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Moderniser les carnets scolaires, est-ce
faire un pas vers l’évaluation formative ?

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1991

 

Sommaire

I. Les enjeux du carnet scolaire

II. Une approche discutable de la régulation des apprentissages

III. Stratégies de changement


Dans de nombreux systèmes scolaires, on modernise les carnets :

Mon propos n’est pas ici de mettre en question la pertinence de ces changements, ni leur utilité pour les parents, les élèves ou les maîtres. Il est évident que l’évaluation certificative peut être faite plus ou moins correctement, plus ou moins équitablement, plus ou moins intelligemment, plus ou moins sélectivement. Tout progrès dans ce domaine participe de l’évolution globale de l’école vers plus de transparence et de démocratisation.

La question qui m’intéresse est de savoir si les nouveaux carnets représentent, ou éventuellement favorisent, une évolution vers une évaluation plus formative. À priori, ce n’est pas leur vocation et on serait mal fondé de leur reprocher de n’être pas des instruments d’évaluation formative lorsqu’ils n’y prétendent.

Cependant, la confusion des genres est encore fréquente. La forme moderne des carnets la rend plus probable encore, dans la mesure où on y parle le langage des objectifs et de la maîtrise et que l’on se situe donc dans un registre théorique et sémantique assez proche des travaux sur l’évaluation formative, du moins il y a quelques années.

Par ailleurs, la modernisation du carnet est une entreprise périlleuse, qui heurte les habitudes des parents et des maîtres, effraie l’administration, suscite parfois des remous dans l’opinion publique ou la classe politique. Les nouveaux carnets doivent en général être évalués et faire leur preuve alors que les carnets précédents n’avaient pour validité que le poids de la tradition. D’où l’envie sans doute, pour les pionniers, de croire qu’en modernisant les carnets ils ouvrent la voie à une évaluation formative. Ce n’est pas exclu, mais cela reste à démontrer.

La tentation est d’autant plus grande que ceux qui travaillent à la modernisation des carnets sont en général ceux qui plaident aussi pour une pédagogie différenciée et une évaluation formative. Dans leur esprit, c’est l’ensemble de l’évaluation qu’il faut moderniser et la rénovation des carnets scolaires, et éventuellement de la notation, paraît un premier pas. Peut-être faut-il se garder de la tentation d’en rester et de surestimer les vertus formatives d’un carnet modernisé.

J’analyserai ici le problème sous deux angles complémentaires :

1. dans un premier temps, je tenterai d’identifier tous les enjeux qui se nouent autour du carnet scolaire et constituent autant d’effets pervers dans la perspective d’une évaluation formative ;

2. dans un deuxième temps, je tenterai de montrer que les informations recueillies et utilisées dans le carnet ne recoupent que très partiellement les observations requises par une évaluation formative.


I. Les enjeux du carnet scolaire

Le carnet a des fonctions d’information, parfois de certification, d’orientation ou de sélection. C’est une pièce officielle, qui est portée à la connaissance des parents et parfois de l’administration. Ce document intervient à dates fixes, de façon obligatoire, pour l’ensemble des élèves. La gestion du carnet ne se situe donc pas dans le cadre du contrat didactique entre maîtres et élèves, mais dans un cadre institutionnel plus vaste.

Voici quelques-unes des raisons pour lesquelles les informations consignées dans le carnet scolaire peuvent difficilement être utilisées à des fins formatives.

A. L’obsession de la réussite

Quelque soit la peine que se donne le maître pour dresser un tableau nuancé de la situation, repérer des progrès, mettre en évidence des points faibles et des points forts, ce qui importe aux parents, et dans une large mesure aux élèves à ce stade, c’est de savoir si tout va bien ou au contraire si la réussite en fin d’année ou de cycle d’étude semble menacée.

L’aspect analytique de l’évaluation n’est pas nécessairement ignoré, mais on en fait un usage particulier pour répondre à la question : " Et alors ? Qu’est-ce que ça donnera en fin d’année ? Faut-il s’inquiéter ? Faire quelque chose ? L’enfant est-il au niveau ? "

B. Le rapport stratégique à l’évaluation

Lorsque se joue la réussite scolaire, la vérité n’importe pas, c’est la décision qui compte. Les élèves (appuyé par leur famille) ont intérêt à faire illusion avant tout. La transparence, la demande d’aide joue contre eux au moment du jugement dernier ou de ce qui le prépare.

Même les maîtres ont parfois la tentation de tricher avec les règles pour faciliter une promotion ou une orientation en dépit des critères formels.

L’évaluation certificative/sommative est par excellence le lieu de stratégies des élèves, des parents et des maîtres. C’est le contraire d’un esprit formatif !

C. Le poids de l’équité formelle

Dans une optique certificative, il est légitime d’évaluer tout le monde au même moment selon les mêmes critères. C’est une forme d’égalité des chances devant l’examen ou toute évaluation dont dépend un classement, une décision d’orientation ou de certification.

L’ennui, c’est que l’évaluation formative n’a aucune raison de suivre cette logique. Elle doit s’inscrire dans une perspective de résolution de problèmes, qui consiste à investir dans l’observation et l’intervention en fonction des besoins. L’équité qui régit l’évaluation formative, comme toute pédagogie différenciée, est une égalité aussi grande que possible de la formation en fin de cycle d’études, non l’égalité de traitement en cours d’apprentissage.

Une bonne partie des informations analytiques figurant dans les carnets scolaires sont à la fois inutiles pour les bons élèves et insuffisantes pour ceux qui ont vraiment des difficultés, parce qu’on a normalisé les grilles et les catégories de sorte à pouvoir les utiliser pour chaque élève, quel que soit son parcours et sa situation.

L’évaluation formative devrait s’affranchir complètement de ce type de standardisation.

D. Le désir de respectabilité

Les carnets, c’est pour une part la devanture de l’école. La réputation de l’établissement et du maître sont en jeu. Les carnets peuvent mettre en cause les élèves, lorsqu’ils sont peu motivés ou peu doués. Ils ne devraient pas, dans l’esprit des gens d’école, donner des armes à la critique du système, des programmes ou des méthodes.

Les carnets s’appliquent donc, c’est la loi du genre, à nier la responsabilité du système scolaire ou de l’enseignant dans les constats, surtout les constats d’échec.

Or une évaluation formative, cela consiste aussi à reconnaître les incohérences ou les insuffisances d’une enseignement, d’une méthodologie, d’un programme, d’une organisation de classe. Non pas pour stigmatiser les responsables, mais pour améliorer la situation.

Mais ces constats lucides, et partiellement autocritiques, ne peuvent en l’état actuel des esprits et des moeurs être mis sur la place publique sans susciter des attaques, des polémiques, des malaises qui, globalement, tendraient plutôt à aggraver la situation.

Une partie de l’information utile à la régulation des apprentissages doit absolument être gardée dans le for de la classe, voire dans l’esprit du maître. " Toute vérité n’est pas bonne à dire ", soit parce qu’elle rend le maître et l’organisation scolaire vulnérable sans profit pour personne, soit parce qu’elle dévoile chez l’élève ou chez ses parents des fonctionnements qu’il n’est ni possible ni utile de rendre publics.

E. Le poids de la compétition

Par leur publicité même, par leur standardisation, les carnets offrent un terrain privilégié à l’évaluation mutuelle des élèves, pour une part des familles et peut-être des enseignants.

La question vient naturellement : " Qui a le meilleur carnet ? qui a les meilleures notes ? qui a les appréciations les plus élogieuses ? "

Les carnets modernes sont plus ambigus à cet égard, puisqu’à la sécheresse des chiffres ils substituent des appréciations sujettes à interprétation et à glose. Mais justement, moins les choses sont claires, plus il est tentant de dépenser de l’énergie pour masquer ses lacunes et brouiller les cartes aux yeux de ses camarades ou de ses parents.

Le carnet scolaire n’est en aucun cas synonyme de lucidité, d’autoévaluation sans complaisance. C’est au contraire un objet narcissique, qui flatte les uns et blesse les autres et mobilise chez chacun non pas le désir de voir les choses comme elles sont, mais de se voir et de se montrer à son avantage.

F. Le besoin d’être compris

Le carnet s’adresse aux parents, autrement dit à une population très hétérogène du point de vue de l’expérience scolaire et du niveau d’instruction. Même les parents autochtones les plus instruits, du seul fait qu’ils ont vingt ou vingt-cinq ans de plus que leurs enfants, n’ont pas connu exactement les mêmes programmes et les mêmes méthodes. Le carnet scolaire doit donc, pour remplir sa mission, utiliser des notions et un langage accessibles au moins aux parents des classes moyennes et supérieures. Même si l’on ne vise pas à être compris de tous, ce qui est regrettable, il faut déjà faire de nombreuses concessions, renoncer à certaines notions trop techniques ou dont l’assimilation ou la bonne interprétation supposeraient une formation ou un dialogue. Ainsi, pour expliquer qu’un élève travaille trop, n’aime pas jouer ou enchaîne les exercices de façon obsessionnelle, et pour dire que cela l’inquiète un peu, un maître doit supposer chez le destinataire des valeurs et des connaissances qui expliqueront pourquoi ces simples faits ne sont pas nécessairement des gages de réussite et d’adaptation.

La plupart des parents ne sont ni formés, ni disposés à entrer dans la complexité de la psychologie enfantine, encore moins dans les méandres des pédagogies actives, des théories du jeu, de l’épanouissement, de la créativité.

D’où un langage édulcoré, prudent, faisant appel au sens commun davantage qu’aux sciences de l’éducation, dans le simple souci d’être compris, de ne pas choquer, de ne pas créer de malentendu grave.

G. La sacro-sainte périodicité

On n’imagine pas de carnet scolaire qui arriverait dans les familles de façon irrégulière tout au long de l’année, et à des moments différents selon les élèves. Par définition, le carnet scolaire est un rite institutionnel qui doit tomber telle semaine de tel trimestre ou semestre. L’une des obsessions des enseignants est donc de boucler une période avec suffisamment de notes ou d’appréciations pour avoir quelque chose à dire dans le carnet et des notes défendables à mettre.

Dans une perspective formative, cette périodicité et cette synchronisation pour tous les élèves n’ont aucune vertu particulière et constituent au contraire des obstacles à une évaluation formative en fonction des besoins. Même si la communication à la famille fait partie des stratégies de formation et peut avoir une utilité didactique, il n’y a pas de raison de penser que cela se produira particulièrement le 15 novembre ou le 15 février.

Pour une part, le carnet scolaire oblige à réunir et expliciter beaucoup d’informations à un moment où elles sont soit dépassées, soit prématurées dans un esprit formatif.


II. Une approche discutable
de la régulation des apprentissages

Par la force des choses, l’évaluation certificative dresse un bilan des acquis, du capital de savoirs et savoir-faire accumulé à un moment donné du cursus, pour justifier notamment le passage au degré suivant ou l’entrée dans un cycle d’études, ou encore l’attribution d’un titre.

C’est donc aux apprentissages consolidés qu’on s’intéresse en fin d’année ou de cycle d’études. Le carnet scolaire est rempli plus régulièrement, mais pour une part, sa logique est d’anticiper le bilan de fin d’année, d’y préparer les esprits, d’assurer une cohérence entre l’évaluation continue et la décision qu’elle fondera au bout du compte.

On ne saurait reprocher ces options au carnet scolaire, ancien ou moderne, puisque c’est sa fonction. Reste à savoir si c’est une bonne chose du point de vue de l’évaluation formative. On peut en douter (Perrenoud, 1991).


III. Stratégies de changement

Faut-il conclure de ce qui précède que la modernisation des carnets scolaires s’oppose à l’évaluation formative ? Nullement, si l’on n’attend pas de carnets bien faits plus qu’ils ne peuvent donner.

Les nouveaux carnets conduiront d’autant mieux à l’évaluation formative que l’on sait qu’ils ne la contiennent pas, et que le chemin reste long jusqu’à des pratiques nouvelles en classe.

À cette condition, la modernisation du carnet scolaire peut amorcer un processus de réflexion, de confrontation entre professionnels qui conduira, dans le meilleur des cas, à une remise en cause des pratiques d’évaluation continue dans un sens plus formatif.

La modernisation des carnets scolaires implique en effet :

Ce double apport peut favoriser le changement, à condition qu’il soit utilisé dans ce sens, autrement dit qu’il existe des structures d’encadrement telles que chacun ne soit pas renvoyé à sa propre pratique, sans possibilité de dialogue au sein de l’établissement ou de groupes de travail divers.

S’il y a conflit possible entre carnets scolaires et évaluation formative, une fois les confusions conceptuelles et le mélange des fonctions dépassé, c’est en termes de temps et de ressources.

La modernisation des carnets scolaires va souvent dans le sens d’un certain perfectionnisme :

Une évaluation certificative moderne peut donc se révéler relativement lourde à gérer si le maître est consciencieux et se sent obligé de respecter scrupuleusement la logique du carnet, de remplir tous les espaces vides, d’utiliser toutes les grilles, de vérifier tous les critères, etc.

Contre ce perfectionnisme, je plaiderai pour un certain réalisme : le carnet est un message, qui joue un rôle transitoire dans les relations maître/élève, maître/parents. Il faut qu’il joue ce rôle correctement, sans plus. Tout investissement supplémentaire n’améliore pas la communication et la relation famille-école, tout en prenant du temps et de l’énergie à l’enseignant, au détriment de l’enseignement lui-même et de l’évaluation formative.

Le bon usage des carnets doit donc rester un usage modéré. Ils remplissent une fonction importante mais limitée dans l’ensemble du travail scolaire. Ils ne devraient pas devenir une sorte de chef-d’œuvre qu’on passe des heures à préparer au détriment de tâches plus importantes.


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