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n° 17, novembre 1992, pp. 26-27. |
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1992
Ce bref article nentend pas faire le point sur la situation de la formation des maîtres dans tel ou tel endroit. Il vise plutôt à replacer léventuel rattachement de la formation à luniversité dans un éclairage plus général, celui de la professionnalisation du métier denseignant.
Professionnalisation : lexpression, à la mode désormais, est source des plus grands malentendus. Car on peut la comprendre en un sens désobligeant, suggérant que les enseignants ne sont pas encore des professionnels. Lambiguïté vient du fait quen anglais tous les métiers ne sont pas des professions. On réserve ce terme aux métiers caractérisés par une activité intellectuelle en situation, faisant appel à des connaissances théoriques et à des savoir-faire pratiques, mis au service de lidentification et de la résolution de problèmes complexes, variés, dont on ne connaît pas davance la solution. Lexercice dune profession, au sens anglo-saxon, nest pas un acte purement scientifique ou technique, elle sapparente aussi à un art et exige de lintuition, de limprovisation, de la décision en situation durgence et dincertitude. Les qualifications exigées par une profession sacquièrent au gré dune longue formation de base, universitaire ou parauniversitaire, constamment mise à jour par une formation continue que le professionnel gère lui-même. Lexercice dune profession suppose une large autonomie, même lorsquon est salarié. Les gestes professionnels sont orientés par des finalités larges et une éthique. Pour le reste, le professionnel choisit librement ses méthodes et ses stratégies daction, sans en référer à un supérieur hiérarchique ou à un règlement. En contrepartie, il est personnellement comptable de ses actes, y compris sur le plan juridique. Il est également responsable, dans une moindre mesure, des prestations de ses collègues. Collectivement, une profession est organisée non seulement pour défendre ses intérêts, mais pour définir ses modes daccès, ses règles déontologiques, ses instances de régulation, ses standards, ses modèles de formation (cf. par exemple Lemosse, 1989). Elle se présente et elle est en principe reconnue comme une forme de service à la communauté, service précieux et qualifié qui justifie des prétentions élevées. Lavocat, le médecin, larchitecte, lingénieur exercent des professions qui satisfont à la plupart des ces critères.
Dans ce sens anglo-saxon, le métier denseignant est-il une profession à part entière ? On le considère généralement comme une semi-profession, ou plus exactement, car il évolue, comme un métier en voie de professionnalisation. De la profession, il présente certains traits, mais pas tous, ou pas au plus haut degré. Cest ainsi que lenseignant est tenu par un cahier des charges, des horaires, des plans détudes détaillés et quon lui impose même parfois ses démarches et moyens denseignement et dévaluation. Il nest pas juridiquement responsable de la qualité de son enseignement. Il dépend, au moins sur le papier, dun directeur ou dun inspecteur.
On sen doute, un métier a tout à gagner à devenir une profession, sur le plan du prestige, du revenu, de lautonomie, du pouvoir sur les conditions de travail. Ce qui ne signifie pas quil ny a que des avantages : la formation devient plus longue et plus sélective, la responsabilité plus lourde et individuelle, le travail plus stressant, les horaires plus chargés. Il reste que les métiers qui se rapprochent des caractéristiques dune profession ont en général intérêt à accentuer et accélérer ce mouvement.
Encore faut-il que les usagers, les employeurs, la population lentendent de cette oreille. Car les professionnels coûtent cher et exercent un pouvoir sur la société. Pourquoi favoriserait-on la professionnalisation du métier denseignant ? Pas par bonté dâme. Par intérêt. Parce quon attend des enseignants une action pédagogique de plus en plus efficace dans des conditions de plus en plus difficiles et changeantes : 1. Concentrations de populations à hauts risques ; 2. Diversification culturelle et ethnique du public scolaire ; 3. Hétérogénéité croissante des acquis scolaires ; 4. Flou dans la division du travail éducatif ; 5. Inflation et renouvellement rapide des savoirs ; 6. Objectifs de plus haut niveau taxonomique ; 7. Écoles parallèles et nouvelles technologies ; 8. No future ou la dégradation du sens ; 9. La fin des héritiers.
Je ne puis ici développer ces divers aspects de lévolution du métier (cf. Perrenoud, 1993 a, b et c). Cette évolution, qui à elle seule justifierait un pas en avant vers la professionnalisation, se combine à des exigences croissantes : une société qui veut hisser 80 % dune génération au niveau du bac attend de lécole quelle puise dans les " réserves de talents " et ne se contente pas de faire réussir ceux qui ont tous les atouts en mains. Enseigner, aujourdhui, cest permettre à des enfants et adolescents davoir envie dapprendre et de construire des connaissances de haut niveau alors même que leur milieu familial et social ne les y prépare en aucune manière, ni au plan des attitudes, ni au plan du capital culturel scolairement rentable, ni au plan du soutien quotidien du travail scolaire.
Lorsque Meirieu (1989) parle de lenseignement comme dun métier nouveau, il dit à sa façon quil faut hâter la marche vers la professionnalisation, pour rendre les enseignants capables daffronter de manière encore plus autonome, qualifiée, collégiale et responsable des problèmes de plus en plus complexes. La formation nest pas la seule composante de la professionnalisation. Sa restructuration devrait aller de pair avec une transformation profonde de la gestion des écoles, de la nature des programmes et des moyens denseignement. Cependant, surtout au moment où dans plusieurs systèmes on se prépare à un renouvellement massif du corps enseignant en place, la formation initiale est un enjeu de taille.
Lessentiel, cest quelle prépare à la complexité de laction pédagogique dans un environnement qui change et en fonction de politiques de léducation toujours plus ambitieuses. De là larticulation nécessaire entre théorie et pratique tout au long de la formation, ladoption dun modèle clinique préparant à lautonomie et à la résolution de problèmes en fonction dobjectifs généraux et dune éthique plutôt quà la mise en uvre de règles et méthodes orthodoxes, celles que les écoles normales traditionnelles ont longtemps favorisées. On parle aujourdhui de pratique réfléchie (Gather Thurler, 1992) tout au long de la carrière. Ce devrait être le modèle dès la formation initiale, que lon pourrait concevoir tout simplement comme le début, ouvert, dune formation permanente.
Luniversité est-elle le meilleur cadre institutionnel pour la formation initiale des enseignants primaires ? On dira à coup sûr que non si lon pense que luniversité est entièrement du côté de la théorie, de lacadémisme, du formalisme, quelle ne sintéresse pas à la pratique, ne la valorise pas et se trouve incapable dy préparer. La médecine, les écoles dingénieurs et darchitectes, les écoles de pharmacie, dinterprètes prouvent le contraire. Et Outre-Atlantique, la démonstration est faite pour les soins infirmiers, le travail social, lenseignement. Il ny a donc nulle malédiction qui interdirait à luniversité dencadrer une formation professionnelle de haut niveau. Mais rien nest donné davance, cest pour chaque profession un nouveau défi.
Il serait un peu court de dire simplement que le rattachement de la formation des maîtres primaires à luniversité est une solution miracle. LUniversité ne peut dispenser des formations étroites qui préparent à un métier unique, dans un seul système. Les facultés et les hautes écoles ont vocation a donner des formations suffisamment polyvalente pour permettre la mobilité professionnelle au cours du cycle de vie. La rançon de cette polyvalence, cest que les diplômés doivent sadapter aux méthodes et aux conditions de travail en vigueur dans lentreprise qui les engage, parce que leur formation ouvre ouverte sur une famille de professions ou un éventail de modalités dexercice dune seule profession. Le niveau de la formation rend justement cette adaptation possible. Des maîtres formés à luniversité devraient être capables doccuper plusieurs fonctions (maître de classe, intervenant non titulaire, maître de soutien, coordinateur dune équipe pédagogique) dans divers systèmes scolaires, sans senfermer dans un programme unique ou une classe dâge étroite.
" Universitariser " la formation des maîtres primaires : cest la tendance, partout en Europe. Les premiers essais et les exemples nord-américains (U.S.A. et Canada) montrent que ça ne va pas de soi, que le risque est réel dune prédominance des critères académiques sur le souci dune formation de terrain. Il est donc tout à fait nécessaire de se montrer critique, sceptique, exigeant, de demander à luniversité comment elle entend concrètement articuler théorie et pratique, quelle place elle réserve aux écoles et aux enseignants titulaires dans le parcours de formation, dans les stages comme dans les autres modules, comment elle entend consulter la profession et les administrations scolaires et les associer aux grandes orientations de la formation, quelle cohérence on prévoit entre formation initiale et formation continue.
Si lAlma Mater, ici ou là, reste trop attachée à son image classique ou trop faible pour prendre véritablement en charge une formation professionnelle à un métier nouveau, mieux vaut attendre ou se diriger vers dautres institutions, plus fermées, moins liées à la recherche, mais plus capables de gérer un parcours cohérent. Cest un vrai débat, une question que chacun devrait se poser aussi froidement que possible
Bourdoncle, R. (1991) La professionnalisation des enseignants : analyses sociologiques anglaises et américaines, Revue française de pédagogie, n° 94, pp. 73-92.
Carbonneau, M. (1993) Modèles de formation et professionnalisation de lenseignement : analyse critique de tendances nord-américaines, Revue des sciences de léducation (Montréal), vol. XIX, n° 1, pp. 33-57.
Cifali, M. (1991) Modèle clinique de formation professionnelle, apports des sciences humaines, théorisation dune pratique, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de léducation.
Gather Thurler, M. (1992) Les dynamiques de changement internes aux systèmes éducatifs : comment les praticiens réfléchissent à leurs pratiques, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de léducation.
Huberman, M. (1991) Le professionnalisme dans lenseignement. Avantages et contraintes, Éducateur, juin 1991, n° 5, pp. 20-23.
Lemosse, M. (1989) Le " professionnalisme " des enseignants : le point de vue anglais, Recherche et formation, n° 6, pp. 55-66.
Meirieu, Ph. (1989) Enseigner, scénario pour un métier nouveau, Paris, Ed. ESF.
Perrenoud, Ph. (1993 a) Former les maîtres primaires à lUniversité : modernisation anodine ou pas décisif vers la professionnalisation ?, in Hensler, H. (dir.) La recherche en formation des maîtres. Détour ou passage obligé sur la voie de la professionnalisation ?, Sherbrooke (Canada), Éditions du CRP, pp. 111-132.
Perrenoud, Ph. (1993 b) Formation initiale des maîtres et professionnalisation du métier, Revue des sciences de léducation (Montréal), vol. XIX, n° 1, pp. 59-76 (repris dans Perrenoud, Ph., La formation des enseignants entre théorie et pratique, Paris, LHarmattan, 1994, chapitre VIII, pp. 175-196).
Perrenoud, Ph. (1993 c) La formation au métier denseignants : complexité, professionnalisation et démarche clinique, in Association Québécoise Universitaire en Formation des Maîtres (AQUFOM), Compétence et formation des enseignants ?, Trois-Rivières (Québec), Coopérative universitaire de Trois-Rivières, pp. 3-36,
Tschoumy, J.-A. (1991) Moins quun canari ? Soudaine accélération européenne en matière de formation des enseignants, Neuchâtel, IRDP.
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