-elle entièrement du côté de la libération, de lautonomie, du progrès ? Pourquoi ny serait-elle pas aussi, comme ailleurs, un instrument daliénation, dexclusion, de domination, de désinformation, de sélection ?
Au-delà de ces banalités, il reste à explorer de façon un peu plus précise les caractères spécifiques de la communication en classe et dans les établissements scolaires. Entre le maître et lélève sinstaure un contrat ou un rapport social singulier, autour de tâches particulières. Autour du savoir, de sa transmission et de sa manifestation se nouent des enjeux propres à lécole.
On pourrait évidemment envisager la communication en classe comme un phénomène général, relativement indépendant de lévaluation. Sans doute ny a-t-il aucune évaluation sans communication, ni probablement aucune communication sans une part dévaluation, au sens le plus banal du terme. Malgré ces liens, il serait possible, et certains psychologues sociaux, sociologues et anthropologues le font, détudier les processus de communication et dinteraction en classe sans accorder à lévaluation une importance particulière ni se préoccuper de pédagogie. Ainsi Régine Sirota, dans " Lécole primaire au quotidien " (1988), étudie-t-elle les stratégies de communication des élèves dans une perspective sociologique, pour contribuer à lexplication des inégalités sociales devant lécole, sans analyser ce qui se passe dun point de vue normatif.
Dans le contexte dun colloque sur lévaluation, jadopterai une perspective moins large, en focalisant lanalyse sur certains processus de communication, ceux qui me semblent susceptibles dinterférer avec la régulation formative des apprentissages ou au contraire de la favoriser.
Pour quune régulation interactive sopère régulièrement, il faut que cette préoccupation prenne le dessus dans la communication en classe. Rien de plus simple, pensera-t-on peut-être. Il sagit denseigner plus efficacement, de favoriser les apprentissages. Nest-ce pas la priorité à lécole ? Ny va-t-on pas pour travailler et pour apprendre ?
Ce serait faire bon marché des autres " logiques " à luvre en classe. Dans un groupe humain, les enjeux sont multiples, la communication a donc des fonctions diverses, parfois contradictoires, soit parce quelle suppose des attitudes et des climats antagonistes, soit simplement parce que le temps est compté : lorsquon parle pour parler, pour se distinguer, pour maintenir lordre ou la relation, on ne parle pas pour favoriser les apprentissages.
Mon propos nest pas ici de recenser tous les enjeux, toutes les fonctions de la communication dans une salle de classe. Je men tiendrai à quelques aspects qui ont une incidence directe, éventuelle ou certaine, sur la régulation interactive des apprentissages.
Entrant pour la première fois dans une salle de classe, un anthropologue ignorant tout de la tradition scolaire serait frappé dabord par le fait que, durant les heures décole, on ne reconnaît pratiquement aucune sphère privée aux personnes. Cela le surprendrait dautant plus que, dans une société développée, empreinte dindividualisme, chacun, aspire à disposer dun territoire protégé, dans lequel il est " chez soi ", abrité du regard dautrui, libre de ses gestes et de ses humeurs.
Physiquement, la classe est un espace exigu dans lequel on concentre pendant de longues heures, avec des pauses assez distantes et fort courtes, vingt à trente personnes. De ce point de vue, le maître nest guère mieux loti que ses élèves. Certes, il dispose dun bureau un peu plus grand, de quelques placards, parfois dun petit local attenant. Mais il ne peut, pas plus que ses élèves, sisoler physiquement dans une autre pièce ou même sabstraire de linteraction. Son espace propre nest protégé de lintrusion des autres que par des limites symboliques, celles du bureau ou de la zone quil occupe généralement. La situation des élèves est plus précaire encore. Ils ont une chaise, un pupitre dun mètre de large ou une partie dune table plus grande. Selon les activités, on les déplace, on les invite à sinstaller par terre, sur des bancs, à une grande table. Dans lenseignement secondaire, nombre de classes nont pas de local propre et se déplacent au gré des cours. Souvent, par crainte des vols et des déprédations, on ne peut rien laisser, ni sur les tables, ni dans les tiroirs, ni contre les murs.
Dans les espaces de rangement dévolus à chaque élève (intérieur dun pupitre minuscule, petite armoire personnelle), lessentiel de la place est pris par les livres, les cahiers, les affaires de gymnastique et autres instruments requis par lexercice du métier délève. De plus, les pupitres ne sont généralement pas fermés et sont accessibles à chacun en labsence du " propriétaire ". Le maître a le droit et certains diront même le devoir dinspecter régulièrement lintérieur des pupitres et des armoires, ne serait-ce que pour sassurer que les élèves maintiennent un certain ordre ou nentreposent pas des objets illicites (magazines pornographiques, armes ou produits dangereux, animaux, nourriture).
Dans une classe, lélève ne dispose daucun territoire protégé pour ses choses, ni pour son corps. Il est lui difficile de bâiller, de se gratter le nez, de se balancer, de manger, de bavarder, daller aux toilettes sans être vu, et souvent rappelé à lordre. La promiscuité est telle que les bruits et les odeurs les plus intimes néchappent pas au voisinage.
Évidemment, le maître ne sait pas tout et ne tient pas à tout savoir. Mais il peut savoir. Il est vrai que la réalité est parfois fugitive ou incertaine : un élève a-t-il triché ? a-t-on adressé des menaces à un enfant un peu marginal ? ou injurié tel autre en traitant ses parents de noms doiseaux ? Pour le savoir, il ne sert à rien dexaminer les pupitres. Mais il suffit dinterroger les camarades. Lorsquon vit dans un groupe confiné dans un espace aussi exigu, il est rare quune parole ou un geste ne soit pas observé par quelquun qui, par naïveté ou intérêt, peut " vendre la mèche ". Il existe une solidarité partielle entre les élèves, qui contribue à " noyer le poisson ", à masquer certaines déviances ou incompétences. Il reste quen classe, la visibilité des enfants et des adolescents est beaucoup plus forte que dans la plupart des autres milieux de vie, y compris dans la famille, où chacun (dans les sociétés et les classes sociales favorisées plus quailleurs) a sa chambre ou son coin, ses choses, ses stratégies de dissimulation.
Les quelques expériences faites dans le cadre de la protection civile (simulation de catastrophes ou de conflits) ou les récits de gens qui lont réellement vécu montrent que des adultes condamnés à vivre ensemble des heures et des jours dans un espace exigu le ressentent comme un stress important, pour toutes sortes de raisons, mais notamment parce quils se sentent mis à nu. Dans un espace clos, les tics, les peurs, les obsessions des uns et des autres néchappent pas longtemps à leurs voisins. On repère assez vite légoïsme, le goût du pouvoir, la jalousie. Toutes sortes de traits de caractères pas très glorieux, de fantasmes pas très avouables, se trahissent dans les petits gestes quotidiens. À lécole, on ne passe pas toute sa journée ensemble et les conditions ne sont pas dramatiques. En dehors des classes de neige ou des camps verts, on ne dort pas dans la même chambre, on ne mange pas ensemble, on ne fait pas sa toilette collectivement. Cependant, la promiscuité est suffisante pour que lon se sente livré sans défense aux regards dautrui, privé de certains moyens symboliques de construire une façade, de sauver les apparences.
Tout cela ne resterait pas sans conséquences même si les élèves sadonnaient à un travail purement matériel, sans fortes implications intellectuelles ou affectives. Mais dans une classe, la visibilité va bien au-delà des comportements : elle porte sur des attitudes, des façons de dire, de répondre, de questionner, de se troubler ou de se fâcher, de partager ou de sisoler. Ce qui se passe dans le coeur et dans la tête des individus nest certes pas observable. Mais maîtres et élèves sont, dès le plus jeune âge, entraînés à décoder toutes sortes de signes et à faire des inférences. Un élève qui bafouille, qui se trompe, qui intervient de façon intempestive, qui se plaint ou tente de séduire le maître expose beaucoup plus quune conduite. Derrière la conduite, chacun voit ou croit voir un caractère, une culture, une stratégie.
À tout cela sajoute le pouvoir inquisitorial du maître : rien de ce qui se passe dans sa classe nest censé lui être étranger. Il peut sommer un élève de lui apporter un billet qui glisse de main en main, exiger quon lui répète une conversation particulière, demander qui est lauteur dune plaisanterie lancée mezza voce ou quelle est la signification dun graffiti, ouvrir les cahiers, les classeurs, les pupitres voire même, en cas de soupçons, fouiller le cartable ou les vêtements dun élève accusé de tricherie ou de larcin.
La prison idéale, du point de vue du gardien, est celle qui donne au détenu limpression dêtre surveillé en permanence, parce quil ignore si on lobserve ou non. Surveiller à linsu dautrui, voir sans être vu : ces fantasmes se sont matérialisés dans larchitecture des prisons, dans leur aménagement intérieur et la conception des dispositifs de surveillance. Je renvoie ici à lanalyse du " Panopticon " de Bentham par Michel Foucault (1975). À lécole, lasymétrie est moins forte, car le maître est exposé aux regards de lélève davantage que le surveillant dans une prison. Mais lécole, comme dautres institutions de prise en charge, donne le droit et le devoir au maître (mais ailleurs aux parents, au surveillant, au médecin, à léducateur) de prendre constamment linformation quil juge bon sur les personnes dont il a la charge. Ce droit est naturellement justifié par le souci de protéger, de soigner, dinstruire, de faire le bien des personnes prises en charge, fût-ce malgré elles. Aujourdhui, on tend à limiter ces pouvoirs, à expliciter les droits du malade, du " fou ", du détenu, de lenfant. Mais en pratique
Le maître décole contemporain nest plus un directeur de conscience, mais il garde des pouvoirs inquisitoriaux, qui portent sur les conduites en classe et dans lenceinte scolaire, et sétendent parfois aux attitudes, aux valeurs, aux croyances les plus personnelles des élèves. Et surtout, le maître a le droit et le pouvoir de prendre de linformation sur les processus intellectuels de lélève, sur ses connaissances et ses lacunes, ses raisonnements et leurs failles, ses modes dapprentissage et de travail, ses stratégies de résolution de problèmes et dorganisation devant une tâche, etc. Ce droit de regard du maître sur les processus de pensée et les représentations de lélève renforce ô combien leffet de la coexistence dans un espace exigu. Lélève est doublement mis à nu, dune part parce quil vit sous le regard du maître 20 à 30 heures par semaine, dautre part parce que le maître a le droit et le devoir dessayer de comprendre son caractère, ses raisonnements, sa représentation du monde, ses attitudes par rapport à toutes sortes denjeux éducatifs ou liés à la coexistence dans la classe.
Dans cet état de dépendance et de surveillance, la communication prend un sens particulier. À certains égards, elle devient inutile ou dérisoire, puisque le maître sait ce qui se passe sous ses yeux. Concédons quen fait le maître ne voit pas ou ne comprend pas une partie de ce qui " crève les yeux ", ou quil na pas envie de tout savoir. Il suffit quon lui prête une forme dubiquité et domniscience. Fantasme de jeunes élèves, qui satténue avec lexpérience. Mais fantasme bien réel dans ses effets : le sentiment de vivre sous surveillance, limpression quil est inutile dessayer de tromper le maître alors quil ne manque pas de moyens de vérifier de visu que lélève a effectivement compris, fait son travail, respecté la règle, etc. Le maître est soucieux de lordre, du silence, de la discipline, de la mise au travail, de la concentration, de lutilisation adéquate dinstruments de référence, de calcul ou de dessin, de lavancement de la tâche prescrite. Sur beaucoup de ces aspects, la réalité se donne à voir à qui veut bien lobserver. Lélève qui nie lévidence et senferre dans une argumentation sans issue donne simplement limpression de manquer de maturité, dêtre fabulateur ou malhonnête, davoir un rapport brouillé, voire pathologique à la réalité
La visibilité des conduites et des pensées, même si elle est de fait moins grande que beaucoup délèves ne limaginent, constitue un blocage partiel à la communication, parce quelle la dépossède dune de ses fonctions essentielles pour tout acteur social : faire illusion, exercer à travers ses propos et ses silences une certaine maîtrise sur limage que se font de lui les autres acteurs. La promiscuité et labsence de sphère privée réduisent considérablement la marge de manuvre des élèves (et jusquà un certain point du maître) par rapport à dautres situations de communication. Alors que dans nombre de rapports sociaux, la communication permet de masquer ou denjoliver la réalité, en classe, lélève est bien démuni de telles ruses. Il peut bien dire quil a fait ses devoirs, commencé son texte, classé son épreuve de mathématique ou commencé sa conférence dhistoire : le maître qui en doute naura quà lui demander de montrer son cahier ou son classeur ou, moins civilement encore, à sen saisir manu militari pour vérifier par lui-même. Hors de lécole, la communication est une " arme ", qui permet à lindividu de maîtriser limage quil donne de soi, de mettre en évidence ce qui lavantage, de masquer ce qui lui nuit. En classe, la visibilité est telle que la communication nest souvent quun subterfuge maladroit pour nier lévidence ou excuser lerreur ou le manquement à la règle.
En quoi cela concerne-t-il la régulation formative des apprentissages ? Comment ne pas voir que, fût-ce pour de très estimables raisons, cette démarche propose détendre le champ de lobservation. Selon la théorie quil se donne des difficultés scolaires et de leurs causes, le maître pratiquant une évaluation formative peut être conduit à sintéresser aux moindres aspects de la personnalité, du fonctionnement mental et de la vie quotidienne de certains de ses élèves. Si lon sattache au statut de lerreur, à lhésitation, au rapport au savoir, au conflit cognitif, au sens de la situation et de la tâche pour lélève, à son degré dimplication, à sa représentation des objectifs, à son image de soi, à sa forme de pensée, on va bien au-delà ce qui donne prise, traditionnellement, au jugement du maître.
Lingénieur ou linformaticien ont besoin de savoir tout ce qui se passe dans le système quils analysent, pour mieux en contrôler le fonctionnement ou la construction. Le médecin ou lenseignant ont en partie la même ambition. La différence, cest que le " système " est alors une personne, soucieuse de garder le contrôle de son image et de protéger sa sphère privée. Le " système " va donc se défendre lorsquil ressent lobservation comme une agression.
Souvent, les malades sont ambivalents : il savent que tout dire, tout montrer est dans leur intérêt, médicalement parlant. Mais, psychologiquement ou sociologiquement, la transparence peut les désavantager, ils le sentent bien : dire ce quon boit ou combien de cigarettes on fume vraiment, avouer quon ne cesse de grignoter en regardant la télévision, cest se condamner à entendre : " Dans votre état, pour votre coeur, vos poumons, votre santé, votre avenir, il vaudrait mieux ". Et cest aussi devoir faire face à la réalité : la pensée magique (" Tout va sarranger ! ") fonctionne mieux dans le flou
Il nen va pas autrement à lécole : reconnaître ou laisser voir des lacunes, des incompréhensions, des blocages, cest peut-être une bonne stratégie à long terme. Mais à court terme, et peut-être à courte vue, cest affronter une réalité peu gratifiante ; cest aussi se mettre en position de faiblesse, se priver des avantages consentis aux bons élèves, être mis sous surveillance ou au travail, aller en cours dappui ou simplement apparaître pour ce quon est au yeux des autres enfants : un élève " qui a de la peine ", qui ne sait pas consulter le dictionnaire, distinguer la gauche de la droite ou retenir une information simple plus de cinq minutes.
Lépreuve sommative et lexamen donnent à lélève une chance - réelle ou imaginaire - de faire illusion : bachotage de dernière minute, tricherie, aide mendiée, séduction désarmante, absences calculées (Perrenoud, 1984) permettent à lélève dinfluencer le jugement du maître. De la même manière, lenseignant peut faire illusion le temps dune inspection. Lévaluation formative continue et intensive noffre aucune protection. Sur la distance, la seule chance de certains élèves, cest la paresse, lindifférence, lindulgence du maître.
Lévaluation formative, comme observation systématique, voire obsessionnelle de tout ce qui éclaire les processus dapprentissages, et favorise leur régulation, est une forme dincarnation de Big Brother. Que cet enfer soit pavé de bonnes intentions nempêchera pas les élèves de la vivre comme une menace. Lévaluation formative la plus intelligente est aussi la surveillance la plus sophistiquée. Si le maître est formé pour mieux observer, il en voit davantage, repoussant encore les limites de la sphère privée. Même avec les meilleures intentions du monde
La Glasnost est un vieil idéal de lécole. Jean Repusseau (1978) soulignait que, pour beaucoup de maîtres, lélève idéal est celui qui na rien à cacher, quon peut déchiffrer " à livre ouvert ". Aujourdhui, lattitude est moins moraliste. On sintéresse moins à lâme quaux processus cognitifs. Les élèves savent-ils constamment faire la différence ?
Lévaluation formative et la didactique substituent une transparence technique à une transparence éthique. Cela ne change pas nécessairement le rapport de forces et la façon dont lélève vit ce quon lui fait, notamment à lécole obligatoire !
Sans doute est-ce limpératif premier lorsquon est condamné, vingt-cinq à trente heures par semaine, quarante semaines par an, à coexister. Dans lespace exigu de la salle de classe, une partie des conversations nont dautre raison que de manifester lappartenance au groupe, de permettre à chacun dy trouver sa place, dêtre reconnu comme membre à part entière. Même le maître, qui a un statut privilégié, a besoin dêtre accepté, voir aimé, par ses élèves, traité comme une personne dont on apprécie la présence et lopinion. La classe est le principal cadre de vie collectif des enfants et des adolescents, six à sept heures par jour pendant des années. Cest donc là quils plaisantent, se racontent des histoires, jouent mille jeux relationnels de leur âge, font et défont des cliques, créent et dépassent des conflits.
Certains maîtres comprennent mal ce besoin de parler, parfois " pour ne rien dire ". Ils coupent court aux bavardages, sanctionnent les récidivistes, renvoient les conversations particulières à dautres temps et à dautres lieux : la récréation, le chemin de lécole, les jours de congé. Dautres enseignants, moins intransigeants, laissent des moments de détente plus nombreux ou tolèrent pendant le temps de travail quelques conversations particulières. Même alors, le besoin de parler est toujours plus fort que les occasions légitimes. Cest pourquoi, sauf lorsque la répression est féroce, la communication privée sinfiltre dans tous les interstices du temps de travail scolaire. Tous les moments de flottement sont mis à profit : entre deux activités, pendant que le maître est occupé ailleurs, à la faveur dun travail en groupe, les élèves continuent à se raconter ce qui leur tient à coeur, à gérer leurs conflits, à pratiquer toutes sortes déchanges matériels et symboliques.
Régine Sirota (1988) a proposé de distinguer un réseau officiel et un réseau clandestin de communication dans la classe. Plutôt que vraiment caché, ce dernier est réprouvé et combattu. Il fonctionne un peu à la manière dont séchangent la drogue et largent dans les lieux publics : subrepticement, au milieu de gestes anodins. Dans une classe ordinaire, le maître parvient à contenir la communication parallèle dans des limites qui lui permettent de lignorer en temps normal et de poursuivre son enseignement. Lorsque le chahut sinstaure, parfois de façon chronique, cest la communication pédagogique qui devient marginale. Dans ce cas extrême, qui se présente notamment dans certains établissements secondaires fort déshérités, où les élèves nont que faire de la culture scolaire, on voit bien que la régulation des apprentissages na aucune place, puisque les apprentissages eux-mêmes nen ont guère.
Mais ailleurs, dans les conditions plus tranquilles ? Lévaluation formative entre aussi en conflit avec le réseau parallèle de communication. Paradoxalement, une pédagogie différenciée privilégiant la régulation interactive des apprentissages accroît et diminue en même temps les espaces de liberté des élèves.
Elle les accroît, parce que le maître peut difficilement entrer en communication intensive avec tous ses élèves à la fois. La régulation interactive concerne donc un petit groupe ou un seul élève en même temps. Pendant quil est engagé dans cette tâche, le maître perd de vue le reste de la classe. Dans le meilleur des cas, il le fait sereinement :
Ces conditions sont, me semble-t-il, assez difficiles à remplir, même dans des classes très ordinaires. Cest une des limites de toute pédagogie différenciée. Beaucoup de maîtres ont en effet très vite limpression, lorsquils travaillent avec un ou quelques élèves, de perdre le contrôle de lensemble de la classe.
Pour les élèves, ce système de travail est à double tranchant, dans la perspective adoptée ici. Ils sont moins souvent sous le regard du maître que dans le cadre dun enseignement plus frontal, mais lorsquils y sont, cest pour de bon ! Dans une pédagogie peu différenciée, où le maître interagit surtout avec le groupe dans son ensemble, il ne contrôle pas tout tout le temps. Un élève un peu habile peut rêver, bavarder discrètement ou pratiquer certains jeux sans trop de risques. Lorsque le maître travaille avec peu délèves, plus moyen de " passer entre les gouttes ", de feindre la participation, de laisser les autres faire le travail (sur les stratégies des élèves, cf. Perrenoud, 1988 a).
Au total, ceci compense peut-être cela pour les élèves prêts à vivre lalternance entre des moments de forte concentration et des moments de détente. Dautres préfèrent rester en permanence " perdus dans la foule ", grappillant par-ci par-là un espace privé sans pour autant avoir envie dêtre livrés à eux-mêmes. Pour une part, cest le jeu avec les règles qui intéresse certains élèves. Cest parce que la communication est interdite quelle est amusante. Communiquer en dépit des interdits permet aux élèves de manifester une certaine solidarité, cest une façon de se défendre contre linstitution (et contre linstituteur ou le professeur), de résister à lobligation et à la discipline scolaire, de défier lautorité. Et aussi, plus simplement, cest un moyen de tuer le temps et de supporter les longues heures décole.
Le contrat didactique que tentent dinstaurer certains maîtres pratiquant la pédagogie différenciée nest pas accepté par tous les élèves : " Travailler dur pendant un bon moment, puis se détendre un peu " ne les arrange pas ; ils préfèrent un entre-deux permanent. Il faut dire aussi que, comme la nature, les enseignants ont horreur du vide. Très peu sont prêts à accepter lidée quen travaillant intensivement deux heures par jour, on pourrait sans conséquence ne rien faire du tout le reste du temps. Ce nest donc pas réellement une alternance entre moments de travail et moments de détente quils proposent, mais entre deux systèmes de travail : lun avec une forte interaction, souvent sous leur contrôle direct, et lautre selon la logique dun plan de travail, dune liste de tâches que lélève doit accomplir, de façon plus autonome, mais avec un contrôle et une correction effectués en principe en fin de journée ou de semaine.
Lévaluation formative participe souvent dune pédagogie égalitariste, qui sattache aux acquis réels de tous plutôt quaux hiérarchies dexcellence. Cela suffit-il à bannir tout esprit de compétition des classes ? Certes non, pour au moins trois raisons :
1. La première tient aux ambivalences de lenseignant lui-même ; il faut une foi et une force considérables pour se priver de ces moteurs formidables que sont la compétition, lenvie de surpasser les autres, de se distinguer ; on peut refuser les hochets les plus superficiels (prix dexcellence, honneur, bonnes notes) mais valoriser dautres formes de supériorité (sentiment de maîtrise, estime de soi, réputation), jugées plus nobles.
2. Même si le maître ne favorise pas la compétition, il enseigne, sauf exception, dans un système scolaire où elle reste la règle, où lon pratique une sélection au mérite. Les élèves et leurs parents seraient bien fous dignorer la réalité du fonctionnement de lécole et du système social. Une classe ou une filière de pédagogie différenciée nest aujourdhui quune oasis, aux confins de laquelle on retrouve la compétition.
3. Les élèves, dès leur plus jeune âge, entrent en compétition sur toutes sortes de terrains. Cest à qui sera le plus courageux, le plus fort, le plus habile, le plus drôle, le plus élégant. Lécole ninvente pas les hiérarchies dexcellence et les stratégies de distinction. Elle ne fait que les légitimer et leur offrir de nouveaux terrains.
Certaines des hiérarchies dexcellence qui ont cours dans une classe sont reconnues, voire valorisées par le maître : chaque évaluation, formelle ou informelle, portant sur les acquisitions ou le comportement, indique quelles sont les attentes du maître et du système scolaire : ponctualité, application, concentration, précision, ordre, organisation, participation, honnêteté, humour, loyauté, enthousiasme, courtoisie, bonne humeur sajoutent aux savoirs et savoir-faire proprement scolaires. Il suffit de parcourir quelques carnets scolaires pour dresser la liste impressionnante des qualités qui font le bon élève. Certains enfants, ceux qui en ont les moyens, sengagent dans la compétition pour lexcellence intellectuelle ou morale selon les normes du maître. Dautres (ou une partie des mêmes, qui jouent sur deux tableaux), sengagent dans une compétition pour dautres formes de reconnaissance sociale, que les maîtres ignorent ou désapprouvent : la force physique, lexpérience sexuelle ou plus généralement la connaissance des choses de la vie, lart de tricher, leffronterie ou le goût du risque, la débrouillardise, lhabileté à divers jeux relationnels, le leadership, la séduction, etc.
Cest largement à travers la communication que se manifestent ces diverses formes dexcellence, à commencer par lexcellence scolaire la plus officielle. Mais surtout, quelle que soit la forme dexcellence considérée, les normes, les jugements, les classements, les classements de classements (Bourdieu, 1979) font lobjet des conversations quotidiennes, comme dans nimporte quel groupe humain. En effet, lexcellence ne devient réellement intéressante que si lon en parle, si on fait ou défait des réputations, si on renvoie aux forts en thème, aux filles les plus séduisantes ou aux champions de basket une image favorable.
Pourquoi ce phénomène banal aurait-il quelque incidence sur lévaluation formative, sur la régulation interactive des apprentissages ? Tout simplement parce que lévaluation formative suppose une forme dhumilité, la reconnaissance par chacun de ses manques et de ses incompréhensions. Pour quune régulation intervienne, il faut souvent une demande daide explicite ou implicite, fondée sur un constat déchec ou dimpuissance : " Je ny arrive pas. Comment est-ce que je pourrais faire ? ".
Pour jouer régulièrement ce jeu, il faut que la coopération lemporte sur la compétition, que lélève ait suffisamment confiance pour navoir pas limpression de donner des armes au maître ou à ses camarades lorsquil dévoile ses difficultés ou ses incertitudes. Il faut en un mot quau jeu de la transparence, les élèves aient limpression davoir moins à perdre quà gagner. Il y va de leur intérêt à long terme, pensent les tenants de lévaluation formative ; et sans doute ont-ils raison. Mais ce qui compte ici, cest le point de vue effectif des élèves. Beaucoup ne sont pas fermés ou indifférents à lidée quon pourrait mieux les aider sils reconnaissaient leur difficultés et demandaient de laide. Mais cette attitude raisonnable est neutralisée souvent par dautres préoccupations, parfois à très court terme : ne pas perdre la face, ne pas donner prise à la raillerie ou à la pitié, ne pas être étiqueté ou mis dans une position de dépendance, ne pas risquer un surcroît de travail ou de prise en charge alors quon a surtout envie de jouer et de bavarder.
Plus fondamentalement, une partie de élèves craignent, en dévoilant des défaillances scolaires trop criantes, de compromettre leur statut global fondé sur dautres atouts. Dans la plupart des classes, certains élèves compensent leurs faibles moyens scolaires par leur humour, leur camaraderie, leur courage, leur talent sportif. Mais cet équilibre fragile suppose quon jette un voile pudique sur leurs difficultés proprement scolaires. Ces élèves, très rationnellement de leur point de vue, fuient les situations déchec plutôt que de les affronter. Et sils nont pas le choix, ils sappliquent à sauver les apparences plutôt quà reconnaître et dépasser leurs difficultés.
Cela ne condamne pas toute évaluation formative. Au contraire, en prenant en compte les compétitions qui sorganisent pour diverses formes dexcellence, et les stratégies qui sensuivent, le maître pourra contourner certains obstacles. Le professeur qui lit à toute la classe, sans ménager ses sarcasmes, les dissertations les plus lamentables ne prétend pas faire de lévaluation formative. Sil met léchec de certains élèves sur la place publique, cest pour mieux les enfoncer. Mais dautres maîtres, qui veulent vraiment aider les élèves en difficulté, ne sont parfois pas assez attentifs à lénorme poids du jugement des autres. On peut bien affirmer " Il ny a pas de honte à ne pas savoir, à ne pas comprendre, à ne pas maîtriser ". Dès leur enfance, les enfants reçoivent, dans leur famille et au-delà, un message contraire. Ils apprennent très vite à masquer lincompétence, adoptant le principe " Tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous ! ".
Il y a une autre interférence majeure entre régulation interactive des apprentissages et recherche de distinction. En effet, la façon de prendre la parole et de sexprimer en classe est elle-même une forme dexcellence. Comme sur nimporte quel marché linguistique (Bourdieu, 1980), il y a ceux qui savent ce que parler veut dire et dautres qui bafouillent, parlent " à tort et à travers ", sortent du sujet ou narrivent pas à aligner trois phrases qui se tiennent. Au-delà de ces normes connues (Perrenoud, 1988 c), la salle de classe est le théâtre de concurrences spécifiques : la surenchère dans la participation aux interactions didactiques et la communication contestataire.
Même dans une pédagogie frontale, le maître moderne dialogue avec sa classe. Or cette dernière ne fonctionne quexceptionnellement comme un chur antique. Les solistes ont le rôle essentiel, les bons solistes sentend, ceux qui posent de bonnes questions, qui répondent dans le bon sens, qui " font avancer la leçon ". Dans les interactions en petit groupe, ou dans le face à face maître élève, les attentes sont différentes et moins stéréotypées, mais elles existent aussi. Au " jeu " de la communication didactique certains élèves adorent jouer, dautres non. Certains excellent à dire exactement ce dont le maître a besoin, dautres répondent par monosyllabes quand il faudrait argumenter, sembrouillent dans une histoire laborieuse lorsquil faudrait être percutant, interviennent sans avoir demandé la parole et à mauvais escient, devancent les questions, gâchant leffet de surprise ou font des remarques déplacées sur lintérêt ou le niveau du cours. Il y a mille façons de jouer de travers. Ce ne sont pas nécessairement les bons élèves qui jouent le mieux. Régine Sirota (1988) a montré que dans les classes primaires françaises quelle a étudiées, les différences de stratégie dans la participation au réseau officiel de communication doivent beaucoup à la classe sociale dorigine. Les enfants de classe moyenne semblent beaucoup plus " participatifs " que les enfants de cadre et professions libérales, qui ne manquent pourtant pas de moyens. Peut-être ces derniers, dont la réussite est souvent assurée, nont-ils pas besoin de faire le jeu du maître ; ils peuvent se permettre plus de distance. Il y a dans la participation soutenue au jeu pédagogique une forme dhypercorrection propre à la petite bourgeoisie.
Quelles que soient les raisons des uns et des autres, la participation au jeu de linteraction didactique donne naissance à une forme dexcellence valorisée par le maître et par une partie des élèves. Lenseignant, même sil nest pas entièrement dupe, ne peut guère se passer délèves coopératifs, qui laident à construire un " dialogue socratique " dans les limites du programme et du temps disponible. Cette forme dexcellence nest pas sans lien avec lexcellence scolaire tout court, et les élèves qui sengagent dans cette compétition renforcent vraisemblablement leurs propres apprentissages et en tout cas leur valeur scolaire. Mais ces phénomènes limitent fortement la maîtrise des interactions, notamment pour ce qui touche à la prise de parole et au temps de parole pendant les heures de classe. Lesprit dune pédagogie différenciée voudrait que linteraction avec les élèves soit dautant plus intensive quelle est plus utile. Or les observations de classe montrent que la distribution de la parole suit dautres règles, ou plutôt quelle ne suit pas de règles, mais résulte de la confrontation des stratégies des uns et des autres. Le maître peut certes essayer de contenir les prises de parole des élèves qui cherchent un profit de distinction ou une approbation, mais toujours dans certaines limites. À cela sajoute bien sûr le fait que le droit à la parole et le temps de parole ne peuvent être régis seulement, dans un groupe humain durable, par les contraintes de la tâche. On ne peut pas durablement faire taire un élève brillant sous prétexte que dautres ont davantage de difficultés !
La communication contestataire ne répond pas aux attentes du maître, mais au besoin de certains élèves de saffirmer face à lautorité, dincarner un contre-pouvoir ou une critique du savoir ou du travail scolaires. Il y a, dans ce registre aussi, une surenchère, à laquelle participent même certains bons élèves : art de déconcerter, de provoquer le " prof ", de mettre les rieurs de son côté, de créer un malaise, dattirer lattention, de jouer avec les règles : autant de façons de manifester une forme de courage et de savoir-faire communicatif. Autant dinterférences avec la régulation des apprentissages, au nom de la distinction.
Parmi les postulats de la pédagogie de maîtrise et de toute démarche apparentée, le plus optimiste est sans doute que les élèves veulent apprendre. En pratique, rien nest moins évident.
Dabord parce que la culture scolaire na pour certains aucun sens, donc aucun attrait. Cest parfois lattitude ouverte de leurs parents, qui résistent à la scolarisation et aux valeurs quincarne lécole. Même lorsque les parents affirment par exemple quil importe dapprendre à lire ou à écrire, les enfants ne sont pas dupes : si ces savoirs et savoir-faire nont aucune place dans la vie de leur famille, ils le voient bien. Aimer lécole, cest alors désavouer, voire rejeter ses parents, ou du moins leur culture.
Pour dautres enfants, la culture scolaire nest pas vraiment hostile ou étrangère, mais ils vivent en revanche lorganisation quotidienne du travail scolaire comme menaçante et contraignante. Menaçante parce quelle les met constamment en situation dêtre jugés, de répondre à des attentes, parce quelle fait peser sur eux le risque de discrédit et déchec. Contraignante parce quelle impose des horaires, des habitudes, des règles, restreint leur liberté de mouvement et surtout leur impose un travail régulier découte, de mémorisation, décriture, etc.
Enfin, certains enfants résistent à la scolarité parce quils craignent ou vivent douloureusement les relations avec le maître ou certains camarades. Pour certains jeunes enfants, cest un supplice de plusieurs années que dêtre confrontés aux autres, tout simplement. Dautres ont la malchance de tomber dans un groupe qui leur est hostile ou chez un maître quils naiment pas ou qui leur fait peur.
Ces diverses formes de rejet peuvent se conjuguer. Mon propos nest pas de recenser ici toutes les raisons qui peuvent conduire à refuser ou à ne pas aimer lécole. Il suffit de voir quelles ne manquent pas et donc que linstruction est, pour une fraction des élèves, une forme de violence. Violence physique parfois : il subsiste ici et là des châtiments corporels. Dans nombre décoles, on trouve encore des punitions humiliantes, des travaux imposés du type " copier cent fois ", des retenues les jours de congé, des brimades. Mais cette violence, la plus visible, et qui répond généralement à une déviance, en masque une autre : lobligation scolaire, la concentration de dizaines denfants dans un espace exigu pendant des heures et des années. Que cela soit " pour le bien des enfants et de la société " peut éventuellement justifier cette violence, non pas en dénier lexistence.
La violence scolaire est surtout symbolique : cest une pression morale et psychologique constante exercée sur les élèves pour obtenir leur adhésion, leur attention, leur mise au travail. Il y a bien sûr des enfants heureux daller à lécole et qui ont spontanément envie dapprendre. Une majorité incertaine subit sans vraiment souffrir, passant de moments dennui ou de révolte à dautres denthousiasme et dadhésion. Il se trouve toutefois que les élèves en difficulté ou en échec ne sont pas ceux qui paraissent les plus heureux à lécole. Comment sen étonner ?
On peut espérer quune pédagogie différenciée pratiquée avec cohérence dès le début de la scolarité parviendrait à prévenir les rejets de lécole fondés sur le ressentiment, la dévalorisation de soi, lamertume qui accompagnent léchec scolaire. Dans limmédiat, toute tentative de pédagogie différenciée se heurte à des inégalités bien installées et à des élèves qui rejettent lécole parce quelle les a rejetés.
De la violence symbolique, on pourrait privilégier les moments forts : humiliations, punitions, chantages et marchandages affectifs, culpabilisations, menaces, coups de gueule, voix blanche, dramatisations, séductions, etc. Il est évident que dans ces moments là le maître ne pense pas dabord à enseigner, mais plutôt, dans le meilleur des cas, à préserver ou à créer les conditions du travail scolaire. Quant à lélève, il est bien trop pris par sa peur, sa rage, son agressivité, sa mauvaise humeur pour penser au théorème de Pythagore ou à toute autre connaissance scolaire aussi essentielle. Il nest pas question alors dévaluation formative, sauf à considérer que le maintien de lordre et lincitation énergique au travail relèvent dune régulation primaire de lapprentissage.
Du point de vue de lévaluation formative, les moments de crise ne sont donc pas les plus intéressants. Car personne na alors lillusion de lharmonie. Il sagit de survivre et de fonctionner. En dehors de ces temps forts, la situation est plus ambiguë, le rapport de force ne disparaît pas, mais le maintien de lordre prend les allures dune routine, souvent non dénuée dhumour, daffection, de bonhomie. On peut alors avoir limpression que chacun travaille de son plein gré, dans une certaine sérénité, voire avec bonne humeur. La communication paraît alors directement mobilisable au profit des apprentissages et de leur régulation.
En réalité, du moins pour certains élèves, la relation pédagogique reste constamment un combat, le silence et la parole restant des armes pour gagner quelques instants de tranquillité, sassurer une marge dautonomie, négocier un aménagement des contraintes. Lélève dira alors non ce quil pense, mais ce qui lui semble utile pour arriver à ses fins. Toute violence symbolique, toute autorité imposée suscite des mécanismes de défense et fait de la communication une ressource au service dune stratégie.
Lévaluation formative se construit sur une logique coopérative, sur lhypothèse que lélève veut apprendre et fait tout ce quil peut pour cela. À lécole obligatoire, ce nest pas la définition de la situation. Lélève doit venir en classe, doit apprendre quil le veuille ou non. Comment sétonner de lambivalence permanente ou épisodique dune partie des élèves ? Nous avons déjà vu quun élève peut avoir intérêt à masquer ses difficultés pour sauvegarder sa réputation ou sa sphère privée. Ici, lenjeu est sa liberté, la marge de manuvre quon lui laisse. Dans une institution totale (Goffman, 1968), qui prend en charge très largement les individus, leur seule chance est de profiter des incohérences du système, de passer entre les mailles, de se faire oublier. Or lévaluation formative restreint les failles.
On sait que dans certains hôpitaux, les séjours durent plus longtemps que nécessaire parce que, pour certains malades, personne ne prend de décision thérapeutique nouvelle pendant un ou plusieurs jours consécutifs. Non pas parce quil est prudent dattendre, mais parce que lorganisation des examens et lemploi du temps du personnel sont ainsi faits quon ne peut pas soccuper de tout le monde faute de forces suffisantes ou que la distribution du temps de diagnostic et dintervention nest pas très rationnelle. Linformatisation des hôpitaux a permis notamment de détecter rapidement les malades oubliés et de forcer à prendre des décisions.
Toutes proportions gardées, lévaluation formative suit la même inspiration. Elle devrait diminuer les temps morts, multiplier les décisions, fonder la non intervention sur une décision positive (" Laissons-lui le temps ") plutôt que sur une certaine anarchie. La régulation des apprentissages passe en effet notamment par une multiplication des rétroactions et des réorientations de lactivité. Pour cela, il faut que quelquun soit présent et sintéresse à ce que fait un élève, pour pouvoir le cas échéant laider, laiguiller sur une nouvelle piste, lui proposer une hypothèse ou un instrument de travail.
Du point de vue des apprentissages, cest indéniablement un progrès. Du point de vue de la liberté des individus dans linstitution scolaire, cest moins sûr. Dune certaine façon, une pédagogie différenciée peut accroître les tensions parce quelle met plus souvent les élèves en demeure de faire le point et dagir en conséquence. Lorsque lapprentissage est à cent pour cent le projet de lélève, comme cela arrive parfois même à lécole obligatoire, la régulation est bienvenue. Dans tous les autres cas, elle peut entrer en conflit avec dautres projets et être vécue comme une contrainte supplémentaire.
" Tais-toi, on ne sentend plus penser ! " Dans le brouhaha, il est en effet difficile de se concentrer. Mais le brouhaha, ce nest pas nécessairement le chahut. Ce peut être le bourdonnement de conversations particulières. Ou même le monologue de quelquun qui nen finit pas de parler et qui finit par représenter, dans lesprit des auditeurs prisonniers qui sennuient, une source formidable de bruit. La plupart des maîtres sappliquent donc à maintenir le silence, à discipliner les prises de parole. Ce qui reste, surtout si leur entreprise réussit, cest de leur point de vue la communication utile à la gestion de la classe et au travail scolaire, à la transmission et à la manifestation des connaissances. Cest donc le contraire dun bruit, puisque cette communication, lenseignant lorganise et lidentifie à son projet pédagogique.
Pour un élève, cest différent ! Une leçon à laquelle il ne comprend rien, cest du bruit. Une conversation, aussi ordonnée et intelligente soit-elle, devient du bruit si vous ny participez pas et quelle vous empêche de penser.
Quel rapport y a-t-il entre ces banalités et la régulation des apprentissages ? Que le travail de la classe et le discours du maître notamment empêchent quelques élèves de somnoler ou de rêver ninterfère pas avec leurs apprentissages, puisque justement " ils ne font rien ". Cest parfois la situation. Mais il arrive aussi quun élève apparemment " dans la lune " soit tout simplement en train dessayer de comprendre quelque chose, de reconstruire un raisonnement, dassimiler une explication, de retrouver un souvenir.
Chevallard (1985) a insisté à juste titre sur lhétérogénéité radicale du temps de lenseignement et du temps de lapprentissage. Il montre notamment que, croyant expliquer telle nouvelle notion de mathématique, le maître réveille chez certains élèves, souvent à son insu, des processus de construction du savoir inachevés et mis en sommeil, parfois depuis longtemps. Il arrive que lélève comprenne alors précisément ce quon nest pas (plus !) en train de lui expliquer. Peu importe quil comprenne deux ans, deux semaines ou deux minutes trop tard, si le prof a déjà entamé un autre chapitre, qui ne laisse pas de place à ce que lélève a en tête. Il vit alors une sorte de flash-back illégitime, ayant à choisir entre sefforcer de comprendre en se détachant de lactivité en cours ou faire bonne figure sans profit. Un élève perdu dans ses pensées, qui répond à côté de la question, qui a lair ébahi lorsquon linterrompt, nest pas forcément en train de penser à des choses étrangères au programme. Parfois, il est engagé dans un travail intellectuel dimportance majeure. Lorsquon tente de le " ramener sur terre ", on interrompt ce travail et on ralentit lapprentissage.
" Ça ne te dérange pas, si je continue ", dit parfois ironiquement un maître agacé à un élève perdu dans ses pensées ou engagé dans une conversation animée. Le maître sait bien quil dérange lélève. Mais cest dans lordre des choses ; il nest pas là pour encourager la rêverie ou le bavardage. Il ne vient pas à lesprit de lenseignant quil lui arrive dempêcher les élèves de faire précisément ce quil leur demande de faire, à savoir réfléchir, comprendre, faire un effort de mémorisation, dobservation, dinterprétation.
Lapprentissage est un processus complexe et capricieux. Parfois, il salimente à linteraction, à la communication, rien ne se passe en labsence de sollicitations ou de feed-back extérieurs. Mais à dautres moments, cest de silence et de tranquillité dont lélève a besoin pour réorganiser ses idées et assimiler la connaissance. Indépendamment de toutes les autres logiques évoquées dans les pages qui précèdent, dans le registre purement cognitif quon évoque généralement en parlant de régulation des apprentissages, il importe de reconnaître quà son heure, le silence est dor.
Mais comment savoir si lapparente absence mentale dun élève cache une tempête sous son crâne ou une douce rêverie ? Comment être sûr, même, que la rêverie nest pas une façon de construire des connaissances ? Si la formation du savoir doit reconstituer en partie les processus de sa genèse chez des chercheurs ou des praticiens avancés, il ny a pas de raison a priori, bien au contraire, dexclure le fantasme, le rêve diurne ou nocturne, lassociation didées, toutes sortes de chemins de traverse. Ce nest pas toujours en se concentrant pendant des heures sur une page blanche ou un problème théorique quon progresse. Les choses se mettent en place de façon plus sinueuse et il nest pas nécessaire de ne faire quune chose à la fois. Ce peuvent être les interférences entre différentes activités et différents objets de pensée qui débloquent la découverte ou lapprentissage. Bref, nous navons pas à faire à des processus entièrement rationnels et conscients. Si lapprentissage dépend du temps que lélève investit dans la tâche, reconnaissons quil y a plusieurs façons de sinvestir, les unes plus conventionnelles et plus décodables que dautres.
Le maître, bien souvent, doit se contenter de signes extérieurs assez sommaires. Si lélève regarde au tableau, a lair de suivre la démonstration ou semble plongé dans la bonne page du livre, si son cahier se remplit, on en conclura quil avance. Dans le cas contraire, on songera soit quil paresse, soit quil est bloqué par un obstacle quon pourra éventuellement lever en lui demandant sil a bien compris les consignes, si un mot difficile larrête, etc.
La communication pédagogique peut être pavée de bonnes intentions faute dindices clairs pour décider des moments où elle est utile et des moments où elle interfère avec des processus en cours. On peut envisager que maîtres et élèves apprennent à signifier à lautre : " Pas maintenant, cela ne maiderait pas ! ". Dans une classe, par moment, certains élèves tentent de faire passer ce message, mais les malentendus sont fréquents, ladulte comprend facilement " Tu membêtes ", " Tu membarrasses ", " Va voir ailleurs et fiche-moi la paix ! ".
La solution passe à lévidence par ce quon pourrait appeler, en utilisant de grands mots, une épistémologie commune, qui ne va pas sans un travail de métacognition et de métacommunication à propos de lapprentissage et de linteraction. Les gens qui vivent avec un artiste, un écrivain, un chercheur apprennent, parfois douloureusement, à décoder de petits signes qui leur disent si cest ou non le moment dengager la conversation. À la base de cet apprentissage, se trouve un respect pour le travail créateur et une certaine mauvaise conscience à lidée dinterrompre une construction fragile en train de se faire.
Il suffirait quon porte le même regard sur les apprentissages de lenfant pour manier la communication en classe avec davantage de prudence. Mais il faut compter bien entendu avec le soupçon, la peur dêtre roulé par des élèves assez malins pour avoir lair de Mozart tout en pensant au loto sportif. Et puis surtout, dans un groupe, chacun est constamment dérangé, surtout pendant les phases de travail personnel, par des propos qui ne lui sont pas adressés, mais auxquels il ne peut pas se soustraire facilement vu lexiguïté des lieux.
Les observations qui précèdent ont été recueillies de façon éparse, sans être demblée retenues et organisées dans la perspective adoptée ici. Lanalyse secondaire dobservations qualitatives pose évidemment pas mal de problèmes. Quon ne prenne donc les quelques éléments présentés plus haut que comme des pistes de travail. Sur la généralité et lintensité de tels phénomènes, il est difficile de savancer. Mon but était surtout de suggérer que les multiples logiques de la communication ne contribuent pas toutes et toujours à la régulation optimale des apprentissages. Peut-être ai-je au moins réussi à attirer lattention sur la complexité des phénomènes de communication et à prévenir un peu la tentation de rationalisme qui saisit généralement les théoriciens de lapprentissage et de lévaluation formative (Perrenoud, 1988 b pour une analyse de la pédagogie de maîtrise dans son ensemble comme une utopie rationaliste).
Le lien volontairement construit entre communication et régulation des apprentissages a induit un certain nombre de thématiques qui népuisent pas, et de loin, une théorie psychosociologique de la communication dans une salle de classe. En se fondant sur les travaux de Labov, Gumperz, Goffman, Roulet, Moscovici, Bateson, Watzlawick, Bernstein, Bourdieu et quelques autres, on pourrait dire bien dautres choses encore. Lanalyse de la classe comme marché linguistique, comme cadre de la construction des représentations et de fabrication de la réalité, comme institution totale, comme espace de conversation présente un intérêt intrinsèque. En poussant assez loin ces analyses on dégagerait peut-être dautres processus de communication qui interfèrent plus subtilement avec les processus dapprentissage. Linventaire ébauché ici nest donc pas fermé
Par ailleurs, jai entièrement laissé de côté lanalyse de la communication didactique elle-même. Lerreur, le malentendu, linterprétation fallacieuse des consignes, la difficulté dexprimer ses incertitudes ou ses raisonnements relèvent évidemment dun théorie de la régulation des apprentissages. Mais dautres en parleront mieux que moi.
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