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Cycles pédagogiques et
projets décole : facile à
dire !
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1994
Vivre une époque formidable !
En 1991, le Ministère de lEducation nationale définissait une " Nouvelle politique pour lécole " (NPE), réorganisant la scolarité primaire en trois cycles pédagogiques : apprentissages premiers (de 2-3 ans à 4-5 ans), apprentissages fondamentaux (de 5-6 à 7-8 ans) et approfondissements (de 8-9 à 10-11 ans). La NPE indique trois objectifs majeurs : continuité des apprentissages, souplesse dans lorganisation de lenseignement, cohérence à léchelle de chaque école. Elle invite à rompre avec la structuration du cursus en programmes annuels, à mettre laccent sur la construction continue de compétences clés, à travers des activités disciplinaires mais aussi des situations didactiques développant des compétences transversales. Dans une telle organisation, le redoublement na pas de raison dêtre, chaque enfant progresse à son rythme, le cas échéant en parcourant un cycle en deux ou quatre ans, de préférence en suivant un parcours individualisé lui permettant de progresser diversement selon les domaines.
Les textes définissant la NPE mettent laccent sur les corollaires dune telle réforme : concertation entre les cycles et à lintérieur de chacun, travail en équipes, projets décoles, collaboration avec les parents et les collectivités locales. Ils prévoient des modalités diverses et décentralisées des cycles, en termes dhoraires, de découpages disciplinaires, de groupement des élèves.
Bref, un sans faute ! La NPE mobilise presque toutes les propositions des mouvements pédagogiques novateurs et de la recherche en éducation dans le sens des pédagogies actives et différenciées, du travail par groupes et par projets. Pourtant, sur le terrain, est-ce si simple ? Suffit-il dintroduire la possibilité structurelle dune pédagogie différenciée pour quaussitôt elle se réalise ? La NPE représente à lévidence un progrès, à condition de la considérer comme un premier pas, une décision qui, faisant sauter un verrou, engage dans un processus de tâtonnement et de recherche de longue haleine. La NPE ne peut mener à de véritables solutions nouvelles quen reconnaissant les vrais obstacles : des didactiques, des moyens denseignement, des formes dévaluation, des formations, des modes de pensée peu favorables à la différenciation. Et plus encore des identités, des habitudes de travail, des aspirations et des peurs peu propices à la coopération, au travail déquipe, à la gestion de projets. Faut-il, davance, jeter la pierre aux enseignantes et enseignants, coupables de ne pas savoir saisir immédiatement loccasion historique dun grand bond en avant ? Mieux vaudrait accepter limmense difficulté de la tâche, comprendre quelle implique un changement du métier et du fonctionnement des écoles.
Il est assez confortable de dire : On ne peut rien faire dans des structures qui ne sont pas conçues pour la différenciation de lenseignement ! La NPE prive de cet oreiller de paresse. Sauf si les structures mises en place par la gauche sont défaites au gré de lalternance. Mais ce nest pas le plus probable. Le temps est fini où la classe dominante avait pour intérêt vital de limiter laccès aux études longues. La société a changé, léchec scolaire est une entrave au développement économique. Par ailleurs, dans les sociétés pluralistes, les gouvernements, quelle que soit leur couleur, nont quune étroite marge de manuvre, entre les contraintes du marché et les mouvements sociaux. Les cycles pédagogiques ne sont pas, ne sont plus une " idée de gauche ". Ils répondent au souci de former le plus grand nombre denfants et dadolescents pour une société complexe, planétaire, mouvante, installée dans un chômage structurel, marquée par des mouvements de population sans précédent dans lhistoire, des recompositions imprévisibles des États, des évolutions technologiques qui démodent très vite les qualifications étroites, des conflits confessionnels, culturels, idéologiques nouveaux. Dans ce monde, la formation nest plus un rêve de gauche ou un investissement de droite, cest une nécessité pour survivre.
La balle est donc dans le camp des gens décole. Certes, ceux qui en ont besoin trouveront, comme toujours, des raisons de ne pas changer : des textes contradictoires, des moyens qui ne suivent pas, une hiérarchie qui nest pas toujours capable de favoriser le changement, des conjonctures politiques instables. Ceux qui ne cherchent pas de tels prétextes considéreront la création des cycles pédagogiques comme une possibilité structurelle &emdash; ni plus, ni moins &emdash; de transformer enfin la scolarité primaire dans le sens dune formation plus complète, plus solide et moins inégale.
Lindividualisation des parcours : retour aux sources
Les cycles pédagogiques ne valent que par leur potentiel dindividualisation des parcours de formation. On parle depuis le début du siècle dindividualisation de lenseignement. Lexpression évoque une prise en charge personnelle de chacun, voire une forme de tutorat, peu réaliste dans une école de masse, qui tournerait le dos à linteraction entre apprenants comme moteur de la formation. On a parlé plus tard de pédagogie différenciée (Meirieu, 1990 ; Perrenoud, 1992 a). Tous les enfants napprennent pas au même rythme, de la même façon, avec les mêmes ressources. Il est donc absurde de ne les placer constamment devant des tâches et des exigences identiques, sous prétexte quils ont le même âge ou appartiennent au même groupe-classe.
Lindividualisation des parcours de formation (Bauthier, Berbaum & Meirieu, 1993) va plus loin sur la voie de la différenciation. Elle exige bien entendu une rupture radicale avec lenseignement frontal, mais elle oblige plus encore à se centrer sur lapprenant &emdash; cest de son parcours quil est question &emdash;, non seulement dans chaque situation dapprentissage, comme le suggère la didactique moderne, mais dans la longue durée, pour prendre en compte son histoire de vie éducative, son cheminement au long des années. Lindividualisation des parcours de formation exige un dispositif de régulation qui déborde chaque situation didactique et même le cadre de lannée scolaire. Les cycles pédagogiques offrent enfin cette possibilité : gérer les cheminements sur plusieurs années. Passer à côté de cette continuité, se borner à faire se succéder des pédagogies non concertées, aussi différenciées soient-elles, serait manquer le coche !
Peurs à dépasser et maîtrises à construire
Ce ne sera pas simple, ni même " raisonnablement compliqué ". Ce sera complexe, au sens où lentend Morin : la complexité est à la base, on ne peut que vivre avec, lapprivoiser ; elle est ici dans les ambivalences, les différences et les tensions des sujets, de leurs projets, de leurs rapports aux savoirs, de leurs relations mutuelles. Avec un bon modèle théorique et des outils de gestion appropriés, un ingénieur peut piloter des centaines ou des milliers de processus parallèles. De même, une équipe de contrôleurs aériens peut guider presque sans coup férir des centaines dappareils qui sapprochent ou séloignent dun aéroport. La conjugaison de ressources &emdash; linformatique, des dispositifs de sécurité, un esprit de décision dans les cas durgence &emdash; permet de gérer une immense diversité de cheminements matériels. Il en va autrement pour les cheminements intellectuels, affectifs, relationnels, car la prise dinformation, la décision, lintervention opèrent sur et passent par des êtres humains, qui a chaque étape cherchent à comprendre, interprètent les règles à leur guise, prennent des initiatives, négocient, concluent des alliances, ouvrent des conflits, mènent des stratégies en fonction de multiples logiques.
Un système qui asservirait complètement les êtres humains à la technologie peut &emdash; pour un temps &emdash; espérer contrôler de façon centralisée la coordination de multiples processus parallèles. À lécole, la gestion de parcours de formation individualisés ne peut se calquer sur ce modèle ; elle est nécessairement décentralisée, car elle passe par ladhésion, limagination, la concertation, la coopération des organisations et des personnes. Ce qui ne va pas sans peurs à dépasser, sans maîtrises à construire. Jai tenté ailleurs (Perrenoud, 1993 a) den dresser le tableau, à trois niveaux : a. celui du système éducatif ou de vastes sous-ensembles, par exemple lenseignement primaire dans une région ; b. celui des établissements, les écoles comme unités de gestion et de projet ; c. celui des interactions didactiques, autrement dit de la relation maîtres-élèves au quotidien, mais aussi des équipes pédagogiques.
Les peurs sont évidemment liées à une absence de maîtrise, réelle ou imaginaire. Ainsi, un chef détablissement peut-il craindre dêtre confronté à des problèmes déquité qui dépassent ses compétences et même sa légitimité, parce que le fonctionnement en cycles pédagogiques bouleverse la division du travail entre les enseignants. Aussi longtemps que cette peur le tenaillera, il sopposera, ouvertement ou subtilement, à toute rupture importante avec légalité formelle qui prévaut dans les organisations scolaires : à diplômes et statuts équivalents, même nombre dheures et mêmes charges pour chacun, non parce que cest la formule la plus judicieuse, ni même la plus équitable &emdash; si lon approfondit un peu, on voit quelle recouvre de profondes inégalités &emdash; mais parce quelle autorise à donner une réponse bureaucratique à la question de la justice.
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didactiques |
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Construire une maîtrise, cest presque toujours dépasser une peur. Mais cest aussi, plus globalement, acquérir des savoirs et savoir-faire nouveaux, pour faire face à la complexité. Je ne puis ici examiner dans le détail toutes les peurs à dépasser et toutes les maîtrises à construire pour faire des cycles pédagogiques un instrument convaincant dindividualisation des parcours de formation. Je men tiendrai à quelques aspects importants : 1. Enrichir sa boîte à outils. 2. Apprendre à travailler ensemble. 3. Travailler sur soi. La vue densemble mimporte ici plus que le détail. Sans une approche systémique du changement, on ne progressera guère : à quoi bon affiner les outils si la coopération professionnelle est très douloureuse, si nombre de personnes restent isolées ou enfermées ?
La métaphore est pertinente si lon se dégage de la conception de loutil comme objet matériel ; dans les métiers de lhumain, les outils sont comme ailleurs des instruments pour effectuer un travail. Mais ces instruments sont dabord les personnes elles-mêmes, leur compréhension du monde, des finalités, des contraintes, des causalités, leur identité, leur courage, leur formation, leurs attitudes, leurs idées, au sens large : savoirs, représentations, concepts, schémas ou méthodes de travail. Ces outils peuvent se matérialiser dans des grilles, des listes, des logiciels, des procédures codifiées, des objets concrets. Mais ce ne sont que des supports dune activité symbolique et relationnelle complexe. Ainsi, aucune grille nest utile si lutilisateur nen comprend pas le contenu et la raison dêtre, nest pas capable de linterpréter et de ladapter en situation ; le véritable outil, cest en fin de compte la personne.
Il faut des outils nouveaux parce que la NPE élargit les possibilités daction. À lintérieur dun groupe-classe et dune année de programme, les outils de différenciation sont proportionnés aux marge de manuvre. En donnant prise sur un cheminement de trois ans, les cycles pédagogiques exigent des instruments plus ambitieux.
Outils dobservation et de régulation
Pour individualiser les parcours de formation, il importe dabord de saisir le cheminement de chacun, de repérer sa position, mais aussi sa trajectoire, son rythme, sa façon davancer ou les raisons dun blocage des apprentissages. Puis il convient de réorienter lapprenant vers dautres activités, dautres projets, dautres niveaux, un autre contrat didactique. Observation et régulation ne sont pas deux étapes, deux actions bien distinctes. Cest souvent en cherchant à comprendre quon amorce une régulation : questionner lapprenant, sintéresser à lui et à son entourage, cest déjà intervenir. À linverse, cest en essayant quelque chose quon comprend certaines résistances, certaines erreurs.
Lobservation et la régulation ne sont-elles pas des outils de base de toute action éducative ? Pourquoi les cycles imposeraient-ils leur extension ? Tout simplement parce que la formation des enseignants est sous cet angle assez pauvre. Je ne pense pas ici aux lecteurs assidus des Cahiers pédagogiques, ou douvrages sur les pédagogies différenciées, lévaluation formatrice ou formative, laide méthodologique, les didactiques novatrices. Je pense aux enseignants qui ne font pas partie de mouvements pédagogiques, ne lisent guère de journaux professionnels ou de livres de sciences de léducation, fréquentent peu la formation continue. Ce sont eux &emdash; le plus grand nombre &emdash; qui feront des cycles le meilleur ou le pire. Pour en faire le meilleur, ils ne pourront se satisfaire des outils dobservation formative dont ils disposent aujourdhui.
Outils de transposition et de planification didactiques
Aller vers des parcours individualisés, cest construire un cursus " sur mesure ", donc favoriser une transposition didactique originale, sinon pour chaque élève, du moins pour chaque famille dapprenants provisoirement semblables du fait de leur niveau, de leurs besoins ou de leur projet de formation, de leur rythme de progression, de leur façon de sapproprier les connaissances ou de construire des compétences. Lenseignement programmé des années 60 nautorisait, comme son nom lindique, que des progressions individuelles dans un réseau de séquences pensées davance. Gérer des parcours individualisés, cest faire un pas de plus, cest construire des cheminements au fur et à mesure, à partir des besoins et des acquis des apprenants, plutôt que de les aiguiller vers des itinéraires balisés. Lindividualisation nest pas un but en soi : lorsque un cheminement qui a fait ses preuves convient à plusieurs apprenants, pourquoi ne le suivraient-ils pas de conserve ? Les agences de voyage proposent depuis longtemps diverses formules : des voyages organisés pour tous ceux auxquels cette formule standardisée convient, des parcours entièrement personnalisés pour ceux qui ne voyagent pas comme tout le monde, et, dans lentre deux, des formules à la carte pour ceux qui, sans suivre un parcours entièrement fléché, sont prêts à faire un bout de route avec des compagnons de rencontre.
Pour mettre en place léquivalent pédagogique, il faut de nouveaux outils pour penser les objectifs, les contenus, les situations et les séquences didactiques, les cheminements individuels, leurs points communs et leurs différences. Et dautres outils pour aiguiller régulièrement les apprenants vers dautres niveaux, dautres groupes, dautres activités. La force des groupements stables, cest que les décisions dorientation se prennent une fois par année, sur la base dun bilan global. Dans les cycles pédagogiques, il faut apprendre à multiplier les groupes de niveaux, de besoins, de projets, à les recomposer, à faire circuler les élèves de lun à lautre.
Outils de gestion de classe et de projets
Les enseignants co-responsables dun cycle se trouvent donc devant une grande complexité ; on comprend quelle leur fasse peur, aussi longtemps quils ne disposent pas dinstitutions internes capables de mettre de lordre et de la régularité dans ce qui peut apparaître de prime apport un immense chaos. Les gens décole se trouvent un peu dans la situation dun chef de gare qui verrait les trains sapprocher dune gare dont les plans ne sont pas encore tracés. Comment échapper alors aux fantasmes de collisions et de confusion ? Les pédagogues sont encore plus mal lotis : le chef de gare peut compter sur des modèles transposables : sa gare va ressembler à dautres gares, il ne réinventera ni les rails, ni les quais, ni les aiguillages, ni les signaux. Tous ces éléments de gestion du trafic sont connus, éprouvés, transportables et adaptables dans de multiples environnements. Quels sont les matériaux équivalents pour construire un cycle pédagogique ? Ils restent dans une large mesure à inventer. Manquent à la fois les concepts, le langage et les modèles culturels partagés de gestion de classe et de projets à léchelle de trois ans de scolarité. Autant de raison davoir peur !
Outils de communication et de négociation
Observation et régulation passent par la communication pédagogique classique entre enseignants et apprenants. Mais les éléments qui précèdent montrent quil ne sagit pas seulement de communiquer à propos des tâches et des processus dapprentissage, mais des objectifs, du contrat didactique, des projets, des modes dorganisation, de décision, de planification. Aussi bien entre enseignants quavec les élèves et leurs parents.
Communiquer pour expliquer, mais aussi pour trouver des compromis entre les acteurs, entre les contraintes, entre les urgences du quotidien et les objectifs à long terme. Doù limportance dune capacité accrue de négocier, on va le voir plus spécifiquement à propos du travail en équipe et du projet décole.
Dans les structures conventionnelles de lécole primaire, on peut encore entretenir lillusion que chacun est un " combattant solitaire ", un artisan presque à son compte, qui peut coexister pacifiquement avec ses collègues en se gardant de parler de pédagogie, ou en pratiquant quelques échanges de matériel. À léchelle dun cycle, cet individualisme à peine tempéré reste hélas possible. Faute de savoir mieux faire ou den avoir le courage, on peut recréer des niveaux et des classes, tirer la structure nouvelle vers les cloisonnements anciens. La force dune structure ouverte est aussi son point faible : elle autorise et encourage les interprétations locales, elle fait confiance au génie propre des écoles et des équipes. Dans les écoles peuplées de maîtres qui nont pas envie ou qui ont peur de travailler ensemble, lorsque les équipes nexistent que sur le papier, la structure permet verser le vin ancien dans une outre nouvelle, en sauvegardant les apparences, en donnant quelques signes extérieurs de renouveau et de coopération.
Plutôt que de jeter la pierre aux enseignants tentés par cette régression, mieux vaudrait reconnaître que le travail en équipe est extrêmement difficile et que négocier un projet décole et le faire vivre sont des défis aux organisations scolaires.
Vivre en équipe pédagogique
Jai distingué ailleurs (Perrenoud, 1993 c, 1994 a) :
Parmi ces dernières, je distinguais encore les équipes pédagogiques qui coordonnent des pratiques, chacun conservant la maîtrise de ses élèves, de celles dont les membres partagent collectivement la responsabilité des mêmes élèves. Idéalement, les maîtres enseignant dans le même cycle pédagogique devraient se rapprocher progressivement de ce dernier cas de figure : les élèves fréquentant le cycle deviendraient leurs élèves à tous, les maîtres sen sentiraient collectivement responsables et assumeraient ensemble tout ce qui est mis en place à leur intention. De la pseudo équipe instaurée par les textes officiels à cette véritable équipe, le chemin est long et difficile. Outre les résistances fort rationnelles à un travail déquipe aussi exigeant (perte de temps. flou dans le partage des responsabilités didactiques, perte dune part de lidentité au travail), il faut compter avec la peur de lautre, de son regard, de son jugement, de son pouvoir ; la peur du conflit ; la peur de perdre la maîtrise de la relation pédagogique. Pour assumer en équipe la gestion dun cycle pédagogique, il faut apprendre à surmonter ces obstacles. En refusant dabord de les nier ou de les projeter sur lautre !
Négocier un projet décole
Il ne suffit pas de bien sentendre à lintérieur dune vraie équipe. La NPE plaide, dans le même esprit, pour la continuité entre les cycles. Or un tel fonctionnement suppose une cohérence et une forte identité de lécole dans son ensemble. Cest pourquoi il apparaît légitime de lier travail en cycles et projet décole. Mais là encore, le bon sens serait de reconnaître quun projet décole ne se décrète pas, quil nengage les enseignants que sil a été dûment négocié entre eux et tient compte de leurs aspirations autant que de leurs craintes. Un projet détablissement nest quune fiction sil ne sancre pas dans une culture de coopération, dans un mode de relations professionnelles qui autorise et encourage la communication entre les enseignants, le partage des réussites et des échecs, des questions et des réponses (Gather Thurler, 1993, 1994).
Une telle culture peut-elle, si elle nexiste pas, se développer au moment de lintroduction des cycles ? On peut imaginer que cest le moment le moins opportune : lorganisation en cycles place certains enseignants devant un défi qui nest pas à leur mesure, et favorise donc le repli sur lindividualisme ou la balkanisation de lécole. Pour prévenir ce risque, il importe doffrir aux enseignants engagés dans cette aventure un véritable soutien, des ressources, des modèles pour construire une autre culture professionnelle. À plus long terme, le plein usage des cycles pédagogiques passe par la professionnalisation accrue du métier denseignant (Meirieu, 1989 ; Perrenoud, 1994).
En dernière instance, le changement pédagogique touche la personne de lenseignant. On peut le concevoir dans une perspective volontariste : chacun naurait quà " prendre sur soi ", à faire taire ses peurs, ses doutes, ses frustrations, ses rejets. Travailler sur soi, cest autre chose : ne pas censurer bravement ses états dâme, les écouter, les analyser, pour mieux comprendre et parfois dépasser ce qui empêche dadopter de nouvelles pratiques, de nouveaux savoirs, un nouveau regard sur les élèves ou les collègues. Travailler sur soi néquivaut nullement à senfermer, à travailler dans la solitude. Pour évoluer, rien ne vaut la confrontation aux autres, différents et semblables, dans un climat de confiance et découte en formation continue, en équipe ou dans les moments informels de la vie de létablissement.
Travailler sur ses peurs
Qui na jamais eu peur dans ce métier ? Peur des élèves, des parents, des collègues, de la hiérarchie, des programmes, de la formation continue, du changement ? Peur de perdre le contrôle, de se tromper gravement, de sennuyer, de ne pas être à la hauteur ? Pourtant, on ne parle pas de ses peurs. Par peur dêtre ridicule, de se mettre à nu, davoir lair fragile, de donner des armes à ses adversaires. Or les cycles renforcent ces peurs, parce quils constituent un " nouveau début " dans la carrière enseignante.
Travailler sur ses plaisirs
Le tabou jeté sur les plaisirs est presque aussi grand. Pourtant, dans un métier de lhumain, peut-on être présent, adéquat, efficace, rassurant, incitateur sans y trouver personnellement son compte, sinon chaque jour à chaque instant, du moins en moyenne. Une partie de la résistance aux cycles tient au fait quils privent de leurs plaisirs des enseignants dans limmédiat incapables de revendiquer ces plaisirs anciens, jugés inavouables &emdash; le plaisir dêtre seul maître à bord &emdash; ou archaïques &emdash; le plaisir dêtre le chef dorchestre, la vedette devant ses élèves &emdash; et incapables den construire dautres.
Nul ne peut définir de nouveaux plaisirs professionnels à la place des intéressés. Travailler sur ses plaisirs nest pas adopter une nouvelle norme, mais se demander quelles satisfactions on tire de ce métier et sil en existe dautres, équivalentes, mais plus proches de ce quimplique le travail en cycles pédagogiques. Cest refuser lutopie rationaliste (Perrenoud, 1988).
Travailler sur ses doutes et ses certitudes
Dans un métier impossible (Cifali, 1986, 1994), comment ne pas être habité par le doute ? En faire état est pourtant, dans lenseignement, vécu souvent comme un signe de faiblesse. Chacun, impressionné par la maîtrise que les autres affichent, garde secrète ses questions. On ne peut percer cette façade quen créant des conditions de communication peu courantes dans les écoles, et en instaurant une forte réciprocité dans la prise de risques.
Travailler sur ses certitudes importe aussi, car dans un travail déquipe aussi bien que face aux apprenants, elles fonctionnent souvent comme des écrans, elles empêchent de comprendre, de se déplacer, denvisager le monde dune autre façon.
Travailler sur ses attirances et ses rejets
Dans un métier de lhumain, on entre en relation avec des enfants, des adolescents et des adultes quon na pas choisis. Certains vous plaisent, vous attirent, vous font du bien, dautres vous irritent, vous mettent mal à laise, éveillent en vous des sentiments troubles ou agressifs. Lécole nie en général la séduction, lamour, la haine, le dégoût, larbitraire des rejets et des attirances. Façon de renvoyer chacun à soi, à ses préjugés, ses valeurs, ses problèmes personnels. Travailler sur ses attirances et ses rejets, cest au contraire reconnaître quils sont inséparables des relations humaines, quun professionnel nest pas censé ne rien éprouver, mais sefforce de maîtriser suffisamment ses émotions et ses préférences pour ne pas les laisser guider indûment son action. Tant la prise en charge des enfants en difficulté que le travail en équipe confrontent de façon plus vive à ce problème.
En un mot : les cycles pédagogiques sont une chance, non seulement pour combattre léchec scolaire, mais pour accélérer la professionnalisation du métier denseignant et les mutations de lécole. Encore faut-il la saisir. Et ne pas attendre pour sengager que tout soit clair au plan politico-administratif. Dans les sociétés pluralistes, aucune politique nest jamais entièrement claire, totalement cohérente, et surtout assumée durablement par le pouvoir en place. La NPE est le produit imparfait dune société démocratique, une création de la gauche que la droite reprend faute de mieux. Est-ce une raison de sen détourner en rêvant du meilleur des mondes ? Les gens décole, aujourdhui, nont pas encore le sens du relatif : ils hésitent à comprendre que les établissements scolaires, comme les systèmes politiques, sont des bricolages, des ordres négociés et instables, dont les finalités et les moyens ne sont jamais aussi limpides que dans les livres dinstruction civique
Face au défi, on ne part nullement de zéro. Les travaux des pédagogues, des didacticiens, des spécialistes de lobservation formative offrent de multiples pistes. Nombre déquipes pédagogiques, dans les mouvements pédagogiques ou dans le cadre même des cycles (par exemple la Maison des Trois Espaces, 1993) ont proposé des formules novatrices. Les psychosociologues ont pour leur part étudié le changement, les cultures professionnelles, le travail en équipe. Les cycles sont une occasion privilégiée de mobiliser ces connaissances et ces intuitions.
Bauthier, E., Berbaum, J. & Meirieu, Ph. (dir.) (1993), Individualiser les parcours de formation, Lyon, Association des enseignants-chercheurs en sciences de léducation (AECSE).
Cifali, M. (1986) Linfini éducatif : mise en perspectives, in Fain, M. et al. (dir.) Les trois métiers impossibles, Paris, Les Belles Lettres, Confluents psychanalytiques.
Cifali, M. (1994) Le lien éducatif : contre-jour psychanalytique, Paris, PUF.
Gather Thurler M. (1993) Amener les enseignants vers une construction active du changement. Pour une nouvelle conception de la gestion de linnovation, Education & Recherche, n° 2, pp. 218-235.
Gather Thurler, M. (1994) Relations professionnelles et culture des établissements scolaires : au-delà du culte de lindividualisme ?, Revue française de pédagogie, octobre-novembre, n° 109, pp. 19-39.
Gather Thurler, M. (1993 b) Relations professionnelles et culture des établissements scolaires : au delà du culte de lindividualisme ?, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de léducation.
Huberman, M. (éd.) (1988) Maîtriser les processus dapprentissage. Fondements et perspectives de la pédagogie de maîtrise, Paris, Delachaux & Niestlé.
Maison des Trois Espaces (1993) Apprendre ensemble, apprendre en cycles, Paris, ESF
Meirieu, Ph. (1989) Enseigner, scénario pour un métier nouveau, Paris, ESF.
Meirieu, Ph. (1990) Lécole, mode demploi. Desméthodes activesà la pédagogie différenciée, Paris, ESF, 5e éd.
Nunziati, G. (1990). Pour construire un dispositif dévaluation formatrice, Cahiers pédagogiques, n° 280, pp. 47-64.
Perrenoud, Ph. (1984) La fabrication de lexcellence scolaire : du curriculum aux pratiques dévaluation, Genève, Droz.
Perrenoud, Ph. (1988) La pédagogie de maîtrise, une utopie rationaliste ?, in Huberman, M. (dir.), Maîtriser les processus dapprentissage. Fondements et perspectives de la pédagogie de maîtrise, Paris, Delachaux & Niestlé, pp. 198-233.
Perrenoud, Ph. (1992 a) Différenciation de lenseignement : résistances, deuils et paradoxes, Cahiers pédagogiques, n° 306, pp. 49-55 (repris dans Perrenoud, Ph., La pédagogie à lécole des différences, Paris, ESF, 1995, 2e éd. 1996, chapitre 4, pp. 119-128).
Perrenoud, Ph. (1992 b) La triple fabrication de léchec scolaire, in Pierrehumbert, B. (dir.), Léchec à lécole : échec de lécole, Paris, Delachaux & Niestlé, pp. 85-102.
Perrenoud, Ph. (1993 a) Organiser lindividualisation des parcours de formation : peurs à dépasser et maîtrises à construire, in Bautier, É., Berbaum, J. et Meirieu, Ph. (dir.) Individualiser les parcours de formation, Lyon, Association des enseignants-chercheurs en sciences de léducation, pp. 145-182 (repris dans Perrenoud, Ph., La pédagogie à lécole des différences, Paris, ESF, 1995, 2e éd. 1996, chapitre 5, pp. 129-155).
Perrenoud, Ph. (1993 b) Vers des démarches didactiques favorisant une régulation individualisée des apprentissages, in L. Allal, D. Bain & Ph. Perrenoud, (dir.) (1993) Evaluation formative et didactique du français, Neuchâtel & Paris, Delachaux & Niestlé, pp. 31-48.
Perrenoud, Ph. (1993 c) Travailler en équipe pédagogique : résistances et enjeux, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de léducation (repris dans Perrenoud, Ph. Enseigner : agir dans lurgence, décider dans lincertitude. Savoirs et compétences dans un métier complexe, Paris, ESF, 1996, chapitre 5, pp. 109-127).
Perrenoud, Ph. (1994 a) Travailler en équipe pédagogique, cest partager sa part de folie, Cahiers pédagogiques, n° 325, Juin, pp. 68-71.
Perrenoud, Ph. (1994 b) La formation des enseignants entre théorie et pratique, Paris, LHarmattan.
Perrenoud, Ph. (1994 c) Métier délève et sens du travail scolaire, Paris, ESF.
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