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In C.O. Informations (Genève), n° 9, |
Une école sans discipline (s),
est-ce possible ?
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de léducation
Université de Genève
1991
I. Les effets pervers du système
II. La tentation bureaucratique
III. Le gai savoir
Pour ne pas conclure
Références
Comment enseigner la même chose a autant denfants et adolescents différents ? Comment enfermer dans une organisation, des lieux, un horaire rigides, un processus aussi personnel, fantasque, irrégulier, fragile que la pensée et lapprentissage ? Comment transformer la construction, la création, la découverte en routines, en séquences programmables ?
Pour faire face à ce défi, lécole de masse recourt à un double dispositif disciplinaire :
1. Un découpage des savoirs permettant de gérer leur transmission dans le cadre dune planification du temps dapprentissage et dune division du travail denseignement.
2. Un système de travail, dévaluation et de sélection qui contrôle les conduites et canalise les énergies, qui garantit la présence, lattention et leffort de la majorité des élèves.
Inutile de décrire davantage un monde que chacun connaît : découpage du temps en années, trimestres, semaines et heures scolaires, découpage du savoir en disciplines, leçons, chapitres, objectifs.
I. Les effets pervers du système
Les effets pervers du découpage en disciplines sont connus :
a. une fragmentation du temps de travail en unités de 40-50 minutes se succédant sans rimes ni raison, dans un ordre immuable et sans rapport avec le rythme des processus intellectuels ou les besoins et les intérêts des personnes ; il sensuit un perpétuel coq à lâne, avec une énergie immense investie dans la gestion des transitions mentales (finir, oublier, puis se souvenir, réinvestir) et matériels (ranger, se déplacer, sinstaller, sorganiser) : 20 à 30 fois par semaine, à heures fixes, les élèves doivent abandonner un domaine et une activité pour sengager dans quelque chose de tout à fait différent ; au même moment, le professeur doit renouer le fil dune activité interrompue un ou plusieurs jours auparavant ;
b. une image rigide de la connaissance, comme ensemble de tiroirs disciplinaires, une représentation de lintellectuel comme spécialiste dune province bien délimitée, peu compétent et faiblement intéressé dès quil en sort ; peu de mobilité interdisciplinaire, de mises en relation des champs du savoir.
c. une marginalisation du développement global et des apprentissages transversaux : personne nen est responsable, personne na de temps à leur consacrer ; lessentiel devient secondaire ;
d. une rigidification des progressions, liées à laxiomatique interne des savoirs disciplinaires autant quà la nécessité de faire passer une programme chargé (tout le programme et rien que le programme) en peu dheures ;
e. une faible ouverture sur la vie et les pratiques sociales ; à lintérieur dune discipline, la transposition didactique sopère dabord en fonction des pratiques et des savoirs savants, parce que les autres pratiques traversent toujours plusieurs champs disciplinaires ;
f. une pédagogie centrée sur les notions et les aspects formels, plutôt que sur la mise en uvre du savoir dans des situations de décision ou de résolution de problèmes concrets, souvent de nature interdisciplinaire ;
g. une absence permanente de synchronisation entre dune part les temps et les découpages institutionnels, dautre part les rythmes et les mouvements de la pensée et de lapprentissage ; impossible de commencer avant lheure, de continuer après lheure, de faire des mathématiques pendant lheure dallemand, de mettre en relation deux moments vécus avec des professeurs différents ; chaque chose à sa place
Quant au système de travail, on peut aussi en inventorier les effets pervers :
h. un manque permanent de temps et de souplesse pour suivre des chemins de traverse, saisir des occasions, répondre à une demande ;
i. de fortes réticences ou difficultés à négocier avec les élèves, compte tenu des contraintes et du peu de degrés de liberté des professeurs ;
j. un recours permanent à des récompenses ou sanctions externes (notes, compétition, promotion, punitions) pour faire travailler les élèves ; ce qui induit un rapport utilitariste au travail, en fonction de la note et de la sélection plus que de la maîtrise de savoirs et savoir-faire valorisés comme tels ;
k. une faible différenciation de lenseignement (horaire, espaces, plans détudes, moyens denseignement, formation des maîtres conçus pour un enseignement frontal) ;
l. le poids des tâches fermées, des exercices, des routines, par opposition aux recherches, aux situations ouvertes, aux projets, à la création (activités jugées trop lourdes, trop risquées, trop difficile à évaluer) ;
m. lomniprésence de la contrainte et du contrôle pour que les élèves viennent en classe et travaillent même sans envie ni intérêt ; un contrat didactique basé souvent sur la peur du désordre et des tricheries, la méfiance, la loi du moindre effort.
n. la place immense prise par lévaluation formelle (succession des épreuves, pressions à la réussite, bachotage) au détriment du temps denseignement ;
o. des relations assez " bureaucratiques " entre maîtres et élèves, chacun son rôle, son métier, son territoire.
***
Ce tableau apocalyptique mériterait quelques nuances. Il ne dessine que des tendances lourdes. Une partie des établissements et des professeurs peuvent aller à leur encontre en travaillant en équipes, en décloisonnant, en discutant avec les élèves et les parents, en bricolant des formules plus souples.
Reste que, comme système, lécole secondaire de masse est prise dans une logique perverse : à force dorganiser les apprentissages, elle affaiblit leur sens et en définitive les empêche chez une partie des élèves.
Pour deux raisons au moins, que je vais examiner plus loin :
1. les impératifs de la gestion du système et les intérêts des adultes lemportent sur ceux de lapprentissage ; lécole vise à fonctionner dabord, au risque de fonctionner à vide.
2. le souci de prévenir les risques amène à construire un dispositif qui, ne laissant rien au hasard, organisant les savoirs et les itinéraires, tue lenvie, la curiosité, le désir de savoir, de maîtriser, de créer ou de simpliquer, le sens du jeu, lesprit daventure, autant de moteurs majeurs de tout apprentissage essentiel.
II. La tentation bureaucratique
Les établissements secondaires gèrent notamment :
des populations importantes (dadolescents et dadultes) ;
des espaces et des infrastructures complexes ;
des moyens denseignement, des " fournitures scolaires " ;
des temps de travail diversifiés ;
des savoirs, objectifs, plans détudes ;
des itinéraires, filières, cursus ;
des carrières (délèves et dadultes) ;
des groupements délèves par classes, options, niveaux, appuis ;
des procédures dévaluation et certification ;
des budgets et ressources humaines ;
des relations extérieures avec les parents, les collectivités locales, les autres ordres denseignement, parfois dautres établissements privés ou publics.
Tout cela avec des moyens relativement limités : cadres issus du corps enseignant peu formés à la gestion, méthodes artisanales et intuitives, informatisation peu poussée, négociations laborieuses, décentralisation incertaine ou clandestine. Doù une tendance compréhensible à reproduire des formules qui ont fait leurs preuves pour la formation des classes, la gestion des plans détudes, lorganisation du cursus.
On le voit a contrario :
- la mise en place des collèges à niveaux et options a représenté un enjeu gestionnaire à lintérieur de lécole, parce quelle bouleversait une partie des fonctionnements quotidiens ;
- les projets de 9e G dans divers collèges se sont eux aussi heurtés à la pesanteur des traditions et des procédures.
Et il est vrai quil est plus simple, beaucoup plus simple :
- denfermer chaque élève dans une filière définie par un niveau global (plutôt que de diversifier les niveaux selon les domaines de compétence) ;
- de limiter et de stabiliser léventail des options (plutôt que de se perdre dans un maquis ditinéraires personnalisés) ;
- de stabiliser la structure scolaire pour mieux se concentrer sur les décisions dorientation et de sélection dans ce cadre (plutôt que de renégocier constamment des aménagements) ;
- de travailler avec des groupes homogènes formés pour une année entière (plutôt que de recomposer des groupes en fonction des besoins) ;
- de diviser le plan détudes en disciplines scolaires calquées sur le découpage des savoirs savant à luniversité (plutôt que de travailler par projets interdisciplinaires et objectifs transversaux) ;
- de prévoir un horaire et une répartition stable des professeurs et des locaux tout au long de lannée (plutôt que de reconstruire des emplois du temps et des attributions de ressources au gré des nécessités) ;
- de doter chaque élève et chaque professeur des mêmes moyens, des mêmes ressources, du même temps de travail (plutôt que de différencier) ;
- de confier des tâches spécialisés à des spécialistes (plutôt que de prévoir une division du travail souple en fonction des compétences, mais aussi des besoins, des occasions, du climat relationnel, etc.) ;
- dadministrer à tous les mêmes épreuves au même moment (plutôt que de prévoir des tests formatifs individualisés) ;
- de mettre en place un système externe et formel de répression des déviances (notes de conduite, renvois, retenues) plutôt que de gérer lindiscipline grave dans le cadre de la relation pédagogique.
Tout cela est très normal, humain, explicable. Cest la pente " naturelle " de toutes les organisations et de tous les professionnels que de se simplifier la vie. Le vrai débat porte sur la définition adéquate dun double seuil :
- en deçà dun seuil minimal dorganisation, le simple maintien de la structure épuise les énergies, on se perd en négociations, redéfinitions, recherches de solutions individuelles ;
- au delà dun seuil maximal, tout est figé, tous les problèmes doivent avoir été anticipés, pour quon puisse les traiter dans le cadre de procédures instituées, la division du travail est inscrite dans les statuts, les structures ne permettent aucun bricolage, les procédures ne souffrent pas dexceptions, etc.
Comment identifier ces seuils ? Comment les redéfinir, les renégocier périodiquement ? pragmatiquement ? Là est la question. Elle ne se pose pas dans labstrait, mais à partir dune analyse périodique des effets pervers dun manque ou surtout dun surcroît dorganisation.
La problématique de la formation équilibrée des élèves, dune école sans branches et avec du plaisir est une occasion de procéder à cette analyse !
III. Le gai savoir
Lorsquun adulte se demande où, quand et comment il a appris ce qui lui est le plus cher ou le plus utile, il est rare quil réponde " à lécole ". Ou alors il évoquera des circonstances particulières : un projet inoubliable, un professeur charismatique, une année pas comme les autres, un groupe-classe dont on garde la nostalgie, une discipline dans laquelle, soudain, la logique scolaire seffaçait pour faire place à " autre chose ".
On ne fait alors que redécouvrir une évidence : nous ne sommes pas des machines à enseigner ou à apprendre, lapprentissage est un travail sur soi même qui exige de lénergie, de louverture, de la disponibilité, de la curiosité, du plaisir, des projets, de lintérêt, en un mot du sens. Or le sens ne se décrète pas, il nest pas stable et uniforme, chacun le construit à sa façon en suivant un itinéraire personnel qui passe par des temps morts et des périodes boulimiques, des phases cyniques et utilitaristes et des phases utopiques et désintéressées, des phases de repli et des phases douverture, des cheminements solitaires et des moments de forte interaction, etc.
La question est de savoir pourquoi on oublie ces évidences aussi facilement lorsquon conçoit une école.
Cest en partie pour les raisons gestionnaires évoquées plus haut. Mais il y a une toile de fond plus idéologique, épistémologique et peut-être morale : la difficulté de transposer à des grands nombres délèves de toutes classes sociales une théorie de lapprentissage dont on sait pourtant la validité pour soi.
Depuis toujours les écoles ont été conçues par des élites cultivées qui ont mis entre parenthèses leur propre rapport à la connaissance pour imaginer lapprentissage des autres sur un mode disciplinaire, contraint, programmé, efficace, rationnel, impersonnel.
Il y a dans lécole de masse un défi majeur à relever : comment instruire des générations entières ? Ce qui fonctionne informellement dans une famille ou un milieu de vie, lapprentissage naturel défendu par Freinet, léducation fonctionnelle défendue par Claparède, tient en partie à la petite échelle, aux rapports à la fois pratiques et affectifs qui se nouent entre peu de gens. Lorsquon concentre une centaine de professeurs et des centaines délèves dans un bâtiment, il ne faut pas sattendre à ce que se créent spontanément les conditions dun apprentissage naturel.
Pour fonctionner à large échelle, la spontanéité doit être voulue, pensée, organisée. Non pas en envoyant aux maîtres et aux élèves le message paradoxal bien connu : " Soyez spontanés ! " Mais en créant des conditions institutionnelles favorables, en laissant des espaces de négociation, en ne fixant pas davance tous les objectifs, tous les contenus, tous les lieux, les temps, les objets détude.
Pour cela, la première condition nest pas de lordre des moyens financiers ou des franchises institutionnelles. Lessentiel se passe dans la tête des responsables et des enseignants, et au-delà des parents, des élèves, des gens qui façonnent lopinion publique et la politique de léducation.
Il y a, hors de lécole, dautres organisations confrontées au même problème : la création artistique, la publicité, la recherche, le développement de logiciels ou de technologies de pointe supposent des structures souples, avec des espaces quon peut remodeler, des rôles qui évoluent, des programmes périodiquement mis à jour, des horaires assez libres, des possibilités dinventer, dimproviser, de sécarter des sentiers battus et des procédures officielles. Cela suppose certes des moyens. Mais dabord une doctrine, lanalyse partagée de limpossibilité de construire des uvres, des savoirs, des produits nouveaux dans un carcan.
Dans ces domaines, on accepte de prendre des risques parce que cest la seule façon daboutir à ses fins. Là est la clé. À vouloir ne prendre aucun risque, à vouloir tout prévoir pour chacun, lécole court, souvent à son insu, un risque majeur : installer une fraction importante des jeunes dans un rapport utilitariste et minimaliste au savoir, quils réussissent ou non. Préparer à subir les épreuves et les examens, pas à penser et communiquer. Préparer à sinscrire dans les structures du monde du travail et de la cité, pas à les faire évoluer.
Le risque nest pas de jeter sur le marché du travail des cohortes dignorants. Lorsquon passe dix à quinze ans de sa vie sur des bancs décole, la moindre des choses est den sortir en sachant lire, écrire, compter, un peu de mathématique, de sciences, de littérature, dallemand, dhistoire, de géographie, etc. Le risque, moins perceptible, est de former des générations dont le rapport au savoir, à la pensée, à la communication, est garant de conformisme, dindividualisme, dégoïsme, dintolérance face aux différences, de résistance au changement, de manque dimagination et de courage. Toutes choses dont notre monde aura de plus en plus un vital besoin
Le gai savoir, ou si lon préfère, lappropriation active des connaissances et des schèmes fondamentaux de pensée et de communication, il y a un siècle que les courants décole moderne, nouvelle, active sen font les défenseurs. Pendant longtemps, ces utopies ont fait sourire les tenants des pédagogies traditionnelles. Peut-être sait-on aujourdhui mieux que jamais quapprendre dans la douleur, sous la contrainte, sans plaisir, cest apprendre moins et napprendre que des choses secondaires, là où lévolution de la société exige dapprendre de plus en plus des choses de moins en moins fermées, de plus en plus transposables, créatives, vivantes
Pour ne pas conclure
Une école sans branches et avec du plaisir, sans discipline et sans disciplines, cela reste une utopie, inutile de se le cacher. Cela ne veut pas dire quon ne peut faire aucun pas dans ce sens, ni quon a épuisé toutes les ressources.
La politique de léducation ne se décide pas par tout ou rien. Certes, seul dans sa classe, on ne peut remodeler la culture et la pédagogie. Mais des aménagements structurels réalistes ne sont pas impossibles.
On peut les concevoir dans un double sens :
- soit regrouper des disciplines proches pour gagner en souplesse à tous égards ;
- soit réduire la part de lhoraire organisée selon une logique disciplinaire et introduire des plages importantes structurées par projets ou thématiques transdisciplinaires.
Dans les deux cas, il restera des cloisons, peut-être moins étanches et moins nombreuses. Et la question cruciale demeurera : à lintérieur des cloisons nouvelles, quelle pédagogie, quel plaisir dapprendre, quel contrat didactique, quelle différenciation ? Assouplir la structure du savoir nest pas encore garantir davantage de sens au travail scolaire quotidien !
Références
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Perrenoud, Ph. (1988). Nouvelles didactiques et stratégies des élèves face au travail scolaire, in Perrenoud, Ph. & Montandon, Cl. (éd.), Qui maîtrise lécole ? Politiques dinstitutions et pratiques des acteurs, Lausanne, Réalités sociales, pp. 175-195.
Perrenoud, Ph. (1990) La formation équilibrée des élèves, chimère ou changement du troisième type ?, C.O. Informations (Genève), novembre, n° 8, pp. 16-41.
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