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Lécole face à la complexité
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1993
I. Lirruption des antagonismesII. Ce qui accroît la complexité aujourdhui
III. Quelques stratégies sans avenir
IV. Affronter vraiment la complexité
Que lêtre humain et les systèmes sociaux ne soient pas simples, que les professionnels de léducation et les chefs détablissement naient pas la tâche facile, nul nen doute. Que gagne-t-on à parler de complexité ? Certes, le mot est à la mode et il valorise ceux qui sen réclament. Mais de quoi sagit-il au juste ?
Avant den venir à une définition plus rigoureuse, je mintéresserai au sentiment de complexité, à travers une métaphore. Un monde complexe, cest comme un spectacle de pantomime un peu ésotérique. Il y a des moment où lon croit comprendre, où lon se sent presque euphorique, maître du sens, donc très intelligent. Surtout si on a limpression que les autres spectateurs ne comprennent pas et quon va pouvoir les épater en leur expliquant gentiment ou les snober en leur laissant entendre que ce nest pas à la portée du premier venu. À dautres moments où lon nest pas sûr de tout comprendre, où lon aimerait se faire expliquer discrètement le sens des événements. Mais pour cela, il faudrait oser dire ses doutes et risquer de passer pour un demeuré. Plutôt mourir !
Il y a des moments, enfin, où lon ne comprend vraiment rien, où lon nessaie même plus. On voudrait croire quon nest pas le seul, on quête chez ses voisins un signe de doute, une complicité dans la perplexité. Mais non, rien ! Ils ont lair de suivre, ce nest pas le moment de se ridiculiser.
Comme un spectacle de pantomime, le spectacle du monde nous déconcerte parfois, nous donne le sentiment dêtre dépassé. Ce qui nous isole aussi longtemps que nous navons pas osé dire à voix haute " Je ny comprend rien ! Et vous ? " Au théâtre, le spectateur se dit parfois " Et si le projecteur se braquait sur moi, si on me demandait mon avis, de quoi aurais-je lair ? " Mais, sauf dans ces théâtres davant-garde qui veulent transporter le spectacle dans la salle, lon ne risque pas grand chose. Le théâtre de la vie est moins tendre, il ne vous ménage pas. Dans la vie, il faut agir, et donc comprendre ou feindre de comprendre. Surtout si vous êtes le responsable, celui quon appelle lorsque la machine se grippe.
Dans une organisation, être responsable, cest, en vertu de la division du travail, être condamné à la complexité. Mieux vaudrait le savoir lorsquon devient chef détablissement. Ou changer de métier si on le découvre trop tard ! Même si on lassume lucidement, comme composante majeure du rôle professionnel, il nest pas facile daffronter chaque jour la complexité. Alors mieux vaut lapprivoiser, et dabord en parler ! Et reconnaître quelle est dans le monde, mais aussi dans notre rapport au monde, en raison dune part de nos contradictions, ambivalences, instabilités et limites personnelles, dautre part des divergences et conflits entre acteurs à propos de la situation et des décisions à prendre.
Parler de la complexité, cest donc parler de soi et parler des autres face au réel. Cest sinterroger sur notre représentation et notre maîtrise du monde, et notamment du monde social. Cest donc prendre la mesure de nos outils de compréhension, danticipation et daction.
Quest-ce que la complexité ? Edgar Morin, avec dautres analystes des systèmes vivants, la distingue de la complication :
La complexité simpose dabord comme impossibilité de simplifier ; elle surgit là où lunité complexe produit ses émergences, là où se perdent les distinctions et clartés, là où les désordres et les incertitudes perturbent les phénomènes, là où le sujet-observateur surprend son propre visage dans lobjet de son observation, là où les antinomies font divaguer le cours du raisonnementLa complexité nest pas la complication. Ce qui est compliqué peut se réduire à un principe simple comme un écheveau embrouillé ou un nud marin. Certes, le monde est très compliqué, mais sil nétait que compliqué, cest-à-dire embrouillé, multidépendant, etc., il suffirait dopérer les réductions bien connues ( ) Le vrai problème nest donc pas de ramener la complication des développements à des règles de base simple. La complexité est à la base (Morin, 1977, pp. 377-378).
Et il ajoute :
Une telle jonction de notions jusqualors disjointes nous fait approcher du noyau principal de la complexité qui est, non seulement dans la liaison du séparé/isolé, mais dans lassociation de ce qui était considéré comme antagoniste. La complexité correspond, dans ce sens, à lirruption des antagonismes au coeur des phénomènes organisés, à lirruption des paradoxes ou contradictions au coeur de la théorie. Le problème de la pensée complexe est dès lors de penser ensemble, sans incohérence, deux idées pourtant contraires (Morin, 1977, pp. 379).
Voilà qui peut paraître fort abstrait. Et en effet, la réflexion sur la complexité est dabord le fait de philosophes des sciences ou de chercheurs - physiciens, astronomes, biologistes, psychologues ou sociologues - qui tentent de comprendre pourquoi la réalité résiste à leurs modèles, pourquoi il ne suffit pas de simplifier la réalité, de la réduire à la composition de lois ou de particules élémentaires pour la comprendre. Cette approche épistémologique de la complexité a-t-elle le moindre rapport avec le sentiment de complexité qui saisit les acteurs au sein des organisations ou des sociétés modernes ? Je crois que oui, même si ces acteurs nont que guère le temps ou les moyens dexpliciter ce quils entendent exactement.
Sur trois points au moins les propos dEdgar Morin peuvent éclairer laction sociale ordinaire, notamment dans le monde scolaire :
Dans le domaine de léducation, quelles sont les contradictions ? En voici quelques unes : entre la personne et la société, lunité et la diversité, la dépendance et lautonomie, linvariance et le changement, louverture et la fermeture, lharmonie et le conflit, légalité et la différence. Chacune delles opère à divers niveaux de lorganisation scolaire, celui de la salle de classe, là où se noue lessentiel du rapport pédagogique, celui de létablissement, celui du système éducatif dans son ensemble. Je ne puis ici quen rappeler les grandes lignes.
A. Entre la personne et la société
Dans une société où les valeurs individualistes tiennent le haut du pavé, léducation est considérée comme une consommation ou un investissement de la personne au service de sa propre réussite, de son bonheur, de son équilibre. Dans le même temps, les familles, les institutions, la société ne sont pas prêtes à renoncer à contrôler la " socialisation " des nouvelles générations. Les enjeux sont de taille : préserver les traditions, les valeurs, lordre des choses, mais aussi, plus pragmatiquement, la continuité dans le fonctionnement des organisations, le renouvellement dune main duvre qualifiée, le maintien des privilèges des nantis et du pouvoir des dominants.
Léducation est constamment traversée par cette tension et ne saurait sen affranchir " une fois pour toutes ". Cest un des éléments de la complexité à la base. Cette tension se manifeste dans le débat sociétal sur les finalités du système éducatif. On la retrouve à lintérieur des établissements, non seulement entre jeunes et adultes, mais entre les adultes eux-mêmes, qui ne partagent pas la même idéologie et ne se retrouvent pas dans le même camp. Enfin, dans la salle de classe, chaque jour voit naître un compromis fragile entre le respect des personnes - de leur besoins, de leurs rythmes, de leur pensée - et les exigences du programme, du travail, de lévaluation, de lhoraire, de la coexistence.
B. Entre lunité et la diversité
Éduquer et instruire, cest amener lapprenant à partager une culture, à accepter un héritage, donc à se couler dans un moule, à accepter une certaine standardisation de ses savoirs, de ses façons de penser, de sentir, de communiquer. Historiquement, lécole sest développée comme une formidable machine à normaliser, parfois pour rendre possible la démocratie, pour favoriser une coexistence basée sur le libre consentement et le contrat social plutôt que la violence, parfois pour substituer aux tyrannies rustiques dantan des totalitarismes contrôlant dabord les esprits. Ce souci dunité appauvrit progressivement la diversité des modes de vie et de pensée, au profit dune langue scolaire, dune pensée orthodoxe, dune rationalité exemplaire, dune sensibilité et dune éthique codifiées, dune culture de masse.
Le système éducatif, les établissements, les enseignants doivent trouver leur voie entre unité et diversité, tant en ce qui concerne les parcours et la formation des élèves quen ce qui touche aux pratiques pédagogiques, aux valeurs et aux représentations des professionnels.
C. Entre la dépendance et lautonomie
Le rapport pédagogique est fondamentalement asymétrique, puisque le maître détient un savoir que lapprenant ne maîtrise pas encore et dont il ne peut juger vraiment le bien-fondé et lutilité. Linstruction se fonde souvent sur laffirmation traditionnelle " Cest pour ton bien. Tu me remercieras plus tard ". Y a-t-il plus forte dépendance que de suivre quelquun sans comprendre où il vous mène ? Or le rapport pédagogique a en même temps vocation à travailler à sa propre disparition : le maître atteint en principe son but ultime lorsque lélève na plus besoin de lui. De la dépendance à lautonomie, le chemin est jonché dambivalences et dincertitudes. Ambivalences : il est difficile pour le maître, fût-ce symboliquement, de se faire hara-kiri, de renoncer sereinement à son pouvoir ; de même quil est difficile pour lélève daffronter la liberté et la responsabilité, de ne plus sabriter derrière son statut denfant et dignorant. Incertitudes : sait-on jamais exactement quel est le bon moment pour faire un pas de plus dans le sens de lautonomie, on peut constamment se tromper par excès ou par défaut : infantiliser ou faire une confiance aveugle ? traiter comme un mineur ou un adulte ? imposer ou laisser choisir ?
On retrouve les même dilemmes entre les professionnels. Être enseignant, cest être à la fois agent dune organisation et artisan (ou combattant) solitaire. Aucun enseignant nest " à son compte ", mais certains sengagent dans la relation éducative avec tout leur être, une passion, un projet, une éthique qui leur appartiennent. Ils ne cessent alors de composer entre leur cahier des charges et leur projet éducatif propre. Même ceux qui ont un rapport plus dépendant et docile aux finalités officielles de léducation ont besoin dune certaine autonomie dans leur mode de faire, sans oser ni pouvoir sécarter totalement des méthodes prescrites ou recommandées par linstitution. À une autre échelle, les équipes pédagogiques et les établissements naviguent aussi à vue entre autonomie et dépendance à légard de systèmes plus vastes.
D. Entre linvariance et le changement
Éduquer ou instruire, cest permettre à lapprenant de changer sans perdre son identité, cest concilier invariance et changement. Lorganisation scolaire doit, elle aussi, se renouveler sans se défaire, absorber de nouveaux savoirs, de nouveaux programmes, de nouvelles méthodes, de nouvelles technologies sans renier lhéritage, ni laisser entendre que tout ce quon faisait avant navait aucun sens. À léchelle de la société, léducation et lenseignement oscillent entre reproduction et changement, transmission dun héritage et préparation à une société nouvelle, continuité avec le passé et anticipation de lavenir. Lécole est, par nature même, au confluent du vieux et du neuf, tant pour les personnes que pour le système, donc au coeur du débat toujours renaissant entre les anciens et les modernes.
E. Entre louverture et la fermeture
Un système ouvert est perpétuellement sur le fil du rasoir : trop ouvert, il perd son identité, sa cohérence, se fond dans son environnement. Trop fermé, il sasphyxie, ne se renouvelle plus et disparaît aussi comme système. Cest ce que Piaget a conceptualisé comme un équilibre à reconstruire en permanence entre assimilation de la réalité à mes schèmes daction et de pensée et accommodation de mes schèmes au monde, au gré de lexpérience.
Léducation et linstruction, comme les media, sont des clés tant de louverture que de la fermeture dune société. Les sociétés dont la culture nest fécondée par aucune hybridation se sclérosent, celles qui sont ouvertes à tous vents deviennent des colonies culturelles, des satellites de sociétés dominantes. Ce qui renvoie à des choix très concrets, par exemple dans la façon denseigner lhistoire, la géographie, les langues, la littérature, la philosophie, et même les sciences. Entre excès de protectionnisme et excès douverture, quelle est la juste ligne ?
Cela vaut aussi pour un établissement ou une équipe pédagogique. Sans une certaine fermeture, pas didentité forte, pas de sentiment dappartenance, pas de sécurité. Mais à linverse
Cela vaut encore pour les personnes, apprenants ou enseignants.
F. Entre lharmonie et le conflit
Léducation porte en elle un rêve dharmonie. Le savoir, la raison, largumentation ne devraient-ils pas permettre la coexistence pacifique, la tolérance aux différences, la coopération intelligente, le partage de valeurs humaines ? Pourtant, sans conflits, pas dapprentissages majeurs, pas de changements sociaux. Lalternative est toujours incarnée par une autre partie de moi-même ou par quelquun qui soppose sinon à ma personne, du moins à mes idées et à mes préférences.
Lécole est condamnée à vivre avec des conflits de valeurs, de méthodes, de théories, de rapports au savoir, de pouvoir. Elle travaille à les dépasser tout en sachant que dautres renaîtront
H. Entre légalité et la différence
Cette contradiction est peut-être la plus moderne. Lexigence dégalité nétait pas présente dès lorigine des systèmes scolaires. À lépoque de la Révolution française, beaucoup encore ne trouvaient rien à redire à ce que chacun reçoive une instruction strictement proportionnée à sa condition sociale. Ce nest quau XXe siècle, et plutôt dans sa seconde moitié, que le thème de la démocratisation de lenseignement et de légalité des chances a surgi. Aujourdhui, nous attendons de lécole quelle donne à tous une même culture de base. Comment concilier cette exigence dégalité avec la diversité des intérêts, des aptitudes, des formes desprit ? Peut-on définir des orientations équivalentes ? Diversifier les formes dexcellence (Perrenoud, 1991 b), les options, les filières, les écoles, est-ce possible sans réintroduire des hiérarchies implicites ?
Ce qui se manifeste au plan des programmes et des structures scolaires se retrouve dans la salle de classe : faut-il donner les mêmes devoirs à tous ? Évaluer chacun selon les mêmes normes ? Imposer les mêmes rythmes de travail, les mêmes formes de communication, les mêmes valeurs, les mêmes rapports au savoir à des enfants ou des adolescents aussi différents ? Et si on respecte ces différences, ne risque-t-on pas denfermer chacun dans sa condition et de perpétuer les inégalités devant la culture ?
Dans tous ces registres, on observe, selon lexpression de Morin, " lirruption des antagonismes au coeur des phénomènes organisés ". Antagonisme sentend ici en un sens large dopposition entre diverses forces, aussi bien à lintérieur des personnes que des organisations, aussi bien sur le plan des valeurs que des constructions du monde, des intérêts que des projets. Les antagonismes sont à la base, ils renaissent sans cesse et comme Sisyphe, nous sommes condamnés à les affronter chaque jour.
La complexité est inscrite, nous venons de le rappeler, dans la nature même de la relation éducative et des systèmes denseignement. Est-elle pour autant un invariant ? Où saggrave-t-elle aujourdhui, dans les faits ou dans les esprits ? Je vais essayer de montrer que certains facteurs contribuent à accroître soit les contradictions elles-mêmes, soit la conscience quon en prend à lintérieur du système scolaire.
A. Des effets de plus en plus incertains
Peut-être navons-nous jamais mieux quaujourdhui pris la mesure de notre ignorance quant aux effets réels de lenseignement. Pendant des âges, lécole a vécu dans une relative bonne conscience, en partie sans doute parce que le développement quantitatif lemportait sur le souci de vérifier lefficacité des pratiques éducatives. Dabord scolariser tout le monde, puis étendre la scolarité obligatoire, développer lencadrement préscolaire et les formations postobligatoires, généraliser léducation des adultes
Au moment même où cette fuite en avant touche à ses limites, on découvre quil y a, dans les sociétés hyperscolarisées, de 10 à 25 % danalphabètes fonctionnels, que même les gens les plus instruits sont largement démunis face au SIDA, aux changements technologiques, au chômage et aux reconversions industrielles, à lafflux dimmigrés et à lévolution vers des sociétés multiethniques, aux recompositions des nations (réunification allemande, construction européenne, effondrement de lempire soviétique), aux mécanismes monétaires et spéculatifs qui débordent les gouvernements, aux impasses du Tiers Monde, aux risques de la science (manipulations génétiques, nucléaire), aux atteintes à lenvironnement.
Lécole est-elle à la hauteur de ses ambitions déclarées ? Est-il raisonnable dinvestir encore et encore dans léducation sans cerner plus finement le rapport entre les coûts et les effets ? Est-ce par hasard que se multiplient aujourdhui les travaux sur les indicateurs des effets de léducation, sur lefficacité des systèmes denseignement ?
Il nest plus possible de croire, la main sur le coeur, que plus décole cest nécessairement plus de compétence et de sagesse pour tous. Le doute est désormais au centre du débat, et les mesures précises de lefficacité des systèmes éducatifs ne suffiront pas à le neutraliser, car ce sont les modèles dont la scolarisation est solidaire qui sont en crise : modèles de développement économique, de connaissance scientifique, daction rationnelle, de décision politique. Ces incertitudes aggravent le sentiment de complexité. Lécole est moins que jamais sûre de son action, aucune réforme scolaire ne peut aujourdhui garantir quelle apportera un progrès décisif. Cest un pari, que les conservateurs ont beau jeu de dénoncer au nom de laustérité budgétaire ou de la lassitude de tous face au changement. Comme si le statu quo était en soi un gage defficacité
B. Une introuvable justice
Le sentiment dune relative équité est une condition de la coexistence pacifique au sein dune communauté. Si une partie des acteurs ont constamment limpression dêtre exploités, maltraités, défavorisés, niés dans leur identité et leurs droits, ils sefforceront de prendre le pouvoir ou du moins de changer les règles du jeu à leur avantage.
Or la justice est une construction humaine qui tire sa force dun certain consensus. Aussi longtemps quune majorité des élèves et des parents pensent quun diplôme se mérite et quil est juste que lobtiennent ceux qui ont travaillé et prouvé leurs compétences, la sélection est dure à vivre pour ceux quelle écarte, mais elle est tenue pour légitime. Lorsque la conception de la justice se brouille ou se fragmente, on voit par exemple une partie des étudiants réclamer le droit au diplôme et refuser toute sélection à luniversité. Il ny a plus alors de contrat social possible, la justice des uns nest plus celle des autres.
Lécole obligatoire est partiellement confrontée au même problème. Quest-ce que léquité ? Donner à tous loccasion de faire ses preuves ? Ou garantir à tous les mêmes acquis ? Est-il juste dautoriser un élève à redoubler pour être en meilleure posture devant la sélection à lentrée du secondaire ? juste de laisser un élève prolonger ses études au-delà de la scolarité obligatoire sil ne respecte pas le contrat didactique ? juste dimposer une orientation scolaire aux familles ? juste daccorder généreusement des dérogations ? juste de faire varier les normes dadmission selon les régions, les sexes, les ethnies ?
Plus généralement : à qui profite lécole ? et qui doit la payer ? Autour de la santé publique, le débat est ouvert : est-il juste, par exemple, que des millions de gens " raisonnables " couvrent les dépenses de santé de ceux qui abusent de drogues, de tabac, dalcool ou prennent des risques insensés sur la route ? Et lorsquon ne peut plus tout couvrir, est-il juste daccorder une priorité aux uns ou aux autres, aux jeunes ou aux vieux ? Léducation fait et fera toujours davantage lobjet de telles controverses à léchelle des sociétés nationales ou régionales.
Le thème de la justice est tout aussi présent dans la coexistence et la division du travail au sein des administrations scolaires : est-il juste que les professeurs les plus expérimentés puissent, en vertu de leur ancienneté, choisir les écoles les plus confortables ? En cas de crise budgétaire, est-il juste de conserver leur emploi aux gens en place en bloquant le recrutement de jeunes professionnels ? juste de demander aux couples de salariés de consentir davantage de sacrifices ? juste de licencier ceux dont le statut est le plus précaire, indépendamment de leurs compétences ?
Et au sein des établissements, est-il juste de donner les classes les plus difficiles aux nouveaux arrivants ? de déplacer quelques élèves ou quelques professeurs pour rationaliser lorganisation des classes ? de réserver les équipements les plus sophistiqués aux filières les plus exigeantes ? de sacrifier les disciplines artistiques au profit de linformatique ? dindemniser ce qui pourrait sembler faire partie du job, par exemple réfléchir, travailler avec des collègues ? Sur toutes ces questions, et bien dautres, les figures de léquité sont brouillées ; on ne peut plus se réclamer dévidences partagées ; à loccasion de chaque décision, il faut reconstruire des normes légitimes de justice ou assumer le soupçon darbitraire (Derouet, 1992).
C. Des solidarités qui se défont
" Moi dabord ", " Chacun pour soi ", " Après moi le déluge " : ces expressions ne sont pas nouvelles et suggèrent que, dans toutes les sociétés, à toutes les périodes de lhistoire, les individus oscillent entre égoïsme et solidarité. Les travaux des sociologues indiquent cependant une tendance lourde à laffaiblissement des liens sociaux, à la montée de lindividualisme comme référence ultime, au repli sur la vie privée, à labandon du politique à une minorité de professionnels, à lengourdissement des formes de participation à la gestion.
" Tirer son épingle du jeu " devient la règle dor. Les parents et les élèves se conçoivent comme des consommateurs décole (Ballion, 1982), utilisant au mieux les ressources de la carte scolaire pour garantir le meilleur diplôme, sans trop se soucier de savoir si leurs stratégies aggravent les inégalités sociales et les disparités régionales. Beaucoup denseignants se préoccupent avant tout de trouver un poste stable et confortable, de se protéger des élèves à problèmes, des parents exigeants, des directeurs dynamiques, des réformes ambitieuses.
Tout cela change la nature des organisations : elles deviennent des " marchés " où se déploient des stratégies individuelles. Pour mobiliser leur personnel, les dirigeants doivent désormais compter sur les incitations personnalisées - horaires allégés ou aménagés, primes, congés-formations, avancement - davantage que sur ladhésion à des valeurs communes. La complexité sen trouve accrue. Ainsi, un chef détablissement qui envisage de lancer une initiative doit-il aujourdhui faire comme un leader politique : sonder lopinion pour sassurer quil ne va pas se retrouver tout seul, infléchir ses propositions pour quelles rencontrent un semblant denthousiasme.
D. Lautorité contestée
Lautorité traditionnelle est contestée, ni les élèves ni les professeurs ne se contentent dobéir parce que lordre vient den haut. On veut être consulté et convaincu.
Ceux qui ont pris la mesure du phénomène proposent daller vers une autorité négociée (Perrin, 1991), associant chacun à la décision. Ce qui revient de toute façon à accroître la complexité, car dans le cadre dune gestion participative (Demailly, 1990), les décisions sont prises plus lentement, il faut intégrer les points de vue, chercher des compromis et veiller à ne pas transformer systématiquement certains partenaires en perdants.
La complexité est dautant plus forte que nous vivons une période de transition, dans laquelle les acteurs nont pas encore les moyens de leurs prétentions : nombre de responsables ont peur du dialogue et sy résignent la mort dans lâme, lorsquils ne peuvent plus faire autrement ; ils sempressent, dès quils en ont loccasion, de reprendre le pouvoir concédé. Et nombre de salariés jouent encore constamment sur deux tableaux, prenant et refusant les responsabilités de façon opportuniste, nacceptant pas de voir quune autorité négociée sinscrit dans un contrat à long terme, à la faveur duquel chacun aliène une partie de sa liberté.
E. Une certaine pauvreté de la culture commune
La relative démocratisation des études et le développement des écoles intégrées amène dans les classes et les établissements des populations de plus en plus hétérogènes. Les mouvements démographiques et migratoires y ajoutent une forte instabilité : dans la plupart des écoles, on est confronté à un nombre croissant délèves qui vont et qui viennent, et fréquentent au cours de leur jeunesse plusieurs établissements, dans divers systèmes scolaires. Doù la difficulté, sans un long apprentissage, de partager les mêmes codes, donc de se parler.
Cette diversité touche aussi aux enseignants : origines sociales contrastées, itinéraires et statuts divers, affiliations politiques contradictoires, représentations divergentes de la culture, de léducation, du métier, de lécole. Lunité du corps enseignant se fait éventuellement sur des thèmes corporatistes, ce nest pas suffisant pour constituer un culture commune. Ce qui constitue à la fois un avantage et un handicap. Avantage parce que lécole apprend à vivre avec des différences, entre enfants, entre adolescents, entre adultes. Handicap parce que, face à la complexité, la construction dune réponse cohérente devient un immense travail.
F. Des acteurs sans alternatives
Pour ses professionnels, lécole est un monde clos. Personne ny est totalement enfermé, mais pour en sortir, il faut une véritable reconversion professionnelle. Les gens sont donc condamnés à vivre et à vieillir ensemble, dautant plus que les modes de gestion du personnel, dans la fonction publique, ne favorisent ni la formation déquipes cohérentes, ni le règlement des conflits par déplacement dune partie des acteurs.
Par rapport à dautres organisations et à dautres professions, lécole a moins de degrés de liberté pour faire face à la complexité, parce que les acteurs nont eux-mêmes guère de marges de manuvre. Sans doute est-ce aussi une forme de protection des emplois et des personnes, mais elle accroît du même coup la rigidité : cest largement avec les mêmes gens, donc les mêmes idées reçues, les mêmes conflits, les mêmes alliances, les mêmes blocages, les mêmes susceptibilités, quon fait face aux problèmes nouveaux.
G. La nécessité dune façade et le double discours
Lécole nest pas une organisation comme les autres : elle travaille sous le regard des parents et de lopinion plus que nimporte quelle entreprise ou que la plupart des administrations. Ce qui loblige à agir constamment sur deux fronts : tenter, à lintérieur, daffronter les vrais problèmes, tout en maintenant une façade respectable. Lécole ne peut pas, nose pas dire quelle ne sait pas, quelle doute, quelle se trompe. À la moindre hésitation, elle donne des armes à ses détracteurs. Ainsi, se demander si une réforme importante a atteint ses objectifs pourrait paraître le bon sens même. Pourtant, si les responsables du système éducatif se posent ouvertement la question, elle passe immédiatement pour une autocritique ou un aveu dincertitude. " Comment, vous nêtes pas sûr que cette réforme engagée à grand frais ne porte pas ses fruits ? " Les gens décole nosent pas dire " Eh bien non, nous ne sommes pas sûrs ! " Il faut lassurance de la recherche spatiale ou médicale pour oser affirmer quil faudra passer par de nombreux échecs pour déboucher sur de vrais résultats
Le système soviétique sest finalement effondré, entre autres raisons, parce quil interdisait de dire les choses comme elles sont, donc daffronter ouvertement la complexité. Si lavenir est toujours radieux, si le parti a toujours raison, si le plan est toujours parfait, si léchec est exclu par définition, il devient impossible de partager une analyse et de définir un programme daction. Toutes proportions gardées, lécole souffre du même problème. Chacun sait que les programmes ne passent pas intégralement, que certains horaires sont absurdes, que les appuis pédagogiques pourraient être plus efficaces, que la grille horaire nest pas équilibrée, que Combien faudra-t-il de temps, combien de crises larvées pour quon puisse le dire et agir ? Lécole est-elle condamnée à être toujours en retard dune complexité ? Angélisme et langue de bois sallient pour interdire une lucidité collective. Il ne suffit pas que chacun, dans son coin, en silence, perde ses illusions. Au contraire, cela favorise le divorce entre le retrait désabusé des personnes et le triomphalisme des organisations. Seule la lucidité partagée permet daffronter la complexité.
H. La crise et lincertitude sur les règles du jeu
Lorsquon se trouve pris dans une crise, on a toujours tendance dabord à la sous-estimer, puis, lorsquon en prend la mesure, à dramatiser et à croire que " rien ne sera jamais plus comme avant ". Il serait sans doute plus juste de dire que les crises fonctionnent comme révélateurs de contradictions de longue date, quelles obligent à en prendre conscience et à en faire quelque chose.
Parmi les certitudes que la récession économique et les crises des finances publiques ébranlent, quelques unes semblent avoir un certain avenir :
Ces incertitudes, qui ne sont pas près dêtre levées, accroissent la complexité, parce que les finalités elles-mêmes sont en question. Donc les règles du jeu social. Il est déjà difficile de se mettre daccord sur linterprétation des règles et la façon la plus efficace de réaliser des objectifs ambitieux. Si, à chaque pas, se pose la question du sens de linstruction publique et de ses buts, les points de repère les plus élémentaires font défaut, tout est toujours en question, nul ne peut plus fonder son argumentation sur une légitimité incontestée.
Que font lécole et ses acteurs face à la complexité ? Souvent, ils adoptent des stratégies sans avenir, des stratégies qui ne règlent rien et ne font que déplacer les problèmes ou différer les décisions. Toute cela nest pas absurde : il est dans la nature même de la complexité de nêtre pas abordée de façon cohérente et consensuelle, puisque, justement, elle divise chaque personne ou chaque organisation. On ne peut sétonner quune partie des stratégies qui prétendent faire face à la complexité laccroissent de facto, pour avoir ignoré que la réalité résiste aux simplifications. Il reste quune réflexion collective sur la complexité devrait notamment éviter les pièges les plus grossiers. En voici quelques-uns.
A. Politique de lautruche et " wishful thinking "
Comme toute ladministration publique, lécole a les moyens de différer longuement la prise de conscience des problèmes. Les fonctionnaires se sentent protégés par un statut qui garantit leur revenu, leur emploi, leur retraite. Dautres textes semblent assurer la relative pérennité des programmes, des structures, des établissements. Sans doute cela donne-t-il limpression de vivre dans un monde assez stable. Il nest pas exempt de conflits et de contradictions, mais pas au point quon se sente menacé dans son existence et sa légitimité. Il peut donc sembler judicieux dattendre que passent les ministres, les réformes, les crises en faisant le gros dos, sans trop se poser de questions. Les gens décole ne vivent pas dans la sérénité, mais beaucoup ne semblent pas prêts à une remise en question fondamentale. Ils préfèrent penser que tout va sarranger, quon aura toujours besoin dune école et de maîtres.
B. La recherche dun bouc émissaire
Autre façon classique de nier la complexité : faire " porter le chapeau " à quelque coupable désigné : les élèves, dont le niveau baisse, qui ne sintéressent plus à rien ; les parents, qui se mêlent de tout et empêchent les maîtres de faire leur travail ; les politiciens, qui ne comprennent rien à la pédagogie ; la gauche, qui affaiblit la sélection et lautorité ; la droite, qui appauvrit les écoles ; ladministration, qui pond des circulaires en ignorant tout du terrain ; les spécialistes, qui fabriquent des programmes et des méthodes qui ne tiennent pas debout ; la " hiérarchie " qui ne soutient pas assez ses collaborateurs, voire les autres enseignants, trop laxistes ou trop activistes
Certes, nul naime reconnaître quil fait partie du problème, quil contribue à créer les contradictions autant quà les analyser et les dépasser. La complexité, comme lenfer, cest toujours les autres. La pensée systémique exige une forte décentration, une acceptation de la complexité comme caractéristique du système daction plutôt que comme produit de la perversité ou de lincompétence de tels ou tels acteurs.
Ce nest pas faire face à la complexité que daffirmer quelle jaillit dune seule source, quil suffirait de tarir pour navoir plus de problèmes. La complexité est une caractéristique du système. On ne saurait la limiter en dénonçant des " fauteurs de complexité ". On ne fera quinciter les " coupables " présumés à sengager dans des manuvres de justifications et de protection qui accroîtront encore lopacité et la complexité du réel. La recherche dun bouc émissaire provoque chez ceux qui se sentent visés un effort démesuré pour mettre en évidence leur efficacité ou leur bonne foi (Perrenoud, 1992).
C. Le village gaulois
On connaît le village dObélix et Astérix, perdu au milieu dune Gaule occupée, qui résiste aux Romains. Lécole fonctionne souvent dans cette logique. Le monde peut bien se transformer, léconomie seffondrer et se restructurer, les sociétés se recomposer, les réfugiés se multiplier, lécole poursuit son bonhomme de chemin, prenant parfois cinq minutes pour parler de la chute du mur ou de la guerre du Golfe, pour revenir rapidement aux " choses sérieuses ", entendez le programme, chacun se souciant de progresser et de boucler son année sans sexposer à la critique des collègues.
Même enfermement, à une autre échelle, dans les logiques budgétaires. Maintenir ou développer ses ressources, pour ne rien changer aux pratiques, cest, semble-t-il, la priorité. Lécole se conçoit volontiers comme un État dans lÉtat, un bastion intouchable, qui devrait échapper aux rigueurs de la conjoncture pour la seule et unique raison quelle prétend " préparer lavenir ". Lorsquelle finit par se rendre compte quelle nest pas à labri, il est trop tard pour prendre les devants, ce sont les autres secteurs de la société, voire de lÉtat, qui ont tiré leur épingle du jeu en reconnaissant plus vite la réalité de la crise.
La même tentation disolement existe au niveau des établissements. Certains espèrent sentourer dun cordon sanitaire qui les mette à labri des réformes, des conflits, de lagitation du monde. Certains se vantent de limmense sagesse qui les aide à " jeter au panier " toutes les idées farfelues venues dailleurs. Dautres sisolent en croyant pouvoir innover en faisant cavalier seul, en se détachant du marais pour construire " une autre école " à leur échelle. Dans les deux cas, cest nier les interdépendances et lappartenance à un système plus vaste. Les organisations les plus efficaces, loin de sen désintéresser, tentent de contrôler, daménager leur environnement. Il ne sagit pas alors seulement de travailler sur une image, dinvestir dans les relations publiques. Plus fondamentalement, il sagit dêtre présent dans les débats à léchelle du système dont on fait partie et dinfléchir sa culture et ses décisions dans le sens qui conforte une politique locale.
D. Sommeil bureaucratique
Toute bureaucratie repose sur une fiction, selon laquelle on lui assigne des finalités claires, quelle respecte dans les limites de son budget et des règles quon lui fixe. On peut donc faire comme si la bureaucratie pouvait neutraliser localement la complexité, à la façon dont un champ magnétique annule localement la pesanteur. On feint alors de croire que le système politique gère les conflits dintérêts et les choix de société et donne à lécole une mission certes compliquée, mais dont la complexité, au sens de Morin, serait absente ; autrement dit une mission exempte de contradictions internes et dambiguïtés.
La réalité est toute autre : dans une démocratie - et même dans un état totalitaire - le système politique ne peut dépasser les contradictions de la société, pour ne donner à lÉtat et son administration que des missions claires et réalistes. Les contradictions masquées sous des compromis provisoires refont surface lorsquil sagit de gérer les budgets, dinterpréter les lois, de moduler les structures et les programmes scolaires, de décider dans les cas singuliers. Les contradictions sont dans lesprit des gens : parents, élèves, enseignants, gestionnaires. Ce nest quau prix dun formalisme juridique creux quon peut penser le système scolaire comme simple " exécutant " dune volonté politique claire, stable et univoque. De fait, le rapport de forces et les ambivalences traversent lécole, comme toute institution. Faire face à la complexité, cest renoncer au rêve den rejeter le souci et le traitement sur dautres acteurs ou un autre niveau du système. Reste que le sommeil bureaucratique est tentant. Je ne parle pas ici de rendement ou defficacité, mais de fermeture aux vrais problèmes du monde, en toute bonne conscience : " Ce nest pas notre rôle ".
E. Fuite en avant
Nombre de gens décole ont un secret pour faire face à la complexité : ils fuient dans lutopie. On ne nie pas les problèmes, on affirme quils vont être résolus par la prochaine réforme, par les nouvelles pédagogies, les nouvelles technologies. Lécole vit en partie de lespoir du " grand soir " pédagogique. Elle fait comme si de bonnes idées allaient suffire à sattaquer au coeur du problème de léchec scolaire ou du dialogue difficile entre les parents et les enseignants. Lise Demailly (1990) montre que dans les collèges français, on a successivement passé par une phase de modernisme relationnel ("Communication, contrat pédagogique, projet ! "), de modernisme technologique ("Un ordinateur dans chaque classe ! "), de modernisme organisationnel ("Décentralisation, projet détablissement et gestion participative ! "). Sans nécessairement brûler ce quon a adoré, on le relègue à sa juste place, mais cest pour mieux placer tous ses espoirs dans une utopie nouvelle. Façon constante de refuser le caractère systémique de léducation et de croire quon peut avancer en occultant certaines de ses facettes.
La complexité est niée constamment par ceux que Robert Hari appelait férocement la peuplade des Nyaka, des pédagogues idéalistes et progressistes qui ont réponse à tout, sinon aujourdhui, du moins dans un proche avenir. Alors quaffronter la complexité, cest accepter le fait quelle est dans une certaine mesure indépassable, parce que les paradoxes, les contradictions et les conflits sont inscrits dans la nature même du rapport pédagogique et de lentreprise de scolarisation. Cela ne signifie nullement quil ny aura jamais rien de nouveau sous le soleil, mais seulement que le progrès ne passe pas par la négation de la complexité. Lhistoire des sociétés aussi bien que des institutions éducatives ne nous laisse aujourdhui guère dillusion : aucune révolution, aucune réforme ne nous délivrera des conflits et des contradictions.
F. Psychodrame permanent
Pour fuir la complexité, on peut aussi la dramatiser, à tel point que les acteurs en viennent à investir une énergie folle dans le spectacle de leur propre confrontation avec les contradictions, les obstacles, les lenteurs, les ambivalences du monde. Certains établissements croient faire face par leffervescence permanente, le discours effréné sur linnovation. Une partie des enseignants trouvent dans le drame matière à jouer un rôle, à prendre du pouvoir.
Les gens décole dépensent une énergie folle à propager ou à démentir des rumeurs. Les uns peignent le diable sur la muraille à la moindre difficulté. Dautres se sentent alors obligés de tenir un discours lénifiant. Il est aussi absurde de dire que la culture seffondre lorsquon enlève une ou deux heures à lhoraire des élèves que de nier la pression quune telle mesure exerce sur lemploi du " temps qui reste ", ou de prétendre quil est simple dalléger les programmes (Perret & Perrenoud, 1991). Cette alternance entre catastrophes annoncées et garanties intenables naide pas à cerner la complexité, mais une partie des acteurs y trouvent leur compte. Et certains, précisément, pour cette raison. Tant du côté des organisations syndicales pures et dures que du côté des autorités fermées à la concertation.
On songera dabord à rompre avec les stratégies sans avenir décrites plus haut. Telles que je les ai caricaturées, pour aller vite, elles semblent facilement évitables. En fait, au jour le jour, il est aisé de se faire piéger. Parce que chacun, très normalement, joue ses cartes, défend ses intérêts immédiats. Les stratégies sans avenir ne sont pas toujours absurdes. Du point de vue dun seul acteur et en acceptant sa perspective temporelle, elle ont souvent du sens. Pourquoi un chef détablissement à deux ou trois ans de la retraite ne chercherait-il pas à gagner du temps, laissant à ses successeurs de souci daffronter la crise ? Pourquoi un responsable politique prendrait-il, avant les autres, le risque de la lucidité, sachant que les électeurs et les fonctionnaires, loin de lui en savoir gré, couperont probablement la tête du porteur de mauvaise nouvelles ? Pourquoi les enseignants qui ont peur des parents lavoueraient-ils, sachant que dans un premier temps cela affaiblira leur position personnelle ? Mieux vaut clamer que les parents se mêlent de tout et sont de mauvaise foi, quon ne peut pas travailler avec eux.
Ce que les acteurs prennent pour des stratégies ne sont peut-être que des tactiques à courte vue, dans des combats darrière-garde. Mais aussi longtemps quils pensent agir au mieux de leurs intérêts, ils persisteront. Labandon des stratégies sans avenir passe par la définition dalternatives concrètes. Je vais donc tenter, plus positivement, de définir quelques lignes de conduite plus prometteuses face à la complexité : a. la reconnaître et ne pas faire comme si on la dominait tout seul ; b. lanalyser et lapprivoiser ensemble ; c. mettre en place des institutions systémiques. Examinons ces trois aspects de plus près.
A. Reconnaître la complexité
Le monde est complexe, nest-ce pas une évidence ? Faut-il vraiment prendre le temps denfoncer des portes ouvertes ? Je crois que oui. Parce que lesprit nie désespérément les contradictions indépassables. Notre culture accepte que les choses soient compliquées, quil faille un effort considérable pour découvrir les processus et règles élémentaires qui sous-tendent le fonctionnement de lunivers, des êtres vivants, des personnes et des sociétés humaines. Elle accepte beaucoup moins facilement que les choses soient complexes, au sens dEdgar Morin, autrement dit définitivement traversées par des contradictions, des paradoxes, des incertitudes fondamentales, des conflits.
Reconnaître la complexité, cest renoncer au rêve dy voir clair et de mettre tout le monde daccord une bonne fois pour toutes, cest accepter de remettre constamment les problèmes et les solutions sur le métier, cest accepter surtout de changer périodiquement de paradigme, de façon de penser, pour intégrer de nouvelles perspectives. Cest en principe ce qui définit le statut de la recherche : pour un chercheur, lépistémologie de la complexité est un outil de travail en même temps quun défi. Pourtant, mêmes les scientifiques résistent au changement théorique, et ne sont pas à labri des simplifications et des rigidités rassurantes, alors même que la division du travail les implique beaucoup moins que dautres professionnels dans les urgences de laction quotidienne.
Comment les enseignants ou les responsables décoles, confrontés à toute la complexité, au jour le jour, sans recul, pourraient-il la vivre sans ambivalence ? Certes, la complexité du monde, cest aussi son mystère, son charme, sa richesse, son ouverture. Si nous vivons dans un monde fini du point de vue des ressources et de lécologie, selon lexpression dAlbert Jacquard (1991), nous vivons dans un monde infini du point de vue des idées et des civilisations. La complexité est le moteur dune histoire sans fin. Ce qui importe dun point de vue poétique ou philosophique, mais donne aussi le sentiment décourageant dun éternel recommencement. Il est normal que chacun, là où il est, soit tenté par moments de nier la complexité au profit dune stratégie qui, même si elle est à courte vue, a au moins le mérite de garantir à brève échéance une certaine tranquillité
On ne peut simplement renvoyer chacun à son dialogue intérieur entre volonté de lucidité et désir de tranquillité : accepter la complexité nest pas un choix purement individuel, cest une dimension de la culture commune dune société, dune profession, dun établissement. En ce sens, réunir des chefs détablissements pour réfléchir sur leur métier est un pas important vers la reconnaissance partagée de la complexité. Non seulement comme dimension personnelle de lexpérience de chacun, mais comme dimension collective et professionnelle.
Reconnaître la complexité nest pas seulement un acte intellectuel. Cest dire aussi ce quelle nous fait, comment nous la vivons, avec nos tripes, nos préjugés, nos peurs, nos espoirs. Si lon nie la part de la panique, de lenvie de fuir, mais aussi du plaisir, du défi, on se joue une nouvelle fois lillusion technocratique : penser le monde sans se penser soi-même comme personne complexe, faite dambivalences, démotions, de représentations enracinées dans une expérience, une culture, un réseau de relations.
B. Analyser et apprivoiser la complexité ensemble
Il ne suffit pas de reconnaître la complexité, il faut la connaître, autrement dit dépasser limage confuse dune série dintrications, de contradictions, dincertitudes et de conflits. Lesprit nest pas démuni face à la complexité, il permet de la maîtriser partiellement, en théorie, et dans une certaine mesure en pratique. Ainsi, la tension entre dépendance et autonomie nest pas dépassable une fois pour toutes, ni en théorie, ni en pratique. Mais elle est analysable et peut être aménagée pour être rendue vivable pour les personnes et féconde pour les organisations. De même, la tension entre la démocratisation des études et le respect des différences ne gagne pas à être simplement reconnue. Il faut la travailler, repérer ce qui laccroît ou la minimise, donc identifier et utiliser les marges de liberté.
Ce travail danalyse et daménagement de la complexité est au coeur de tout processus de professionnalisation dun métier, quil sagisse de diriger un établissement ou denseigner. Dans un métier dexécution, la complexité est en principe prise en charge par des spécialistes ou des responsables, les travailleurs de la base nont plus quà faire " ce quon leur dit " sans trop se poser de questions, sur le modèle " aux généraux la stratégie, autrement dit la gestion de lincertitude et du conflit, aux simples soldats lobéissance aveugle ". Même alors, le taylorisme a fait son temps, comme le montre Lise Demailly à propos de ladministration publique :
" Ce qui apparaît méthodologiquement nécessaire pour atteindre des objectifs généraux de rénovation du service public et de rationalisation, cest-à-dire, finalement damélioration de la maîtrise du monde social, cest lindividualisation maximum des solutions. Bien gérer en faisant des économies, et en accompagnant efficacement les mutations potentielles du système éducatif, cest gérer sur mesure. Rationaliser, cest complexifier " (Demailly, 1992 b).
Sagissant de métiers de la prise en charge, il est encore plus évident que tout le monde est confronté à la complexité. Quelles que soient la division du travail et les structures de pouvoir, elles ne dispensent pas de la coopération des professionnels et de la confrontation de chacun, individuellement ou collectivement, à une large part des contradictions qui traversent la société, le système éducatif et létablissement aussi bien que la pratique de chacun.
Dans le monde de lécole, cette prise de conscience est amorcée, elle est loin dêtre générale. On raisonne encore selon un modèle bureaucratique classique qui laisse au " chef " le soin de démêler lécheveau Certes, le rôle dun chef détablissement ou de tout responsable est dêtre en première ligne et de coordonner le travail sur la complexité. Ce sera de moins en moins de le faire seul, de " prendre sur soi ", de revenir en souriant devant ses collaborateurs pour leur annoncer " Jai réfléchi, jai trouvé la solution. " Ne serait-ce que parce quune solution élaborée de cette façon est rarement LA solution. Ce nest quune première hypothèse, dautant plus inutile quelle est rigide et fermée et que son auteur sy accroche comme à son enfant. Une direction réaliste ne peut quanimer et stimuler des fonctionnements qui impliquent une bonne partie des collaborateurs et des usagers de lécole. Dans une gestion moderne, affronter la complexité est laffaire dune unité de travail et non de ses seuls responsables.
Encore faut-il que les uns et les autres partagent cette analyse. Or nous sommes encore dans une période où le métier denseignant oscille entre deux modèles, lun dexécutant qualifié mais docile, lautre de professionnel libre de ses méthodes et orientant son action en fonction de finalités globales (Hutmacher, 1990 ; Huberman, 1991 ; Perrenoud, 1993 a & b ; Vonk, 1992). Le modèle bureaucratique présente moins de risques, pour ceux qui ne veulent pas prendre de responsabilités ou pas négocier leur autorité, cest un refuge. La marche vers la professionnalisation représente donc une longue route, si bien quau cours des années et sans doute des décennies qui viennent, lécole affrontera la complexité selon deux paradigmes eux-mêmes contradictoires Ici encore, il serait vain de croire simplifier en décrétant la professionnalisation. On peut au mieux y travailler. Et chaque problème, chaque conflit, chaque crise, sont des occasions dapprendre à fonctionner autrement ensemble.
C. Mettre en place des institutions capables de pensée systémique
Toute institution est un système et fait partie dun système plus vaste. Reste à savoir si elle le sait ! Une institution capable de pensée systémique est une institution capable de se penser dans sa complexité interne et ses dépendances externes, de construire une vue densemble de son fonctionnement et de son environnement, et de proposer des lignes daction cohérentes.
Pour analyser et apprivoiser la complexité ensemble, il faut avoir des lieux où se parler, des fonctionnements réguliers où lon pratique non seulement une épisodique consultation, mais un travail coopératif sur les problèmes de fond. Lautorité négociée, cest vite dit : en pratique, cest un ensemble de règles et de fonctionnements à remettre constamment sur le métier. Je ne puis entrer ici dans le détail des modes de fonctionnement, de participation, de concertation et de négociation à léchelle des établissements. Il y a dans ce domaine, autour des projets détablissements et de la réflexion sur les écoles efficaces et linnovation, maintes propositions intéressantes (Gather Thurler, 1992, 1993 c & d).
Peut-être faut-il réfléchir aussi à la culture du débat dans nos sociétés et nos systèmes éducatifs :
les débats contemporains sur lÉcole et léducation ressemblent à tout sauf à un dialogue. On ne saffronte véritablement jamais de face et lon pratique systématiquement la " politique du pas de côté " : " Je ne te réponds pas ; peut-être même nest-il pas utile que je te lise ; il me suffit de te soupçonner dun quelconque péché mortel, de livrer mes soupçons en pâture à lopinion et, ensuite, de me situer délibérément ailleurs ; je peux ainsi continuer à parler tranquillement et tout seul " (Meirieu et Develay, 1992, p.19).
Contre ce dialogue de sourds, Meirieu et Develay (1992) font un éloge de la vraie polémique, où chacun donne loccasion à linterlocuteur de sexprimer et lui répond sur le fond. Ce qui vaut pour le débat politique vaut aussi pour la vie dans les établissements. Le début dune culture commune, cest la reconnaissance des divergences et leur mise à plat. Coopérer nest pas être daccord sur tout, mais savoir gérer les désaccords !
V. Les chefs détablissements face à la complexité
Si la complexité saccroît pour lécole, il est évident quelle saccroît pour le chef détablissement, parce quil est un pivot, un carrefour, un leader vers lequel convergent tous les problèmes. Tentons cependant daller un peu plus loin : il nest pas sûr que laccroissement de la complexité touche au même rythme et au même degré toutes les composantes de la fonction. Jen distinguerai une dizaine :
Ce nest évidemment quun des multiples découpages possible. Il permet seulement de dépasser la réflexion globale et de se poser la question de la complexité sous divers angles. Faute de recherches spécifiques et parce que la situation diffère selon les structures nationales et les conditions locales, il est difficile de répondre aux questions proposées ici pour chacune des composantes retenues. Mais ces questions peuvent offrir à chacun un canevas lorsquil sefforce danalyser lévolution de son métier dans sa région ou son propre établissement.
A. Exercer une autorité sur des adultes et des jeunes, négocier, prendre et faire respecter des décisions
Le chef détablissement doit faire respecter des décisions prises en dehors de létablissement : les programmes, les horaires, les procédures dévaluation et lorientation, la gestion du personnel. Il doit faire appliquer des décisions prises à léchelle de létablissement, par exemple à propos des espaces, de la circulation intérieure, de la fumée, des véhicules, de la discipline, des réunions, des délégations de pouvoir. Il doit prendre des décisions concernant des élèves (dérogations, sanctions, mesures de protection, etc.), des parents (information, consultations), des enseignants (engagements, appel à certaines fonctions, sanctions, attributions de tâches). Enfin, il prend au coup par coup des décisions concernant certaines dépenses, certains équipements, certaines manifestations, lanimation du collège, etc.
Ces décisions deviennent-elles de plus en plus complexes à prendre et à faire respecter ? Si oui, est-ce du fait de leur nombre croissant ? De leur diversification ? De lambiguïté des valeurs et des normes à appliquer ? De labsence de consensus à lintérieur de létablissement ? Du manque de ressources pour tout faire ? De la difficulté croissante de prévoir les conséquences de certaines décisions ? Du manque dadhésion des personnes concernées ? En dautres termes : le métier de décideur devient-il un métier plus difficile, plus risqué, plus incertain ? Y a-t-il une crise du modèle dautorité ? Une crise des vocations et des certitudes permettant dexercer sereinement lautorité ? Une crise des dispositions permettant daccepter sereinement lautorité ?
B. Répartir équitablement des ressources (temps, espace, liberté, technologies, argent)
La répartition des ressources allouées à un établissement est partiellement faite en dehors de lui, notamment en fonction du programme, de la dotation horaire des sections et des disciplines. Il reste cependant suffisamment de degrés de liberté pour se demander si la répartition des ressources devient aujourdhui plus difficile dans lexercice du métier de chef détablissement.
Si cest le cas, pourquoi ? Est-ce en raison des restrictions budgétaires ? Est-ce parce quon ne sait plus très bien où sont les priorités ? Est-ce parce que tous les intéressés réclament leur dû à cor et à cris, sans souci des autres ? Est-ce parce que les normes déquité sont incertaines et quon ne sait plus comment être juste ? Est-ce parce quon ne contrôle plus très bien la répartition des ressources, du fait de mécanismes budgétaires contraignants, dhabitudes prises, dintérêts acquis, de délégations de pouvoir ? Est-ce parce quune politique de transparence oblige à davantage de négociations ?
C. Faire travailler ensemble des gens différents, créer les règles et lesprit dune communauté éducative
Un établissement secondaire regroupe plusieurs dizaines de maîtres, voire plus de cent, des centaines délèves, ce qui implique autant de familles, et un personnel technique non négligeable (secrétariat, conseillers, psychologues, travailleurs sociaux, personnel dentretien et déconomat, etc.) Cest donc une entreprise de taille respectable, avec une division du travail qui, sans amener chacun à collaborer avec tout le monde, oblige au minimum à une coexistence pacifique dans des espaces communs.
Cette coexistence au sein dune communauté éducative est-elle aujourdhui plus difficile, plus complexe à garantir ? Y a-t-il davantage de conflits, de préjugés, de clivages idéologiques ou pédagogiques entre les groupes ? La diversité des origines culturelles et nationales, des conditions de classe, des modes de vie rend-elle la coexistence plus difficile ? Le métier du chef détablissement est-il, dans ce domaine, devenu plus risqué ?
D. Assumer la sélection et lorientation scolaires, assurer léquité, permettre les négociations et les recours
Lenseignement secondaire pratique une sélection à lentrée et en cours détudes, qui conduit à des redoublements ou à des orientations vers des sections moins exigeantes. À quoi sajoutent, avec lévolution de lécole moyenne, de nombreuses décisions dorientation prises en principe en concertation entre lélève, sa famille et lécole. Le chef détablissement nest pas en première ligne pour toutes ces décisions, mais il est appelé à les cautionner lorsquelles sont prises par des maîtres, des conseils de classe, des conseils décole, à accorder des dérogations aux règles, à connaître des recours.
Cette partie du métier est-elle en train de devenir plus complexe ? Si oui, est-ce en raison de la démocratisation des études, de la transformation du public scolaire ? Est-ce parce que les élèves et les familles contestent davantage les décisions qui leur sont défavorables ? Est-ce parce que les valeurs et les habitudes des professeurs sont de plus en plus divergentes ? Est-ce parce que les décisions sont de plus en plus laborieuses, négociées, entourées de considérations psychologiques et sociales qui navaient pas cours il y a vingt ans ?
E. Donner une identité et un projet à létablissement
Un établissement, cest depuis toujours davantage quun bâtiment, un ensemble de maîtres et délèves, une direction et un secrétariat. Un établissement se définit par un esprit, un sentiment dappartenance, parfois de différence par rapport à dautres établissements, un projet ou du moins une doctrine particulière. Lidentité et le projet détablissement ne concernent pas seulement le chef détablissement, mais sa fonction lamène souvent à être le porte-parole de lensemble, et aussi à organiser des manifestations et à tenir des discours qui donnent à chacun la conscience dappartenir à une communauté.
Cet aspect du rôle devient-il plus complexe ? Est-ce parce quon fixe la barre plus haut, on attend maintenant des établissements un projet plus explicite, une identité mieux profilée que jadis ? Ou est-ce parce que lidentité est brouillée, en raison dun plus grand individualisme ? Ou encore parce quun projet est difficile à concevoir et à mettre en uvre compte tenu de la crise des valeurs, des restrictions économiques, des incertitudes du lendemain, de la multiplicité des courants de réforme ?
F. Travailler avec les parents, les autorités locales, les associations, ladministration centrale
Traditionnellement, le chef détablissement assure une bonne partie des relations extérieures parce quelles concernent lensemble, relations avec la communauté locale (commissions scolaires, municipalité, associations), avec les parents délèves, individuellement et en association, avec ladministration centrale de lenseignement secondaire. Il sagit pour une part de relations publiques, pour une autre de négociations à propos des ressources, des franchises, des nominations, etc.
Cette partie du métier est-elle plus complexe aujourdhui ? Si oui, est-ce en raison de la multiplication des partenaires ? De la dureté et de la complexité accrues des négociations ? De la distance croissante entre les points de vue et les intérêts des uns et des autres ? De labsence de consensus sur les procédures de discussion ou la répartition des compétences ?
G. Donner une place à la culture et aux besoins des jeunes
Les élèves, ce sont aussi des adolescents et plus globalement des personnes, qui ont une culture, des goûts, des loisirs, des besoins que lécole, soucieuse de les instruire et de les orienter, ne prend pas toujours en compte. Le chef détablissement, parce quil est responsable de lensemble des élèves et nassume pas pour autant une relation pédagogique avec chacun, peut se faire le porte-parole de leurs intérêts, comme adolescents et comme personnes, parfois contre les attentes des enseignants. Si des horaires sont trop chargés, les classes trop peu accueillantes, la discipline trop sévère ou trop laxiste, les exigences incohérentes, les devoirs trop lourds, lévaluation trop stressante, etc., le climat peut se détériorer et léquilibre des élèves se trouver menacé.
Le rôle du chef détablissement devient-il plus complexe dans ce domaine ? Si cest le cas, est-ce parce que ce rôle est nouveau, parce que sa responsabilité saccroît, se redéfinit ? Est-ce parce que les rapports entre les jeunes et les adultes sont en crise de façon générale, et aussi en dehors de lécole, entre parents et enfants ? Est-ce parce que lécole se bureaucratise, fait de moins en moins de place aux personnes ? Est-ce parce que le stress scolaire augmente et laisse de moins en moins despace à la vie communautaire en faveur dun travail scolaire acharné ? Est-ce parce que la culture des jeunes se diversifie ? Parce quelle séloigne de celle des adultes ? Parce quelle se défait ?
H. Motiver, encadrer, évaluer, animer le corps enseignant
Dans beaucoup de situations, le chef détablissement choisit les enseignants et peut sen séparer. Il décide de leur promotion, leur attribue des classes et dautres charges, règle les horaires, les salles, les ressources. Cest donc un chef du personnel au sens le plus classique du terme dans les entreprises. Mais il encadre un personnel qualifié, de formation universitaire, relativement individualiste, jaloux de son autonomie. Ce personnel nest pas atomisé, mais constitue des équipes, des structures de consultation et se regroupe parfois en association à léchelle de létablissement. La tâche du chef détablissement nest pas seulement dinviter chacun à respecter son cahier des charges et les décisions qui le concernent, mais de tirer les uns et les autres vers leur maximum dadhésion à leur tâche, de prise en compte des élèves, etc.
Cette facette du métier, à la fois contrôle et incitation, motivation et encadrement, devient-elle dannée en année plus complexe ? Si oui, est-ce parce que le sérieux, la conscience professionnelle ou les qualifications des enseignants laissent à désirer ? Est-ce parce quil devient difficile dévaluer la qualité du travail pédagogique lorsque se multiplient les didactiques et les technologies nouvelles, lorsque se diversifient les publics scolaires, lorsque le métier denseignant devient lui-même plus complexe et plus difficile ? Ou est-ce encore parce que le rôle du chef détablissement devient plus exigeant, que de simple gestionnaire il doit ou veut devenir animateur, leader pédagogique ?
I. Moderniser et humaniser la relation pédagogique, les didactiques, les horaires, lévaluation
Lécole change, pour anticiper les changements de la société ou pour y répondre. Elle change de structures, de programmes, de technologies, de manières denseigner et dévaluer. Ces changements suivent différentes directions : dune part la modernisation des contenus et des méthodes, liée à lévolution des connaissances scientifiques, des connaissances pédagogiques et des technologies. Dautre part lhumanisation de la relation pédagogique en fonction dune nouvelle conception des droits de lhomme et de lenfant, des valeurs, du pluralisme culturel, des libertés.
Le rôle du chef détablissement dans ce domaine va-t-il vers plus de complexité ? Si oui, est-ce parce que lambition saccroît ? Ou parce que les moyens de la réaliser deviennent problématiques ? Le chef détablissement peut-il se retrouver dans la multiplicité des courants pédagogiques, des discours innovateurs ? Peut-il concevoir et mettre en uvre des stratégies de changement réalistes à léchelle de son établissement ? Nest-il pas constamment obligé de composer avec les forces novatrices ou conservatrices, tant à lintérieur quà lextérieur de létablissement ? Est-il de plus en plus perplexe, accablé, dépassé devant les mille et un discours des sciences de léducation, des mouvements pédagogiques, des nouvelles didactiques ?
J. Conserver sa propre identité, être au clair sur son rôle, maîtriser sa propre formation, ses angoisses, son stress
Pour assumer la direction dun établissement, il faut présenter une image de cohérence, de compétence, dassurance qui sécurise les inquiets, crée un consensus, entraîne les indécis, calme les extrémistes, donne du sens à la coexistence, etc. Pour cela, il faut une certaine solidité, une certaine correspondance entre la personne et le rôle, entre ce quon doit faire et ce quon sait faire ou ce quon aime faire.
Dans ce domaine, le métier devient-il plus complexe ? Si oui, est-ce parce que lidentité professionnelle est moins claire ? Parce que la formation personnelle (aux relations humaines aussi bien quà la gestion) nest pas à la hauteur de la tâche ? Parce que langoisse, le stress, les tensions saccroissent et obligent de plus en plus à puiser dans ses réserves et à vivre dans le doute et la surcharge ?
Face à ces évolutions, variables dune situation et dun système à lautre, le chef détablissement est-il démuni ? Au-delà des stratégies globales proposées plus haut (a. Reconnaître la complexité ; b. Analyser et apprivoiser la complexité ensemble ; c. Mettre en place des institutions capables de pensée systémique) on peut proposer aux chefs détablissements quelques pistes plus spécifiques :
Aucune de ces propositions nannule la complexité. Leur mise en uvre peut même laccroître, dans un premier temps. Ce quon peut espérer, cest une transition progressive vers des dispositifs de gestion de létablissement et de mobilisation professionnelle (Demailly, 1990, 1992 ; Gather Thurler, 1992 ; Perrenoud, 1993 a) qui permettent un traitement plus décentralisé, plus coopératif, plus souple et plus cohérent de la complexité.
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