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Le rôle dune initiation à la
recherche
dans la formation de base des enseignants
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1992
I. La recherche comme mode dappropriation active de connaissances de base en sciences humainesII. Rapport au savoir et usages de la recherche
Les propos qui suivent abordent le problème du point de vue de litinéraire de formation des futurs enseignants. Il ne sera donc question que marginalement de la place de la recherche dans les instituts de formation des maîtres, que ce soit sous langle du statut universitaire de ces institutions, ou sous celui de la carrière, de la formation continue ou de la légitimité scientifique des formateurs qui leur sont rattachés.
Les chercheurs de métier ont pour tâche de construire des connaissances générales, organisées, invalidables et transmissibles, dans le cadre dune discipline scientifiques constituée. Les enseignants ont une autre vocation. Seule une minorité dentre eux seront appelés à collaborer intensivement à de véritables recherches scientifiques, un plus petit nombre encore devenant durablement ou temporairement enseignants-chercheurs. Même si ces minorités tendent à sélargir, la question se pose : pourquoi vouloir initier tous les enseignants aux pratiques de recherche, dès leur formation initiale ?
" Ça ne peut pas leur faire de mal ", dit-on parfois. Cest un argument un peu court. Aujourdhui, dans la formation professionnelle des enseignants, il ny a place que pour ce qui accroît sensiblement et visiblement lefficacité pédagogique en classe. Dans cette perspective, une initiation à la recherche en formation initiale peut se justifier de trois façons complémentaires :
En examinant de plus près ces trois aspects, je risque de donner limpression quen dehors de linitiation à la recherche, il ny a pas de salut. Alors que cest un aspect secondaire de la formation professionnelle des futurs enseignants, même dans le cadre dinstitutions universitaires. Ce qui importe, cest de favoriser un modèle clinique de formation, fondé sur une forte articulation théorie/pratique. Dans cet esprit, une initiation à la recherche nest quune pièce parmi dautres dun dispositif de formation globalement orienté vers la maîtrise professionnelle, qui se caractérise par certaines options en matière dorganisation du cursus, dinsertion progressive dans les classes, de contrat didactique, de contenus et de démarches dapprentissage. Les idées développées ici sinscrivent donc dans une réflexion densemble, explicitée ailleurs (Huberman & Perrenoud, 1987 ; Perrenoud, 1988), dont je ne rappellerai ici que les orientations principales, en disant quil faut :
Je me référerai ici, plus particulièrement, aux deux premiers principes.
Dans tous les métiers qui font usage de savoirs scientifiques, il faut à la fois :
Faut-il, pour cette raison, les initier à la recherche ? Cela ne va nullement de soi. Tout dépend du modèle quon se donne de la construction graduelle des connaissances. La participation à une vraie recherche met en contact avec les zones les plus incertaines du savoir, ce qui nest pas nécessairement sécurisant et na pas en soi de vertu didactique. On le sait fort bien, au moins jusquau niveau du baccalauréat et des premiers cycles universitaires, la transposition didactique exige, pour donner aux élèves une occasion dassimiler des savoirs constitués et relativement cohérents, un certain décalage avec les problématiques et les doutes des chercheurs qui travaillent dans les laboratoires sur les mêmes sujets au même moment. À luniversité, dans les formations scientifiques, au second ou au troisième cycle, ce décalage se réduit et au plus haut niveau, la formation devient participation entière, fût-elle subordonnée, à de véritables recherches. Mais justement, on forme alors de futurs producteurs de savoirs. Il est heureux quils soient, dès leur formation initiale, introduits non seulement dans la communauté scientifique, mais confrontés aux savoirs les plus neufs et les plus instables et initiés aux méthodes et à lépistémologie de la recherche.
Cela ne se justifie pas pour nimporte quelle formation scientifique ou technique, même de haut niveau. Linitiation à la recherche ne simpose nullement comme mode unique ou même prioritaire dappropriation des connaissances scientifiques. Se justifie-t-elle pour les enseignants davantage que dans dautres métiers ? Est-il nécessaire, pour assimiler vraiment des notions de base en psychologie du développement, en didactique ou en sciences sociales, de participer à des recherches fondamentales ou appliquées ? Nest-ce pas, dans cette perspective du moins, un dispositif coûteux ?
Inutile de développer ici une thèse qui sous-tend toutes les pédagogies actives : on apprend en faisant, les connaissances se construisent dans laction et souvent linteraction, et ne sont réellement utiles que si elles sont à leur tour mobilisable dans laction. Reste à savoir si la participation à la recherche est la voie royale dune pédagogie active, ou du moins une voie défendable.
a. Lincorporation des savoirs à lhabitus
Si la formation par la recherche est une bonne stratégie, cest, paradoxalement, parce que lenseignement nest pas encore un métier scientifique.
Il se peut que, dans quelques décennies ou un siècle, les sciences de léducation aient tellement avancé, la tertiarisation de léconomie tellement progressé, le niveau de qualification des enseignants tellement augmenté que lessentiel de la pratique pédagogique soit fondé sur des savoirs scientifiquement établis. Ce serait aller vers ce que certains appellent " ingénierie didactique ". Une ingénierie comparable à celle quon connaît déjà dans les secteurs de pointe de la technologie. Avec peut-être de véritables " machines à apprendre ", avec leurs " servants " On pourrait soutenir qualors il ne sera plus nécessaire dinitier les enseignants à la recherche : létat des connaissances sera tel que leur application nexigera quune formation technique de haut niveau, qui nest pas en général une formation à la recherche, ni même par la recherche.
Aujourdhui, il nexiste pas en sciences humaines dacquis théoriques dont la maîtrise suffirait pour enseigner efficacement. La formation des enseignants nest donc pas comparable à celle des ingénieurs, qui complètent des bases scientifiques et technologiques très substantielles par une part de " know-how " et de bricolage. Pour quelques décennies encore, le métier denseignant se caractérise par le mélange exactement inverse : beaucoup de bricolage, dintuition de " know-how " et quelques connaissances scientifiques plus ou moins confirmées.
Cest le sous-développement des savoirs scientifiques qui justifie aujourdhui leur appropriation par la recherche. Au cours des vingt ans qui viennent et probablement plus longtemps encore, on formera des enseignants " condamnés " à fonder une partie de leurs décisions et de leurs pratiques sur un état de lart, sur lexpérience, sur lintuition ou des savoirs locaux, à défaut de connaissances scientifiques suffisamment valides et efficaces pour être utilisables à bon escient en temps réel. Cest justement pourquoi il est souhaitable de faire une part à la recherche dans la formation initiale des maîtres. Non pas dans une perspective stratégique, celle du développement et de la légitimation des institutions de formation à forte composante scientifique et universitaire. Mais dans une perspective pédagogique et épistémologique. Parce que la participation à une recherche peut stimuler lappropriation active des connaissances scientifiques. Or cette appropriation active est dautant plus nécessaire que lexercice du métier nest pas pure mise en uvre de savoirs constitués. La part de formation scientifique ne sera réellement opérante quà condition dêtre incorporée à lhabitus professionnel (Bourdieu, 1982, 1980 ; Perrenoud, 1976) et investie pour une part dans limprovisation réglée, la négociation et les décisions continues en classe, la relecture de lexpérience (Huberman, 1983, 1990 ; Perrenoud, 1983, 1988).
Encore faut-il quune telle initiation atteigne ce but mieux que dautres dispositifs didactiques moins lourds. Pourquoi en irait-il ainsi ? Parce que la recherche induit nécessairement un rapport actif aux savoirs et à la réalité dont ils prétendent rendre compte. Parce que pour conduire une observation structurée, une enquête, une expérience, il faut manier des concepts, des variables, des hypothèses, des " objets théoriques " de façon plus intime et exigeante quen sadonnant à des travaux pratiques dune autre nature.
b. La recherche comme dispositif de pédagogie active
La recherche nest ici pertinente quau titre de pratique obligeant à prendre des décisions, à manier des concepts et des observables. Exactement dans lesprit qui inspire les didactiques nouvelles lorsquelles proposent, dès lécole obligatoire, dengager les élèves dans des recherches sur le fonctionnement de la langue, certains phénomènes naturels ou des situations mathématisables.
Recherche signifie alors : volonté de comprendre, délucider, de découvrir des mécanismes cachés, des causes, des interdépendances ; tâche ouverte, créative, à lissue incertaine ; mystère stimulant, aventure intellectuelle ; invention ou adaptation de méthodes dobservation et danalyse ; confrontation des points de vue, résolution de conflits sociocognitifs.
Avec Piaget et la psychologie génétique, on peut dire quun enfant qui se développe et apprend est un " chercheur ", puisquil cherche à comprendre le monde et à agir sur lui. Dans ce sens général, la recherche est une suite de déséquilibres et déquilibrations, de désorganisations et de restructurations, de moments de généralisation, de différenciation, de coordination des connaissances et des schèmes de pensée acquis.
Le petit enfant est " chercheur ", quil le veuille ou non, parce quil a tout à apprendre. Il en va autrement des élèves plus âgés, et a fortiori des adultes, qui disposent de routines leur permettant de faire face aux situations les plus fréquentes, et donc de consacrer moins dénergie à comprendre leur environnement et à le maîtriser. Cest pourquoi, pour stimuler de nouveaux apprentissages, les formateurs singénient à bâtir des dispositifs didactiques qui " obligent " les apprenants à résoudre des problèmes inédits, à réaliser des projets ambitieux, à prendre des décisions difficiles. Puisque la curiosité spontanée nest plus un moteur suffisant, on invente un " projet de recherche ", façon parmi dautre, dans une pédagogie active, de définir une tâche stimulante. Il y a alors risque de confusion entre la recherche comme mécanisme cognitif à luvre chez tout être humain et la recherche comme pratique sociale dans une communauté scientifique*. Mais cest parce que les parentés sont réelles et quil faut reconnaître à la fois les différences et les ressemblances. En classe ou plus généralement en situation de formation, on emprunte à la recherche pratique sociale certains traits qui donnent du sens, un but, un cadre, des procédures à une activité de recherche comme processus cognitif. Cet emprunt est légitime sil est lucide !
Pourquoi se priver de tels dispositifs en formation des maîtres alors quils sont préconisés dans toutes les disciplines dès lécole maternelle ? Ils auront au moins une vertu : faire vivre, en position dapprenant, des pratiques décole active quon invitera ensuite les maîtres débutants à mettre en uvre avec leurs élèves.
Au-delà de cette cohérence didactique, limplication dans des activités de recherche paraît une façon dapprendre tout à fait estimable. Encore faut-il en débattre avec une certaine rigueur :
Reprenons ces deux points.
c. Apprendre à voir : relativisme et décentration
Par définition, une recherche privilégie un champ instable et parcellaire de la connaissance. Même dans le cadre dune pédagogie active, il est sûrement des moments, dans la construction des connaissances, où une pratique de recherche nest pas lactivité la plus féconde, ou même présente des risques.
Dune pratique de recherche, on peut attendre en revanche des effets bénéfiques dans les domaines suivants :
1. Un découpage plus analytique et plus fin de la réalité. La recherche oblige à voir de manière précise et différenciée les phénomènes quon perçoit dordinaire globalement et de façon assez fruste. Par exemple, en se mettant dans une posture de recherche ethnologique, on peut, au cours dun trajet en ascenseur, découvrir un monde dinteractions, de codes, de stratégies restées jusqualors inaperçues, alors même quon prend lascenseur très souvent. De même, si lon doit codifier les interactions maître-élèves ou enregistrer les activités successives dun seul élève, on en vient à découvrir des nuances, des catégories et même des faits qui nétaient pas vraiment cachés, mais nétaient pas détectés faute dun regard suffisamment analytique et fin.
2. La recherche oblige à écouter et à regarder avec moins de biais. Dans beaucoup de domaines, on regarde ou on écoute mal parce quon sattend à ce quon va voir ou entendre ; ou parce quon a des préjugés, ou quon prend ses désirs pour des réalités. La recherche oblige à documenter, par exemple à enregistrer et à transcrire un entretien, à rédiger un protocole, à contrôler les observations. Cette discipline fait découvrir des gestes, des propos, des pratiques qui passent dordinaire inaperçus. Tout simplement parce que le mode denregistrement du réel quimpose la recherche empêche nos filtres et nos biais ordinaires de fonctionner aussi efficacement que dhabitude.
3. La recherche incline à mieux voir le caché, le refoulé, le non-dit. En se posant des questions qui nont pas cours dans la vie quotidienne, la recherche met en évidence des phénomènes ordinairement masqués, voire censurés. Pour mesurer le poids de lattirance ou de la répulsion physique dans les rapports maître-élèves, il faut dabord envisager et accepter que ce facteur puisse avoir une influence, ensuite recueillir des données qui infirment ou confirment cette hypothèse. Pour observer à quel point lécole prive lélève de sphère privée, ou dans quelle mesure les stratégies denseignement sont déterminées par les lacunes et les incertitudes de lenseignant dans la matière enseignée, il faut quune théorie construise ces hypothèses peu acceptables et quune méthodologie les valide.
4. La recherche oblige à prendre en compte la différence et la diversité. Lorsquon pratique un échantillonnage systématique, on observe des personnes et des pratiques qui échappent à la perception ordinaire, soit parce quelles sont très marginales, soit parce quon fréquente ordinairement une partie seulement de léventail des pratiques et des représentations. Ainsi, dans une recherche sur les attitudes racistes des maîtres ou des élèves, on ne pourra pas occulter des attitudes extrêmes ou très différentes de celles quon juge " normales ".
5. La recherche relativise les évidences du sens commun. Chaque acteur a normalement tendance à penser quil y a une bonne façon dexercer le pouvoir, dexprimer ses sentiments, de négocier, dévaluer. Les pratiques différentes sont soit méconnues, soit jugées sur le mode normatif : tel autre enseignant nest pas cohérent, telle famille nest pas à la hauteur, tel élève manque de culture ou de motivation, etc. La recherche oblige à prendre en compte dautres cohérences, dautres évidences et souligne larbitraire, mais en même temps la nécessité de chaque culture, de chaque vision du monde.
Décentration, relativisme, conscience de larbitraire et de la complexité, multiplicité des points de vue et des interprétations, existence de mécanismes cachés, de processus inconscients, diversité des pratiques et des représentations : ce sont autant de paradigmes qui rendent les théories possibles, autant de ruptures avec le sens commun, avec la psychologie et la sociologie spontanées des acteurs sociaux. Évidemment, dans chaque domaine particulier, une pratique de recherche oblige aussi à travailler un corpus théorique, un vocabulaire, des concepts et des hypothèses. Mais on peut pour cela recourir à dautres formes de travaux pratiques. Ce que la recherche apporte dirremplaçable, cest la confrontation au réel, mais une confrontation instrumentée et détachée du souci de gérer une situation, de faire réussir un projet, sinon celui dobserver et de comprendre.
À partir du moment où on admet lidée que lenfant puisse avoir une sexualité, que le maître puisse prendre du plaisir à exercer un pouvoir, voire à terroriser certains élèves, il reste naturellement à assimiler des concepts et des théories psychologiques et psychanalytiques qui vont éclairer les tenants et aboutissants de ces intuitions. Mais la formation théorique nest possible quà partir du moment où un nouveau regard a ouvert des perspectives et rendu acceptable un discours peu banal, parfois scandaleux. La recherche peut changer le regard, aider à reconnaître des niveaux de réalité et des types de phénomènes quon ne sait ou quon ne veut ordinairement pas prendre en compte.
d. Prédominance dune logique didactique
Quelle soit orientée vers des prises de conscience de ce genre ou vers lassimilation de concepts et de connaissances définis, la recherche natteindra ses buts que si elle est conçue et animée avec rigueur en fonction de tels objectifs. Autant dire quil pourra difficilement sagir dune " vraie recherche scientifique ", à laquelle on associerait simplement les maîtres en formation. Car alors, compte tenu des échéances, de la division du travail, des rigueurs de la méthode, etc., il y a tout à parier que, comme dhabitude en pareil cas, on ne donne aux étudiants quun rôle marginal, quon les implique dans le recueil et la codification des données, voire leur exploitation, plutôt que dans la conception des problématiques et des démarches et linterprétation des observations. Or ce sont évidemment ces dernières activités qui obligent le mieux à sapproprier activement des concepts et des idées. Dans le cadre de la formation méthodologique de futurs chercheurs, la participation à toutes les phases dune recherche, y compris les plus ingrates et les plus techniques, se justifie pleinement. Lorsquon détourne la recherche à des fins didactiques, cette logique même autorise et exige la centration sur les phases les plus conceptuelles, donc les plus qualifiées et les plus risquées du travail scientifique.
Cela ne veut pas dire quune recherche à but didactique doit porter sur un problème simple et que les formateurs doivent connaître le résultat de la recherche avant même quelle ait débuté. Au contraire, même dans une classe primaire, si la recherche nest quun détour pour amener les élèves à une connaissance déjà construite et maîtrisée par le formateur, lentreprise sera peu convaincante, donc moins formatrice. Tout en restant animateur de la démarche et garant de sa rigueur, le formateur devrait avoir lesprit aussi ouvert que les apprenants quant à lissue de lentreprise.
En revanche, il faut débarrasser de telles recherches des contraintes et des enjeux qui sont le lot de la recherche scientifique pure et dure : ne pas exiger de financement exceptionnel, faire avec le temps quon a, sans brûler les étapes, ne pas viser à tout prix une publication, accepter dimpliquer les maîtres en formation dans toutes les tâches, même sils ne sont pas encore compétents, accepter les errements, le flou, les décisions contestables et les retards comme autant de choses normales en situation dapprentissage. Il est évident quun formateur qui a besoin de la collaboration de ses étudiants pour finir sa thèse ou publier une recherche fondamentale naura jamais la patience et la tolérance voulues et que le souci defficacité dans lemploi dune main duvre prendra le pas sur le souci de formation
En conclusion sur ce point, oui à la recherche en formation initiale des enseignants pour faciliter lappropriation active de certaines connaissances et surtout de certains points de vue sur la réalité, à condition que le choix dune démarche de recherche soit dicté par un souci didactique et soit pertinent par rapport aux objectifs de formation, fût-ce au détriment de sa valeur présumée dans le champ scientifique. En acceptant que de telles recherches ne contribuent guère à la reconnaissance des formateurs qui les animent dans la communauté scientifique.
On pourrait imaginer dautres dispositifs didactiques et dautres démarches actives dappropriation des connaissances de base en sciences humaines, Linitiation à la recherche nest quune façon parmi dautres dinduire un travail sur le réel et sur soi. En revanche, peut-être est-ce la seule façon efficace de développer lesprit critique et lautonomie des enseignants face au discours des sciences humaines, en même temps quune attitude active, exigeante et pragmatique à lendroit des recherches en éducation.
a. Un rapport critique à la connaissance
Lorsquun étudiant participe à une recherche dune certaine envergure, il na pas nécessairement les moyens théoriques, méthodologiques, épistémologiques de comprendre exactement de quoi il retourne. En revanche, il voit de ses yeux que la connaissance se construit, quelle dépend dinstruments et de procédures dont il mesure dautant mieux larbitraire et les limites quil contribue à les concevoir et à les mettre en uvre.
Participer à une recherche, cest comprendre que le découpage des objets et la formulation des hypothèses obéissent à des contraintes méthodologiques, parfois techniques ou financières. Donc quil faut sattendre, pour de bonnes et parfois de mauvaises raisons, à ne pas retrouver dans une recherche ou une publication particulière toute la complexité du réel quon affronte en classe.
Participer à une recherche, cest prendre conscience de la fragilité des connaissances, comprendre quelles correspondent à un moment de la pensée, quelles seront nécessairement complétées, nuancées, réintégrées dans des ensembles plus vastes, ou même parfois invalidées par de nouveaux travaux. Cest donc comprendre que rien nest sûr et définitif, que cest normal, que ce nest pas un signe dinstabilité ou de manque de sérieux, mais la marche naturelle dune discipline scientifique.
Participer à une recherche, cest prendre la mesure de tout ce quon ignore, des incertitudes, des conflits théoriques. Cest se préparer à accepter que, sur certains sujets, les chercheurs ne soient pas daccord pour dexcellentes raisons, parce que le temps de lintégration nest pas venu, parce que la connaissance progresse par opposition et fragmentation aussi.
Participer à une recherche, cest constater que la recherche est une pratique sociale, avec des enjeux et des logiques institutionnelles, des conflits de personnes, de ressources et de territoires, des phénomènes de pouvoir et de marché, etc. Cest démystifier le chercheur, cest comprendre que cest un être humain comme un autre, pris dans des rapports sociaux, relativement enfermé dans une époque et un culture. Cest comprendre surtout que le savoir quil produit est toujours dépendant, si peu que ce soit, de ses attaches personnelles et institutionnelles, de ses valeurs et croyances.
Bien entendu, pour quune initiation à la recherche donne vraiment à voir la science en train de se faire, il faut quelle soit relativement longue et réaliste. Initier les enseignants en formation à de petites recherches faites sur mesure dans des domaines bien balisés, où il ny a véritablement rien de très neuf à découvrir, cest les initier éventuellement à la méthodologie de recherche, aux techniques dentretien, de fabrication de questionnaires, danalyse multivariée ou dobservation par exemple. Ce nest pas sans intérêt, mais les bénéfices épistémologiques décrits plus haut exigent bien davantage.
Il faut aussi que la démystification et la relativisation des savoirs scientifiques ne conduisent pas à la déception, au cynisme, au repli sur lintuition, la tradition, le bon sens. Pour dépasser ces réactions, probables dans un premier temps, il faut probablement deux conditions :
Une initiation un peu rapide et qui ne donnerait pas le temps dexprimer ses réactions et den discuter ferait plus de mal que de bien et conduirait une fraction des enseignants en formation à considérer quen fin de compte faire de la recherche " cest dépenser beaucoup dénergie pour pas grand chose ". Pour nuancer cette appréciation, sans doute ne suffit-il pas de discuter avec des chercheurs de pointe, eux qui ont inévitablement le nez collé sur un problème limité. Pour faire le lien entre le travail de recherche quotidien et la construction des connaissances, il faut avoir un minimum douverture vers lépistémologie et lhistoire des sciences. Pas forcément sous forme de cours. Plutôt sous forme de séminaires permettant de relier le travail quotidien de la recherche et ses produits consolidés, à léchelle dune décennie ou dun siècle par exemple.
b. Faire bon usage de la recherche
Quiconque sait faire la cuisine lira autrement une recette. Quiconque enseigne recevra autrement une leçon. Quiconque a une expérience personnelle de lart dramatique, de la musique ou du sport suivra différemment un spectacle, un concert, un match. Tout simplement parce que " sous " le produit achevé, le praticien repérera les ficelles du métier, les failles, les incertitudes, les ambiguïtés.
Ce qui arme la critique permet aussi lusage fécond, créatif, autonome des savoirs : lappropriation du produit fini est toujours plus forte lorsquon peut simaginer, deviner, reconstituer au moins en partie le modus operandi. Les enseignants désespérés par " La reproduction " navaient pas les moyens de mettre le livre de Bourdieu et Passeron à distance, faute de comprendre sur quoi les thèses étaient étayées et de quelle construction théorique le concept de reproduction était solidaire. Les lecteurs de " Pygmalion in the Classroom ", selon quils comprennent ou non le dispositif expérimental qui sous-tend les données, nen feront pas le même usage : les plus avertis pourront à la fois mieux accepter et mieux relativiser les résultats.
Il reste évidemment fondamental que les chercheurs en éducation sappliquent à diffuser le mieux possible les savoirs, notamment en sengageant dans une interaction forte avec les usagers, sans attendre que la distance " épistémologique " soit devenue infranchissable (cf. notamment Huberman & Gather Thurler, 1991). Il reste que les efforts de dissémination et de communication seront dautant plus efficaces que les chercheurs sadresseront à des enseignants disposant non seulement dun bagage suffisant (maîtrise minimale du langage, des concepts, des paradigmes scientifiques), mais de clés de lecture de ce type même de discours, qui passent notamment par une certaine familiarité avec les pratiques de recherche.
c. Participer à la recherche
Selon les pays et les systèmes scolaires, lexpression enseignant-chercheur correspond à des réalités différentes. On parle parfois dun statut bien défini, parfois dune participation passagère à des travaux de recherche au bénéfice dune décharge, dun congé de formation ou dans le cadre dune innovation, dune recherche-action ou dune recherche-développement.
Ce qui est sûr, cest quavec limplantation croissante des sciences de léducation dans les systèmes scolaires, il devient à la fois nécessaire, bénéfique et possible dassocier les enseignants aux travaux de recherche selon des modalités nouvelles. Il ne sagit plus ici douvrir sa classe à un observateur, dadministrer des tests ou des épreuves, de répondre à des questionnaires. Là, lenseignant joue un rôle de sujet de la recherche ou de médiateur avec le terrain, non pas de chercheur. Ce nest pas un enseignant-chercheur.
À ce jour, il nexiste guère de formation spécifique au métier denseignant-chercheur comme métier à part entière. Peut-être y viendra-t-on. Pour linstant, la question est plutôt de savoir sil faut, durant la formation initiale des enseignants, prendre en compte le fait quune fraction dentre eux seront, au cours de leur carrière, appelés à collaborer à la recherche en éducation, voire à sortir temporairement ou durablement de leur classe pour devenir enseignants-chercheurs ?
Aussi longtemps quon pense à une minorité, on peut difficilement donner beaucoup dimportance à cette préparation dans la formation initiale. On peut poser le problème autrement, se dire que, une fois au moins dans leur vie professionnelle, les enseignants qui le souhaitent auront loccasion dêtre associés à une recherche, voire détachés de leur classe pour un temps. Si cela devient le destin probable dune importante fraction de chaque volée de nouveaux enseignants, il est raisonnable de se demander sil faut les former dans ce sens. De la même façon, dans les pays où la fabrication des moyens denseignement et des méthodologies repose sur un système de milice, plutôt que sur des professionnels de lédition scolaire, il faut se demander sil ne conviendrait pas de préparer explicitement les enseignants à concevoir et à fabriquer des moyens didactiques. Cette réflexion participe dune thématique plus vaste : la diversification interne dune formation professionnelle en fonction de la diversification croissante des profils et des fonctions auxquelles elle donne accès. Aujourdhui, dans la carrière dun enseignant, la tenue dune classe reste la condition commune, mais avec beaucoup plus de possibilités den sortir soit en gravissant des échelons dans la hiérarchie des établissements et du système, soit en sintégrant à la noosphère, au groupe de ceux qui pensent les pratiques pédagogiques et les nantissent de moyens didactiques et matériels.
Dans cette hypothèse, la formation initiale des enseignants devrait aller plus loin quune préparation critique à assimiler les connaissances élaborées par les chercheurs. Il serait question de participer, de près ou de loin, à cette élaboration. On retrouve là la problématique classique de la formation des chercheurs, avec cependant des contraintes spécifiques :
Une initiation à la recherche pourrait contribuer à installer chez les enseignants une pratique réfléchie, autrement dit une disposition et une compétence à analyser individuellement ou collectivement leurs pratiques, à se regarder penser, décider et agir pour en tirer des conclusions, et inversement à anticiper les résultats de telle ou telle démarche didactique ou de telle ou telle attitude.
En effet, la recherche empirique offre des modèles concrets daller et retour entre la théorie et lobservation ou lexpérience. Dans la recherche plus que partout ailleurs, la théorie est avant tout une grille de lecture qui aide à voir, à anticiper, à analyser, à construire les " faits ".
a. Quest-ce quune formation clinique ?
Cette notion exigerait de longs développement. Comme ce nest pas ici mon propos principal, je reprendrai simplement quelques éléments dun autre texte :
Clinique ? Le terme évoque la médecine ou la psychologie : pathologie, diagnostic, thérapie. Pourquoi utiliser cette notion ? Pour assimiler lignorance à une maladie et lenseignement à une thérapie ? Ou pour transformer les maîtres en psychologues cliniciens ? Nullement ! Ce que nous retenons de la clinique, cest un modèle de fonctionnement intellectuel : le " clinicien " est celui qui, devant une situation problématique complexe, a lhabitude et les moyens théoriques et pratiques : a. de prendre la mesure de la situation ; b. dimaginer une intervention supposée efficace ; c. de la mettre en uvre ; d. dévaluer son efficacité apparente ; e. de " rectifier le tir ". Enseigner ne consiste ni à appliquer aveuglément une théorie, ni à se conformer à un modèle. Cest avant tout résoudre des problèmes, prendre des décisions, agir en situation dincertitude et souvent durgence. Sans pour autant sombrer dans le pragmatisme absolu et le coup par coup.Comment se forme-t-on à un tel fonctionnement ? Essentiellement par la pratique. Mais pas nimporte quelle pratique ! Une pratique encadrée, aménagée de façon optimale pour que les problèmes à résoudre soient à la mesure des personnes en formation ! Les enseignants livrés à eux-mêmes lors de leur première expérience pratique disent volontiers quils ont appris par tâtonnements, par une succession dessais et derreurs à partir desquels ils ont constitué un répertoire de " routines " qui leur permettent de " survivre " dans une classe. Cest lapprentissage que font classiquement, " sur le tas ", les remplaçants sans formation pédagogique. Les routines acquises de la sorte permettent peut-être de survivre dans une classe. Est-ce suffisant ? Une telle adaptation passe nécessairement par ladoption de nombreuses habitudes malheureuses du point de vue de lefficacité de lenseignement ou du climat relationnel. Ces adaptations sauvages sont en particulier sujettes à caution lorsquil sagit dintervenir à bon escient face à un élève peu coopératif ou en difficulté, ou encore dajuster le contenu ou le rythme du travail aux élèves quon a devant soi.
Pour que lexpérience pratique débouche sur une véritable maîtrise professionnelle, il faut que le maître puisse analyser sa pratique, comprendre pourquoi et comment telle activité ou telle intervention ont bien ou mal tourné, faire dautres essais en sy prenant un peu différemment (Huberman & Perrenoud, 1987, p. 3-4).
On le voit, ce modèle de formation nincite pas nécessairement à impliquer les enseignants dans des pratiques de recherche. Si la situation permet une forte collaboration entre les formateurs et les écoles, il nest pas indispensable dinscrire le va-et-vient dans un projet de recherche.
b. La recherche comme modèle de pratique réfléchie
La recherche présente en effet, dans la perspective adoptée ici, certains inconvénients, parce quelle oblige à filtrer les expériences pertinentes beaucoup plus que dans dautres formes de rapport au terrain, compte tenu dune construction dobjet plus rigoureuse ; limportant, pour installer une pratique réfléchie, est de partir de ce que les maîtres en formation trouvent significatif, sans se limiter a priori. Or la recherche implique des fermetures, elle exige que les stages alimentent une problématique définie davance. Même exploratoire, qualitative, sans prétention scientifique, elle oblige à suivre une logique de construction des connaissances plus que de réflexion sur lexpérience, alors que cette dernière est déterminante pour la formation professionnelle.
Une pratique professionnelle réfléchie, expérimentée et développée dès la formation initiale, exige bien davantage que la participation à quelques recherches. En revanche, la recherche peut offrir un paradigme transposable. Dabord aux formateurs : pour inventer des formes interactives dencadrement de la réflexion sur la pratique, tous les modèles sont bons, à condition de ne pas sy enfermer : la clinique, la supervision, lanimation en formation continue, lintervention, la recherche sont autant de registres à partir desquels on peut inventer une pratique de formation.
Parler de pratique professionnelle réfléchie nest pas, aujourdhui, se référer à un modèle bien établi de développement professionnel, dont la signification serait acceptée et partagée au sein du corps enseignant. Il importe que la culture professionnelle fasse progressivement une place et donne une légitimité à ce modèle. Ce nest pas acquis. Il ny a pas dimage claire et commune de la façon dont les professionnels évoluent en cours de carrière, non pas en formation, mais au gré de leur expérience en classe. En ce sens, toute réflexion épistémologique est favorable.
Une expérience de recherche peut aider à comprendre ce que pourrait être une pratique réfléchie, aussi bien par différence que par ressemblance :
À linverse, lenseignant qui réfléchit sur sa pratique a des contraintes que le chercheur na pas :
La prise de conscience de ces différences peut être formatrice, en particulier lorsquelle aide à voir quune pratique professionnelle réfléchie ne va pas de soi, quelle exige un effort constant dauto-observation, de décentration, qui nest possible quavec une formation, une certaine sécurité affective et intellectuelle, un environnement favorable ou au moins pas trop hostile.
Mais ici encore, rien ne justifie la participation des maîtres en formation initiale à nimporte quelle recherche en éducation. Pour induire une métaréflexion sur la pratique réfléchie, lexpérience de recherche doit elle-même être analysée, verbalisée, discutée. Elle doit donc sy prêter doublement : par son contenu et ses échéances dune part, par les temps et les lieux de réflexion qui laccompagnent dautre part.
Jusquici, je me suis placé du point de vue du curriculum de formation des maîtres, pour tenter de discuter la question : la participation à la recherche en éducation est-elle formatrice ?
Globalement, la réponse est oui, à condition :
Une autre question se pose : les formateurs denseignants doivent-ils avoir une formation à la recherche ? une pratique personnelle de recherche antérieure ou parallèle à leur activités de formation ?
Je répondrai par laffirmative, avec une nuance : pour répondre sérieusement à une telle question, il conviendrait de discuter au préalable de la division du travail au sein du corps des formateurs. Pourquoi faudrait-il que tous les formateurs fassent le même travail et aient le même statut ? Un cursus de formation initiale bien pensé peut mobiliser toutes sortes dintervenants, différant notamment par leur trajectoire, leur expérience professionnelle, leur niveau de formation académique, leur rapport à la pratique et à la recherche. Une réponse globale serait donc simpliste.
Il est sûr en revanche quune partie des formateurs doivent participer, de près ou de loin, à des vraies recherches en sciences humaines. Cest évidemment indispensable pour ceux qui devront utiliser la recherche comme démarche didactique dans lune des trois orientations esquissées plus haut. Comment pourrait-il animer et encadrer les démarches des apprenants sils nont personnellement aucune expérience directe de vraies recherches scientifiques ?
Mais lenjeu est plus vaste, il touche à la formation des formateurs. Il ne me semble pas indispensable que tous les formateurs denseignants aient été ou soient des professionnels de la recherche en éducation. Leur métier principal devrait être de former des maîtres. Mais la participation à la recherche pourrait être pour eux :
Le plus difficile, compte tenu de toutes ces raisons dinscrire une part de recherche dans lidentité et lemploi du temps des formateurs, cest de résister une tentation majeure : la tentation de croire quune recherche utile aux formateurs sera ipso facto utile aux enseignants en formation initiale.
Il y a de bonnes raisons de penser quune recherche orientée par une logique de formation ne permet pas de produire des savoirs acceptables dans la communauté scientifique. Ou alors cest au prix dun faux-semblant : dans les universités, des générations détudiants ont servi et servent encore de main duvre gratuite ou bon marché aux professeurs, pour recueillir, codifier, traiter des données. Est-ce une activité formatrice ? On peut en douter.
Parfois les choses se conjuguent. Larticulation la plus convaincante se situe certainement dans le contexte de la formation dhypothèses et de la construction dobjets : là, le souci didactique peut se marier, parfois de façon très féconde, avec limagination scientifique. Lorsque, dans un contexte de validation, il sagit de produire des données, les intérêts des formateurs-chercheurs et des maîtres en formation divergent souvent. De même, la recherche qualitative facilite les convergences, alors que les recherches à forte composante statistique associent les étudiants à des tâches dexécution plutôt quà la conception ou à lanalyse.
Plutôt que de faire comme sil y avait harmonie préétablie, il serait prudent de prévoir :
$dune part des activités de recherche centrées sur les besoins des maîtres en formation, sans trop se soucier den monnayer les résultats sur le marché scientifique ;
$dautre part, du temps et des ressources pour favoriser la participation personnelle des formateurs à de véritables recherches scientifiques, sans vouloir nécessairement y associer, si peu que ce soit, les maîtres en formation.
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