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n° 2, pp. 197-217. |
Lorganisation,
lefficacité
et le changement, réalités
construites par les acteurs
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
l'éducation
Université de Genève
1993
I. Lorganisation comme fictionII. Le changement dans les organisations
III. Pas de changement sans apprentissage
Peut-on rendre lécole plus efficace ? Les sciences de léducation prétendent volontiers offrir à cette question des réponses fondées sur la recherche. Elles se heurtent cependant à un obstacle de taille : quels sont au juste les critères defficacité ? Le degré auquel lécole réalise atteint ses finalités ? Certes. Mais ces dernières sont souvent multiples et contradictoires, ambiguës, vagues, changeantes. Elles sont lenjeu de conflits tant dans leur énoncé de principe que dans leur interprétation au jour le jour. De plus, les textes se gardent bien de préciser pour quelle fraction des élèves ces finalités sont censées être atteintes. Jai tenté ailleurs (Perrenoud, 1984, 1986) de montrer que ce flou dans le curriculum formel et les objectifs est fonctionnel et quaucun effort de rationalisation nen aura définitivement raison : une société pluraliste ne peut dépasser une fois pour toutes les contradictions qui la traversent, qui sont constitutives de sa complexité (Morin, 1977 ; Perrenoud, 1993 b).
On peut tenter de réduire localement et provisoirement cette complexité, en invitant les décideurs à expliciter leurs objectifs, ou en les formulant à leur place à partir des textes disponible, ou du moins préciser à quelle interprétation des finalités on se réfère lorsquon entend évaluer ou améliorer lefficacité du système éducatif.
Dun point méthodologique, on peut alors se mettre au travail. Encore faut-il, si lon veut transformer lécole dans le sens dune plus grande efficacité, que les critères choisis soit jugés intelligibles, légitimes et importants par les acteurs qui détiennent les clés du changement.
Cest justement aux représentations des acteurs du champ scolaire que je marrêterai ici. Je tenterai de montrer en quoi et pourquoi lefficacité ne peut être quune réalité construite au sein dun système daction collective, en fonction des visions du monde, des intérêts et des stratégies des acteurs. Cette construction sétend à nombre de notions connexes. Jen retiendrai principalement deux autres : la représentation de lorganisation et de ses finalités, en amont de lefficacité ; et la représentation du changement et de sa nécessité, en aval :
Dans un premier temps, jessayerai de construire une image réaliste des organisations, de leurs finalités et de leur fonctionnement. Jinsisterai sur lorganisation comme fiction, comme réalité à construire dans la tête des acteurs.
Dans un second temps, jexaminerai comment les acteurs se situent face au changement, pour montrer notamment que le souci de lefficacité ninduit aucune modernisation de façon automatique.
Dans un troisième temps, je tenterai de montrer que les conditions dun apprentissage de lorganisation sont loin dêtre toujours réunies.
Pour équilibrer laspect volontariste, optimiste et consensualiste des discours pédagogiques sur lefficacité et linnovation, je prendrai ici le parti dune analyse assez froide des organisations. Parfois, en analysant lécart entre le discours et les fonctionnements effectifs, je paraîtrai me situer du côté de la dénonciation, de la " leçon de morale ". Tel nest pas mon propos.
" Lorsquon cherche à singulariser lorganisation comme dispositif social particulier pour lopposer à dautres formes plus diffuses daction collective, on met généralement laccent sur le caractère intentionnel, explicite et codifié de son ordre et des structures, rôles, procédures et buts sur lesquels elle repose " (Friedberg, 1992, p. 531). Cette insistance sur lintention souligne lessentiel : lorganisation existe dabord dans la conscience des acteurs qui la composent ou entrent en relation avec elle. Tous nont cependant pas les mêmes enjeux et le même poids dans la mise en forme des finalités et des structures. Certains ont, plus que dautres, le pouvoir de dire, donc de faire exister lorganisation.
A. Le pouvoir de dire
Le sens commun nous dit quune organisation est un ensemble de gens qui poursuivent les mêmes buts et " sorganisent " en conséquence. Le sociologue dira plutôt quune organisation est un groupement contrôlé par un pouvoir organisateur assez fort et légitime, tant à lintérieur et à lextérieur, pour déclarer que ce groupement est une organisation ordonnée à des finalités et dotée dune structure formelle. Plus précisément, pour faire exister lorganisation dans la tête des acteurs, ses membres, ses usagers, ses partenaires, il faut avoir le pouvoir symbolique et pratique :
Le pouvoir organisateur na rien dabstrait, mais on ne saurait lassimiler tout bonnement aux acteurs qui paraissent être aux commandes de lorganisation, chefs, rois, prêtres de haut rang, PDG, Secrétaire général, patron, général en chef, parrain, premier ministre ou chef dÉtat, etc. Ni ces personnages ni les conseils, bureaux, comités exécutifs, états majors et autres gouvernements dont ils sentourent ne peuvent être détachés des mécanismes et des rapports sociaux qui leur confèrent leur titre et lautorité qui y est attachée. Ces mécanismes peuvent être très simples ou fort subtils, basés sur la force, la compétence, le charisme, la tradition, le capital, la magie, la foi ou diverses formes de plébiscite ou délection. Au-delà de ces différences, importantes, la structure de pouvoir est faite partout de lensemble des relations qui donnent aux uns une position plus centrale, davantage de poids, de droits, de moyens de parler au nom de lensemble et de déterminer les finalités, les structures et les politiques de lorganisation.
B. Une fiction crédible
La nature même dune organisation, dun point de vue sociologique, cest dêtre une fiction crédible. Observés de près, au jour le jour, ses fonctionnements ne ressemblent pas trait pour trait à la représentation quen donne le pouvoir organisateur :
Tous ne sont pas également dupes de la fiction, il y a des degrés dans la naïveté. En règle générale, la part du cynisme, ou si lon préfère, de la lucidité, saccroît lorsquon se rapproche du centre, du pouvoir organisateur, des échelons élevés de la hiérarchie : il est pratiquement impossible de gérer une organisation en prenant constamment au sérieux ses finalités et son éthique déclarées. Le secrétaire général dun parti, les dirigeants dune entreprise, le médecin chef dune clinique ou le président dune association savent quil faut composer avec des factions, des conflits, des incohérences, des gaspillages, des inégalités inavouables. Au nom de lorganisation, " pour son bien ", le travail des dirigeants consiste donc, pour une part, à en fabriquer une image présentable, à nier les dysfonctionnements ou à les minimiser, en les présentant comme des bavures, des incidents de parcours, des exceptions, des fautes imputables à des personnes incompétentes ou irresponsables. Il y a, dans lhistoire, de célèbres exemples de gouvernements, dadministrations, dentreprises qui ont purement et simplement nié lévidence, qui ont inventé des productions, des actions, des ressources, des bilans imaginaires. Ainsi, ces entreprises qui nexistent que sur le papier (une simple boîte aux lettres peut suffire) et vendent par correspondance des biens et des services imaginaires, que des clients peu méfiants commandent, paient davance et ne reçoivent jamais Dans un système totalitaire, qui dispose dun énorme pouvoir de coercition et dun impressionnant appareil de violence symbolique, de propagande, de déformation de la réalité, la part de la fiction peut être immense, comme lont illustré les aventures fascistes et staliniennes. La plupart du temps, cependant, les choses sont plus subtiles et la fiction consiste à enjoliver, accentuer les points forts, passer sous silence les points faibles. La représentation que lorganisation donne delle-même correspond suffisamment à la " réalité " pour lui permettre de durer sans recourir à des moyens totalitaires ou illégaux.
Tout cela nest pas du tout " irrationnel ". Les êtres humains ont besoin de mythes, dillusions, de croyances partagées qui donnent du sens à leur action. Cette vue des choses na aucune coloration morale. Aucun système daction collective ne fonctionne de façon totalement cohérente, rationnelle, transparente. En même temps, les acteurs doivent constamment nier cette évidence lorsquils sont responsables de lensemble. Parce que les organisations sont des construits sociaux que lon présente et que lon justifie, contrairement à la famille ou aux communautés territoriales, comme des moyens datteindre certains objectifs : une organisation sans objectifs réalisables ou qui narrive manifestement pas à les atteindre perd toute légitimité.
C. Lefficacité, un enjeu parmi dautres
Lorganisation moderne est la forme sociale la plus marquée par la rationalité, comme idéal et comme norme dans notre culture. Cette rationalité sincarne désormais dans les fondements scientifiques des pratiques techniques, mais aussi de la " gestion des ressources humaines ", du management, de la direction du personnel, de la gestion dune image, etc. Il est donc normal que toute organisation soit traversée par une tension entre lidéal affiché de rationalité - objectifs clairs, efficacité, régulation, changement planifié - et la complexité des pratiques et des fonctionnements des acteurs. Ces derniers ne sont pas dépourvus de rationalité, ni de cohérence, mais ils sont mus par des logiques daction différentes, ils appartiennent à diverses cultures (professionnelles et autres) et ont des ressources et des contraintes inégales. Chacun défend dabord ses intérêts et réalise ses projets, pour lui ou son département, ce qui est loin de garantir la recherche dune efficacité optimale de lensemble de lorganisation. Les dirigeants de lorganisation le savent. Ils savent aussi quils nont pas les moyens de mettre de lordre dans ces fonctionnements sans risquer leur tête. Ils sattachent donc, pour une part, à sauver les apparences.
Alors que le système économique des pays de lEst a accumulé les échecs, il a fallu trois-quarts de siècle pour que cela soit admis. Il faut parfois quune organisation soit au bord du gouffre, de la faillite électorale (le parti communiste dans certains pays occidentaux) ou financière (lempire Maxwell, la cinquième chaîne française de télévision) pour quon dise enfin toute la vérité. Une organisation, ou plutôt ses dirigeants et une partie de ses membres, ont un intérêt majeur à faire croire que lorganisation atteint ses buts déclarés et utilise de façon rigoureuse et rationnelle ses ressources, en particulier si elles proviennent des impôts ou du capital des actionnaires. Une organisation ne sinstrumente pas nécessairement pour savoir si elle atteint vraiment ses objectifs ; elle sarme toujours pour prouver à déventuels détracteurs quelle est efficace !
Pendant longtemps, la sociologie des organisations sest enfermée dans une opposition entre structure formelle et structure informelle : " La première correspondrait à la partie officielle et codifiée de la structure, la seconde renvoie au foisonnement des pratiques, interactions et relations non prévues officiellement, voire clandestines et occultes, et qui forment ce quon doit bien appeler une seconde réalité parallèle, en opposition à la première. Et il appartient au sociologue, lorsquil veut comprendre une organisation, de percer la façade ou la fiction de la première pour saisir la seconde dans toute sa richesse et sa complexité " (Friedberg, ibid, p. 533).
Lopposition entre structure formelle et informelle a historiquement marqué un immense pas en avant, puisquelle a fondé une rupture avec le discours des acteurs, et notamment des dirigeants, portés à nier le moindre écart entre la structure formelle et la réalité des fonctionnements. Aujourdhui cependant, avec Friedberg, jinsisterai sur " le caractère trop simpliste et finalement intenable dune telle dichotomie, qui traite de manière indépendante ce qui est en réalité inséparable et inextricable " (ibid, p. 533). Il me semble plus fécond de ne pas opposer deux structures de natures différentes, mais de considérer dune part la structure dun système daction organisée, autrement dit lensemble des régularités observables dans les pratiques, les interactions et leurs effets, dautre part lensemble de représentations qui prétendent prescrire ou décrire les buts et les fonctionnements de lorganisation. La question de savoir dans quelle mesure cette prétention est fondée et quelles sont les raisons dun éventuel écart doit être à chaque fois posée et résolue empiriquement. En sachant que ces représentations (que la sociologie classique des organisations identifie à une " structure formelle ") nest quun instrument au service dune partie des acteurs pour " mettre en forme " le système daction collective. Friedberg rappelle que cela ne les place pas " au-dessus de la mêlée " :
" En effet, la structure formelle nest pas indépendante du champ de forces quelle construit, elle ne dispose daucune rationalité supérieure aux conduites et pratiques quelle cherche à canaliser et à réguler. Elle en est au contraire partie prenante intégrale, et elle ne trouve force et prégnance que parce que, et dans la mesure où, elle est reprise et intégrée dans ces conduites et pratiques qui lutilisent autant comme protection que comme ressource dans les transactions et négociations qui les lient. Bref, elle nest pas la simple expression dune logique de lefficacité. En tant quinstrument de gouvernement et de régulation de lorganisation, elle est le produit dune négociation entre ses membres, elle est lexpression cristallisée et codifiée dun rapport de force et dun compromis entre les participants quelle a en même temps pour fonction de figer. Ses caractéristiques sont donc profondément liées aux pratiques des participants (des dirigeants aux exécutants), pratiques qui renvoient elles-mêmes aux aptitudes organisationnelles de ceux-ci, cest-à-dire à leurs capacités cognitives et relationnelles à jouer le jeu organisationnel de la coopération et du conflit " (Friedberg, ibid, p. 533-534).
On pourrait être tenté de placer la volonté defficacité du côté de la structure formelle, en analysant ses limites comme la conséquence de gaspillages, conflits, routines, résistances au changement et autres déviances relevant de la structure informelle, autrement dit des fonctionnements effectifs. Cette façon de voir témoigne dune forte idéalisation de la structure formelle, alors quelle nest quun tissu de représentations fabriquées par les acteurs dominants, ceux qui détiennent le pouvoir organisateur. Et que leurs stratégies peuvent parfaitement les conduire à maintenir ou à créer des postes, des services, des tâches inutiles et à défendre des politiques - de modernisation technologique, de recrutement du personnel, de recherche scientifique, de conquête de marchés, etc. - qui nont pas pour principale logique daccroître lefficacité de lorganisation, ni même de la maintenir. Rien nindique par exemple que les dirigeants qui mettent en place un système informatisé de gestion se préoccupent vraiment de lefficacité du système. Ils peuvent être animés par dautres mobiles, par exemple le souci de renforcer leur contrôle en disposant de davantage dinformations centralisées.
Certes, aucun pouvoir organisateur, sous peine de paraître irresponsable, ne peut avouer que les structures quil met en place nont pas pour seule fonction daccroître lefficacité de lensemble. Ne sont-ils pas jugés sur leur souci manifeste defficacité et sur des indices defficacité apparente ? Lobservateur ne saurait accepter une partition des collaborateurs dune organisation qui placerait tous les " responsables " du côté de la rationalité et de lefficacité, et tous les autres du côté de ceux qui vaquent tranquillement à leurs occupations.
Pour comprendre comment les divers acteurs construisent une représentation de lefficacité et agissent en conséquence, il faut sintéresser à leurs raisons et à leurs stratégies, qui varient selon leurs positions dans le système. Jai dit ailleurs (Perrenoud, 1976, 1983, 1987) les limites du paradigme stratégique développé notamment par Crozier & Friedberg (1977) dans " Lacteur et le système ". On ne peut rendre compte de toutes les pratiques éducatives dans ces termes, les unes infra, dautres supra stratégiques. Ici, à propos defficacité, le paradigme stratégique me semble cependant le plus fécond.
D. Trois types de stratégies
Seul un acteur social suicidaire pourrait se fixer comme ligne de conduite de rechercher constamment à comprendre et à dire comment les choses se passent, à traquer les incohérences dans les finalités, les gaspillages et les incertitudes dans la mise en uvre et à dénoncer tous les jeux contraires aux objectifs ou à la politique déclarée de lorganisation. Dune certaine façon, tous les membres dune organisation ont un enjeu commun, qui induit une certaine complicité : faire en sorte que leurs conditions de travail, leurs privilèges et leur pouvoir se conservent, faire ce quil faut pour écarter les menaces, rendre lenvironnement prévisible et maîtrisable. Comme dans certaines familles, les acteurs sont solidaires au moins sur un point : ne rien laisser transparaître à lextérieur de la réalité de leur fonctionnement et des raisons éventuelles de douter de lefficacité de leur action.
Cette complicité a toutefois des limites : les salariés et leurs associations nont pas intérêt à prendre pour argent comptant toutes les déclarations de la direction. Par ailleurs, à lintérieur de la structure du pouvoir, les compétitions et les conflits vont bon train entre les anciens et les modernes, les gens en place et ceux qui aspirent à leur succéder, ou diverses factions qui défendent des politiques opposées ou ont des alliances différentes à lintérieur ou à lextérieur de lorganisation. Les organisations alternent donc entre des phases dautosatisfaction et de soutien du mythe, et des phases plus lucides, plus critiques, lorsquune partie des acteurs pensent avoir intérêt à " dévoiler la vérité ".
Même si les stratégies sont diverses, toutes sont régies par la même logique pragmatique : présenter les choses de manière à servir certaines visions du monde et certains intérêts matériels. Lorsquun acteur prétend montrer les choses " comme elles sont ", cest en général parce quil y trouve son compte : si Gorbatchov a instauré la Glasnost, à la différence de ses prédécesseurs, cest dans le cadre dune stratégie de rupture qui lui donnait un sens. Le souci de " la vérité pour la vérité " nest un mobile - au mieux - que chez les intellectuels, qui sont précisément, en vertu de la division du travail, en mesure de dire les choses comme elles sont, ou du moins comme ils les voient, sans subordonner leur construction de la réalité à des fins pragmatiques.
Autant dacteurs, autant de stratégies. Pour mettre un peu dordre dans cette diversité, au risque de schématiser, je distinguerai trois types de stratégies, en fonction du degré de centralité et de participation des acteurs au pouvoir organisateur :
Chacune offre des raisons différentes, mais aussi convaincantes, de ne pas se battre constamment contre la fiction dune organisation rationnelle et efficace, voire dy contribuer.
1. Participer activement au pouvoir organisateur
Cest, paradoxalement, la stratégie qui peut favoriser le plus la transparence, du moins par moments. Lorsquon veut conquérir le pouvoir, il peut être opportun de dénoncer plus ou moins ouvertement la gestion des autorités en place. Lorsquon fait partie de lélite dirigeante dune organisation, il est parfois nécessaire de jeter un pavé dans la mare, de faire un exercice de " réalisme ", pour mieux préparer lavenir. Diriger une organisation, cest naviguer à vue entre la défense aveugle et inconditionnelle du système et la critique lucide de ses dysfonctionnements et de ses incohérences. Le pouvoir cherche à construire la réalité, à découper les choses, à identifier les problèmes, les causes et les responsabilités de sorte quil puisse " élaguer les branches mortes ", revitaliser ou réorganiser les secteurs les moins efficaces, renouveler une partie du personnel, resserrer le budget ou mettre fin à certains gaspillages sans pour autant mettre en danger lorganisation elle-même, et sans mettre gravement en cause la politique et les qualifications de ses dirigeants au plus haut niveau : tout lart est de ne faire partie ni du problème, ni de la solution ! À ceux qui se risquent à formuler un constat de faillite globale advient ce qui est arrivé aux dirigeants des pays de lEst depuis quelques années : on leur sait gré de leur " parler vrai ", mais pas au point de les maintenir au pouvoir À linverse, dans une situation où lenvironnement se transforme rapidement, les dirigeants qui ne veillent pas à adapter de façon constante les structures et les méthodes de leur organisation risquent bien de courir à leur perte. Cest évident dans les entreprises, mais même dans les administrations, les partis, les syndicats, les organisations hospitalières ou caritatives, on ne peut indéfiniment se payer de mots, prétendre quon atteint les objectifs, faire croire quon dispose de méthodes infaillibles.
Ceux qui sengagent dans la construction de linstitution et de ses politiques sont donc à la fois enclins à une certaine lucidité et portés à une prudence extrême quant à ce quil faut dire publiquement. Certains dirigeants des organisations en savent beaucoup plus et sont plus clairvoyants que ne le laissent supposer leurs propos lénifiants. Tout se passe comme si la vérité de la crise, de léchec, des difficultés devait rester à lintérieur du cercle fermé de ceux qui en feront bon usage et ne sen serviront pas contre lorganisation.
2. Tirer son épingle du jeu
Les travailleurs qualifiés de rang moyen, qui noccupent pas de positions centrales dans la hiérarchie, se contentent généralement de " jouer leurs cartes " pour maintenir et améliorer leur situation dans le système. La plus sûre façon de ne prendre aucun risque est alors de ne jamais exprimer le moindre doute quant au discours officiel de lorganisation, sauf à titre privé. Ceux qui savent se servir des rouages de linstitution pour faire progresser leur carrière, élargir leur département, donner à leur service ou à leur fonction davantage dimportance sont dassez bons analystes des fonctionnements, des incohérences, des défauts du système. Mais ils se gardent bien de partager cette connaissance, sauf avec quelques-uns de leurs " complices ". Ils ont donc un rapport cynique et instrumental à lorganisation, toute la connaissance quils ont élaborée au fil des années étant mobilisée pour optimiser leurs chances face aux autres acteurs et pour justifier leur attitude à leurs propres yeux : " Puisquon ne peut rien faire, puisquils sont incompétents en haut lieu, puisque lhonnêteté ne paie pas "
3. La vie est ailleurs
Pour la majorité des membres dune organisation, en particulier à la base, le plus simple est de ne pas penser, de ne pas critiquer ouvertement, de ne prendre aucune initiative, de ne faire aucune proposition et de feindre dadhérer au discours officiel, tout simplement pour avoir la paix, conserver son emploi et de bonnes relations avec ses collègues. Ce qui importe alors, cest davoir le moins dennuis possibles et dinvestir le minimum dénergie dans le travail, pour en disposer dans dautres secteurs de lexistence. Dans ce cas, lacteur na aucune raison de réfléchir sur les buts et les stratégies de lorganisation, de sinformer, de se donner une vue densemble. Il se contente dêtre un pion sur léchiquier, sachant que son sort est entre les mains de décideurs sur lesquels il a peu de prise. Cela nexclut pas une mobilisation massive lorsque des intérêts matériels précis sont touchés, mais une fois lépreuve de force passée, quelle soit gagnée ou perdue, on retombe dans une certaine indifférence.
Les jeux autour de la rationalité et de lefficacité, constants dans le fonctionnement de toute organisation, sintensifient dans les périodes de réformes, que les changements soient proposés spontanément par la fraction éclairée, moderniste de lorganisation ou quils répondent à lévolution de lenvironnement, de la demande, des ressources, du droit, etc. Ni la modernisation endogène ni les réactions de survie face à lévolution de lécosystème ne sont des évidences partagées. Il faut les justifier, donc proposer une nouvelle construction de la réalité de lorganisation, de son efficacité, de son fonctionnement, de son environnement, une construction susceptible de légitimer le changement, un changement dont la nécessité ne simpose jamais delle-même. Le changement est rarement automatique dans les organisations, il est en général décidé en fonction des représentations, des analyses, des anticipations des acteurs, dans le cadre de leur fonctionnement ordinaire à lintérieur de lorganisation.
Qui sont les acteurs du changement, et pourquoi y travaillent-ils ? Ici encore, tout dépend de leur position dans lorganisation. Tous les acteurs nont pas les mêmes moyens, les mêmes enjeux, le même mode dexistence. Ils nont pas le même rapport au changement, à lapprentissage de lorganisation. Je men tiendrai ici à lanalyse du changement de lorganisation elle-même, prise globalement. Pour lanalyse de la façon dont les individus apprennent, et notamment les enseignants au sein des systèmes éducatifs et des établissements, je renvoie à dautres textes (Schön, 1983, 1987 ; Gather Thurler, 1992 ; Huberman, 1983, 1990 ; Perrenoud, 1983, 1992).
Lorsquon parle de lorganisation comme acteur du changement, on parle évidemment du pouvoir organisateur et plus exactement des acteurs individuels ou collectifs qui lexercent au nom de lensemble. Lorganisation est un acteur rêvé, on lui fait tenir un discours, afficher des objectifs, suivre des stratégies. " On ", ce sont des individus ou des petits groupes. Mais on ne saurait analyser leur rapport au changement de la même façon que pour les acteurs de la base, pour lesquels lorganisation est un écosystème.
A. Lorganisation comme écosystème
Pour un acteur ordinaire, lorganisation se présente comme un environnement plus structuré, prévisible, intelligible quune foule ou quun marché. Sil a un peu de bon sens, il prend lorganisation comme une donnée ; ce nest pas pour lui une variable changeable, il peut au mieux aller travailler ailleurs. Sa logique est de saccommoder, de faire avec. Il nignore pas nécessairement que lorganisation est le produit dune histoire, de décisions, de raisonnements partiellement arbitraires. Il nempêche quà un moment donné, pour lui, elle est ce quelle est, les règles, les espaces, la division du travail sont des structures à lintérieur desquelles il ne peut quespérer tirer son épingle du jeu. Cela nimplique pas un conformisme total : il y a toujours une part de négociation, dinterprétation, de variation. Tout acteur est donc à sa façon " instituant ", il exerce un " petit pouvoir organisateur " dans le cadre de son territoire et de son rôle. Mais ce ne sont que des aménagements de détail, portant sur lhoraire, la méthode, laccent mis sur tel ou tel objectif. Dans lenseignement, cette liberté est plus forte que dans dautres métiers, mais elle nempêche aucunement la dépendance à légard des structures en place : les programmes, les bâtiments, les lois, les manuels, lorganisation du cursus et des classes, les procédures dévaluation apparaissent comme des faits quon ne peut ignorer ni modifier.
Certes, en se constituant en acteurs collectifs, les individus peuvent exercer une influence sur les structures. Mais alors, justement, ils prétendent devenir des acteurs dominants, ceux qui pensent lorganisation, son fonctionnement, ses structures, ses règles, ses politiques et même ses buts déclarés comme des moyens au services de finalités et de stratégies plus globales.
B. Lorganisation comme variable changeable
Même les dirigeants les moins contestés dune organisation ne sont pas entièrement libres. Ils sont périodiquement soumis à lapprobation de leurs mandants, actionnaires, coopérateurs, électeurs. Ils sont contrôlés par lÉtat - notamment lappareil administratif, judiciaire, fiscal - et par dautres organisations, notamment celles qui modulent laccès aux ressources financières, aux savoirs et aux technologies, aux marchés ou aux usagers, aux diverses variétés de réputation et de légitimité. Les pouvoirs organisateurs sont soumis au regard des media et de lopinion publique. Enfin, ils ne peuvent se couper du soutien et de ladhésion dune partie de leurs cadres et de leur personnel. On retrouve donc des contraintes et des stratégies dacteurs pris dans un écosystème et confrontés aux stratégies et à lexistence même dautres organisations. Mais lécosystème est alors le système social régional ou national, et on a affaire à des stratégies en regard desquelles lorganisation elle-même devient une ressource, un moyen, une variable changeable, non seulement dans son aménagement de détail, mais dans ses structures fondamentales. On peut la développer, lamputer de certains secteurs, la fractionner ou la fusionner avec dautres, la restructurer, la décentraliser, la moderniser. À ce niveau, lorganisation est pensée comme une réalité modelable. Lexemple le plus spectaculaire est certainement la fabrication et le démantèlement rapide de sociétés bancaires ou financières au service de stratégies spéculatives, voire du blanchiment de largent sale ou dautres fins illégales. À lautre extrême, lécole apparaît une organisation peu manipulable, enserrée dans un corset de lois, dhabitudes, dévidences, dacteurs capables de maintenir le statu quo à la faveur dalliances locales, de procédures, dappels à lopinion, etc. Comme partie de lÉtat ou simplement comme organisation appartenant à une collectivité, lécole nest certainement pas assimilable à une société anonyme dans un paradis fiscal. Il reste que le pouvoir organisateur est justement, au moins virtuellement, un pouvoir sur lorganisation, sa structure, sa vocation, son intégration à des ensembles plus vastes, son degré de décentralisation, etc.
Les changements majeurs de lorganisation ne se jouent pas à ce niveau seulement. Surtout à lécole, compte tenu de lautonomie relative des enseignants. Toutes les études des processus dinnovation montrent que les réformes adoptées sur le papier ne passent dans les pratiques que si les acteurs du terrain (établissement, administrateurs, enseignants, élèves) ont intérêt à y adhérer et à en respecter lesprit, sans quoi les intentions des réformateurs sont rapidement appauvries ou dénaturées. Il reste quun certain nombre de changements exigent du pouvoir organisateur laffirmation dune politique claire. Or les enjeux sont multiples et complexes. Ni le changement, ni le statu quo nimportent, en tant que tels, aux dirigeants. Une fois leur situation personnelle garantie, au moins pour un temps, ils sorientent en fonction de ce quils définissent comme les intérêts de lorganisation. Il arrive que certains dirigeants " sen mettent plein les poches " ou détournent le pouvoir de lorganisation à leur profit. Cest rarement leur principale logique. Pour une part, ils sidentifient vraiment à lensemble, en partie par passion de la croissance, du pouvoir, de la conquête, du progrès, du bien commun ; et en partie parce que leurs intérêts bien compris passent par la survie et le développement de lorganisation. Tout ce qui est bon pour la General Motors est bon pour son PDG, en principe
Reste à savoir comment les dirigeants dune organisation - au sens large - se représentent ses intérêts. Il ne suffit pas de sidentifier au système, ni den avoir une vue densemble, pour avoir des idées claires et des stratégies efficaces de changement. Schématiquement, on peut distinguer deux types de résistances au changement du côté du pouvoir organisateur :
Examinons-les séparément. Les unes et les autres rappellent que lefficacité nest pas le seul enjeu. Mais tous les autres enjeux ne sont pas du même ordre.
C. Préférer léquilibre ou la légitimité à lefficacité
Toute organisation se présente comme un moyen, qui devrait disparaître ou se transformer si les buts recherchés sont atteints ou nont plus de raison dêtre. Mais on sait bien quune organisation peut devenir une fin en soi, tout simplement parce quelle crée des emplois et assure à ses membres, notamment les plus influents, un revenu, un pouvoir, une place dans la société, une identité et contribue parfois à donner un sens à leur vie. Les dirigeants des organisations peuvent être les premiers prisonniers de cette logique. Même sils ne le sont pas, ils doivent tenir compte des attentes des salariés, voire des usagers.
Dans un monde en transformation, dominé par la compétition, maintenir une organisation, cest souvent croître et multiplier. Il ne suffit plus de stabiliser les ressources et les fonctionnements pour survivre. Les autres organisations prennent des initiatives, créent des marchés, font des alliances, lÉtat définit de nouveaux standards, amende la législation, les usagers expriment de nouveaux besoins, etc. Dans une logique instrumentale rationnelle, la problématique du changement serait très simple : conserver ce qui marche, changer ce qui ne marche pas ou pourrait marcher mieux. Cest la devise de certains entrepreneurs. En réalité, atteindre les objectifs, on la vu, nest pas le seul enjeu.
Pourquoi des dirigeants éclairés renonceraient-ils, en connaissance de cause, à un surcroît defficacité ? Pour diverses raisons, par exemple :
D. Gérer à courte vue
Il arrive aussi que les dirigeants des organisations ne soient pas à la hauteur, et quil sopposent au changement pour des raisons moins avouables, qui tiennent à leurs limites ou stratégies personnelles davantage quau souci de lensemble. Certains :
Pour corser le tableau, ajoutons quune partie des changements ne répondent à aucun souci defficacité, mais servent des intérêts dun autre ordre, par exemple dans le cadre dun marchandage (Huberman, 1982) ou pour sauvegarder un équilibre (Nouvelot, 1988), un pouvoir ou des privilèges.
On vient de le voir, même sil paraît simposer " logiquement " en fonction de transformations des besoins des usagers, des savoirs, des technologies ou encore de lenvironnement de lorganisation, le changement nest pas automatique :
La dépendance à légard du bon vouloir des membres de lorganisation et des sous-systèmes est dautant plus forte que le changement implique leur adhésion active et volontaire.
A. À lécole, la part des acteurs est déterminante
Dans certaines organisations, on peut mettre le personnel ou les usagers devant le fait accompli : des opérations financières, immobilières, technologiques irréversibles créent des situations nouvelles devant lesquelles il ny a pas dautre choix que sadapter ou sen aller. Dans les systèmes scolaires, rien de tel. Même si on met des ordinateurs dans toutes les classes, rien ne garantit, à la différence dautres organisations, quon sen servira intelligemment, ni même quon les utilisera le moins du monde Même lorsquun pouvoir organisateur peut, de façon unilatérale, redéfinir la " structure formelle ", il nest pas maître de linterprétation et de lusage que les acteurs feront, sur le terrain, des ressources et des règles nouvelles. Ce fonctionnement autoritaire devient dailleurs de plus en plus rare : dans les organisations modernes, la consultation et la négociation prennent le pas sur les décisions solitaires.
Dans une organisation qui prend en charge des personnes, la part des acteurs est encore plus déterminante. Les infrastructures, les technologies et les règles ne peuvent gouverner complètement les pratiques, parce que la nature du travail exige quune partie des décisions soient prises sur le vif et dans le terrain, par des professionnels suffisamment qualifiés et autonomes pour faire face à la situation. Lune des caractéristiques des organisations de traitement de gens, cest que les professionnels sont aux prises non pas avec une matière inerte, mais avec des usagers, des malades, des prisonniers ou des élèves. Ces individus ne sont pas des membres ordinaires de lorganisation. Parfois, ils y sont impliqués contre leur gré, par exemple dans les cas demprisonnement, dinternement psychiatrique et de scolarisation obligatoire. La plupart du temps, ils, sy trouvent pour une période limitée, sans statut professionnel ni revenu. Leur pouvoir est en général faible, parce quils sont là pour être soignés, resocialisés ou éduqués. Ils sont livrés à la compétence de professionnels qui travaillent " pour leur bien ", sans nécessairement les consulter ou tenir compte de leurs préférences. Détenus, patients ou élèves occupent donc la position basse dans les rapports de pouvoir et, même sils sont le plus grand nombre, ils nexistent, en quelque sorte, quà la périphérie de lorganisation. Cela ne signifie pas quils nont aucun pouvoir. Ils ont au moins celui de contester, de pervertir, de saboter ou de compliquer laction éducative, thérapeutique ou toute autre forme de prise en charge. À lécole, les enseignants doivent constamment composer avec leurs élèves et leurs parents. Cette négociation nest possible que sils nont pas les mains complètement liées.
À quoi sajoutent la diversité des situations locales, linfinie variation des cas de figures et des problèmes, du moins dans leur détail, la complexité et lambiguïté des critères de rationalité, labsence de consensus à lintérieur même du monde des professionnels, la légitimité limitée de la hiérarchie scolaire dans le domaine proprement pédagogique. Pour toutes ces raisons les organisations scolaires ne sauraient fonctionner en prescrivant dans le détail laction quotidienne des enseignants. Cest pourquoi on ne peut changer lécole en changeant la lettre du règlement, Il faut que lesprit se transforme aussi, donc que les acteurs sapproprient les réformes, en comprennent la nécessité, y voient leur intérêt (cf. par exemple Felder, 1987, 1988 ; Favre, 1988 ; Perrenoud, 1992, 1993 a). À lécole, le changement décidé au centre, par le pouvoir organisateur, peut être bloqué ou dénaturé si les stratégies de changement sont purement bureaucratiques, ne laissent aucun espace de négociation et dappropriation aux acteurs. Remodeler des filières, des diplômes, des programmes, des normes de sélection, cest de moins en moins possible de façon unilatérale. Et cela ne garantit aucune résultat. Certes, quelques décisions isolées, par exemple lintroduction de la mixité, ou quelques aménagements bureaucratiques, par exemple un remaniement de la carte scolaire, peuvent avoir des conséquences considérables sans que les acteurs adhèrent au changement, simplement parce quils doivent, de gré ou de force, sadapter à des situations nouvelles et peu réversibles. Mais la plupart des changements significatifs sont des changements dans les comportements et les interactions, et notamment les interactions entre maîtres et élèves. Cest pourquoi, dans lécole, le changement de lorganisation passe la plupart du temps par lémergence de nouveaux schèmes dinteraction et de fonctionnement, ce qui implique non seulement un apprentissage pour chacun - nouvelles attitudes, nouvelles qualifications, nouvelles façons de penser, de décider et de faire - mais aussi une coordination des apprentissages individuels, sans laquelle le système ne saurait fonctionner.
Si lon se détache des conceptions biologiques de lapprentissage, on peut le concevoir comme la transformation progressive des schèmes de fonctionnement et daction dun système vivant, sous lempire de lexpérience, mais aussi de la réorganisation conceptuelle, de la réflexion, de lassimilation et du traitement dinformations nouvelles (Gather Thurler & Perrenoud, 1991). Dans ce sens, on peut soutenir que les organisations apprennent. Bien sûr, leurs schèmes de fonctionnement renvoient toujours à lorchestration de conduites donc dhabitus individuels. Lorganisation apprend parce que certains des acteurs qui la composent apprennent, ou sont remplacés par dautres qui ont dautres qualifications, dautres façons de penser et de faire. Mais il ne suffit pas que les acteurs apprennent, pris individuellement, pour que lorganisation apprenne. Il faut que les fonctionnements de lorganisation soient eux-mêmes transformés de façon coordonnée.
Nexagérons pas cependant lexigence dorchestration : aucune organisation humaine nest réglée comme une horloge, cest à la fois sa faiblesse et sa force. Sa faiblesse, parce que cela recouvre une part importante daléas, de dysfonctionnements, dincertitudes. Sa force, parce que lorganisation continue à fonctionner malgré un nombre considérable de désordres et dincohérences. Il serait donc excessif de se représenter la transformation coordonnée des habitus comme lexact ajustement dune série dengrenages dont le moindre pourrait gripper la machine sil nétait parfaitement calibré. Le changement peut aller de lavant malgré certaines résistances, certaines incompétences, certaines déviances, certains malentendus sur son sens ou ses modalités. Les êtres humains ont aussi les moyens de supporter des périodes de crise et de flottement dont ils sortent en négociant un nouvel ordre provisoire. Cependant, en deçà dun certain seuil, cest le changement lui-même ou du moins son sens, qui sont compromis. Gérer le changement dans une organisation ne conduit donc pas nécessairement à mettre au pas, de façon obsessionnelle, chacun des acteurs, chacun des sous-systèmes, mais à faire en sorte quune majorité dentre eux jouent le jeu tant bien que mal. Or ce minimum nest pas toujours atteignable.
B. Lécole apprend si
Comme tout système vivant, lécole apprend au gré de lexpérience. Mais lexpérience humaine nest jamais pure immédiateté, elle est toujours construction du sens, réflexion, mise en ordre et en perspective, en fonction soit dune réflexion solitaire soit dune interaction avec des proches. Lorsquon sintéresse à un acteur collectif, à lorganisation comme système, lexpérience devient une réalité plus complexe, multiforme, faite dune multitude dexpériences individuelles mais aussi dune expérience collective à léchelle des sous-systèmes et du système. À ce niveau, lexpérience fait plus encore lobjet dun discours interprétatif, dune analyse, dune représentation négociée entre les membres de lorganisation.
Lorsquun système éducatif se lance dans une réforme de curriculum, par exemple lintroduction de la mathématique moderne ou dun enseignement des langues fondé sur la communication, lexpérience du changement est constamment " théorisée " par les acteurs, a priori, sur le vif et a posteriori, fût-ce de façon sauvage, naïve ou orientée. Mais nul napprend de lexpérience sil met toute son énergie à sauver la face, à masquer les échecs, à sauvegarder des mythologies ou des intérêts acquis. Lexpérience nest source dapprentissage que si lorganisation ou lindividu font preuve dune certaine lucidité.
Valeur de la diversité, droit à lerreur, épistémologie réaliste et critique, souci de la méthode, objectivation des pratiques, ouverture vers lextérieur : telles sont les conditions auxquelles lécole peut apprendre (Gather Thurler & Perrenoud, 1991). Reste à savoir comment on convainc les organisations et leurs membres daller dans ce sens. Toute lanalyse présentée ici suggère que cela ne va pas de soi, que les acteurs individuels et collectifs ont de bonnes raisons de résister à de tels modèles, quand bien même ces derniers semblent incarner une forme de rationalité. Car, on la vu, le souci de lefficacité nest pas lunique logique à luvre dans les organisations. Reconnaître la valeur de la diversité, cest sans doute " senrichir des différences ", cest aussi créer du désordre, compliquer la gestion et parfois poser dinsolubles problèmes de justice.
Si le droit à lerreur est une condition de tout apprentissage complexe, sa mise en uvre est aussi, dans un environnement hostile, un acte parfois suicidaire. Dans certains procès, il vaut mieux plaider non coupable, même contre lévidence, parce que lhumilité se retournera toujours contre celui qui reconnaît ses torts ou ses limites. Lécole est parfois dans cette situation face à ceux des employeurs ou des parents qui ne lésinent pas sur la mauvaise foi.
Une épistémologie réaliste et critique nest tenable quau prix dun acte de foi en lhonnêteté des gens, tant des partenaires externes de lorganisation que de ses membres. Lanalyse des conflits syndicaux à lintérieur de lécole et des débats publics sur léducation montre quil est extrêmement difficile de mettre constamment carte sur table. Reconnaître quon ne sait pas enseigner lorthographe peut favoriser une exploitation éhontée dun tel aveu. À léchelle du système scolaire dans son ensemble, il en va de même.
Le souci de la méthode entre en conflit avec dautres logiques de lorganisation. Avoir la mémoire courte peut aider à redonner une impulsion, à recréer lunité après des conflits, à restaurer la confiance. Le rappel des erreurs du passé nest pas toujours supportable. De même, prendre le temps de réfléchir, danalyser, de rectifier le tir nest possible que dans certaines conditions de sérénité. Certains changement éducatifs ne sont possibles quà la faveur dun concours de circonstances, dune alliance éphémère entre des forces sociales dordinaire antagonistes. Dans la vie des organisations et des sociétés, bien réfléchir, cest parfois ne pas agir du tout.
Lobjectivation des fonctionnements et de leurs effets, on la vu, soppose constamment à lenvie de maintenir la fiction dune organisation efficace, cohérente, qui sait où elle va et utilise à bon escient toutes ses qualifications et tous ses moyens matériels. Seules les organisations très solides peuvent se payer le luxe de la lucidité maximale et se prêter aux regards dobservateurs sans complaisance. On le voit bien lorsquil sagit dinviter des experts extérieurs à dresser le bilan dune politique de léducation ou du fonctionnement dune organisation scolaire. Un certain nombre de systèmes ne se prêtent tout simplement pas à un tel jeu, dautres prennent tant de précautions, exigent tant de garanties que lexercice devient purement diplomatique.
Louverture vers lextérieur relève semble-t-il du bon sens, si lon reste dans labstrait. Mais certains acteurs de lorganisation peuvent avoir beaucoup à perdre en acceptant dêtre confronté à dautres pratiques et dautres modes de résolution des problèmes. La légitimité dun certain nombre de pratiques ne passe-t-elle pas, au sein dune organisation, par laffirmation quil est " impossible de faire autrement ". Tout élargissement du regard à dautres systèmes, dautres pays risque fort de montrer que cette évidence nest pas fondée, quon peut construire les bâtiments scolaires selon dautres normes, formuler les programmes selon une autre logique, évaluer différemment, former les maîtres dune autre manière, faire un autre usage des technologies, etc. Tous ceux qui ne sont pas prêts à la confrontation avec des alternatives défendables ont tout intérêt à maintenir la fermeture.
Ces propos ne sont évidemment pas très optimistes. Mais le rôle de la sociologie nest pas de dire des choses agréables. Si lécole ne change pas ou ne change pas très vite, cest en partie parce que les stratégies des innovateurs sont parfois un peu courtes, maladroites, autoritaires. Beaucoup de réformateurs manquent encore dimagination, ne se mettent pas à la place des autres, adoptent un modèle technique tout à fait inadéquat dans les affaires humaines et butent sur des obstacles quils nont même pas anticipés, faute dun modèle danalyse pertinent des organisations. Mais il faut aussi envisager le pire : les stratégies de changement les plus subtiles ne peuvent que moduler les rapports de force, elles ne les inversent pas. Dans un système globalement conservateur, le génie des innovateurs ne suffira pas à changer la face des choses. Peut-être est-ce le premier talent dun innovateur efficace : faire la différence entre les systèmes où la cause du changement est perdue davance et ceux qui ne semblent pas totalement imperméables aux idées nouvelles.
Nous sommes prêts à admettre que les organisations natteignent pas tous leurs objectifs déclarés et ne sont pas toujours aussi efficaces quelles le prétendent. Il est moins facile daccepter que lorganisation elle-même, ses finalités, ses structures, ses critères defficacité, la nécessité et les effets du changement sont des constructions dans la tête de multiples acteurs, qui nont guère de raisons de se mettre daccord sur la définition de la réalité, en raison à la fois de leurs différences de position, de culture, de point de vue et de leurs divergences dintérêts.
Lorsquon adopte une démarche constructiviste, qui restitue aux acteurs lessentiel des définitions et des concepts, on peut avoir limpression davancer sur des sables mouvants. Plus aucun concept ne renvoie à des observables univoques, on se trouve en présence dune diversité irréductible. On peut comprendre la tentation des sciences de léducation den revenir régulièrement à des définitions stables des finalités et des critères, pour analyser lefficacité objective des curricula et des pratiques pédagogiques. Mais cest une politique de lautruche : on retrouvera la diversité des représentations dès lors quil sagira de faire connaître et accepter les résultats de la recherche
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