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(Genève), 1992, n° 38, pp. 18-20. |
Évaluation formative :
mais non, ce nest pas du chinois,
même les parents en font !
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des
sciences de léducation
Université de Genève
1992
Quant on soccupe de léducation dun enfant ou dun adolescent, on lobserve, pour se faire une idée de ses intérêts et ses acquis, et donc mieux agir : expliquer, motiver, laisser plus ou moins dautonomie, montrer ou laisser découvrir. On observe ses progrès et ses difficultés, pour saisir de ce quil sait ou comprend déjà, de ce qui le déconcerte, lintéresse, lennuie, lexcite ou leffraie. Et on agit en conséquence, en proposant un jeu, en donnant une explication, en rassurant, en racontant une histoire, en impliquant dans une tâche. Tout éducateur a envie que les enfants et les adolescents se développent, prennent de lassurance, sachent faire de plus en plus de choses. Pour les y aider, il faut savoir où ils en sont, comment ils apprennent, ce qui les arrête ou les stimule. On fait alors, souvent sans le savoir, de lévaluation formative.
Pourquoi formative ? Tout bêtement parce quelle améliore la formation, parce que son souci nest pas de classer, de mettre des notes, de blâmer ou de récompenser, mais daider à apprendre. Ce qui loppose à lévaluation certificative, celle qui garantit des acquis en vue dune promotion, dune sélection, de lobtention dun diplôme.
Pourquoi lécole a-t-elle besoin de mettre des mots savants sur une idée aussi banale ? Est-ce pour laisser entendre aux parents quils ne connaissent rien à la pédagogie ? Non, il y deux bonnes raisons de réfléchir à lévaluation formative :
Reprenons ces deux obstacles.
I. Oublier les notes, comme cest difficile !
"Cest pour une note ?"
Quand on vous dit évaluation, vous pensez immédiatement aux notes et au carnet scolaire. Normal. Les notes ont pris tant dimportance quon ne pense même plus quévaluer, ce nest pas forcément attribuer des points, ni même classer. " Cest pour une note ? ", demandent les élèves dès quils reçoivent une épreuve. Façon de dire : est-ce sérieux ? vaut-il la peine de sappliquer ? est-ce que ça compte ?
On entend parfois des enseignants se plaindre que les élèves " ne travaillent que pour les notes ". Comme sils avaient le choix ! Dès les premiers degrés, ils doivent sinitier au jeu du chat et de la souris, se débrouiller pour avoir des notes acceptables même quand on ne sait pas grand chose et quon a pas très envie de travailler. Demander de laide, bachoter, jeter un coup dil sur la feuille du voisin, autant de façons de " sen tirer " sans passer tout son temps libre à travailler.
Une question de confiance
Au contraire de tous ces jeux autour des notes, lévaluation formative demande de la confiance, de la coopération. Comment voulez-vous aider un élève qui cache ses difficultés, met toute son énergie à faire croire quil comprend, quil maîtrise, au besoin par divers subterfuges ?
Lévaluation formative doit donc se détacher des notes, donner des informations à lélève pour laider à progresser en cours dannée, pas pour le classer, le faire passer au degré suivant ou entrer dans une section du Cycle dOrientation.
Il faut inscrire lévaluation formative dans un nouveau contrat, faire en sorte que lélève ne se sente pas menacé, que ce quil laisse voir de ses difficultés ne se retourne pas contre lui !
Entre maîtres et élèves
Lévaluation formative, cest dabord une affaire entre le maître et ses élèves. Parfois, il est utile dassocier les parents, parce que de leur information dépendra leur contribution au travail. Mais lévaluation formative, ce nest pas comme le carnet : elle ne laisse pas nécessairement de traces, elle nest pas officielle, elle ne regarde que le maître et ses élèves, pas ladministration.
Une évaluation qualitative
Lévaluation formative doit aider à apprendre : elle intervient donc constamment, dès le début de lannée scolaire, dans tous les domaines.
Limportant nest pas de remplir des grilles ou dattribuer des points. Ce qui compte, pour une fois, ce ne sont pas des chiffres, mais des images claires de ce qui se passe dans la tête des enfants. Cest pourquoi on ferait mieux de parler dobservation plutôt que dévaluation.
À moins de passer tout son temps à donner des tests aux élèves, le maître doit se fier parfois à son intuition. Maîtriser lévaluation formative, cest savoir quand il est nécessaire de recourir à des instruments (grilles, questionnaires, épreuves, tests) et quand lintuition suffit.
Évaluation différenciée
Évaluation évoque examen : la même épreuve pour tous, dans les mêmes conditions, pour que ce soit équitable ?
Il ny a pas de raisons de rendre lévaluation formative égale pour tous. Est-ce que la médecine fait subir les mêmes analyses à tous les malades sous prétexte dégalité ? Cela dépend des personnes, des problèmes. Cest pareil à lécole : pour les élèves dont on voit à lil nu quil évoluent bien, pas besoin dune observation intensive. Lévaluation formative doit être proportionnées aux besoins, elle concentre ses efforts sur les élèves en difficulté.
Une évaluation efficace
Limportant, cest que les élèves apprennent, se développent. Lévaluation formative doit y contribuer, par tous les moyens du bord. Cest son seul critère. Il est donc tout à fait possible que différents maîtres sy prennent différemment.
II. Différencier ou lécole sur mesure
Évaluer pour agir
Lévaluation formative, ça ne sert à rien si ça ne débouche pas sur une action. À quoi bon savoir pourquoi Nicole ou Pierre ne progressent pas si on ne peut les aider individuellement ?
Des élèves différents
Que faut-il pour réussir à lécole ? On le sait à peu près : développement intellectuel et affectif, capacité de se concentrer, envie dapprendre, confiance en soi, maîtrise du langage, facultés dabstraction et de raisonnement, culture générale, curiosité, capacité de sorganiser, volonté, énergie, sociabilité, autonomie, respect des règles, envie et capacité de communiquer.
Sur tous ces points, les élèves nont pas les mêmes atouts. Les enseignants le savent fort bien. Mais comment tenir compte des différences ? Le redoublement ? Cest une mesure qui devrait rester exceptionnelle et dont lefficacité est très discutable. Lappui ? Utile, mais nintervenant que lorsque les difficultés sont installées.
Peut-on faire quelque chose en classe, au jour le jour ? Un mot dordre court depuis vingt ans : il faut différencier lenseignement. Appliquer le principe " A chacun selon ses besoins ", cesser denseigner à un groupe fait dindividus aussi dissemblables.
Facile à dire !
Rien nest fait dans lécole pour faciliter la différenciation : le programme est le même pour tous, comme les manuels et brochures, lhoraire, le carnet scolaire, le système de notation. Linstruction publique a été organisée à large échelle, il y a des plans détudes, des règlements généraux et on confie à chaque maître une vingtaine délèves, parfois encore une trentaine.
Pour aller contre ces tendances lourdes, il ne suffira pas de changer lévaluation. Il faudra assouplir tout le système (degrés, programmes, horaires), trouver dautres manières denseigner, qui fassent moins appel aux leçons collectives, trouver du temps et une organisation de classe telles que le maître puisse travailler de façon plus individualisée avec un ou quelques élèves.
Évaluation formative et différenciation
Lévaluation formative doit être au service de la différenciation de lenseignement. Elle doit permettre à lélève de mieux se situer, didentifier ses erreurs et ses lacunes, pour progresser ; et au maître de ly aider, dautant plus efficacement quil sait quels sont les acquis de chacun, ses méthodes de travail. Pour cela, pas besoin dépreuves interminables. Il faut dabord observer les élèves, analyser leurs comportements et leurs performances, se faire une représentation des mécanismes intellectuels à luvre, des blocages.
Dans une situation complexe, lévaluation formative passe par une méthode, des concepts clairs, certains instruments, une meilleure formation des maîtres, des possibilités accrues dintervention. Cest pourquoi cette idée simple exige à lécole plus que du bon sens !
III. Un chantier pour pas mal dannées encore
Une vieille idée neuve
En fait, lévaluation formative bien faite, cest tout simplement une observation intensive mise au service dune éducation sur mesure. La formule est de Claparède, au début du siècle. Les choses avancent donc lentement. Parce que cest difficile, de mettre ces beaux principes en pratique. Et parce que lattachement de beaucoup de parents et de certains maîtres aux notes fait encore de lévaluation formative le parent pauvre.
Un jour, il faudra choisir
Il nest pas très commode de concilier évaluation formative et attribution de note, aide et couperet, enseignement et sélection. À lécole primaire, on pourrait envisager de se passer de notes, de ne faire doubler un élève quexceptionnellement, en accord avec les parents. On pourrait mettre tout son temps et son énergie dans lévaluation formative. Demain peut-être. Aujourdhui, faisons-lui une place ! Une place qui doit grandir rapidement.
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