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La souris et la tortue
Deux usages sociaux de linformatique
et
leur transposition didactique à lécole
primaire
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1992
Scolarisation de linformatique et transposition didactique
Le bestiaire de lécole primaire senrichit. Depuis des décennies, le loup, le cheval, lécureuil et bien dautres sont des animaux familiers, qui permettent de raconter des histoires, de construire un centre dintérêt ou une activité de sciences naturelles. La souris et la tortue ont sans doute eu leur heure de gloire, chez tel maître préoccupé de vivisection ou fan de Mickey Mouse, chez telle maîtresse que les tortues géantes des Galapagos ont toujours fait rêver Mais aujourdhui, cest linvasion : dans toutes les classes dotées dun ordinateur, la souris et la tortue sinstallent au centre des événements. Les poètes et les amis des bêtes diront que ces animaux familiers sont devenus méconnaissables. La tortue, ce nest en définitive quun petit triangle popularisé par le langage LOGO. Pourquoi ce nom ? Parce quau départ Seymour Papert, le créateur de LOGO, travaillait avec une tortue automate dont les enfants programmaient ou commandaient les mouvements réels sur le sol. Lorsquon transposa LOGO à lécran, le nom resta mais le graphisme pauvre des ordinateurs de lépoque réduisit la tortue à un simple triangle
Quant à la souris, il ne faut pas moins dimagination pour la reconnaître. Cest cette petite boîte parfois rectangulaire, parfois un peu arrondie quon peut tenir entièrement sous sa main et déplacer de gauche à droite et de haut en bas sur une table. Sous la souris, une petite sphère roule lorsquon la déplace. Ce mouvement, transmis par un câble à lordinateur, produit le déplacement dun curseur sur lécran. Grâce à la souris, on peut spécifier un tracé ou désigner une zone. Grâce aux deux ou trois boutons qui figurent le nez et les oreilles de lanimal, on peut " cliquer ", autrement dit envoyer un signal à lordinateur pour lui signifier quon veut intervenir là où se trouve le curseur, pour dérouler un menu, choisir une option, sélectionner un objet graphique ou un fragment de texte, tracer un contour, etc.
La souris symbolise les applications de traitement de texte, de dessin artistique ou technique, de mise en page, de calcul, de gestion de fichiers ou de documents, opérations que lordinateur facilite et accélère. La tortue, elle, symbolise la programmation, la création de procédures, la pensée algorithmique mise au service de la résolution de problèmes complexes mais récurrents. Dans ces deux domaines, je tenterai dillustrer quelques uns des problèmes de ce que lon appelle aujourdhui la transposition didactique.
Il ny a pas que les enfants quon envoie à lécole : on y place aussi, dautorité, des savoirs et des savoir-faire dignes dêtre enseignés au plus grand nombre ou au moins aux élèves de certaines filières. Aujourdhui, on tend à scolariser presque tous les apprentissages, y compris lhygiène, la sexualité, la diététique, la cuisine ; ou encore, dans un autre ordre didée, lexpression orale, lart de mener un entretien ou danimer un groupe. Mais la forme scolaire, aussi triomphante soit-elle dans nos sociétés, nest pas - pas encore ? - la seule forme de transmission des savoirs et des savoir-faire dune génération aux suivantes. La meilleure preuve cest que, pendant quelques décennies, linformatique, née il y a moins dun demi siècle, a longtemps échappé à la scolarisation, sauf dans les formations postobligatoires préparant aux métiers de linformatique ou à son usage intensif dans la recherche ou la gestion par exemple.
Ce nest quau cours des années 80 que tout le monde ou presque sest accordé à dire quil était indispensable et urgent de mettre des ordinateurs dans les classes, dès lécole primaire, ou même lécole maternelle. Dominique Felder (1987, 1989) a étudié lensemble du processus de scolarisation de linformatique à Genève, et en particulier les stratégies et les discours des entrepreneurs et des pionniers dans les divers ordres denseignement. Au cours des années 1980, lenjeu, pour les promoteurs de linformatique, était de faire accepter lidée et lurgence dune scolarisation rapide de cette discipline, et donc aussi un effort massif déquipement en micro-ordinateurs et de formation des maîtres. Aujourdhui, le virage est pris. Certes, on peut toujours faire mieux, augmenter et moderniser les équipements, améliorer la formation et linformation des maîtres, créer de meilleurs et de plus nombreux didacticiels. Les promoteurs de linformatique ont donc certainement encore le sentiment quil faut convaincre ; ils ne cessent de reprendre les refrains qui ont gagné à leur cause la classe politique, lopinion publique, les parents, une partie des enseignants. Le sociologue restera donc attentif au travail de légitimation qui se poursuit à léchelle politique et à lintérieur de chaque ordre denseignement, voire de chaque établissement. Mais nous sortons désormais de lère des promoteurs, pour entrer dans celle des praticiens, ceux qui doivent gérer la nouvelle discipline et lenseigner. Le sociologue observera aussi, désormais, les maîtres au travail avec ce nouvel outil. Et il deviendra de plus en plus attentif à un aspect spécifique du processus de scolarisation de linformatique, la transposition didactique (Verret, 1975, Conne, 1986, Chevallard, 1985 ; Perrenoud, 1984, 1986 ; Schubauer-Leoni, 1987).
La transposition didactique, cest, selon Verret (1985) la transformation que lécole et les enseignants font inévitablement subir aux savoirs et aux savoir-faire pour les enseigner et les évaluer. Cest en mathématique que la transposition didactique a été le mieux étudiée, dabord par Chevallard (1985) et Conne (1986) : de la mathématique ensembliste des mathématiciens à la " mathématique nouvelle " enseignée dans lenseignement obligatoire, le savoir a subi des transformations diverses : simplification et schématisation, mais aussi création dobjets mathématiques (les bases, les diagrammes de Venn) qui ont acquis dans lenseignement une place et un statut sans commune mesure avec leur fonction dans le savoir savant.
Lordinateur affecte de diverses façons le processus de transposition didactique. Lorsque linformatique est enseignée comme une discipline théorique ou comme un savoir-faire professionnel, la transposition didactique peut sanalyser dans des termes classiques : à partir dun savoir savant - par exemple la théorie des langages de programmation ou des compilateurs - ou dune pratique professionnelle - par exemple lanalyse ou la conception de projets informatiques -, il sagit de construire un curriculum préparant à la maîtrise de savoirs et savoir-faire ayant cours et valorisés hors de lécole. On se trouve alors, presque par définition, au niveau dune formation postobligatoire, souvent professionnelle ou universitaire. Il y a codification, décontextualisation, réorganisation de linformatique théorique et pratique aux fins de pouvoir lenseigner. On découpe la discipline en chapitres se prêtant à une approche graduée, on construit un " texte du savoir " qui met de lordre, pose des principes et des définitions, introduit une chronologie propre au temps de lenseignement. Mais ces concessions faites, on peut rester relativement proche de linformatique telle quelle a cours dans le monde de la science ou du travail.
Pendant la scolarité obligatoire, et singulièrement à lécole primaire, le problème de la transposition didactique se pose en des termes différents. Je ne parlerai pas ici de lEAO, jadis " enseignement assisté par ordinateur ", aujourdhui " enseignement et apprentissage avec ordinateur ". Non quil ny a rien à dire de lEAO du point de vue de la transposition didactique, bien au contraire : même utilisé comme simple moyen denseignement, lordinateur impose, plus que toute autre technologie, une organisation particulière du travail et jusquà un certain point de la pensée ; loutil informatique influe donc sur la transposition didactique dautres connaissances et savoir-faire, par exemple en mathématique, en géographie, en français ; il est probable que les didacticiels daujourdhui conduisent à privilégier certains objectifs, du seul fait que tous les éléments du plan détude ne se prêtent pas au même degré à un apprentissage assisté par ordinateur. Dans leur état actuel - qui peut évoluer - les didacticiels paraissent aussi favoriser certaines modalités dapprentissage, plus proches du drill que de la découverte. LEAO influe donc clairement sur la transposition didactique et la nature des situations et des objectifs dapprentissage. Mais cette influence ne peut quévoluer, en fonction de la critique pédagogique des didacticiels (à peine amorcée) aussi bien que de la puissance croissante des machines et des outils logiciels. Avec les systèmes multimédias, lintelligence artificielle, la reconnaissance de textes et de formes, la synthèse vocale, les disques optiques, lhypertexte, on entrevoit déjà des formes dapprentissage moins scolaires (dans le mauvais sens du terme). Je laisserai donc de côté la question de lEAO et des didacticiels, pour mintéresser à la transposition didactique de deux pratiques de linformatique hors de lécole : dune part lusage de lordinateur comme outil du travail intellectuel, grâce aux progiciels à tout faire (traitement de textes, tableurs, gestionnaires de bases de données, outils de dessin, etc.) ; dautre part la programmation comme mise en uvre de procédures et de méthodes permettant de résoudre des problèmes de forme semblable. Il sagit ici de lécole primaire, donc dun usage adapté à des enfants.
La souris est devenue lemblème de la micro-informatique conviviale, interactive, visuelle. Le Macintosh a été demblée équipé dune souris, qui passait alors pour un aimable gadget. Aujourdhui, toute la micro-informatique professionnelle a adopté cette " interface " qui vient compléter le clavier dans presque tous les domaines :
De façon générale, la souris permet de se déplacer rapidement dans un document, datteindre des parties de la page non visibles à lécran, dactiver des menus déroulants et de choisir une option, de déplacer et de grouper des objets symboliques (icônes, fichiers, attributs, etc.)
On ne saurait bien sûr réduire la microinformatique moderne à lusage dune souris. Elle symbolise simplement ce que permet aujourdhui un ordinateur comme outil de travail de ceux qui écrivent, dessinent, conçoivent des machines, gèrent des informations ou une documentation : flexibilité, rapidité, réversibilité des opérations, caractère intuitif, analogique de nombreuses commandes, affichage graphique des informations et des décisions qui sy prêtent, intégration de limage et du texte. On pourrait insister aussi sur la communication avec dautres ordinateurs, sur la possibilité de lire par scanner des documents et des textes existants, et bien sûr sur les possibilités de reproduction de qualité quoffre limpression laser aujourdhui. Tout cela, rapidement suggéré, cest létat de lart daujourdhui, avec des développements qui, dannée en année, rendent les logiciels plus rapides, plus puissants, plus faciles dusage, plus aptes à communiquer entre eux et à échanger des données avec toutes sortes dautres systèmes.
Et à lécole ?
Maîtrisée, la micro-informatique est donc dores et déjà un outil courant de travail intellectuel, de conservation, de traitement et de communication de linformation et des idées. Pourquoi ne sen servirait-on pas à lécole dans ce sens ? Nest-ce pas le lieu par excellence où lon classe, observe, compare, analyse, fait fonctionner des règles, tente des expériences ? Pourquoi un outil aussi utile aux chercheurs, aux gestionnaires, aux journalistes, aux bibliothécaires, aux ingénieurs, aux dessinateurs, aux mathématiciens naurait-il pas sa place dans une pédagogie que lon veut de plus en plus active, basée sur lexpérience, la communication, lobservation, la recherche, que ce soit en mathématique, en français, en géographie, en histoire, en sciences, en activités créatrices ?
En réalité, la question est double : lécole doit-elle initier à lusage des progiciels aux fins dy préparer les élèves " pour plus tard " ? Ou doit-elle les y initier pour se servir immédiatement de loutil informatique dans le cadre des pédagogies du français, de lenvironnement, des situations mathématiques, des activités créatrices ? Sur lun et lautre point, quelle est la doctrine ?
Est-ce le rôle de lécole de familiariser les élèves, dès les degrés primaires, avec loutil informatique ? Va-t-on à lécole pour apprendre à utiliser un traitement de texte, un tableur, un logiciel de dessin, un gestionnaire de fichiers pour toutes sortes dopérations simples ou complexes ? À cette question, le bon sens ne permet pas de répondre simplement. Il est évident quau rythme où évolue la micro-informatique, le détail de ce quon apprend aujourdhui sera dépassé demain ; il faudra non seulement sadapter à des nouveaux logiciels, à de nouveaux moyens de communiquer avec les ordinateurs, le clavier et la souris faisant place à des communications verbales, tactiles ou visuelles ; il faudra aussi oublier, désapprendre, abandonner de mauvaises habitudes. Apprendre à manier un traitement de texte particulier à dix ans, dans lespoir de sen servir à lâge adulte, serait absurde.
On peut en revanche envisager que lhabitude de travailler avec loutil informatique est une compétence plus générale et transposable que la maîtrise dun logiciel ou dun ordinateur particuliers. En ce sens, une familiarisation précoce avec la logique générale des outils informatiques pourrait se défendre. Cependant, aucun texte romand nassigne aujourdhui à lécole primaire lobjectif explicite dinitier les élèves à la fréquentation des progiciels courants.
Un outil intellectuel au service des pédagogies actives ?
Autre façon de poser le problème : les progiciels disponibles désormais ne seraient-ils pas, utilisés dans cet esprit, de merveilleux instruments au service des pédagogies actives ? Pour renouveler la tradition Freinet de limprimerie à lécole, pourquoi ne pas se lancer dans le traitement de textes et la microédition ? Pour explorer les caractéristiques numériques, logiques ou topologiques dobjets mathématiques, tableurs et grapheurs sont des outils qui permettent de simuler, de comparer, dessayer. Pour faire de petites enquêtes ou analyser un ensemble dobservations (des températures par exemple) ou un corpus (les mots dun texte par exemple), lordinateur est un instrument idéal, qui accélère les opérations et rend possible des tâches impensables sans lui. En dessin, musique, travaux manuels, on dispose maintenant doutils qui, loin de tuer la créativité, la stimule et décharge des tâches les plus fastidieuses. Dune certaine façon, cest à lécole primaire, là où on privilégie en principe le développement global de la personne, les approches transdisciplinaires et les apprentissages fondamentaux que lusage des progiciels semble le plus indiqué.
Manifestement, cette philosophie na pas, au départ, été assez clairement définie et soutenue pour peser fortement sur le choix des équipements dans le primaire. Certes, cest pour des raisons essentiellement financières quon a retenu une machine MS-DOS, qui nest pas à la base orientée vers le graphisme et lintégration des logiciels. Nul nignorait quune bonne partie des progiciels les plus conviviaux et puissants, disponibles en standard sur un Macintosh, un Atari, un Amiga, passent sur une machine MS-DOS par linstallation dun écran graphique, dune carte dextension pour le gérer et dun environnement graphique de type Windows 3, gourmand en mémoire vive. Si on a privilégié des machines qui convenaient à des didacticiels relativement simples (du point de vue du graphisme, de lanimation, de linteractivité, de la mémoire), cest quon na pas investi demblée dans lusage de lordinateur comme outil de travail intellectuel, de réflexion et de communication. Ce qui explique, au-delà des contraintes budgétaires, que les logiciels installés dans les classes primaires aient été longtemps dune désolante pauvreté. Les classes nont reçu dabord quun traitement de texte dun autre âge. Actuellement, on travaille avec un logiciel plus performant, Word, qui utilise la souris, mais dont les capacités daffichage graphique sont limitées. À ses débuts, le traitement de texte sur ordinateur suffisait à emporter ladhésion parce que, contrairement à une machine à écrire, il permettait de mémoriser de grandes quantités de texte, de lafficher à lécran par demi pages et de le modifier à linfini, en insérant, supprimant, déplaçant, ajoutant des fragments, en corrigeant les erreurs, en remaniant les paragraphes. Mais cette rupture décisive appartient déjà à lhistoire. Aujourdhui, les traitements de textes les plus évolués, couplés à des imprimantes laser, sont devenus des outils de mise en page ; ils permettent de jouer sur les polices et le corps (grandeur) des caractères, de mettre en gras, en italique, en petites capitales, de faire varier les marges et la pagination, dintégrer des graphiques, décrire en plusieurs colonnes, de placer des encadrés et des filets, toutes choses élémentaires dès lors quon veut faire simplement un journal de classe ou un document un peu attrayant. Mais pour cela, il faut disposer dun traitement de texte récent, dorientation graphique (What you see is what you get ou Tel écran, tel écrit), et de limprimante correspondante. Or on nobserve rien de tel aujourdhui dans les classes primaires. Notons toutefois lapparition récente de Finesse, un logiciel simple de mise en page.
En dépit des limites de Word 4 ou 5 à lheure du WYSIWYG, le traitement de textes est à ce jour le domaine le plus richement doté. En matière de dessin artistique ou de dessin technique, aucun logiciel nest mis à disposition. Les classes ne reçoivent pas davantage de logiciel de gestion de fichiers, (qui permettrait de classer et traiter des livres, des textes, des observations, des enquêtes, des nombres, etc.) ou de tableur, logiciel aidant à construire et enrichir des tableaux de nombres (observés ou calculés par des relations mathématiques), doté désormais souvent dun module graphique permettant de composer les courbes, histogrammes et camemberts dont les journaux sont désormais remplis. Tout se passe comme si on voulait initier les élèves aux merveilles de laudiovisuel avec un épidiascope des années 50 et des films muets en noir et blanc, alors que chez eux, dans les magasins, dans la rue, ils côtoient la vidéo, la télévision, le CinémaScope, les images de synthèse.
Une
transposition peu nourrie par
lexpérience des adultes
Sans doute, dans lenseignement primaire, la pauvreté de léquipement en matériel et logiciel sexplique-t-elle en partie pour des raisons budgétaires : les machines orientées graphiques coûtent plus cher, les logiciels sont coûteux sil faut en équiper chaque micro-ordinateur au prix fort. Quant au choix dinstaller une seule machine dans une partie des classes de 5e et 6e année, il ne permet guère de partager des ressources, par exemple une imprimante laser ou un scanner, puisque les classes équipées sont dispersées dans toutes les écoles du canton ou presque. Mais peut-être y a-t-il dautres raisons, qui tiennent à la nouveauté de la microinformatique pour les adultes qui gèrent lécole. Ladministration scolaire sy initie depuis peu, et se limite encore souvent au traitement de textes. Signe des temps : le Département de linstruction publique sobstine à publier des journaux dont limportance va croissant dans tous les ordres denseignement, sans séquiper au plus vite de stations de PAO (publication assistée par ordinateur) à la hauteur de la tâche, comme sil sagissait encore de jouets de luxe.
Quant à la formation initiale des maîtres primaires, elle nintègre linformatique que depuis peu. La plupart des maîtres en place nont pas été préparés à utiliser loutil micro-informatique pour leur propre travail dadultes. Quil sagisse de leur métier : rédiger des textes, gérer des fichiers, des images, des exercices, des questions, des documents, des graphiques. Ou de leur pratique extraprofessionnelle, artistique, militante, etc. Cela signifie tout simplement que les gens décole, hormis quelques pionniers qui ont suivi un cheminement personnel, nont pas encore compris que pour produire des textes ou des tableaux, gérer une documentation, préparer des supports denseignement, confectionner des exercices et des épreuves partiellement réutilisables, le micro-ordinateur pouvait être un instrument de travail idéal.
Comment, en labsence de formation véritable et dexpérience personnelle, ces maîtres pourraient-ils imaginer tout ce quon peut faire dans une classe avec un micro-ordinateur ? Imaginer par exemple quon peut sen servir pour réaliser toutes sortes de projets, du fichier bibliothèque au journal de classe, dune invitation aux parents à la confection dun plan, de létude graphique dune courbe au classement de phrases ou dhistoires courtes selon divers critères ?
Pour qui veut développer la logique, lexpression, la communication graphique, le souci de la mise en page et de la présentation, lordinateur est un outil intéressant, sinon le seul possible. Mais il faut alors sen servir pour réaliser de véritables projets. Mis devant la possibilité, qui devient vite la nécessité, de réaliser ses projets, on apprend linformatique sans sen rendre compte, simplement pour arriver à ses fins, pour se servir de loutil.
En conclusion sur ce point : sans doute nest-il pas absurde que dans une société où linstrument informatique prend déjà tant de place, au travail mais même dans la vie privée, on ait loccasion à lécole de se familiariser avec des logiciels à tout faire, notamment ceux qui facilitent le travail intellectuel et la communication. Mais alors, pourquoi faire les choses à moitié ? Si lon veut vraiment donner un minimum de maîtrise et un rapport critique à linstrument, il faut le rendre accessible dans sa version la plus puissante, la plus récente, la plus intéressante. En létat, lenseignement primaire veut favoriser une familiarité que les gens décole nont pas eux-mêmes, avec des moyens qui ne sont pas à la hauteur de cette ambition. Aujourdhui, un naïf qui pénétrerait dans une classe équipée de façon standard se dirait : si ce nest que ça linformatique à lécole, que de bruit pour rien
Et si les élèves apprenaient avant les maîtres ?
Les maîtres primaires dominent la plupart des savoir-faire quils doivent développer chez leurs élèves. Sauf les savoir-faire informatiques, du moins aujourdhui et pour la majorité. La transposition didactique ne peut donc sopérer à partir dune expérience, dune pratique, de besoins et de projets personnels. Sauf si le maître accepte dapprendre en même temps que ses élèves, de se lancer dans laventure de la microédition, de la simulation mathématique ou du traitement statistique de petites enquêtes, parce que ça lui plaît, quil y croit, quil entrevoit la puissance de loutil, les gains de temps et donc aussi de motivation. Il nest pas indispensable que les maîtres aient des années davance sur les élèves. Mais sils nont aucune pratique, aucun besoin personnel, que leur propre travail denseignant reste " papier-crayon ", comment pourraient-ils entraîner leurs élèves ?
En labsence dune conception claire dans ce domaine, il faut sattendre à dimmenses inégalités dune classe à lautre. Non seulement dans linitiation aux usages de linformatique, ce qui nest pas dramatique. Mais dans la nature des pédagogies. Freinet lavait compris en apprivoisant limprimerie, dautres, plus près de nous, en utilisant la vidéo : les pédagogies actives supposent des outils performants et gratifiants. Sinon, la moindre tâche devient laborieuse, lente, ennuyeuse, en un mot décourageante. On peut saluer lenthousiasme des maîtres et des classes qui font des miracles avec des imprimantes médiocres et des logiciels limités. Comment attendre du plus grand nombre une démarche aussi ascétique ?
Au train où vont les choses, les élèves en sauront bientôt, en moyenne, davantage que les enseignants. Et leur proposeront de faire chez eux ce quil nest pas (pas encore) possible de faire en classe. On peut imaginer un maître rédigent à la main ses épreuves et demandant à un élève de les taper et mettre en page à la maison. Un pas vers lautoévaluation, peut-être ?
On entre ici dans un domaine tout à fait différent : linitiation à la pensée procédurale, à la programmation dun ordinateur. Les logiciels sophistiqués dont il a été question plus haut à propos de la souris rendent possibles des tâches extrêmement complexes sans que lutilisateur ait aucune notion de programmation. Aujourdhui, un programme bien fait se fait oublier et donne à lutilisateur limpression de jouer sur une gamme dinstruments à sa disposition au moment où il en a besoin. Certes, nombre de traitements de texte, de tableurs ou de gestionnaires de fichiers permettent à lutilisateur de définir de nouvelles commandes et de nouveaux menus, donc de sinitier à une forme limitée de programmation. Mais ce nest, en général, pas par là quon commence.
LOGO, à linverse des logiciels complexes dont on vient de parler, se présente de façon rudimentaire : un triangle lumineux au centre de lécran, en bas à gauche un point dinterrogation qui attend une commande. Ce quon apprend le plus vite, cest à faire avancer ou reculer la tortue, à la faire tourner à gauche ou à droite dun angle défini, à interrompre le tracé. LOGO, en première analyse, cest un langage de commande assez sommaire qui permet de déplacer un triangle sur un écran En réalité, LOGO est un langage de programmation extrêmement puissant qui a été demblée conçu pour que des enfants puissent se lapproprier sans trop dobstacles. Cest pourquoi il permet une approche intuitive, un pilotage pas à pas : cest une façon de prendre conscience des ordres quon lui donne et den constater les effets. Si ce nétait que ça, on sen lasserait vite, parce que le moindre logiciel de dessin avec souris permet de réaliser plus vite et plus sûrement nimporte quel tracé artistique ou géométrique.
Lintérêt de LOGO est ailleurs : cest dintroduire à la notion dalgorithme et de procédure, cest dinciter à stabiliser certaines démarches, à leur donner un nom, à les paramétriser, de sorte à pouvoir les réutiliser chaque fois quon en aura besoin. Indépendamment de linformatique, on sintroduit là dans lune des techniques fondamentales de résolution de problèmes, notamment dans le domaine scientifique et technologique : identifier un problème nouveau, le ramener à un ou plusieurs problèmes connus et appliquer une solution déjà éprouvée, par exemple résoudre un système déquations ou calculer une moyenne.
LOGO propose des commandes géométriques simples : avancer ou reculer de tant de pas, en laissant ou non une trace, pivoter sur place de tant de degrés vers la gauche ou la droite. En combinant ces commandes, on dessine facilement un rectangle, un carré, dautres figures. Mais cela devient vite lassant, il faut à chaque fois réintroduire la longueur des côtés, la valeur des angles droits. On découvre dabord la puissance dune instruction de répétition. Puis on passe à une procédure : on fige une fois pour toutes les commandes qui permettent de dessiner un carré. Dabord un carré constant. Puis on découvre les variables, et la procédure devient plus générale : il suffit de lui indiquer le côté, et elle fait le reste. Du coup, on sest forgé un outil nouveau, on a enrichi sa boîte à outils. Accumulant les outils, la pensée peut se concentrer sur ce quil y a de vraiment neuf dans chaque problème, sans constamment réinventer la poudre.
On ne saurait évidemment réduire toute la créativité et tout le fonctionnement de la pensée humaine à la mise au point de procédures et dalgorithmes de résolution de problèmes. Cependant, en particulier dans notre société, cest un fonctionnement important, quon exige dans la plupart des métiers. On peut donc attendre de lécole quelle y prépare. Linformatique, et en particulier la programmation en LOGO, ont demblée été présentés comme des moyens, parmi dautres, de favoriser lacquisition de méthodes plus rationnelles de travail et de pensée.
Logo à lécole ou la transposition impossible
Comment cette idée se réalise-t-elle dans lenseignement primaire genevois aujourdhui ? Ici, les obstacles ne sont pas avant tout matériels ou logiciels. LOGO a été conçu pour tourner sur nimporte quel ordinateur capable dafficher un tracé graphique. Le langage est installé sur les machines placées dans les classes. On peut donc faire du LOGO dans les classes primaires.
La transposition didactique se joue donc sur un autre terrain, celui de la formation des maîtres. La programmation, dans quelque langage que ce soit, est dabord un savoir-faire. Certes, cest un savoir-faire symbolique, qui mobilise des concepts assez abstraits. Mais la maîtrise de la pensée procédurale est dabord une pratique. Or, du moins avec loutil informatique, la majorité des maîtres ne lont pas. Certains sont, il est vrai, venus à la micro-informatique par un cheminement personnel et savent programmer, en Basic, en Pascal ou en LOGO ; ils ont lexpérience personnelle nécessaire pour initier leurs élèves à cette forme de travail. Ce sera une situation dautant moins courante quon sachemine vers une généralisation de lordinateur dans les derniers degrés de lenseignement primaire.
Si lon prend son parti de cet état de fait, deux solutions : soit on laisse quelques élèves actifs et aventureux sapproprier LOGO par leurs propres moyens, le rôle essentiel du maître consistant à les laisser faire et à les encourager. Formule concevable, mais à laquelle on reprochera immédiatement son élitisme. Si lon prétend que lordinateur est un moyen de différencier lenseignement, daider les élèves en échec, comment accepter quinvestissent dans LOGO les quelques élèves qui en ont les moyens sans encadrement, et sont donc déjà privilégiés ?
On semble donc condamné à lautre formule, celle qui prévaut aujourdhui : encadrer scolairement lusage de LOGO, transformer ce langage de programmation en une suite dexercices, à lexemple de ceux quon trouve dans les fiches et les livres de mathématique. Cette évolution na aucune raison de rencontrer de fortes résistances, sauf chez quelques puristes : dune part, on présente volontiers LOGO comme une façon de consolider des acquis en géométrie, ce qui le réduit à une forme dapprentissage assisté par ordinateur ; cet appauvrissement serait plutôt de nature à rassurer les maîtres qui ont peu de temps et nentendent pas se lancer à corps perdu dans linformatique : la géométrie, ils connaissent, cest au programme, cest utile, si LOGO peut affermir la maîtrise de langle droit, des quadrilatères, du parallélisme ou des symétries, pourquoi sen plaindre ?
Autre raison de trouver cette dérive bienvenue : on peut, grâce aux exercices, gérer les activités LOGO comme les autres. À lélève qui " ne sait pas quoi faire ", des moyens denseignement qui se multiplient proposent du " prêt à penser ", des projets plus ou moins difficiles à réaliser, de préférence avec un camarade pour ménager la sacro-sainte " interaction ". De la même façon quun maître peut, circulant entre les bancs, voire si un élève a achevé une construction géométrique ou un montage, il pourra, passant derrière lécran, voire si la montgolfière ou la fusée avancent
Peut-être, avec un seul ordinateur par classe, compte tenu de la formation des maîtres et du peu de temps quils ont à consacrer à linformatique, cette forme de scolarisation de LOGO est-elle réaliste. Mais on peut aussi se dire quelle illustre à merveille la tentation constante de lécole dans tous les domaines du savoir : fermer, standardiser les tâches ouvertes, de façon à pouvoir contrôler, corriger, répartir plus simplement. Seymour Papert, inventeur de LOGO, présentait lordinateur comme une " machine pour penser avec ", comme une sorte de sparring partner qui permet à chacun, sil a un peu dénergie et dimagination, de construire toutes sortes de projets plus ou moins farfelus et dessayer de les réaliser. Ce que Seymour Papert navait pas prévu, cest quon placerait les enfants dans un cadre où les projets sont à la fois obligatoires et fortement encadrés, où la fantaisie nest pas vraiment de mise, où la tentation de mettre LOGO au service du programme de géométrie est très forte.
Est-ce irréversible ? Peut-être pas. On pourrait faire le parallèle avec la rénovation de lenseignement des mathématiques. Aussi longtemps que les maîtres nauront pas expérimenté eux-mêmes des situations mathématiques, des situations dobservation, de recherche, dinduction, ils ne sy sentiront pas à laise, nen verront pas le profit et nauront ni le goût ni la capacité de les animer en classe. Du coup, les magnifiques situations mathématiques suggérées par certains moyens romands et par les publications du SRP se transformeront en exercices des plus conventionnels. Un seul remède : impliquer les maîtres dans des activités semblables à celles quon veut les voir développer dans leur classe. Il y a bien longtemps quon sait quil est difficile denseigner des connaissances sans les maîtriser soi-même. Pourquoi, dans le domaine des savoir-faire, ne pas suivre le même raisonnement ? Si les enseignants écrivent peu, écrivent avec réticence, sont bourrés de complexes quant à leur capacité de rédiger un texte, comment peut-on espérer quils donneront à leurs élèves envie décrire, les persuaderont quils en sont capables et que lexpression écrite a un sens ? De même, si les maîtres nont pas eux-mêmes, en matière dinformatique, aucun itinéraire, aucune pratique personnelle, comment espérer quils saurons vraiment tirer parti de loutil quon met entre leurs mains ?
La réponse est non. Tout simplement parce que nous nen sommes quau début de la réflexion sur lusage de lordinateur dans les classes primaires. Au cours des dernières années, les partisans de linformatique ont fait le forcing pour que le virage soit pris. Il est pris. Reste à le négocier. Et pour cela, la précipitation nest plus de mise. Le sort des générations actuellement dans les classes ne se joue pas sur la demi heure hebdomadaire que chacun pourra, dans le meilleur des cas, passer devant un écran. Linformatique est encore, dans lécole, " en observation ". On ne sait pas encore très bien sen servir et lorsquon croit savoir, on na pas encore créé les conditions optimales, tant du point de vue des équipements, des logiciels que de la formation et de lattitude des enseignants.
Le plus sage serait dadmettre que lon tâtonne et quil faudra des années encore pour savoir exactement quels espoirs on peut fonder sur linformatique à lécole primaire et à quelles conditions. Durant ces années, la micro-informatique ne va pas cesser dévoluer, les jeunes adultes de demain seront nés avec le micro-ordinateur comme dautres avec la télévision, les enseignants, comme tout le monde, se familiariseront avec un outil qui deviendra moins cher, plus convivial et qui rendra aux travailleurs intellectuels des services dautant plus évidents quils nexigeront plus une initiation laborieuse à de mystérieux langages de commande.
Cela ne veut pas dire que les problèmes se régleront deux-mêmes. Mais nentretenons pas lillusion quon peut les maîtriser en quelques années, avec quelques recherches et quelques déclarations catégoriques. Dans lère des pionniers, peut-être fallait-il dapparentes certitudes pour convaincre. Il est temps dentrer dans lère du doute constructif, dans une ère où un tel article ne serait pas reçu comme quelque satanique blasphème jeté à la face de la déesse informatique et de son nouveau clergé
Chevallard, Y. (1985) La transposition didactique. Du savoir savant au savoir enseigné, Grenoble, La Pensée Sauvage.
Conne, F. (1986) La transposition didactique à travers lenseignement des mathématiques en première et deuxième années de lécole primaire, Lausanne, Conne/Couturier-Noverraz.
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