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Vers des démarches didactiques
favorisant une régulation
individualisée des apprentissages
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1993
De lévaluation formative à la régulationPour des démarches didactiques " tout terrain "Dans la réalité, la diversité est la règle
Dans la réalité, la diversité est la règle
La communication comme moteur de la régulation
Lintervention du maître comme mode de régulation interactive ou rétroactive
Depuis plus de vingt ans, tous ceux qui luttent contre léchec scolaire se soucient de différenciation de laction pédagogique (Allal, Cardinet & Perrenoud, 1989 ; Haramein, Hutmacher & Perrenoud, 1979 ; Meirieu, 1989, 1990 ; Perrenoud, 1992 b) et dindividualisation des parcours de formation (Favre & Perrenoud, 1985 ; Bautier, Berbaum & Meirieu, 1993 ; Perrenoud, 1993 b). Mais, en raison de la division du travail, tant dans le monde de la recherche quentre les formateurs, ces préoccupations restent relativement étrangères à ceux qui élaborent des curricula ou des démarches denseignement pour telle ou telle discipline, qui sen tiennent encore, très souvent, à des activités et des progressions didactiques destinées à des apprenants abstraits, sortes de cousins germains du sujet épistémique piagétien. Sans doute sintéressent-ils alors non au développement opératoire global, mais à lappropriation de savoirs ou savoir-faire particuliers. Cela ne les invite pas nécessairement à reconnaître la diversité des apprenants, dans leur héritage culturel, leur niveau de départ, leur rapport au savoir, leur façon dapprendre, leurs attitudes. Et même lorsque cette diversité est reconnue &emdash; qui pourrait véritablement lignorer ? &emdash; cela ne conduit pas les concepteurs de programmes ou de méthodes à en penser toutes les implications didactiques.
Les modèles de pensée qui sous-tendent massivement la formation des maîtres et lélaboration des recueils dexercices, des manuels, des livres du maître et autres guides méthodologiques font, aujourdhui encore, une place fort marginale au thème de la régulation individualisée des apprentissages et à ses instruments : mode de gestion de classe et de groupement des élèves, observation formative, dispositifs pédagogiques souples et diversifiés. Tout se passe alors comme si lon sen remettait aux tenants des approches transversales pour penser les différences et leur traitement, pour concevoir des dispositifs dindividualisation des parcours et des stratégies de différenciation des interventions, pour développer des procédures dobservation et dévaluation formative, pour organiser la régulation personnalisée des processus dapprentissage.
Dans cet état, encore largement dominant, de la division du travail, il appartient en fin de compte aux praticiens, du moins à ceux qui se mobilisent contre léchec scolaire, de " se débrouiller " avec ces apports cloisonnés. Ils doivent, dune part, planifier leur enseignement en fonction de modèles didactiques qui ne tiennent pas vraiment compte des différences entre élèves, et dautre part faire face à ces différences en sinspirant de modèles de différenciation et dévaluation formative qui ne tiennent pas vraiment compte des contenus spécifiques des savoirs et savoir-faire disciplinaires. Comment sétonner, dans ces conditions, que les pratiques pédagogiques sen tiennent à des régulations assez frustes des apprentissages ?
Pour en finir avec cette division du travail, pour rendre les méthodologies disciplinaires moins évasives sur la gestion des différences et la régulation individualisée des apprentissages, suffit-il den appeler à la prise en compte de lévaluation formative dans lélaboration des méthodes denseignement et à la prise en compte symétrique des contenus disciplinaires dans les travaux sur la pédagogie différenciée et lévaluation formative ? Je ne le crois pas. Il faut à mon sens repenser de façon plus radicale la place même des concepts de différence et de régulation dans lélaboration même des dispositifs et démarches didactiques. Certains chercheurs en didactique du français langue maternelle, ceux qui collaborent à cet ouvrage et dautres (Groupe EVA, 1991 ; Mas, 1989 ; Nunziati, 1990 ; Turco, 1989) travaillent depuis plusieurs années sur les régulations et lévaluation formative des apprentissages. Il serait imprudent, cependant, de faire comme si le problème était presque résolu. Pour en finir totalement avec les méthodes denseignement muettes sur la régulation individualisée des apprentissages, il ne suffit pas que quelques chercheurs de pointe aillent dans ce sens.
On pourrait se borner à inviter les formateurs et autres auteurs de manuels ou de guides à élargir leur discours, de sorte à couvrir non seulement les méthodes denseignement, mais les méthodes dévaluation, en particulier dobservation ou dévaluation formative, dans un champ disciplinaire particulier. Ce serait un progrès. Il me paraît cependant plus prometteur de faire un pas de plus et de se situer en amont, pour réfléchir à la place de la régulation des processus dapprentissage dans les dispositifs didactiques, en connexion non seulement avec les idées dévaluation formative, mais aussi dindividualisation des parcours de formation et de différenciation des traitements pédagogiques. Lémergence dune didactique théorique, à laquelle nous assistons depuis dix à quinze ans, rend possible cette jonction dans le cadre dune conception globale de la régulation des apprentissages sopérant au gré dinteractions didactiques diverses, parmi lesquelles lévaluation formative.
Aucune pédagogie, aussi frontale et traditionnelle soit-elle, nest totalement indifférente aux questions, aux réponses, aux essais et aux erreurs des apprenants. Même lorsquun cours suit " à la lettre " une progression planifiée dans le détail, même lorsquune séquence didactique se développe selon un scénario très précis, il y a place pour des ajustements, des remaniements en cours de route, en fonction dévénements partiellement imprévisibles, notamment les attitudes et les conduites des élèves, qui manifestent leur intérêt, leur compréhension, mais aussi leurs résistances ou leurs difficultés à suivre le rythme ou assimiler le contenu. Il y a donc toujours un minimum de rétroaction affectant les interventions de lenseignant, souvent certaines activités concrètes ou mentales des apprenants et dans le meilleur des cas leurs processus dapprentissage.
Lidée dévaluation formative
Lidée dévaluation formative systématise ce fonctionnement, en invitant lenseignant à observer plus méthodiquement les apprenants, à comprendre mieux leurs fonctionnements, de sorte à y ajuster de façon plus systématique et individualisée ses interventions pédagogiques et les situations didactiques quil propose, tout cela dans lespoir doptimiser les apprentissages : " Lévaluation formative est donc centrée essentiellement, directement et immédiatement sur la gestion des apprentissages des élèves (par le maître et par les intéressés) " (Bain, 1988 b, p. 24). Cette conception se situe ouvertement dans la perspective dune régulation prise en charge par lenseignant, dont la tâche serait destimer à la fois le chemin déjà parcouru par chacun et celui qui reste à parcourir, aux fins dintervenir pour optimiser les processus dapprentissage en cours.
Dès le moment où lévaluation formative se définit clairement comme source de régulation, une question surgit : est-ce la seule ? Ou une source de régulation parmi dautres ? Ne faut-il pas reconnaître que la régulation des processus dapprentissage peut naître des interactions entre élèves, telle quelle est permise et contrainte par le dispositif et la séquence didactiques, ou encore surgir de lactivité métacognitive de lapprenant, lorsquil prend conscience de ses erreurs ou de sa façon daffronter les obstacles ? La conception de plus en plus explicite de lévaluation formative comme intervention délibérée du maître induisant une régulation anticipée, interactive ou rétroactive dun apprentissage en cours (Allal, 1988 a) conduit à un paradoxe : le concept dévaluation formative, aussitôt construit, tend à se fondre dans une approche plus globale des processus de régulation des apprentissages à luvre dans un dispositif, une séquence ou une situation didactiques.
Lidée de régulation
Jappellerai ici régulation des processus dapprentissage, dans un sens assez large, lensemble des opérations métacognitives du sujet et de ses interactions avec lenvironnement qui infléchissent ses processus dapprentissage dans le sens dun objectif défini de maîtrise. Il ny a en effet pas de régulation sans référence à un état ou à un processus optimal. La régulation participe dune causalité téléonomique, avec des boucles qui modifient le présent en fonction dune référence à lavenir. Dans laction humaine, la capacité de former des projets, de définir des objectifs et dagir en conséquence rend la régulation moins mystérieuse quen biologie ou en physique, où " tout se passe comme sil y avait une finalité ", alors quon a affaire à des systèmes sans conscience, donc sans intentionnalité. Cette évidence dun sujet capable de représentation et danticipation ne dispense pas les sciences humaines de dire en référence à quelle norme ou quelle finalité, et à travers quels acteurs la régulation sopère. Ni denvisager des régulations qui ne doivent rien à lintentionnalité et à la conscience des acteurs et mobilisent des structures causales aussi involontaires que dans les sciences physiques.
Le concept de régulation, dans ses variantes les plus simples, rend compte du maintien dun état stable. Mais il sapplique aussi bien à loptimisation dune trajectoire, et plus globalement dun processus dynamique finalisé. Ainsi, en astronautique, la régulation passe-t-elle par une action (ou une suspension de laction) qui a pour effet de maintenir ou de replacer un mobile dans la trajectoire censée le conduire au but. La comparaison a évidemment des limites, mais elle nous suggère déjà quelques précautions :
Cette complexité saccroît, bien entendu, dès quon parle dapprentissage :
Parler de régulation à propos dun processus dapprentissage conserve donc un sens métaphorique, dans la mesure où il est difficile didentifier à coup sûr les opérations et interactions favorables, de comprendre exactement pourquoi elles optimisent lapprentissage ou encore de le piloter avec précision. Pourtant, penser en termes de régulation du processus dapprentissage est indispensable pour mettre lévaluation formative à sa juste place, pour la situer dans un ensemble de régulations partiellement prévues ou du moins autorisées par le dispositif didactique.
Il est difficile aujourdhui de dégager une définition de la didactique qui fasse lunanimité. Dans son sens traditionnel, elle est lart denseigner, art quon peut tenter de codifier, de rationaliser, de rendre méthodique. Les didacticiens sont alors des méthodologues de lenseignement, qui adoptent une posture normative, pour répondre à la question de savoir comment enseigner telle discipline, telle notion, tel savoir-faire. Selon la façon dont on redéfinit aujourdhui la didactique, on prend plus ou moins radicalement ses distances à légard de cette posture traditionnelle.
Discipline daction ou discipline fondamentale ?
Dans un sens plus moderne, la didactique se présente soit comme une discipline daction (de critique et de proposition) fondée sur les sciences de référence (mathématique, biologie, linguistique, etc.) et les sciences de léducation (Bronckart & Schneuwly, 1991), soit comme la science des faits didactiques, de la mise en forme, de la transposition, de la négociation, de lappropriation ou de lévaluation des savoirs dans le système didactique (" triangle " maître-élèves-contenus), ou encore la science du contrat et des interactions didactiques (Chevallard, 1991). Cette dernière approche se veut non prescriptive, descriptive et explicative avant tout.
Selon la perspective adoptée, la rupture est plus ou moins forte avec les approches traditionnelles : elle est totale lorsquon oppose aux didactiques prescriptives une science des faits didactiques. Elle est moins forte lorsquon plaide pour une discipline daction, une technologie, une ingénierie fondées sur des savoirs savants relevant dautres disciplines. Mais dans les deux cas, on accorde une importance décisive et nouvelle aux connaissances scientifiques sur les savoirs, leur transposition didactique et leur appropriation par des apprenants. Et on espère fonder sur ces connaissances des méthodes et des démarches rationnelles denseignement, voire de définition des objectifs, des curricula, des progressions.
Cette évolution, en cours, peut être ralentie par divers facteurs. Certains tenants purs et durs dune conception de la didactique comme science fondamentale ne sont pas pressés de sengager dans des " applications " qui les détourneraient de la recherche de pointe. Par ailleurs, le monde des formateurs, conseillers pédagogiques, auteurs de manuels et de méthodologies denseignement se divise : certains ont les titres et le parcours qui les autorisent à se présenter comme didacticiens au sens moderne, dautres, qui ont moins de capital symbolique à faire valoir, voient leur expérience dévalorisée et leur dépendance accrue à légard de champs scientifiques émergents, la science ou lingénierie didactiques, qui occupent très activement le terrain. En dépit de ces ambivalences, je ferai le pari que les nouveaux savoirs didactiques seront, demain, parmi les fondements obligés de la formation des maîtres aussi bien que de lélaboration des moyens et des méthodes denseignement.
Faire avec les zones dombre
La didactique du français langue maternelle propose notamment de fonder les démarches denseignement sur un double modèle (Bain, 1988 b ; voir aussi le chapitre 2 dans ce volume) :
Lorsque ces deux modèles sancrent dans des recherches solides, la conception des démarches didactiques peut sappuyer sur de véritables fondements théoriques. Mais, dans lélaboration dun curriculum, on ne tient pas compte des zones dombre et des zones de lumière dans la recherche fondamentale. Si bien que, comme le souligne Allal (1988b), on ne dispose, pour certaines composantes du curriculum, daucun modèle satisfaisant du fonctionnement de lexpert ou de lapprenant. Alors la didactique, faute de modèles des opérations achevées et des processus dapprentissage, ne pourra guère éclairer les pratiques professionnelles mieux que les méthodologies traditionnelles. Pourtant, ni les enseignants, ni leurs formateurs, ni ceux qui leur proposent des moyens et des méthodes, ne peuvent ignorer une partie du curriculum sous prétexte que les connaissances fondamentales font défaut. Que penserait-on dune médecine qui refuse de sintéresser à certaines maladies sous prétexte quon nen a pas encore bien compris les causes ou les évolutions possibles ? On peut admettre que les sciences biologiques fondamentales soient impuissantes à décrire ou à expliquer certains mécanismes. Cela ne dispense pas la médecine de " faire ce quelle peut ", autrement dit de tenir un discours minimal, pragmatique et fondé sur la tradition, le bon sens ou les " remèdes de bonne femme " lorsquil ny a pas de fondements scientifiques suffisants pour faire autrement. Si la recherche en didactique fondamentale peut se permettre dêtre sélective et de navoir rien à dire sur une partie du curriculum, la didactique dorientation praxéologique, comme composante dun bagage professionnel, doit prendre le risque de traiter lensemble du curriculum, en reconnaissant ouvertement quon ne sait pas encore vraiment comment sacquiert, par exemple, la maîtrise du vocabulaire et quon est donc, dans certains domaines, beaucoup moins armé que dans dautres pour fonder une pédagogie rationnelle. Peu importe, lingénierie didactique doit prendre le risque de combiner lart et la science de lenseignement, en révisant le mélange au gré des progrès de la recherche. Cest en ce premier sens quon peut parler dune didactique tout terrain.
Elle devrait lêtre aussi par rapport aux conditions concrètes de mise en uvre du curriculum dans les classes et les établissements. Autrement dit, ce devrait être une didactique réaliste, que trois quarts des enseignants ne pourront ignorer du simple fait quelle ne convient manifestement pas à leurs élèves. Une didactique pour groupes peu nombreux, élèves curieux et coopératifs et écoles vivant dans lordre et la paix au sein dun quartier prospère et tranquille, ne serait quune " didactique de rêve ", faite pour un monde qui ne ressemble guère à celui que connaissent la plupart des enseignants. Car la réalité des classes de français est faite souvent deffectifs chargés, de conditions de travail précaires, délèves de niveaux dacquisition très divers, dorigines ethniques, linguistiques, culturelles multiples, et qui ont des attitudes variées face à lécole, allant de la curiosité active à lapathie, de ladhésion à la contestation permanente et au sabotage systématique, de la communication coopérative au mutisme ou à limprécation.
Pour poursuivre la métaphore, pensons à la médecine tropicale aujourdhui. Certes, il faut si possible quelle mette à disposition des théories, des modes de diagnostic et de thérapie portant sur les maladies qui ont effectivement cours dans une région donnée du monde. Mais il faut aussi quelle fasse avec les conditions locales de vie, de nutrition, dhygiène, avec les conduites des patients et le mode gestion ou le dénuement des ressources hospitalières. Il faut, dans ces régions, savoir soigner lorsque les conditions dasepsie ne sont pas réunies, lorsquon ne dispose pas des instruments danalyse ou de soins qui paraissent élémentaires dans les hôpitaux universitaires des sociétés développées.
Dune certaine manière, lenseignement du français, à lintérieur de la même société, révèle daussi profondes diversités entre les lieux où sont pensés le curriculum et les didactiques, et les lieux où ils doivent être mis en vigueur. Il arrive hélas souvent que ni les conditions matérielles, ni les relations de travail, ni limplication des acteurs ne permettent vraiment dapprocher les conditions de mise en uvre dune didactique idéale.
Certes, il est tentant de mettre ces problèmes sur le compte soit de la pédagogie générale, soit de la gestion du système éducatif et de concentrer le discours didactique sur la langue et son apprentissage, en feignant de considérer que les conditions de travail et de communication ne sont que des préalables. Un tel découpage est tentant dans la logique de production dun savoir didactique fondamental soumis à lapprobation de la communauté scientifique. Mais si lon veut une didactique dont les maîtres puissent se servir sur le terrain, son réalisme est décisif. Elle doit partir et parler dune réalité quils reconnaissent comme la leur, y compris et surtout lorsquelle ne correspond pas aux conditions idéales. Les maîtres confrontés à des classes composées dune majorité denfants non francophones, ou dadolescents en rupture avec le savoir et le monde des adultes, nont que faire des didactiques pensées pour des enfants et des adolescents qui nexistent pas dans leur monde.
Le réalisme dune didactique a divers visages. Il touche aux savoirs, au pouvoir, à linconscient dans la relation, aux conditions et au cadre institutionnel de linteraction didactique, aux stratégies et aux capacités de négociation des acteurs. Je men tiendrai ici à la reconnaissance et au traitement des différences.
Il ne sagit pas ici de la diversité des facettes de la langue ou des textes dignes dêtre enseignés ou valorisés à lécole. Ce problème, important (cf. Schneuwly, 1991), relève du curriculum et donc dune politique de léducation : veut-on, à lécole secondaire, préparer aux textes littéraires, aux textes théoriques ou au contraire aux lettres commerciales, à lusage des tracts ou des modes demploi, des contrats ou de la documentation technique ? La réponse quon donne à cette question nest évidemment pas étrangère à la distance quon crée entre les expériences de vie et les héritages culturels dune part, les normes scolaires de lautre. En diversifiant les formes dexcellence, on module la fabrication de léchec scolaire (Perrenoud, 1991c ; 1992a). Ici, toutefois, cest la diversité des élèves qui mintéresse.
Reconnaître la diversité des apprenants
Aucune didactique ne devrait lignorer. Aussi sélectionné soit-il, aucun groupe nest totalement homogène du point de vue des niveaux de maîtrise atteints au début dun cycle détude ou dune séquence didactique. Et, aussi " neutre " soit-il, aucun programme nest également distant de lhéritage culturel de chaque élève.
Pour la langue maternelle, lhétérogénéité est plus forte encore, à la fois parce que la part des apprentissages scolaires est importante et parce que la langue participe de la diversité des cultures, des modes de vie et de communication, des registres de langue et des normes. Le professeur de français est confronté à une autre diversité que le professeur de biologie et aucune didactique du français ne devrait tenir ce phénomène pour marginal, puisquil est au contraire central dans lexpérience de nimporte quelle classe.
La prise en compte de la diversité peut et doit déboucher, naturellement, sur des techniques dindividualisation et de différenciation des tâches, des évaluations, des prises en charge, etc. Mais je voudrais insister ici, plus encore, sur les aspects les moins pratiques.
a. Tous les élèves nont pas le même rapport à la langue et à la communication comme instrument de pouvoir, dintégration dans le groupe, daction sur le réel ; or ces différences sont constamment réinvesties dans les situations scolaires (Perrenoud, 1991a).
b. Tous les élèves nont pas de raisons de simpliquer dans les mêmes débats, de sintéresser aux mêmes romans et aux mêmes contes, davoir envie de lire ou décrire les mêmes types de textes ; les rapports à la fiction, à la narration, à la théorie, à largumentation relèvent en partie des différences culturelles entre classes sociales ou entre familles, mais aussi de la diversité des personnalités et des manières dêtre au monde.
c. Enfin, il ny a pas de raison de postuler une seule façon dapprendre à lire, à argumenter, à élaborer un texte ; si une didactique du français se réclame dun modèle de référence en matière de fonctionnement du discours et en matière dapprentissage, ce modèle doit être pluriel et envisager au minimum la possibilité que les mêmes maîtrises se développent par des cheminements et à des rythmes différents, et quelles recouvrent pour une part des savoir-faire et des opérations diverses, mais également efficaces. Pour écrire un texte, tout le monde na pas besoin de faire un plan. De même, certains locuteurs ne maîtrisent une conversation téléphonique que sils lont planifiée et anticipée alors que dautres sont capables dimproviser. Sur ce seul axe, il y a de fortes différences culturelles et individuelles, si bien que des individus différents ne mobilisent pas les mêmes ressources pour résoudre les mêmes problèmes.
Partir des acquis réels
Il y a des domaines du curriculum où les élèves namènent en classe que certaines prédispositions ou certains codes généraux, ou éventuellement, comme en physique ou en chimie, des connaissances naïves ou quelques connaissances scientifiques dépassées, qui peuvent faire obstacle à lapprentissage plutôt que de le stimuler. Dans le domaine de la langue maternelle, cest tout le contraire. Lessentiel de la langue orale sapprend hors de lécole et bien avant lâge de scolarité obligatoire. Cest moins évident pour lécrit et pour les savoirs dordre métalinguistiques, mais là aussi, lécole na pas le monopole des situations dapprentissage. Le véritable curriculum, cest la vie prise dans son entier, avec ses composantes scolaires aussi bien quextrascolaires. Dans ce sens, une didactique du français langue maternelle devrait consacrer toute son énergie à développer des apprentissages qui ne se font pas hors de lécole, sans perdre son temps à redoubler les apprentissages qui prennent place spontanément dans dautres cadres et souvent sy font mieux, de façon plus conforme à cette " méthode naturelle " dont parlait Freinet.
La prise en compte systématique des acquis extrascolaires et des apprentissages parallèles pourrait modifier fondamentalement lorganisation du travail en classe. La plupart des méthodes denseignement font comme si tous les élèves réunis dans une même classe avaient à réaliser les mêmes apprentissages. En réalité, surtout dans le domaine de la langue, cest une pure fiction. Une partie des élèves de première primaire savent déjà lire et prennent inutilement du temps, de la place, de lénergie qui seraient mieux utilisés en faveur des élèves qui ont vraiment besoin dapprendre à lire. Une partie des activités doral au cours de la scolarité obligatoire sont tout à fait superflues pour des élèves qui sexpriment couramment et progressent sans activité organisée.
Ce devrait être une règle dans tous les domaines, mais peut-être est-ce encore plus important dans celui de la langue maternelle : si lécole consacrait tous ses efforts aux élèves qui ont vraiment besoin delle, elle lutterait plus efficacement contre léchec scolaire. Une bonne partie du temps et des énergies dun enseignant sont utilisés au profit délèves qui soit savent déjà ce quils sont censés apprendre, soit pourraient lapprendre par leurs propres moyens ou dans un cadre familial, sans quon passe des heures à leur donner des explications, à corriger leurs textes, à alimenter leurs conférences ou leurs lectures. Il nest pas sûr que tous les individus soient capables dapprendre à parler, à lire, à écrire tout seuls, en dehors de tout enseignement. Mais il est sûr que dans ce domaine lécole sous-estime constamment les capacités dautodidaxie ou dapprentissage hors du cadre scolaire.
La régulation de base serait de ne pas faire comme si tout le monde était à égale distance de lobjectif, de partir au contraire des acquis effectifs de chacun et des ressources quil peut mobiliser, pour investir en fonction du chemin quil lui reste à parcourir, des obstacles quil va rencontrer, de son adhésion au projet de formation, etc. Il y a là place pour une évaluation formative " proactive " (Allal, 1988a), autrement dit pour une attribution différenciée à des situations didactiques adéquates.
Dans nimporte quel cadre, cest lindividu qui apprend, et pour cela il ne cesse dopérer des régulations intellectuelles. En un sens, sagissant de lesprit humain, toute régulation ne peut être en dernière instance quautorégulation, du moins si lon adhère aux thèses de base du constructivisme : aucune intervention extérieure nagit si elle nest perçue, interprétée, assimilée par un sujet. Toute action éducative ne peut, dans cette perspective, que stimuler lautodéveloppement, lautoapprentissage, lautorégulation dun sujet, en modifiant son environnement, en entrant en interaction avec lui. On ne peut donc parier, en fin de compte, que sur lautorégulation.
Renforcer lautorégulation
Toutes les interventions dont lintention est régulatrice ne stimulent pas de la même façon et au même degré les mécanismes dautorégulation du sujet. Parce quil existe dinnombrables voies par lesquelles on peut tenter dinfluencer les processus mentaux dautrui, en jouant sur les représentations du savoir ou de la tâche, sur la construction du sens, sur la négociation de la situation, sur la relation, lidentité, limage de soi, le calcul stratégique, lémotion, le courage, le goût du jeu, etc. En même temps, une bonne partie de ces tentatives sont vouées à léchec parce quelle se fondent sur une mauvaise théorie soit du fonctionnement de lautre, ici lapprenant, soit de la communication.
Parier sur lautorégulation, dans un sens plus étroit, consiste ici à renforcer les capacités du sujet à gérer lui-même ses projets, ses progrès, ses stratégies face aux tâches et aux obstacles. De la même manière, les médecines douces parient sur un renforcement des mécanismes dautodéfense de lorganisme et du psychisme.
Cette tentation procède assez naturellement dun constat : les capacités dautorégulation cognitive des apprenants sont aussi inégales que les capacités dautodéfense et dautorégulation des systèmes vivants. Pourquoi alors ne pas songer à renforcer les plus faibles plutôt quà suppléer constamment à des régulations déficientes ?
La voie la plus ancienne a été tracée par les pédagogies du projet et plus globalement les pédagogies actives. Pour quil y ait autorégulation de lapprentissage, on suppose quil faut à lapprenant un moteur fort, de vrais enjeux, qui le touchent en profondeur. Si lélève napprend pas " pour lui-même ", si ses incompétences et ses insuffisances en lecture ou en expression écrite ne lennuient pas personnellement, ne lempêchent pas de faire ce qui lui tient à coeur, il navancera quau gré de rappels à lordre externes, car pour lui, il ny a pas denjeu, sauf peut-être un enjeu ambigu : aller au-devant des attentes des adultes, parents et enseignants, pour leur faire plaisir, avoir la paix, être récompensé.
On se trouve ici, une nouvelle fois, devant les promesses et les impasses des pédagogies nouvelles. On ne peut plus aujourdhui faire comme si tous les enfants et les adolescents avaient constamment envie dapprendre, spontanément. Ils déjouent au contraire les pédagogies nouvelles, comme les autres (Perrenoud, 1988a). Nul ne peut croire non plus quil suffise de proposer aux apprenants des projets ou den appeler à leur créativité pour que tous se mobilisent longtemps et sérieusement et prennent en charge leur propre apprentissage. Le sens des savoirs et du travail scolaire ne se joue pas seulement au plan didactique (Charlot, Bautier & Rochex, 1992 ; Favre & Zanone, 1993 ; Perrenoud, 1993a). Il reste, dans la plupart des pédagogies du français, une marge immense pour aller utilement et pragmatiquement dans le sens des pédagogies actives. Pour la plupart des élèves du monde, lire et écrire restent des tâches imposées, des devoirs, des choses quil faut faire pour être " en ordre " plutôt que pour des raisons personnelles. Il pourrait en être autrement si ces apprentissages avaient un sens moins scolaire
Dune pédagogie du projet à une autorégulation maîtrisée
Une pédagogie et une didactique qui souhaitent stimuler lautorégulation du fonctionnement et des apprentissages ne se contentent pas de parier sur la dynamique spontanée des apprenants. Il faut au contraire des contrats et des dispositifs didactiques très ingénieux, des stratégies danimation et de construction du sens très subtiles pour soutenir lintérêt spontané des élèves lorsquil existe, pour susciter un intérêt suffisant lorsque lexpérience de vie, la personnalité ou le milieu familial ny prédisposent pas. Il ny a pas dans ce domaine de recettes simples, qui marchent à tous les coups, pour toutes les classes ou tous les élèves, sous toutes les latitudes. Mais, si lon mettait plus systématiquement en commun dune part des récits dexpériences et dactivités, dautre part des savoir-faire en termes délaboration et de négociation des projets, de division du travail, danimation du processus, de relance, on donnerait à davantage de maîtres lenvie et les moyens de se lancer dans des pratiques plus actives.
Maîtrise du français (Besson et al., 1979) allait dans ce sens en proposant des activités-cadres. Mais le discours didactique, qui pourtant se voulait à lusage des enseignants en classe, est resté extrêmement abstrait et na pas affronté les vrais problèmes (Favre, Genberg & Wirthner, 1991 ; voir aussi Wirthner, chapitre 4 dans ce volume). On a fait comme sil suffisait davoir de bonnes idées, en suggérant quelques activités-cadres standards : faire une exposition, construire un fichier pour la bibliothèque, faire une enquête, écrire un roman ou un conte, etc. Alors que lessentiel des problèmes ne touche pas au contenu des activités, mais aux dynamiques individuelles et collectives qui les sous-tendent et qui soutiennent lintérêt et le projet. Dans ce domaine, une didactique du français est aussi une psychosociologie du groupe, une théorie du pouvoir, une théorie des acteurs.
Linsistance sur lautorégulation peut aussi sentendre dans un sens plus étroit, dans trois directions complémentaires.
Sil y a autorégulation, cest en partie parce que lindividu se trouve placé dans des situations de communication qui le confrontent à ses propres limites et le poussent dans le meilleur des cas à les dépasser. Les situations de communication sont, pour la langue plus que tout autre apprentissage, des pierres de touche, des occasions de tester et de manifester sa maîtrise (Cardinet, 1988).
Mais ce nest pas dans ce sens seulement que la communication peut participer de la régulation des apprentissages. On peut soutenir quelle est au contraire le moteur principal des progrès. Non pas parce que la communication exercerait une régulation directe sur les apprentissages, mais parce quelle structurerait très fortement le fonctionnement langagier, et donc aussi, indirectement, les apprentissages.
Le modèle sous-jacent est évidemment celui de la contrainte fonctionnelle, plutôt que normative : pour arriver à se faire entendre, à se faire comprendre, à avoir gain de cause ou simplement à avoir la parole, un enfant ou un adolescent doivent résoudre un certain nombre de problèmes dordre langagier et communicatif.
Une didactique qui fonderait beaucoup despoirs sur la régulation par la communication irait dans le sens préconisé par Weiss (1979) ou par le CRESAS (1987, 1991) lorsquils plaident pour les pédagogies interactives. Il sagit de mettre aussi souvent que possible les élèves dans des situations de confrontation, déchange, dinteraction, de décision, qui les forcent à sexpliquer, se justifier, argumenter, avancer des idées, donner ou recevoir des informations pour prendre des décisions, planifier ou se répartir le travail, obtenir des ressources, etc.
On peut soutenir quon se trouve ici dans le cadre général des pédagogies actives. Mais avec une nuance de taille : linsistance sur la communication, la coopération. Inviter les élèves à rédiger des textes libres, même sils les lisent ensuite à leurs camarades, ce nest pas créer des situations où les élèves doivent négocier un texte commun parce quil ny a pas dautre manière darriver à leur fin. Une didactique qui fonde des espoirs sur linteraction devrait proposer de nombreuses pistes et savoir-faire en matière dorganisation et de structuration des échanges, sachant que le moteur nest pas une injonction externe &emdash; comme souvent encore dans le travail déquipe, " Mettez-vous ensemble pour " &emdash; mais une nécessité propre à la tâche, conçue de telle sorte quon ne puisse la réaliser sans communiquer. La didactique est alors lart de créer de telles situations et de les gérer, avec les problèmes de temps, despace, dautodiscipline qui sensuivent.
Aucune situation didactique nest entièrement sous le contrôle de lenseignant. Les élèves sont constamment des acteurs, qui réinvestissent dans la situation des enjeux, des stratégies, des manières dêtre qui viennent dailleurs. Mais dans une classe de français, en particulier si la communication, orale ou écrite, a une large place, le phénomène est encore plus fort. Autrement dit, une didactique du français doit préparer lenseignant à comprendre ce qui se passe spontanément sur un marché linguistique, à analyser et en partie à neutraliser les phénomènes de pouvoir, de compétition, de lutte pour la distinction ou la différence, de classement des locuteurs et des formes dexpression, toutes choses qui se produisent spontanément entre les élèves, que lenseignant ne peut ni ne veut empêcher totalement, mais quil peut anticiper, canaliser, analyser et intégrer à sa démarche. On voit ici quune didactique du français langue maternelle, cest pour une part une sociolinguistique, une sociologie de la culture et de la communication (Perrenoud, 1991 a ; 1992c).
Comme Weiss le montre dans ce volume (chapitre 5), même en plaçant très régulièrement les apprenants dans des situations de communication assez fortes et contraignantes pour forcer limplication et lapprentissage, on peut douter que tous les acquis linguistiques requis au cours de la scolarité obligatoire puissent se faire en pariant sur la communication spontanée comme source majeure de régulation des apprentissages, ou si lon préfère comme principal stimulus dune autorégulation intensive. Le propre de lécole est de ne pas attendre que lapprentissage soit nécessaire pour le susciter. On peut le regretter, mais il serait absurde de demander aux didactiques scolaires de faire oublier totalement larbitraire des programmes, la violence symbolique du rapport pédagogique et la marche forcée vers les savoirs qui sont lessence même de la scolarisation obligatoire bien plus que de toute démarche particulière denseignement. Il serait non moins absurde de placer la communication induite par le maître dans une catégorie étanche du seul fait quil a lintention de favoriser des apprentissages. Toute interaction entre le maître et les élèves qui produit des effets de régulation ne peut être assimilée à une démarche dévaluation formative. À certains égards, lenseignant est un locuteur comme les autres, qui produit volontairement ou non certains effets non pas en intervenant directement dans les processus de construction des savoirs, mais en induisant des attentes et des contraintes dans la communication. Même alors, cette forme de régulation nest pas sans limite.
Une didactique orientée vers la régulation des processus dapprentissage ne fonde pas beaucoup despoirs sur les remédiations massives. Elle investit plutôt dans la régulation interactive au sens où la définit Allal (1988 a) : une observation et une intervention en situation, lorsque la tâche nest pas achevée, le maître étant capable et prenant le risque dinterférer avec les processus de pensée et de communication en cours.
Dune certaine façon, dans une classe de français, lenseignant est un acteur comme un autre, qui " donne la réplique " et structure la communication, dautant plus quil dispose dun pouvoir et dune compétence que nont pas les élèves. Le maître joue donc un rôle important dans les régulations qui passent par la communication elle-même.
Mais il peut aussi, parce que cest son rôle et sa compétence, intervenir directement au niveau de la régulation de lapprentissage, ce qui nest pas du même ordre. Comme tout entraîneur sportif, le maître peut " jouer avec " ses élèves, leur servir de destinataire potentiel, de partenaire compétent, qui diffère des autres parce son but est de favoriser lapprentissage plutôt que de gagner une partie ou de faire étalage de son habileté. Dans ce sens, lenseignant est un partenaire spécifique, dont la logique est doptimiser lapprentissage de lautre plutôt que ses propres avantages dans la situation de communication. Mais, lorsquon parle de régulation interactive, au sens des travaux sur lévaluation formative (cf. notamment Allal, 1988a), ce nest plus seulement de partenariat intelligent quil sagit. Cest dune intervention sur la construction même des connaissances, qui suppose souvent un changement de registre, une parenthèse métalinguistique ou un détour par une instrumentation ou des consolidations de notions ou de savoir-faire étrangers en partie à la tâche en cours. Travaillant avec un élève qui est en train de construire un texte, il peut non seulement lui servir de partenaire, de personne-ressource pour clarifier ses idées et les mettre en ordre, mais il peut aussi intervenir à un niveau métalinguistique, sur les organisateurs, les connecteurs, les fonctions de la ponctuation, etc.
Un tel fonctionnement suppose des compétences et peut-être des instruments, en matière dobservation et dintervention. Mais lessentiel, cest la disponibilité de lenseignant, autrement dit une organisation de classe qui ne lui impose pas de prendre trois quarts de son temps pour gérer le système et sadresser à lensemble des élèves. Les régulations interactives sont inutiles si elles sont aléatoires et épisodiques. Pour les rendre denses et régulières, il faut un système de travail assez différent de ce quon observe dans la plupart des classes secondaires, et même primaires. Sur ce terrain, le discours didactique ne devrait pas passer commodément le relais à la pédagogie générale, sous prétexte quil sagit de gestion de classe. Certes, certains maîtres appartenant à des mouvements décole active ou décole nouvelle peuvent puiser dans une expérience interdisciplinaire pour organiser leur enseignement différemment. Un maître primaire militant du mouvement Freinet na sans doute pas besoin dune didactique du français pour savoir comment organiser sa classe de façon coopérative. En revanche, pour le plus grand nombre, la didactique ne devrait pas faire comme si tous les enseignants savaient sorganiser de sorte à nêtre pas constamment au centre des échanges dun grand groupe. En ce sens, un discours didactique conséquent ne peut rester muet sur la gestion de classe, lorganisation des espaces, le groupement des élèves, la question du pouvoir et du contrôle social, etc. Le triangle didactique maître-élève-savoir ne touche pas seulement à des personnes, mais à des acteurs collectifs, ne loublions pas. Les relations qui se nouent dans ce triangle ne sont pas dordre purement épistémologique, elles passent par une organisation du temps et de lespace, par des habitudes et des normes de travail et de communication. Donc par de nombreux deuils en regard de lidentité habituelle des enseignants (Perrenoud, 1992b)
Lévaluation formative se présente alors surtout sous la forme dune régulation interactive, cest-à-dire dune observation et dune intervention en temps réel, pratiquement indissociables des interactions didactiques proprement dites. Y a-t-il place par ailleurs, dans une classe de français, pour une évaluation formative rétroactive ? Sans doute, et il faut alors que les modèles de compétence et dapprentissage soient cohérents, quon ne produise pas des grilles critériées sans rapport avec le modèle linguistique de référence ou avec lenseignement effectivement donné. Il y a, dans lévaluation formative quon pourrait dire la plus classique, des précautions à prendre pour quelle ne soit pas une pièce rapportée, un ajout bâtard à lédifice, mais quelle participe au contraire dun système didactique aussi cohérent que possible. Ce qui rejoint les appels de Bain (1988b) et Allal (1988b) à une collaboration entre didacticiens et spécialistes de lévaluation formative.
Ici, jinsisterai davantage sur une thèse déjà développée ailleurs (Perrenoud, 1991 b) : lévaluation formative, surtout si elle est rétroactive, devrait rester dans lenseignement du français une régulation par défaut, qui intervient lorsque les autres modes de régulation nont pas fonctionné ou nont pas suffi.
Autre façon de redire que la régulation, dans le fonctionnement langagier et lapprentissage de la langue maternelle, ne relève quen partie de lévaluation formative, y compris la régulation interactive. Autrement dit, il faut concevoir la régulation comme produit de multiples processus complémentaires, la didactique ayant pour tâche de les orchestrer et de les stimuler plutôt que de privilégier lun dentre eux. En ce sens, lévaluation formative nest quun rouage. Elle est entièrement du côté de la régulation, mais elle ne lépuise pas. Elle devrait, au contraire, nintervenir quen dernier recours.
Dans une pédagogie de rêve, stimulant fortement lautorégulation et la régulation par la communication, lévaluation formative devrait être marginale et prendre surtout la forme dune régulation interactive en situation. Les choses étant ce quelles sont, tant du point de vue des conditions de travail que des programmes et de la formation des maîtres, il faut probablement accepter que, dans beaucoup de classes encore, et pour longtemps, la principale régulation à luvre soit rétroactive. Si telle est la réalité, mieux vaut la reconnaître et favoriser cette forme de régulation plutôt que rien du tout. Mais ce nest quun pis-aller et le développement des travaux en didactique devrait rendre cette situation exceptionnelle !
Il peut sembler particulièrement naïf den appeler à une didactique soucieuse de la régulation individualisée des apprentissages au nom du réalisme. Comment ne pas voir que pour prendre en compte les différences et penser les régulations individualisées dans le cadre dun dispositif et de séquences didactiques, il faut affronter une complexité qui éloigne définitivement des recettes, des modèles méthodologiques livrés " clés en main ". Donc accepter de rompre avec les besoins dune large fraction des enseignants, prendre le risque de leur proposer des démarches qui ne correspondent ni à leur image du métier, ni à leur niveau de formation. Et accepter sans doute aussi dentrer en conflit avec une classe politique et des autorités scolaires qui nen demandent pas tant et qui, pour une part au moins, saccommodent même très bien de la relative inefficacité des pédagogies en vigueur.
Cest quil y a réalisme et réalisme. Lun conservateur, à courte vue, qui sabrite derrière les traditions et les intérêts acquis pour se résigner aux inégalités avec un fatalisme morose ou réjoui. Ce réalisme là ne tient, paradoxalement, quen refusant de voir une partie de la réalité ou en inventant des fatalités biologiques ou socioculturelles qui protègent de toute remise en cause.
Il en existe un autre, un réalisme, qui se soucie de lavenir, tant des individus que des sociétés, qui ne saccommode pas du fait que tant denfants et dadolescents passent tant dannées à lécole pour en sortir sans véritablement maîtriser leur langue maternelle, sans lire couramment et en avoir le goût, désemparés devant un texte simple, démunis de moyens dargumentation ou dexpression des sentiments. Le réalisme didactique tel que je le défends ici consiste à prendre les apprenants tels quils sont, dans leur diversité, leurs ambivalences, leur complexité, pour mieux les amener à des maîtrises nouvelles. Peut-être est-ce un réalisme utopique. Avons-nous vraiment le choix ?
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