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Formation des maîtres et recherche
en éducation : apports respectifs
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1992
I. Apports de la recherche en éducation à la formation des maîtresII. Apports de la formation des maîtres à la recherche en éducation
Jai traité ailleurs du rôle de la recherche dans la formation de base des enseignants, à propos de la mise en place des IUFM (Perrenoud, 1991). Je ny reviens pas, sinon pour résumer très brièvement mon propos. Je distinguais trois raisons dimpliquer les maîtres en formation initiale dans des activités de recherche :
1. Cest une démarche active de formation en sciences humaines. Faire émerger, négocier, préciser, puis réaliser un objectif de recherche est une démarche dapprentissage privilégiée, parce quelle oblige à mettre en uvre des connaissances, des concepts, des procédures analytiques dans une logique de conduite dun projet ou de résolution dun problème ; autrement dit, la recherche est, parmi dautres, un mode dappropriation active de connaissances de base et doutils conceptuels.
2. Cest un mode pratique dinitiation à lusage de la recherche. Au vue du développement des sciences de léducation, tout au long de leur carrière, les enseignants auront à mettre à jour leurs connaissances, donc à assimiler régulièrement les problématiques et les résultats de la recherche en éducation. Une initiation à la recherche dès la formation initiale peut favoriser le développement des attitudes et des savoir-faire facilitant cette assimilation. De plus, une fraction croissante des enseignants auront, au cours de leur vie professionnelle, loccasion dêtre associés de près ou de loin à des innovations, des recherches-actions, voire des recherches fondamentales ; certains deviendront enseignants-chercheurs ; une initiation à la recherche peut les préparer à jouer un rôle actif et critique dans linteraction entre chercheurs et enseignants, entre monde de la recherche et monde de lécole.
3. Cest un modèle darticulation théorie/pratique. Dans la mesure où elle se caractérise par un va-et-vient permanent et discipliné entre lobservation et la construction théorique, la recherche peut servir de paradigme - un parmi dautres - à une pratique réfléchie, conçue comme moteur majeur de lévolution personnelle et professionnelle des enseignants.
Jinsistais, en marge de ces trois fonctions, sur une idée simple, mais que lon a très souvent envie doublier pour concilier linconciliable : les activités et les situations de recherche conçues pour optimiser la formation initiale des enseignants ne donneront pas nécessairement lieu à des recherches présentables et valorisables dans le monde scientifique. Développer les activités de recherche en formation ne garantit donc nullement un statut scientifique ou académique aux formateurs denseignants. Et si les activités de recherche sont détournées dans ce sens, elles risquent fort, comme dans beaucoup duniversités, de transformer la participation des étudiants à la recherche en un service rendu à la carrière des professeurs.
Il nest certainement pas impossible de concevoir des recherches qui soient à la fois originales, intéressantes et légitimes dans le champ scientifique et utiles à la formation des étudiants (ici les maîtres en formation initiale) quon y associe. Mais cela ne va pas de soi, car la logique didactique et la logique scientifique sont sur certains points contradictoires. Pour être formatrice, une recherche dans laquelle on engage les étudiants na pas besoin dêtre originale. Il nest pas nécessaire de la publier. Elle peut saccommoder du temps et des ressources disponibles. Sa légitimité est de contribuer à la formation professionnelle des enseignants, plutôt quà la création de savoirs nouveaux. La recherche scientifique au contraire doit satisfaire à des critères spécifiques doriginalité, de validité et de publicité, et rendre des comptes à la communauté scientifique, aussi bien sur ses résultats et ses méthodes que sur lusage quelle fait de ressources qui pourraient être mieux utilisées dans dautres projets.
Mieux vaut donc traiter de la participation des formateurs denseignants à la recherche sans supposer a priori quils la font avec et pour leurs étudiants. Il me semblerait au contraire plus clair, au moins pour poser les problèmes, de distinguer deux moments dans le temps de travail dun formateur denseignants :
Cest à ce second volet que je vais mintéresser désormais ici.
Je nentrerai pas dans le débat sur les institutions, Université, CNRS, INRP, IUFM et jen passe. Il y a là des enjeux propres à la France et évidemment des luttes de pouvoir, de territoires, de légitimité qui ne laissent personne tout à fait serein.
Dans un tel contexte, aucune clarification conceptuelle ne saurait faire lunanimité ou régler tous les problèmes. Néanmoins, il nest pas inutile dy voir plus clair en prenant un peu de distance, sachant davance que chacun sélectionnera dans toute construction conceptuelle à la fois ce qui conforte ses propres certitudes et lui donne des armes dans la négociation.
Parler des apports respectifs de la recherche et de la formation, cest poser demblée le problème en termes de réciprocité. Je ne crois pas en effet que, par rapport aux sciences de léducation ou à la didactique, les formateurs soient de purs consommateurs. Dune part parce quune fraction dentre eux participent à la production des savoirs. Mais, plus fondamentalement, parce que les développements et les problématiques des sciences de léducation sont en partie alimentés par les questions et les réactions des praticiens, par les évolutions qui sopèrent dans les classes et dans les instituts de formation des maîtres. Lécole en général et la formation des maîtres en particulier peuvent enrichir les sciences de léducation et les stimuler à condition quelles sachent saisir cette chance. Attention : dire quil y a des apports réciproques nest pas dire quils sont tous bénéfiques. À la formation des maîtres, la recherche en éducation apporte des éléments constructifs, mais aussi déstabilisateurs. À linverse, la formation stimule la recherche, mais peut aussi légarer.
Je parle ici de la recherche en éducation en général, toutes sciences humaines pertinentes prises en compte. La recherche sur la formation des maîtres entretient évidemment des rapports particuliers avec les pratiques et les praticiens quelle prend pour objet. Ici, laccent est mis plutôt sur les rapports entre deux fractions de la noosphère (Chevallard, 1985), qui pensent chacune à leur façon les pratiques pédagogiques et les processus dapprentissage : les chercheurs, dont la tâche est de décrire et dexpliquer, les formateurs dont la tâche est de rendre les enseignants capables de maîtriser le mieux possible ces pratiques et ces processus. Objet commun de théorisation et de discours, logiques différentes : quels apports respectifs ?
Je traiterai dabord des apports de la recherche en éducation à la formation des maîtres (bénéfiques ou maléfiques), puis des apports de la formation des maîtres à la recherche en éducation (bénéfiques ou maléfiques). Je conclurai par létude dun cas, celui de la transposition didactique.
Volontairement, je ne parle pas des apports de la recherche aux formateurs, pris individuellement ou collectivement. Non quil nen existe aucun : au contraire, ce sont les apports les plus visibles, que ce soit en termes de carrière, dinfluence, de compétence théorique ou de savoir-faire de formateurs dadultes.
Lapport de la recherche à la formation nest évidemment pas indépendant de son apport aux formateurs, mais je voudrais retenir ses effets consolidés sur les dispositifs et les contenus de la formation des maîtres, par delà les formateurs eux-mêmes.
A. Apports bénéfiques
Ils sont de diverses natures, théoriques, mais aussi épistémologiques, méthodologiques, voire philosophiques.
1. Des théories mieux fondées
Pour former des enseignants, on puise dans différentes théories spécifiques (du développement de lenfant et de ladolescent, de lapprentissage, de linteraction et de la communication, de la transposition didactique, du fonctionnement des systèmes éducatifs), et dans les théories psychologiques et sociologiques plus générales. Sans oublier es savoirs savants dont se réclament les disciplines enseignées, mathématique, biologie, etc.
Avec Durkheim, et plus récemment avec Bourdieu, la sociologie a insisté sur lexistence de théories naïves aussi bien du monde physique que du monde psychologique et social. Un formateur denseignants qui naurait aucune culture savante en sciences humaines ne serait pas dépourvu de toute théorie. Il puiserait simplement ses théories spontanées dans son expérience personnelle ou dans le sens commun et les savoirs flous véhiculés par les corps de métier, la sagesse populaire, les médias, les conversations quotidiennes.
Lapport le plus évident des sciences humaines à la formation des maîtres, cest de substituer aux savoirs naïfs et intuitifs, des savoirs mieux fondés. Avec un risque, celui de la prétention et de limpérialisme : il y a des domaines où les sciences humaines ne sont pas très avancées, où leur jargon masque les incertitudes et les vides du savoir savant. Leur apport aux théories des formateurs sera donc dautant plus pertinent quil est modeste, quil ny a aucun terrorisme intellectuel, quon accepte que dans beaucoup de domaines les théories intuitives et artisanales sont pour linstant au moins aussi convaincantes que le savoir savant incertain et lacunaire daujourdhui. On commence maintenant à savoir comment les enfants apprennent à lire, encore quil y ait beaucoup dinconnues et de controverses. Il serait donc absurde quen formation denseignants, on ne tienne pas compte de ces acquis. En revanche, sur la façon dapprendre lorthographe ou le vocabulaire, la recherche est beaucoup moins avancée et il serait peu raisonnable de vouloir à tout prix substituer des théories savantes, mais fausses ou très fragiles, à des théories naïves qui, faute de mieux, sous-tendent encore légitimement certaines méthodologies denseignement.
2. Privilégier lapproche descriptive et explicative
Le second apport des sciences humaines, cest de proposer une posture intellectuelle qui rompt avec la tradition normative de la pensée pédagogique.
Certes, léducation est en dernière instance une question de valeurs et de finalités, qui ne sont décidables en vertu daucune science. En revanche, les sciences humaines proposent de rompre avec la posture prescriptive ou normative dans tous les domaines où lon substitue sans raison les préjugés et les jugements de valeurs à lobservation patiente du réel. Les enfants de maternelle ont-ils une sexualité ? Y a-t-il une part de séduction dans le rapport pédagogique ? Une fraction des enseignants éprouvent-ils un plaisir sadique à noter et à brimer ? Y a-t-il des élèves qui ne sintéressent à rien et qui sont rebelles aux démarches les plus actives ? Y a-t-il des connaissances longuement travaillées à lécole qui nont aucun usage dans la vie ? Apprend-on à lécole la soumission, lhypocrisie, lindifférence ? La scolarisation développe-t-elle un rapport instrumental et cynique à la connaissance ? Les professeurs sont-ils plus attirés par les lycées confortables que par les défis pédagogiques ? Toutes ces questions, dont on tranche souverainement dans la conversation, nappellent en tant que telles aucun jugement de valeur : il suffit dy aller voir.
Lapport des sciences de léducation est alors non pas nécessairement de donner demblée une réponse indiscutable à de telles questions, mais de proposer une démarche empirique pour en savoir plus, sans juger a priori et sans pervertir la construction de la réalité par des préférences ou des tabous.
3. Relativisme et doute méthodique
En sciences humaines, la dimension historique et la dimension comparative sont essentielles. Même les catégories fondamentales de lentendement, le temps, lespace, la causalité, diffèrent dune culture à lautre. Ce qui semble évident ou naturel ici est inconnu ou arbitraire ailleurs.
Pour découvrir la diversité, point nest besoin de remonter à lantiquité ou de suivre Lévi-Strauss chez les Bororo. Linconnu est à notre porte, toutes les familles ne fonctionnent pas selon le même paradigme, tous les établissements selon la même logique, tous les maîtres ne partagent pas les mêmes évidences, le même rapport à la normalité, au savoir, à la communication, à lautre, etc.
Le relativisme importe dans la formation à la fois parce quil sera assimilé par les formés et parce quil nuancera et assouplira les idées des formateurs. Par exemple, la réflexion pédagogique sur lindiscipline ou la déviance sera transformée par une approche plus relativiste, qui prendra en compte la diversité des codes de comportement et des conceptions de lautorité dans les familles et aboutira très normalement à la conclusion quil ny a pas une seule façon dobtenir ladhésion et dassurer la régulation des conduites dans un groupe, que divers groupes sociaux inventent diverses stratégies de maintien de lordre et de contrôle social, que les modèles qui ont cours en classe ne sont pas les seuls concevables.
4. Objectiver la subjectivité
Nul naurait plus lidée aujourdhui de construire une théorie astronomique sur des bases introspectives ou à partir de lintime certitude que les étoiles suivent des principes philosophiques. En matière de comportement humain et de processus dapprentissage, nous nen sommes pas encore là. En partie parce que chacun fait fonctionner constamment de tels processus, et croit donc les connaître de lintérieur. Ce qui caractérise les théories spontanées, lorsquelles portent sur lêtre humain, cest leur apparente évidence, au point quon ne les pense pas comme des théories, des produits de constructions personnelles et collectives, objets possibles dune critique et dun remaniement, mais comme de simples " reflets " de la réalité.
Lapport des sciences humaines est alors de donner une discipline et des outils pour mettre à distance les processus mentaux et psychosociaux, pour rompre avec la fausse familiarité, passer derrière le miroir, traquer linconscient dans les pratiques et les paroles, le caché dans le curriculum et lévaluation, le non-dit dans le fonctionnement des établissements.
B. Apports maléfiques
Je ne retiendrai pas largument classique de lineffable ou du désenchantement du monde. Je crois pas quil faille protéger certains domaines de la pratique ou du savoir quotidien du regard de la recherche, sous prétexte quil risque de dépoétiser le monde, de vider les pratiques de leur sens, ou daccroître lemprise des bureaucraties. Les sciences humaines sont aussi des sciences de lirrationnel, de linconscient, du fantasme, du mythe, de limaginaire, de la liberté, de linnovation. Elles ne sont nullement, en tant que telles, entièrement du côté du pouvoir, de la planification, de lordre, de la maîtrise technique du monde. La psychanalyse, lanthropologie, la psychosociologie, la sociolinguistique sont au contraire constamment en train de dévoiler des mécanismes de pouvoir, de communication, de coexistence qui ne se laissent pas enfermer dans des schémas matérialistes ou réducteurs. Sil y a des apports maléfiques, ce ne sont pas ceux de la connaissance scientifique comme telle, mais de ses excès ou de ses mauvais usages.
1. Pourquoi faire simple ?
Les sciences humaines ont des rapports assez ambigus avec la complexité. Leur vocation est évidemment de laffronter jusquau bout, pour tenter de rendre compte le mieux possible du réel. Cela oblige-t-il à sacrifier autant au jargon, aux formules hermétiques, au langage dinitiés ? Il y a là une double tentation :
Alors que leur vocation est daider à mieux connaître la réalité, les sciences humaines, dans un premier temps, peuvent fonctionner comme un rideau de fumée, substituant un arsenal de concepts et dabstractions à lobservation rigoureuse du réel. Sil écrivait aujourdhui, Molière ne sen prendrait pas à la médecine mais à la cuistrerie dune partie des psychologues, sociologues, politologues, économistes et autres linguistes.
2. Les effets de mode
Une mode a pour principale vertu dêtre différente de celle qui la précédée : " Écoutez la différence, observez la nouveauté ". Même si les modes novatrices font souvent retour à des usages oubliés, cela na guère dimportance, puisque les acteurs ont la mémoire courte.
Les sciences, et en particulier les sciences de lhomme, ne sont pas à labri de la mode. Surtout dans les pays où, de par lhistoire et la structure universitaire, il y a une forte interpénétration entre le monde académique, le monde des intellectuels, le monde des médias. Le structuralisme ou lindividualisme, par exemple, ont été en France des mots fétiches qui tentaient de résumer la pensée dominante dune époque.
Dans des champs plus limités, les modes intellectuelles suscitent moins décho dans les médias, du moins ceux qui sadressent au grand public. Mais on retrouve des phénomènes voisins : lémergence de la pragmatique en linguistique, ou des grammaires et des théories du texte ; la vogue des pédagogies par objectifs ; le succès des notions de transposition et de contrat didactique aujourdhui. Ce sont autant dexemples de problématiques à la mode qui, à force dêtre " mises à toutes les sauces ", deviennent des outres vides.
Les modes infléchissent partiellement le travail des chercheurs, parce quelles rendent certaines recherches plus légitimes que dautres : si tout le monde parle des rythmes de lenfant, mieux vaut, pour obtenir de largent, sinscrire dans cette mouvance plutôt que daller à contre-courant. Mais en réalité, notamment parce quune partie des entreprises scientifiques sont de longue haleine, les modes ne représentent que la partie visible de liceberg. Une partie des chercheurs creusent leur vie durant le même sillon, relativement indifférents aux sujets à la mode.
Les formateurs sont peut-être plus vulnérables, plus dépendants des modes intellectuelles que les chercheurs eux-mêmes. Parfois, leur perception des tendances de la recherche se réduit à ce qui se discute le plus visiblement dans les congrès et les revues ; ils sont donc plus sensibles aux effets de mode, plus portés à croire, dans les années 60-70, que tout tient à laudiovisuel, et à faire de même dans les années 80-90 pour linformatique, en attendant mieux
3. Lillusion théorique
Il serait excessif de prétendre que les sciences humaines visent dabord à comprendre. Historiquement, léconomie, la science politique, la démographie, la psychologie sont des sciences appliquées, qui ont partie liée avec le pouvoir et la gestion des sociétés ou des individus. Ce nest quassez tardivement que les sciences humaines ont construit une certaine autonomie épistémologique, sefforçant de distinguer clairement recherche fondamentale et recherche appliquée.
Vouloir mettre en uvre, dans une pratique, les savoirs théoriques des sciences humaines nest donc nullement une absurdité. Cest peut-être au contraire un retour aux sources. Reste à identifier les conditions auxquelles le savoir théorique devient utilisable en pratique. Le risque majeur dun apport mal compris des sciences de léducation est de multiplier les cours et discours théoriques à lusage des formateurs ou des enseignants en formation, comme sil suffisait dassimiler intellectuellement les savoirs pour en faire bon usage dans une pratique de formation, que ce soit avec des adultes ou des élèves de lécole primaire ou secondaire.
Ici encore, les " responsabilités " sont partagées :
Même la recherche fondamentale la plus pointue est, à sa façon, dépendante des préoccupations de lépoque. Sauf à passer pour un savant fou, le chercheur a besoin que les questions qui orientent son travail soient comprises et acceptées par une partie au moins de ses collègues. Cette légitimité signifie que la recherche est à la fois acceptable moralement - elle ne pose pas des questions scandaleuses pour son époque - et utile globalement - elle ne gaspille pas les deniers de la collectivité dans des domaines sans intérêt ou inaccessibles à une démarche de recherche empirique. Or la communauté scientifique nest pas seule juge de la pertinence des recherches fondamentales, ne serait-ce que parce que le financement des postes et des travaux dépend de budgets publics ou privés contrôlés par dautres acteurs qui, sils sont prêts à financer une connaissance gratuite, ne soutiendront pas en revanche une connaissance absurde ou malfaisante. Dans un état totalitaire ou théocratique, ou dans une conjoncture de crise, le contrôle idéologique et financier de la recherche fondamentale sera plus fort encore.
Sur cette toile de fond, qui vaut pour les sciences les moins engagées, les plus distantes de laction quotidienne, les sciences humaines, et parmi elles les sciences de léducation, occupent une place à part. Historiquement, je lai dit, les sciences humaines sont en partie issues de lart de gouverner, de prévoir, de gérer des populations et des personnes, des savoirs et des institutions. Quant aux sciences de léducation, elles ont été, dès leur naissance même, explicitement orientées par des valeurs humanistes et vers le progrès culturel, ou même, plus étroitement, vers le progrès de la pédagogie et le développement des institutions éducatives. Moins encore que les autres, les chercheurs en éducation ne peuvent vivre dans une tour divoire. Ils sont dépendants des pouvoirs organisateurs, des politiques, des associations professionnelles, des groupes de pression, de lopinion publique. Non pas constamment et pour chaque décision, mais globalement, pour lorientation générale de leurs travaux, leurs publications, lobtention de ressources importantes.
Lapport ne prend pas seulement la forme dune demande sociale, avec des phénomènes de censure, dencouragement sélectif, de sollicitation abusive. Cest une contribution, positive ou négative, à la construction même des problématiques et des objets de recherche. Ici encore, je distinguerai apports bénéfiques et maléfiques.
A. Apports bénéfiques
Ils sont de divers types.
1. Légitimité et médiation
La recherche en éducation ne sadresse pas seulement aux formateurs denseignants, mais aux enseignants eux-mêmes et à lensemble des acteurs du monde scolaire, au premier rang desquels les décideurs de divers niveaux. Dans ce monde, les formateurs ne détiennent pas le pouvoir institutionnel. Mais ils ont un pouvoir symbolique non négligeable, parce quils façonnent les représentations à lintention des enseignants en formation initiale ou en exercice, mais aussi à lintention des décideurs et des autres acteurs du système éducatif.
Dans le système éducatif, les formateurs denseignants peuvent à la fois légitimer les travaux de recherche et les faire connaître. Un formateur peut jouer à la fois un rôle de gate-keeper et un rôle de go-between. Une partie des théories psychologiques, pédagogiques, sociologiques, linguistiques sinfiltrent dans les systèmes scolaires et le corps enseignant à travers les formateurs et les instituts de formation, même si ce nest pas la seule source possible (les mouvements pédagogiques, certaines associations professionnelles, certains cadres, sapproprient et diffusent eux aussi des savoirs issus des sciences de lhomme).
En formant des enseignants par la recherche ou à la recherche, les formateurs contribuent plus encore à en consolider la légitimité et lusage dans le corps enseignant.
2. La validation indirecte
Ceux qui gèrent un fichier le savent très bien : la meilleure façon de valider leurs données, cest de les utiliser intensivement. Tous les envois qui narrivent pas à bon port sont des occasions de corriger une adresse, toutes les opérations qui modifient une fiche permettent den détecter les erreurs et les manques.
La formation, et plus généralement la pratique pédagogique, offrent aux sciences de léducation une validation de nature semblable. Certes, il ne sagit pas alors de simples erreurs matérielles à corriger. Mais le principe reste le même : des théories dont on ne sert jamais ne sont validables que par les moyens traditionnels de la recherche scientifique. Ils ne sont pas minces, mais en sciences humaines, il faut bien reconnaître que la nature des concepts et de la mesure, aussi bien que la complexité des phénomènes et la pauvreté des modèles, rendent la validation bien difficile.
On ne le dit pas suffisamment. Une partie des chercheurs sappliquent au contraire à masquer ces faiblesses, à grand renfort dinstrumentation sophistiquée et de signes extérieurs de scientificité. Je crois plus intéressant de reconnaître quen sciences humaines une partie des connaissances théoriques sont fragiles, peu sujettes pour des raisons déontologiques ou pratiques à la vérification strictement expérimentale ; la recherche est parfois limitée à des démarches qualitatives ou exploratoires, soit parce que les événements sont singuliers, soit parce quil est impossible de réunir un corpus suffisant, soit encore parce que la multiplicité des variables et des processus dinteraction ne permet aucune certitude sur des relations en jeu.
Certes, le sens commun nest pas une garantie de validité. Le fait que les formateurs ou plus globalement les enseignants soient daccord avec les théories des psychologues ou des sociologues pourrait même jeter un doute sur leur validité. Cest pourquoi je ne parle pas de la validation des théories par le consensus, mais par la mise en uvre des connaissances dans des situations concrètes de formation et de gestion des dispositifs de formation.
On peut regretter que ce mode de validation nait pas de statut plus explicite et que les feed-back soient si peu organisés. Dans de très nombreux instituts de formation des maîtres, on travaille à partir de publications scientifiques et de résultats de recherche sans penser ni à inviter les chercheurs (même sils travaillent à deux cents mètres de là !) ni à leur communiquer à la fois les confirmations et les doutes que suscite la confrontation de leurs théories avec les expériences réunies dans un groupe en formation. Certains chercheurs, en contribuant directement à la formation des maîtres, en multipliant les interventions, en favorisant la recherche impliquée ou la recherche-action, ou en fonctionnant comme experts, se donnent les moyens dêtre régulièrement confrontés aux utilisateurs des savoirs théoriques. Beaucoup de chercheurs nont pas loccasion ou la volonté de susciter eux-mêmes cette confrontation et elle ne se fait pas spontanément, faute des réseaux et des habitudes de communication. Cest dommage.
3. Favoriser un renouvellement exogène des problématiques
La réalité est un puits sans fond, la quête de connaissance na pas de limite. Lorsquils fonctionnent " en circuit fermé ", les chercheurs ont donc la tentation de sinstaller dans une problématique et une méthodologie pour des années sauf, mais alors ce nest pas un progrès, sils doivent pour vivre accepter nimporte quel contrat, virevolter dun sujet à un autre.
Une science très avancée a peut-être moins besoin des apports des praticiens pour se développer. Par leur nature même, les théories les plus axiomatisées, les plus denses, suscitent de nouvelles questions et dessinent un programme de recherche pour les dix années ou les cinquante années qui viennent. Cest loin dêtre aussi évident en sciences humaines, parce que les connaissances ne sont pas encore suffisamment cohérentes et cumulatives pour que la prochaine étape soit toujours discernable.
Limplication des chercheurs dans la problématique de la formation des maîtres et plus globalement du progrès de lécole est une source dinspiration, de reconstruction périodique des questions, voire des paradigmes théoriques. Je ne pense pas ici quon puisse parler dune dynamique tout à fait autonome des praticiens, par exemple les formateurs denseignants, qui amèneraient régulièrement une nouvelle question aux chercheurs, comme sur un plateau. Cest plutôt de linteraction régulière que naissent les avancées. Souvent, dailleurs, ce sont les chercheurs qui prennent des initiatives, par exemple dans le domaine de la pédagogie par objectifs, de lévaluation formative, de lécole active, des didactiques nouvelles. Mais ces problématiques ne " décollent " vraiment et ne donnent lieu à un sérieux effort de recherche que si elles sont investies par une partie des formateurs ou des praticiens, renvoyées aux chercheurs avec le message " Oui, cest une idée intéressante mais encore bien abstraite et utopique. Comment aller plus loin ? ". Faire participer les parents à la gestion de lécole et à lenseignement, soit, mais comment clarifier la division du travail éducatif ? La question nourrit actuellement de nombreux travaux de recherche. Inscrire la régulation dans les situations didactiques plutôt que dans lintervention du maître, soit, mais comment ? Décloisonner les savoirs, privilégier les compétences transversales et les situations ouvertes, soit, mais est-ce réaliste dans le cadre des programmes et des horaires actuels ?
On pourrait multiplier les exemples. Chacun montre quà partir dune utopie partiellement soutenue par les chercheurs en sciences de léducation, une partie des praticiens obligent les chercheurs à aller plus loin, à se confronter à la complexité et aux résistances du réel, à créer de nouveaux paradigmes, à différencier leurs théories et leurs concepts.
B. Apports maléfiques
Il y en a plusieurs, qui sont pour certains la contrepartie de linteraction forte entre praticiens, formateurs et chercheurs en éducation.
1. Objets préconstruits et rupture épistémologique
Lune des rançons de la collaboration suivie avec des formateurs et plus généralement des praticiens du terrain, cest quon ne sait plus très bien si les concepts, les problématiques, les hypothèses relèvent du sens commun ou des sciences humaines. Pour être compris, trouver un terrain de rencontre, les chercheurs vont à la rencontre des praticiens, simplifient partiellement les théories, font léconomie des méthodes les plus sophistiquées et des formalismes les plus hermétiques.
Parfois, cest une simplification bien venue. À dautres moments, on perd en rigueur des hypothèses, en stabilité des définitions. Le risque est dautant plus réel que les choses se passent subtilement. La plupart des formateurs qui collaborent avec des chercheurs ont eux-mêmes un culture de base en sciences humaines, parfois une certaine expérience de la recherche. Ils ont donc acquis le langage et les habitudes qui leur permettent de travailler avec des psychologues, des linguistes ou des sociologues, sinon sur un pied dégalité, du moins à un niveau relativement élaboré déchanges. Il est donc beaucoup plus difficile pour les chercheurs de se rendre compte que, de glissements progressifs en redéfinitions implicites, les problématiques théoriques deviennent des problématiques idéologiques. Lorsquon travaille avec des parents, des élèves, des maîtres sans expérience de contact avec la recherche, des acteurs syndicaux, la confusion est difficilement possible ; elle lest avec les formateurs qui sont, parmi les gens décole, les plus proches de la recherche par leur formation et leur posture intellectuelle.
Je ne parle même pas ici des alliances stratégiques qui conduisent à lautocensure ou à linfléchissement de la recherche en fonction dintérêts institutionnels ou personnels. Cest vraiment de rupture épistémologique quil sagit, autrement dit de la capacité de la recherche et des chercheurs de se dégager des schémas de pensée et des questions qui ont cours dans linstitution scolaire, soit pour mieux les objectiver, soit, simplement, pour avoir la liberté de poser des questions différemment et donc de voir ce que les acteurs ne peuvent ou ne veulent pas voir.
2. Linertie des représentations partagées
" Pourquoi Dieu a-t-il pu créer le monde ? Parce quIl navait pas de base installée ", disent en plaisantant les informaticiens. Dans leur jargon, une base installée, cest lensemble des équipements déjà vendus aux particuliers et aux entreprises. Une base installée est un atout commercial denvergure, mais en même temps un frein considérable au changement, car les utilisateurs, qui nont pas les moyens de renouveler du tout au tout lensemble de leurs équipements et de leurs logiciels, veulent ménager une compatibilité ascendante, une cohérence, des communications entre leurs machines. Cest pourquoi il est très difficile de faire table rase, de reconstruire à partir de zéro. Seuls des francs-tireurs, comme Macintosh au début ou Next aujourdhui, ont pu prendre ce risque, repenser tous les problèmes sans bricoler à linfini des solutions quon sait dépassées, mais qui ont le mérite dêtre compatibles avec les équipements installés.
Dans le domaine des sciences humaines et des sciences de léducation, on peut observer quelque chose danalogue. En diffusant des travaux, des résultats de recherche, des instruments dobservation ou dévaluation, les chercheurs ont créé des attentes et des habitudes. Lorsquon a passé plusieurs années à vendre lidée dobjectifs pédagogiques et les instruments correspondants, il est difficile de faire volte-face et dexpliquer dun jour à lautre que ce nétait pas une bonne idée. Lorsquon a affirmé pendant des années que lenseignement était avant tout une affaire relationnelle et quil fallait sarmer dinstruments danalyse de linconscient, des phénomènes de communication et de pouvoir, on a quelque peine à expliquer que, réflexion faite, tout cela nest pas aussi important quon le disait et que lessentiel, cest le statut des savoirs, la transposition et le contrat didactiques, une approche épistémologique et cognitiviste plutôt que psychoaffective
Si les producteurs de savoir fonctionnaient dans un véritable marché, certains seraient condamnés à vendre des théories auxquelles ils ne croient plus pour la simple raison que ce sont elles quon veut leur acheter. Les chercheurs ne sont pas aussi dépendants du client que les marchands de micro-ordinateurs, mais ils ne peuvent pas non plus faire complètement abstraction des préférences et des habitudes de leurs destinataires.
Doù un certain décalage entre les problématiques que les chercheurs définissent comme les plus pertinentes et celles dans lesquelles les enferment encore leurs lecteurs, au nombre desquels les formateurs denseignants. Cest pour une part un facteur de stabilité et de cohérence. Il nest pas indispensable que les chercheurs se lancent tête baissée dans nimporte quelle piste qui souvre. Mais il y a des moments où la rupture pure et simple serait préférable, où il faudrait reconnaître quon sest trompé, par exemple à propos dévaluation formative ou de didacticiels, sur les méthodes non directives ou laudiovisuel, en prenant le risque de décevoir et de déconcerter ceux qui viennent dadhérer à des théories déjà dépassées
3. Les phénomènes de captation
La division du travail saccentue au sein du système éducatif. On assiste notamment à lémergence dun corps de spécialistes sans pouvoir hiérarchique, mais qui prétendent incarner une forme de compétence dans des champs didactiques ou pratiques particuliers. Ces spécialistes forment la " noosphère ", la sphère " où lon pense les pratiques ". Les formateurs denseignants en font partie, même sils ne sont pas dans le même temps auteurs de manuels scolaires, concepteurs de didactiques ou dinstruments dévaluation, planificateurs ou constructeurs de curricula.
La noosphère tient sa légitimité de son accès aux savoirs savants, des fonctions de médiation quelle assume entre le monde de la recherche et le monde de lenseignement primaire ou secondaire. Il sensuit des besoins stratégiques forts : pour asseoir ou améliorer leur position dans linstitution, les membres de la noosphère ont besoin dêtre alimentés et soutenus par la recherche. Cette dernière y trouve son compte, mais se trouve aussi prisonnière dacteurs individuels ou collectifs qui adhèrent à la connaissance savante dautant plus vivement quelle conforte leur longévité et leur pouvoir dans les institutions de formation.
Pour illustrer et étayer les éléments qui précèdent, il faudrait examiner de près plusieurs épisodes de lhistoire des sciences humaines dans leur rapport avec léducation et la formation des maîtres au cours des vingt ou trente dernières années. Jai donné ici ou là un exemple, mais le tableau reste très impressionniste.
Je vais essayer daller un peu plus loin à propos de la transposition didactique. Insistons dabord sur les effets bénéfiques de cette approche pour la formation des maîtres.
A. Apports bénéfiques
Jen retiendrai trois principaux :
1. Lapproche descriptive et explicative : les didacticiens, comme Chevallard ou Brousseau, ont plaidé demblée pour une approche analytique des mécanismes à luvre dans les situations didactiques telles quelles sont, rompant de la sorte avec le discours normatif des méthodologies traditionnelles denseignement. Il y a un fonctionnement didactique, heureux ou malheureux, et ses régularités ne sont pas le fait des qualités ou des défauts des personnes, mais dun certain nombre de contraintes systémiques et épistémiques. Les travaux sur la transposition et le contrat didactiques ont contribué à orienter différemment le regard des praticiens, et notamment des formateurs denseignants, en les obligeant à reconnaître que " ça fonctionne " souvent à linsu des intéressés et au mépris des modèles professés par les formateurs ou les manuels. Tout simplement parce que les programmes, les manuels, les démarches dapprentissage idéal rencontrent une réalité qui résiste, le temps, les élèves, la structure du savoir, la division du travail, le rapport de force, etc.
2. La réintégration des savoirs dans la relation pédagogique. Pendant longtemps, les gens préoccupés de méthodologie denseignement ont dû trouver leurs références dans un double registre : dune part des sciences de léducation assez interdisciplinaires, centrées sur les processus dapprentissage ou dinteraction et qui ne donnaient guère au savoir de statut particulier ; dautre part les traditions didactiques plus ou moins normatives qui tentaient de répondre à la question : comment enseigner lhistoire, la mathématique, lallemand ou la statistique ? Les didacticiens, autour des notions de contrat et de transposition notamment, ont reconstruit un système didactique plus complet qui, sans éliminer le maître et lélève, qui restent les acteurs principaux, ont insisté sur le fait que leurs relations se nouent à propos des savoirs, de leur validité, de leur assimilation progressive, de leur contrôle continu et final et quon ne peut donc analyser les interactions didactiques comme des relations humaines banales. Aux côtés des phénomènes de pouvoir, de communication, dempathie, de négociation, la place et le traitement du savoir caractérisent la relation pédagogique.
3. Les situations denseignement insérée dans une chaîne de transposition : alors que les méthodologies traditionnelles denseignement disciplinaire prennent pour acquis les contenus et sappliquent à en faciliter la transmission ou lappropriation, lapproche en termes de transposition didactique insiste sur les transformations que lapprêt didactique fait subir aux savoirs, aussi bien en amont de la salle de classe, au moment de lécriture des programmes et des manuels que dans linteraction didactique proprement dite. Les thèmes des précédentes Rencontres sur les didactiques de la géographie, de lhistoire, des sciences sociales montrent bien lenrichissement qui sensuit dans les problématiques, puisquon se centre successivement sur le passage des savoirs savants aux savoirs à enseigner, des savoirs à enseigner aux savoirs effectivement enseignés et finalement de ces derniers aux savoirs appris, construits dans la tête des élèves.
Ces apports constructifs de la recherche en didactique et en sciences de léducation ont été largement payés de retour du côté des formateurs denseignants et plus largement de ceux qui pensent les pratiques pédagogiques. Sappropriant les notions de système didactique, dinteraction didactique, de contrat ou de transposition, les formateurs ont certainement contribué à généraliser leur portée, à amener de leau au moulin dun certain nombre de thèses, par exemple la création pure et simple dobjets didactiques ou encore à valider ou à nuancer les théories.
B. Apports maléfiques
Je voudrais cependant montrer que les apports ne sont pas tous bénéfiques, de part et dautre. Dun côté, les didacticiens, pour avoir droit à lexistence et imposer leur point de vue à des psychologues, psychosociologues ou pédagogues qui naccordaient guère dimportance aux savoirs, ont été obligés dintroduire dans leur discours une forte clôture, au point de constituer la didactique, dans certains cas, comme une science humaine supplémentaire, définie par un objet spécifique. Nous verrons dans une décennie ou deux que cette guerre de territoires, que ces affrontements sur la construction des objets et des frontières, ont été des péripéties dans le développement des sciences de léducation, que ces clivages étaient à la fois nécessaires et arbitraires. Ce quon ne verra peut-être pas, cest que pendant ces années-là, ces oppositions ont été prises au sérieux par les formateurs denseignants, avec un double risque :
Les formateurs denseignants me paraissent particulièrement vulnérables à la magie des mots. Ce qui se passe dans une classe ou dans un établissement est irrémédiablement complexe ; lanalyse doit faire appel à tous les registres des sciences humaines, faire la part de toutes les dimensions du réel, du plus didactique au moins didactique, du plus rationnel au plus inconscient, du plus consensuel au plus conflictuel, du plus effervescent au plus institué. Aucune discipline ne peut prétendre faire à elle seule le tour du fait éducatif, ni lui donner un sens complet. Il est normal que, tour à tour, différents paradigmes ou différentes approches tiennent le haut du pavé. Cela devient grave lorsquelles repoussent dans les ténèbres extérieures tout ce qui sest fait avant ou à côté sous prétexte quaujourdhui on voit les choses différemment.
À linverse, la vogue des concepts de transposition didactique et des notions parentes ne rend pas nécessairement service à la recherche en didactique et en sciences de léducation.
1. Le risque de rationalisation
Au départ, le concept de transposition didactique est une création non pas de didacticiens, mais dun sociologue de léducation, Michel Verret (1975) qui a essayé de comprendre la logique particulière du temps des études, et notamment du temps des étudiants. Il ny a alors aucune perspective pragmatique ou rationalisante : il sagit de comprendre comment lécole traite les savoirs pour pouvoir les enseigner comme elle le fait, par petites unités, à la faveur dun horaire régulier et dun découpage extrême des connaissances. Verret ne se préoccupe aucunement defficacité ou de pertinence de la transposition didactique, il cherche seulement à comprendre ce que lécole fait aux savoirs pour les enseigner et les évaluer. Dans ce cadre, il construit une problématique qui dépasse de très loin la salle de classe et même lécriture des programmes, et qui lamène à faire une typologie des connaissances qui ont cours dans une société et à identifier, parmi elles, celles qui se prêtent, pour différentes raisons, à une transmission de type scolaire par opposition à des savoirs ésotériques, magiques, initiatiques ou aristocratiques dont la transmission, même aujourdhui, passe par dautres voies.
Le thème de la transposition didactique est donc dabord un thème danthropologie culturelle et de sociologie de la connaissance. Lécole est un des lieux où les savoirs sociaux ont un statut et un traitement particuliers et la tâche des sciences sociales est den rendre compte, comme elle rend compte du statut des savoirs dans les administrations, dans lenceinte politique ou dans la vie quotidienne.
Dès le moment où la transposition didactique devient un outil danalyse à lintérieur du système scolaire, et notamment en formation des maîtres, cette curiosité anthropologique se rétrécit terriblement et lon est fortement tenté de ne retenir quune seule question : comment maîtriser la transposition didactique ? Autrement dit de réinvestir dans cette nouvelle terminologie les préoccupations dantan, orthodoxie et efficacité de laction pédagogique.
Dans la mesure où il y a collaboration entre chercheurs et formateurs, cette dérive des usagers peut conduire à une dérive de même type des recherches, parce que ce qui intéresse le " terrain " ce nest pas, par exemple, le statut de la connaissance informatique avant sa scolarisation ou les méandres par lesquels cette scolarisation sest développée, mais la question daujourdhui : comment animer les ateliers dinformatique dans les écoles primaires ou secondaires, à quoi sert Logo, faut-il apprendre le traitement de texte ou la programmation, que penser de lEAO, etc. Alors que linformatique pose un problème fondamental de transposition didactique dans une perspective sociologique, on risque fort de sapproprier dans le concept ce quil a de moins intéressant, à savoir une problématique méthodologique. Et de la renvoyer aux chercheurs, parce quil y a là, manifestement, des enjeux et des crédits.
2. Le risque denfermement dans les savoirs savants
Bien peu de formateurs soucieux de transposition didactique ont pris la peine de lire le texte de Verret, dailleurs difficile à trouver. Cest Yves Chevallard (1985) qui a fait connaître ce concept, tout en lenrichissant fortement. Didacticien des mathématiques, comment pourrait-on lui reprocher davoir retenu chez Verret ce qui convenait le mieux à sa discipline de référence, la mathématique, autrement dit la transposition dun savoir savant, la mathématique des mathématiciens, à un savoir enseigné, la mathématique des " profs de math ". Aujourdhui, pour la majorité des gens qui donnent un sens à la notion de transposition didactique, elle est associée à cette image : il y a des savoirs savants hors de lécole, notamment les savoirs universitaires classiques en mathématique, biologie, physique, sciences humaines. Ce sont ces savoirs quon retrouverait, appauvris, dépassés, réorganisés à des fins didactiques, dans les programmes, dans les manuels et dans les classes. Doù une double illusion qui semble aujourdhui largement partagée :
On voit bien lintérêt de cette approche plus étroite : dune part, il est beaucoup plus facile de penser la transposition à partir dune discipline universitaire constituée quà partir de savoirs diffus ou de pratiques sociales qui ne sont que des savoirs en actes, sans théorie ni discours. Du savoir savant au savoir enseigné, on peut suivre à la trace une notion, un raisonnement, une terminologie et, par létude des filiations, croire quon a saisit lessentiel du processus de transposition comme appauvrissement ou travestissement de la science savante. Si lon voulait au contraire étudier la transposition didactique dautres savoirs, ou de " non savoirs ", il faudrait un défrichage conceptuel beaucoup plus exigeant, parce que la source même de la transposition ne se donnerait pas à voir de façon aussi construite et identifiable.
Par ailleurs, on peut soupçonner cette approche de conforter les hiérarchies en place, le savoir savant valant mieux que les autres, les savoirs étant supérieurs aux savoir-faire, aux savoir-être et aux autres dispositions quon acquiert à lécole.
Enfin, cette conception de la transposition didactique est celle qui heurte le moins les intérêts acquis des formateurs et des enseignants. Elle ne met pas en cause le découpage disciplinaire, elle permet de rester dans le monde des idées et des connaissances sans aller voir de plus près les pratiques sociales et lusage des savoirs dans la société.
Ici encore, ces rétrécissements ne sont pas définitifs et rien nempêche les chercheurs délargir la problématique. Mais on sent bien que leur public résiste et que le schème savoir savant/savoir enseigné a acquis une prégnance qui rend tout autre discours un peu étrange, voire carrément hétérodoxe par rapport aux notions qui ont été comprises et assimilées par le plus grand nombre. Lorsque je dis que la transposition didactique peut sopérer à partir de toutes sortes déléments de culture, on me répond parfois que jai mal lu Chevallard, que sorti du savoir savant on ne peut plus parler de transposition didactique. Ce qui illustre bien une forme de sacralisation des mots et des concepts, qui les fige.
3. Le risque de sous-estimer la part de lécole
Le modèle de transposition à partir des savoirs savants suggère que la source de la culture enseignée à lécole se situe hors de lécole, encore quon puisse évidemment se demander si les universités, qui sont des lieux centraux de production et de mise en forme du savoir savant, sont bien à lextérieur du système scolaire.
Ce nest pas par hasard que les travaux les plus développés sur la transposition didactique sont partis de la mathématique et se sont étendus à dautres sciences " dures ", biologie, physique, chimie par exemple. Là, il est relativement clair que le rôle de lécole nest pas délaborer le savoir, mais quelle en hérite, dans une logique de vulgarisation.
Chevallard souligne maintes fois quà lintérieur des mathématiques, lécole a créé des objets qui nont pas dexistence ou pas dimportance pour les mathématiciens et qui sont devenus des objets essentiels dans les programmes et lenseignement de la mathématique dès lécole élémentaire. À lintérieur du thème de la transposition didactique, il y avait donc dès les travaux de Chevallard place pour linvention didactique. Mais cétait à lintérieur dune discipline.
Lorsquon sintéresse à la géographie par exemple, on peut se demander si ce modèle convient et sil ne faut pas au contraire parler de la géographie comme dune invention purement scolaire, à des fins civiques et nationalistes plus que scientifiques, le savoir savant se constituant dans un second temps et la transposition didactique à partir du savoir géographique savant nétant que la caution après coup dune discipline qui sest instituée selon une autre logique.
Pour lenseignement de la langue maternelle, et notamment de la grammaire, je vous renvoie aux travaux dAndré Chervel (1988), qui montre bien que la grammaire scolaire nest en aucun cas la transposition de la linguistique savante, mais une invention purement interne à lécole, fondamentalement orientée vers lacquisition de lorthographe. Orthographe qui nest pas non plus la transposition dun savoir savant, mais la codification dune orthographe orthodoxe et lensemble des exercices qui en permettent lappropriation laborieuse pendant la scolarité obligatoire.
Appliquer le modèle de la transposition didactique à lensemble des programmes scolaires, cest leur donner à tous le statut dune traduction plus ou moins fidèle, plus ou moins à jour, de savoirs ou déléments de culture préexistants dans la société hors de lécole. Or lautonomie relative du système denseignement, cest aussi sa capacité de créer de la culture, non seulement à lintérieur de disciplines académiques constituées, mais en inventant de toutes pièces des disciplines ou des branches scolaires qui nont pas déquivalent hors de lécole.
Pour comprendre ces phénomènes, la notion même de transposition est inadéquate. Il ne suffit pas de la nuancer, de faire la part de linvention didactique. Il faut se passer du mot, parce quil véhicule irrésistiblement lidée dune source externe.
Ces quelques idées mériteraient dêtre approfondies. Je voulais surtout ouvrir un débat moins abstrait, à propos du thème de la transposition didactique, en montrant que les apports respectifs de la formation des enseignants et de la recherche en éducation ne sont pas toujours positifs, que dans lalliance de ces deux mondes il y a aussi en germe des tendances à lenfermement et à la pensée schématique.
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