Source et copyright à la fin du texte
Paru in Éducateur,
décembre 1992, n° 20, pp. 4-5.

 

 

 

 

Étrangler le dernier inspecteur ?

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1992

" Lorsque nous aurons étranglé le dernier inspecteur avec les tripes du dernier méthodologue, aurons-nous encore des problèmes ? "

Cette parodie d’un slogan de mai 68 (en v.o. : " Lorsque nous aurons étranglé le dernier bureaucrate avec les tripes du dernier sociologue, aurons-nous encore des problèmes ? ") restitue assez fidèlement ce que disent (pensent ?) beaucoup d’enseignants primaires. Ah, les petits chefs en prennent pour leur grade : inspecteurs des travaux finis, surveillants-contrôleurs-évaluateurs méfiants, pseudo animateurs pédagogiques, conseillers incapables de tenir une classe, notables aussi importants qu’absents…

Tout cela est dans l’ordre des choses : où serait le charme de la vie dans les organisations s’il fallait que les salariés respectent leur chef et trouvent sa fonction nécessaire ? Dérision, caricature, mépris ou critique virulente sont des mécanismes de défense d’autant plus forts qu’il s’agit d’un (e) ancien (ne) " collègue ", sorti (e) du rang, qui gravit les échelons de la hiérarchie mu (e) par on ne sait quel mécanisme suspect : ambition, goût du pouvoir, prétention, naïveté d’innovateur, rejet du travail en classe, appuis personnels, jeux politiciens. Il est difficile, pour un (e) enseignant (e), de sortir ouvertement du registre goguenard ou critique sans passer pour un fayot ou, pire, une future inspectrice ou un futur inspecteur. Certes, on s’autorisera à trouver telle inspectrice ou tel inspecteur sympathique en tant que personne. Mais la fonction elle-même ne passe pas la rampe, et ses redéfinitions dans le sens du conseil ou de l’animation n’ont pas convaincu.

Pourtant, la vraie question est de savoir si on peut se passer de cette fonction. Je distinguerai aujourd’hui et demain, car le rôle des inspectrices et inspecteurs se redéfinit selon l’évolution du métier d’enseignant.

" Nous sommes des professionnels ! "

C’est ce que les enseignants clament lorsque les parents ou la hiérarchie se mêlent un peu trop de leurs affaires. Comment leur dire que leur métier est seulement en voie de professionnalisation sans susciter de hauts cris ? Peut-être faut-il rappeler d’abord que la professionnalisation est un concept anglo-saxon, qui décrit la mesure dans laquelle un métier (en anglais " occupation ") est ou devient une " profession " au sens que rappelle Lemosse :

  1. l’exercice d’une profession implique une activité intellectuelle qui engage la responsabilité individuelle de celui qui l’exerce ;
  2. c’est une activité savante, et non de nature routinière, mécanique ou répétitive ;
  3. elle est pourtant pratique, puisqu’elle se définit comme l’exercice d’un art plutôt que purement théorique et spéculative ;
  4. sa technique s’apprend au terme d’une longue formation ;
  5. le groupe qui exerce cette activité est régi par une forte organisation et une grande cohésion internes ;
  6. il s’agit d’une activité de nature altruiste au terme de laquelle un service précieux est rendu à la société (Lemosse, 1989, p. 57).

En français, cet ensemble de critères désigne plutôt à ce qu’on appelle les " professions libérales ". Ce qui introduit une autre confusion, parce que les médecins, juristes, architectes, ingénieurs auxquels on pense sont de plus en plus souvent des salariés.

Les termes disponibles ne sont pas très heureux, mais nul de peut les redéfinir à sa guise. Tentons de retenir les idées que reprend Lemosse. Si l’on veut bien admettre sa définition, et considérer qu’elle est moins large que l’acception française, on dira avec Etzioni que l’enseignement est une " semi-profession ", parce qu’elle ne satisfait qu’en partie aux critères communément utilisés, ou plutôt un métier en transition vers la pleine professionnalisation, transition qui s’étend sur plusieurs décennies. Je ne puis approfondir ici cette question (cf. Perrenoud, 1991), mais seulement insister sur une thèse : le rôle de l’autorité scolaire, et notamment celui des inspecteurs et directeurs d’établissements, se transforme nécessairement lorsque le métier d’enseignant évolue vers plus de professionnalisation, au sens anglo-saxon.

Aujourd’hui : une administration
presque comme les autres

Aujourd’hui l’enseignant primaire a un cahier des charges précis. On lui impose un plan d’études, un horaire, un règlement disciplinaire, des modes d’évaluation des élèves et d’information des parents, une formation initiale et continue " normalisée " et gérée par son employeur. En Suisse romande, sans les imposer absolument, on lui recommande fortement les méthodologies officielles et les moyens d’enseignement qui les prolongent. Selon les cantons, il doit pouvoir présenter des préparations de leçons ou un journal de classe rendant compte de ses activités. On lui impose encore, même si c’est de manière moins rigide, une progression dans le programme et une répartition du temps entre les disciplines. Même lorsque ces normes ou recommandations insistantes sont élaborées avec la collaboration de certains enseignants, elles sont promulguées par l’autorité scolaire et deviennent alors contraignantes pour tous.

Dans un tel régime, la responsabilité individuelle de l’enseignant (e) est limitée, comme son autonomie. Il lui suffit de respecter son cahier des charges pour être pratiquement inattaquable, à condition de faire montre d’un minimum d’efficacité pédagogique. Il ou elle ne rend à ses collègues, à ses élèves et à leurs parents aucun compte, sauf par un choix volontaire. Comment, dans un tel régime, pourrait-on se passer de cadres qui contrôlent la mise en œuvre des programmes, le respect des règles ? Les enseignants préfèrent se voir comme des personnes autonomes et responsables, n’ayant de compte à rendre qu’à leur conscience. Seulement, c’est de l’État ou d’une organisation qu’ils tirent leur revenu et leur pouvoir pédagogique. Ils ne sont pas des artisans indépendants, mais des agents d’une administration qui fait son travail en les contrôlant.

Dans ce modèle, ce qui brouille les cartes, c’est le refus des inspecteurs et inspectrices de jouer leur rôle de contrôle, rôle assez ingrat dans une société où l’autorité n’est plus très bien considérée, leur tentation de se déguiser en conseillers, en experts au service de l’autorité scolaire ou en simples médiateurs entre enseignants, commissions scolaires, parents et administration centrale.

Demain : une profession à part entière

La confusion s’explique parce que la corporation, tout en se présentant comme une profession à part entière, au sens français d’un métier qualifié, rêve de devenir une profession au sens anglo-saxon. Autrement dit, les enseignants - ou une fractions d’entre eux - rêvent de n’être plus tenus par des règles, des méthodologies, des plans d’études détaillés et contraignants pour s’orienter en fonction d’objectifs généraux et d’une éthique, en devenant maître de leurs démarches, de leurs moyens d’enseignement et d’évaluation, de leurs façon de faire la classe. Dans un tel modèle, chaque professionnel sait vraiment ce qu’il a à faire, et le fait vraiment au plus près de sa conscience et avec compétence.

Qu’est-ce qui empêche un (e) enseignant (e) d’aujourd’hui d’en dire autant ? Le manque d’autonomie et de responsabilité individuelles, justement. Il est vrai qu’une fois fermée la porte de sa classe, l’enseignant (e) se sent et se dit " seul maître à bord ". Ce n’est qu’une autonomie illusoire. Elle ne subsiste que cachée, ou alors affirmée à la faveur d’un rapport de force particulier : il y a des enseignant (s) qui n’en font qu’à leur tête (dans des limites très étroites) que parce que l’inspectrice ou l’inspecteur " ne fait pas le poids ", a peur d’ouvrir un conflit ou de déchaîner des pressions politiques, des chantages à la dépression, des psychodrames ou des ricanements.

Un véritable professionnel n’a pas besoin d’une autonomie clandestine ou conquise à la faveur d’une inversion des rapports de pouvoir. Il peut dire ce qu’il fait parce qu’il en assume personnellement la responsabilité, parce qu’il accepte de rendre des comptes aux élèves et aux parents sans se retrancher derrière le programme, le règlement, le " Département ", les spécialistes. Et aussi parce qu’il accepte d’être " contrôlé " par ses collègues et de les contrôler. Non pas en transformant chacun en inspecteur amateur. Mais en assumant le fait qu’une profession n’est pas une collection d’individus, fussent-ils associés pour défendre leurs intérêts. C’est une corporation collectivement responsable des services qu’elle rend à la communauté, qui définit une éthique et un code de déontologie, fixe des standards, prévoit des sanctions en cas de faute professionnelle, organise la profession (congrès, centres de ressources, formation continue), fait entendre sa voix auprès de l’État, des institutions de formation initiale, de l’opinion publique.

Entre aujourd’hui et demain, une autorité négociée

On voit bien que le métier d’enseignant est en voie de professionnalisation, mais que c’est un processus lent, qui prendra quelques décennies encore et passera par des restructurations majeures de la formation, du mode de gestion des écoles, de l’organisation interne de la profession.

Est-ce à dire qu’au bout du chemin on pourra se passer de cadres ? Certainement pas, du moins si les professionnels de l’enseignement restent salariés d’une organisation, et en particulier d’une administration publique. De même que les médecins rattachés à un hôpital dépendent d’une hiérarchie, les enseignants ne seront pas " à leur compte ". Mais on peut imaginer que la nature de l’encadrement changera du tout au tout, allant de plus en plus nettement dans le sens d’une coordination des tâches des uns et des autres, de l’animation des circonscriptions et des établissements scolaires dans le sens de l’innovation permanente, de la formation continue, de l’autoévaluation, de la régulation, de la capacité d’apprentissage de chacun et de l’organisation elle-même (Gather Thurler, 1992 ; Hutmacher, 1990 ; Gather Thurler & Perrenoud, 1990). Il est possible alors que le responsable soit élu par ses pairs pour une période limitée, à l’exemple des doyens et recteurs dans les universités.

Nous n’en sommes pas là, et la question est de savoir comment progresser sans brûler les étapes. Feindre de croire que la professionnalisation est achevée serait désastreux. Attendre un jour J où tout basculerait n’est pas plus réaliste. L’évolution est progressive, et chacun doit donc accepter d’être en transition entre un ancien et un nouveau rôle. C’est aussi le cas des inspecteurs et inspectrices, qui peuvent favoriser fortement le processus de professionnalisation s’ils pratiquent de plus en plus nettement une autorité négociée (Perrin, 1991), autrement dit une autorité qui ne s’exerce pas de façon solitaire, sans concertation, mais qui est néanmoins assumée clairement lorsque la discussion a eu lieu et qu’il faut trancher. L’autorité négociée n’est ni l’autogestion, ni la cogestion des écoles par les enseignants. C’est une formule de transition que la professionnalisation fera évoluer dès que les enseignants seront désireux et capables d’autocontrôle. Autre façon de dire que la professionnalisation est un partage progressif à la fois du pouvoir et de la responsabilité face à ceux auxquels l’école doit et devra toujours rendre des comptes.

Références

Bourdoncle, R. (1991) La professionnalisation des enseignants : analyses sociologiques anglaises et américaines, Revue française de pédagogie, n° 94, pp. 73-92.

Etzioni, A. (1969) The Semi-Professions and their Organization : Teachers, Nurses, Social Workers, New York, The Free Press.

Gather Thurler, M. (1992) Les dynamiques de changement internes aux systèmes éducatifs : comment les praticiens réfléchissent à leurs pratiques, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.

Gather Thurler, M. & Perrenoud, Ph. (1990) L’école apprend si elle s’en donne le droit, s’en croit capable et s’organise dans ce sens !, in Société Suisse de Recherche en Education (SSRE), L’institution scolaire est-elle capable d’apprendre ?, Lucerne, Zentralschweizerischer Beratungsdienst für Schulfragen, pp. 75-92.

Huberman, M. (1991) Le professionnalisme dans l’enseignement. Avantages et contraintes, Éducateur, juin 1991, n° 5, pp. 20-23.

Hutmacher, W. (1990) L’école dans tous ses états. Des politiques de systèmes aux stratégies d’établissement, Genève, Service de la recherche sociologique.

Lemosse, M. (1989) Le " professionnalisme " des enseignants : le point de vue anglais, in Recherche et formation, n° 6, pp. 55-66.

Novõa, A. (1991) Les enseignants : produire leur profession, Éducateur, juin 1991, n° 5, pp. 15-17.

Perrenoud, Ph. (1991) Choisir et former des cadres pour un système éducatif plus décentralisé et plus participatif, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation (repris dans La Revue des Échanges (AFIDES), Vol. 11, n° 4, décembre 1994, pp. 3-7).

Perrin, J. (1991) Un autre pouvoir pour continuer à enseigner : vers une autorité négociée ?, Genève, Cycle d’Orientation, Collège des Grandes Communes.

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