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Du maître de stage au formateur de
terrain :
formule creuse ou expression dune
nouvelle articulation entre théorie et
pratique ?
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1994
1. Les approches nouvelles de la formation des enseignants2. Repenser les parcours et les dispositifs de formation initiale et continue
3. Le rôle de la pratique et des praticiens expérimentés dans la formation initiale
Il nest plus très branché dêtre " maître de stage ". Les enseignants en exercice qui reçoivent des enseignants en formation initiale dans leur établissement ou leur classe sont maintenant appelés " conseillers pédagogiques ", " formateurs associés " ou encore " formateurs de terrain ". Que penser de ces nouvelles dénominations ? Les balayeurs dantan sont devenus techniciens de surface : ont-il pour autant changé de condition, de qualifications, de travail ? Notre société sy entend pour redorer à peu de frais le blason de certains métiers ou certaines fonctions, faute de pouvoir les revaloriser plus concrètement. Je développerai ici une hypothèse très simple : il ny a aucune raison que la valse des étiquettes modifie les identités et les pratiques si elle ne correspond pas à une conception nouvelle du rôle du terrain dans la formation des maîtres.
Cette conception sélabore à partir dintuitions anciennes &emdash; lécole active, le constructivisme &emdash; qui reprennent une vie nouvelle, à la faveur de notions comme articulation théorie-pratique, démarche clinique, case work, mise en synergie de savoirs dexpérience et de savoirs savants, professionnalisation du métier, apprentissage par objectifs-obstacles, orientation vers la résolution de problèmes, travail sur soi, rôle de la prise de conscience dans la construction dun habitus professionnel, autoévaluation et autorégulation, métacognition, formation de praticiens réfléchis, individualisation des parcours de formation.
Je tenterai :
Les deux premières parties reprennent, de façon très synthétique, des réflexions développées dans dautres textes (Perrenoud, 1988 a & b, 1991, 1992 a, b & c, 1993 a, b, c, d, f, g, 1994 a & b). La troisième partie sinspire, pour une part, des projets et des pratiques de formation des enseignants primaires à Genève (1993 e).
On ne saurait penser la formation des enseignants sans penser les pratiques pédagogiques et lévolution du métier. Cest en principe la référence commune des formateurs, des responsables, des usagers. Sils ne se réfèrent pas à une image partagée et explicite du métier, de son avenir, des compétences quil exige aujourdhui et exigera demain, ils ne discutent plus que sur des dispositifs de formation, des contraintes institutionnelles, des procédures dadmission, de sélection, de certification, en vertu dintérêts disciplinaires ou catégoriels plutôt que dobjectifs partagés. Il importe donc de revenir constamment à cette double interrogation : pourquoi la formation ? à quel genre de métier mène-t-elle ? Cela devrait aller de soi, mais la réalité est différente : dans maintes institutions de formation coexistent des images contradictoires, floues ou très implicites du métier. On se fonde encore trop souvent sur lidée que chacun connaît la réalité du métier denseignant pour lavoir exercé à un moment ou un autre de sa vie. On semble même penser que " tout le monde " sait ce quenseigner veut dire. Or, cest loin dêtre si simple.
Une autre formation pour un métier nouveau
La transposition didactique des pratiques professionnelles en objectifs et en cursus de formation est &emdash; ou devrait être &emdash; un travail permanent des institutions de formation, en particulier dans un monde qui change, où les technologies, les besoins, les conditions de travail se transforment. Mais tous les métiers ne sont pas logés à la même enseigne : alors que certains évoluent de façon continue à lintérieur de la même " logique ", dautres subissent des mutations. Elles sont plus visibles lorsque les progrès technologiques les imposent : linformatique a par exemple bouleversé les arts graphiques et bien dautres métiers. Dans lenseignement, il est difficile de savoir si on est dans le registre de la modernisation continue ou du changement de paradigme. En proposant un scénario pour un métier nouveau, Meirieu (1990) prend clairement position : il ne sagit pas simplement daméliorer sans cesse la formation des enseignants, il est temps de la repenser en fonction dune image nouvelle des processus dapprentissage et des interactions didactiques, et aussi dans doute en fonction du développement des sciences de léducation et de lévolution des formations tertiaires, de leur " universitarisation ".
Les raisons qui plaident pour un métier nouveau sont connues, je ne rappelle donc que quelques thèmes. On en appelle aujourdhui à :
Lenjeu global est double : la crise et le déficit des finances publiques poussent la société à demander au système éducatif de faire aussi bien avec moins de ressources ; dans le même temps, on attend des rendements non seulement stables, mais qui vont en saméliorant, en termes de taux de scolarisation et de nombre de diplômes, mais aussi de niveau réel de compétence des générations nouvelles. Linsistance sur des écoles plus efficaces, la " pression à la productivité " qui sexercent sur le système éducatif et le corps enseignant peuvent conduire à deux scénarios : professionnalisation ou prolétarisation du métier.
La prolétarisation passerait par une dépendance accrue à légard de la noosphère (Chevallard, 1985), la sphère des spécialistes (des programmes, de la didactique, de lévaluation, des technologies éducatives ) qui pensent la pratique des enseignants. On renforcerait alors la conception de lenseignement comme " livraison de services " (Vonk, 1992). Lenseignant accompagnerait un " produit didactique " conçu en dehors de lui et même de létablissement. On ne lui reconnaîtrait quune compétence professionnelle limitée : il lui suffirait, en quelque sorte, de suivre le mode demploi des programmes et des didactiques, en procédant à des ajustements de détail en fonction des conditions locales. Cette voie est tentante, parce quelle apparaît moins coûteuse, moins menaçante pour les bureaucraties scolaires, plus conforme aux façons de penser des planificateurs et aux intérêts de la noosphère ; et aussi parce quelle va dans le sens des aspirations dune partie des enseignants (Bourdoncle, 1993 ; Perrenoud, 1993 g).
Pourtant, cest une voie sans avenir dans un métier de lhumain, du moins si lon veut vraiment amener la majorité des jeunes à de hauts niveaux de compétence réelle (et non de scolarisation formelle), à la mesure des incertitudes et de la complexité des sociétés modernes. Léchec scolaire résiste aux solutions toutes faites, il exige la prise en compte dune multitude de facteurs et de dynamiques que seul un enseignant " expert " peut discerner et maîtriser. La seule voie davenir, certes plus risquée, plus coûteuse, plus lente, passe par ce quon appelle maintenant la professionnalisation du métier denseignant.
Professionnalisation : un concept mal compris
Les professions, au sens anglo-saxon du terme, constituent un sous-ensemble restreint des métiers, ceux qui présentent de façon marquée certaines caractéristiques :
Les professionnels exercent une activité privilégiée puisquils sont mieux formés, mieux payés, plus autonomes, plus prestigieux que les gens qui exercent dautres métiers. Cest le cas des médecins auxquels on concède un pouvoir considérable car, en contrepartie, on espère obtenir de leur part quelque chose dessentiel : la santé et la vie. Par comparaison, lenseignement se présente aujourdhui comme une semi-profession, un métier qui, à certains égards, ressemble à une profession à part entière, et à dautres, paraît plus proche dun métier dexécution.
Prenons la formation continue. Qui la gère ? Dans une profession à part entière, ce sont les professionnels avec laide des institutions, des universités, voire de lÉtat. Ils sont maîtres de la formation continue. Dans lEducation nationale, la formation continue est gérée par lemployeur et non par le corps enseignant. Second exemple : les enseignants ne sont pas organisés pour définir une éthique professionnelle ; cest lemployeur qui définit éventuellement un code de bonne conduite. Troisième exemple : dans la réussite ou léchec de laction pédagogique, la responsabilité personnelle de lenseignant nest pas très forte. Sauf en cas datteinte aux murs ou de faute professionnelle très grave et patente, lenseignant est juridiquement inattaquable. À un parent qui lui demande des comptes parce quau bout de deux ou trois ans de scolarité obligatoire son enfant ne sait pas lire, lenseignant offre toujours des explications qui le mettent personnellement hors de cause : manque de prérequis, de motivation, de soutien, daptitudes du côté de lélève ; manque de moyens, de temps, de cohérence, de formation du côté du système éducatif. Même à légard de ladministration scolaire, un enseignant ne rend compte de son efficacité pédagogique que lorsquelle descend au-dessous dun seuil critique. Peut-être est-ce une situation confortable et qui protège de certains arbitraires, mais elle nest pas la marque du professionnel qui affronte le risque dêtre mis en cause personnellement.
Dans un métier faiblement professionnalisé, la hiérarchie et les spécialistes disent à chacun ce quil doit faire. Sil respecte des directives, il nest pas responsable des résultats. À un véritable professionnel, à lautre extrême, nul ne dit &emdash; et souvent ne saurait dire &emdash; ce quil faut faire. Confronté à des problèmes dont il ne connaît pas davance la solution, le professionnel est censé les poser et les résoudre en respectant un corps de connaissances, une certaine rationalité dans le choix de ses démarches et une éthique. Il a en principe les moyens dévaluer la situation et de construire une réponse adaptée, sans réinventer la poudre, mais sans être tenu de choisir la solution dans un répertoire constitué par dautres. Même sil est salarié dans une organisation, on ne contrôle pas en détail ses pratiques, sauf dun point de vue budgétaire ou gestionnaire. En contrepartie, il doit rendre des comptes sur latteinte des objectifs. Il na pas, comme on le dit parfois, lobligation de réussir. Mais en cas de litige, il doit pouvoir montrer quil a fait de son mieux et quaucun de ses collègues, placé devant la même situation, avec les mêmes urgences, les mêmes données, les mêmes moyens, naurait fait beaucoup mieux. La faute professionnelle est alors plus difficile à cerner : elle nest pas infraction à une règle absolue, mais plutôt manque dintelligence, daudace ou de prudence, de feeling, de rigueur, de sensibilité, bref, de compétence.
La professionnalisation a certains corollaires : contrôle et supervision par les pairs, capacité collective dauto-organisation de la formation continue, davantage dautonomie, mais aussi de responsabilités et de risques assumés personnellement, donc une éthique, capacité de négocier une division du travail souple avec dautres professionnels, responsabilité de la mise à jour constante de ses savoirs et compétences, développement dune identité professionnelle claire (Perrenoud, 1993 d). La professionnalisation, nest pas seulement une évolution des enseignants, cest aussi une évolution du système des cultures professionnelles et des cultures détablissements, des fonctions dencadrement et des rapports entre les établissements et le centre du système éducatif.
Comment la formation doit-elle prendre en compte cette situation nouvelle ? À elle seule, la formation initiale ne peut conduire à une professionnalisation du métier, qui est une transformation de longue haleine. Le corps des professeurs se renouvelle lentement et les modifications actuelles de la formation initiale ne se répercuteront que dans vingt ou trente ans à léchelle du système dans son ensemble. Il faut également faire la part dune forte déperdition de compétence : même sils sont formés de façon novatrice et solide, les enseignants débutants sont soumis à la pression de leurs collègues, de leurs élèves et de leurs parents, de la direction de leur établissement. On ne saurait leur demander de renouveler à eux seuls un monde scolaire qui fonctionne selon dautres modèles de pensée et daction.
La formation de compétences
Sans attendre de miracles, on peut cependant songer à orienter fortement la formation initiale dans le sens dune plus forte professionnalisation du métier denseignant et donc dans le sens dune appropriation de compétences de haut niveau, celles qui sont requises pour identifier les obstacles à surmonter ou les problèmes à résoudre, envisager diverses stratégies réalistes, choisir la moins mauvaise en pesant les chances et les risques, la planifier et la mettre en uvre la stratégie, au besoin en mobilisant dautres acteurs, piloter cette mise en uvre au gré des événements, en affinant ou modulant la stratégie prévue, réévaluer régulièrement la situation et au besoin changer radicalement de stratégie, respecter tout au long du processus certaines règles de droit ou déthique parfois contradictoires, maîtriser ses émotions, ses humeurs, ses valeurs, ses sympathies ou ses inimitiés chaque fois quelles interfèrent avec lefficacité ou léthique, coopérer avec dautres professionnels lorsque cest nécessaire, efficace ou équitable, tirer des enseignements de lexpérience, documenter les opérations et les décisions (Perrenoud, 1994 a).
Dans un métier impossible, un métier de lhumain (Cifali, 1986 ; 1994), linscription de léchec dans la pratique la plus ordinaire implique en outre des savoir-faire spécifiques : analyser les incertitudes et les contradictions ; gérer les blocages, les déceptions, les conflits ; anticiper les stratégies dautrui et leurs conséquences ; négocier des compromis, pondérer des avantages et des inconvénients, mais surtout des objectifs difficiles à concilier.
Tout cela exige des modes dappréhension de la complexité, des outils danalyse et de décentration, des fonctionnements différenciés et évolutifs. Ce qui conduit assez logiquement à privilégier des compétences flexibles, polyvalentes, ouvertes. La formation passe donc non seulement par lappropriation de savoirs, mais par la construction dun habitus professionnel, " petit lot de schèmes permettant dengendrer une infinité de pratiques adaptées à des situations toujours renouvelées, sans jamais se constituer en principes explicites " (Bourdieu, 1972, p. 209). Il ne suffit pas de doter le praticien de " connaissances procédurales ", en laissant à son intuition le soin de régler leur mise en uvre en situation. Former lhabitus, cest précisément former lintuition et, plus globalement, tous les schèmes qui permettent, dans lurgence, devant la complexité et lincertitude, de prendre " la moins mauvaise décision ", sans avoir le temps de peser le pour et le contre, ni la possibilité de mettre les événements à distance, pour maîtriser son implication, envisager calmement des alternatives, faire appel à des ressources externes.
Dix orientations pour la formation initiale
Pour aller dans ce sens, on peut mobiliser quelques notions qui, sans être à lorigine coordonnées, présentent une inspiration suffisamment cohérente pour se compléter. Je ne puis ici proposer une synthèse des courants théoriques et des expériences qui aident à penser ou repenser les parcours de formation initiale des enseignants. Je me limiterai à quelques pistes : 1. penser la transposition didactique à partir de pratiques complexes ; 2. articuler théorie et pratique tout au long de la formation ; 3. pratiquer une démarche clinique et le case work ; 4. favoriser le compagnonnage ; 5. former à et par une pratique réfléchie ; 6. reconnaître et développer les savoirs dexpérience ; 7. travailler sur des situations-problèmes et des objectifs-obstacles ; 8. transformer et former lhabitus ; 9. prévoir des parcours individualisés ; 10. maîtriser le curriculum caché. Sur chacune, il conviendrait de sarrêter longuement. Je ne puis proposer ici quun bref survol.
Penser la transposition didactique à partir de pratiques complexes
Même en formation professionnelle, dans la construction dun curriculum, il se peut que la logique de la gestion de plans détudes, des découpages disciplinaires, des territoires prenne le pas sur la logique des compétences globales à construire. Si bien quun débat sur les contenus, leur place et leur statut dans le parcours peut finir par masquer les objectifs de la formation et surtout le rapport entre les activités proposées (situations, séquences, modules, cours, stages) et les compétences globales visées, dont la valeur sanalysera, en dernière instance, sur un terrain, en situation réelle et complexe.
Pour combattre cette dérive, il ny a quune voie : demander à chaque équipe de formateurs, à chaque responsable dun domaine 1. de participer à lélaboration de lensemble du parcours, plutôt que dy construire son nid ; 2. de justifier son apport en fonction de sa contribution aux objectifs globaux plutôt que par son importance dans un champ disciplinaire. Ainsi, il ne suffit pas de dire quil faut donner aux futurs enseignants des connaissances dans le domaine de la psychologie de lenfant, de la didactique du texte, de linitiation aux technologies nouvelles, du développement personnel ou de la sociologie des établissements. Il faut dire pourquoi. Et aussi comment on se représente lintégration de ces savoirs aux compétences globales et quels moyens on se donne de vérifier cette hypothèse.
Articuler théorie et pratique tout au long de la formation initiale
Pour parler dalternance entre théorie et pratique, il faut évidemment quune large part du temps de formation &emdash; au moins le tiers &emdash; soit un temps de travail en établissement scolaire et en classe, selon des modalités diverses : observation, essais, recherche, coopération avec le titulaire, pleine responsabilité. Il faut aussi que les observations et les expériences des étudiants se déroulent dans de vraies classes, non dans les classes modèles dune " école dapplication " ou chez des maîtres de stages exemplaires. Mais cela ne garantit pas une véritable articulation entre théorie et pratique, qui ne sopère que si les observations et les expériences accumulées durant les stages sont préparées et analysées sur place, avec les formateurs de terrain, mais aussi, et de façon systématique, dans dautres moments et dautre lieux de la formation. Le " trajet de la formation " (Ferry, 1983) est toujours sinueux.
Plus globalement : la pratique et les situations professionnelles concrètes ne doivent pas rester dans les coulisses ou à la marge de la formation. Elles en sont au contraire le fil rouge, des objets sur lesquels on travaille constamment. Cela signifie quil faut élaborer un parcours de formation dont de nombreux modules se soucient darticuler théorie et pratique, quils aient pour cadre un établissement scolaire, un centre de formation ou les deux.
Pratiquer une démarche clinique et le case work
Cest en résolvant des problèmes quon acquiert des compétences de résolution de problèmes. Il faut se trouver souvent devant un cas compliqué, pour lequel il ny a pas de solution immédiate, qui oblige à se demander " Que faire ? " et à adopter une méthode didentification du problème, dobservation de la situation, de construction dhypothèses explicatives, délaboration de stratégies daction.
La formation des médecins est depuis longtemps acquise à la démarche clinique. Dans certaines universités, elle tend à devenir la voie royale dès la première année, les étudiants étant placés demblée devant des cas complexes, ayant pour tâche de repérer et de mobiliser &emdash; et ce faisant de sapproprier &emdash; les savoirs méthodologiques, techniques ou théoriques nécessaires pour comprendre et agir dans une situation singulière.
Cette démarche est praticable en formation des enseignants (Cifali, 1991). Elle demande aux formateurs une grande mobilité, des capacités dimprovisation, une certaine polyvalence. Elle exige des dispositifs souples, diversifiés, négociés et bâtis en fonction des besoins et des demandes. Cest au prix de cette complexité quon peut prétendre construire des compétences. Cela nexclut pas quune part de la formation soit faite sur le mode plus classique dune progression dans un " texte du savoir ", dans le cadre dun curriculum planifié. On ne peut prétendre construire toutes les connaissances dans laction. Il faut résister cependant à la tentation des formateurs, qui est de maîtriser de bout en bout leur progression dans le curriculum par souci de rigueur, defficacité, voire de confort, en oubliant que la construction des compétences exige un aller et retour constant entre le général et le particulier, laction et lanalyse.
Dans les pays anglo-saxons, cette démarche prend notamment lallure du case work (Greenwood & Parkay, 1989 ; Richert, 1990 ; Shulman, 1992 ; Valli, 1992). Les références théoriques ne sont pas les mêmes, les approches en terme de démarche clinique insistent davantage sur les aspects épistémologiques, le case work est plus pragmatique, plus soucieux de dispositifs didactiques, mais je crois que ces diverses inspirations sont complémentaires.
Favoriser le compagnonnage
Le compagnon est celui qui fait entrer un débutant, voire un collègue, dans la complexité du métier ou, en formation continue, laccompagne dans son cheminement (Charlier, 1988). On y reviendra à propos des formateurs du terrain, mais on peut insister ici sur une dimension plus générale : dans les métiers complexes, en particulier les métiers de lhumain, on apprend en faisant avec quelquun de plus expérimenté. Pas nécessairement pour limiter, mais pour lobserver et saisir ses raisonnements, ses hésitations, ses manières de vérifier, de décider, didentifier ses erreurs et de les corriger.
On se trouve ici aux antipodes dune formation où il suffirait de " donner à voir " des pratiques exemplaires pour que les observateurs attentifs se les approprient. Le compagnon noffre pas forcément un modèle. Il donne plutôt à voir une pratique explicitée, sans cacher les zones dombre, les errements, les angoisses, les partis pris. Il y a donc rapport de confiance entre le compagnon et lapprenti, le premier nest pas tenu de donner le spectacle de la maîtrise, le second, en contrepartie, sengage dans le dialogue, simplique dans la situation, ne reste pas observateur, ne juge pas unilatéralement. Jy reviendrai à propos des formateurs de terrain.
Former à et par une pratique réfléchie
Schön (1983, 1987, 1991) a insisté sur la part de la réflexion dans laction et sur laction dans une pratique professionnelle complexe. Un enseignant na pas constamment le temps de peser tranquillement le pour et le contre, mais, même dans lurgence, il réfléchit, interprète, anticipe, cherche à comprendre. Et dès quil a un moment de répit, il revient sur ce qui sest passé, ce quil a cru, voulu, décidé, tenté. Peut-être cette réflexion nest-elle pas aussi sereine, sophistiquée, rigoureuse que dans un laboratoire, mais le propre de toute action intelligente est dêtre réflexive, du moins en partie.
Doù limportance dintégrer cette dimension à la formation, non seulement comme une méthodologie particulière à utiliser dans lexercice du métier, mais comme le moteur cognitif de la formation elle-même. Ce qui exige le développement 1. dune épistémologie de la connaissance dans et sur laction ; 2. dune recherche sur la façon dont les praticiens réfléchissent à leur pratique et la changent (Gather Thurler, 1992) ; 3. de stratégies didactiques susceptibles de modéliser et de faire expérimenter la pratique réfléchie dès le début de la formation initiale des enseignants (Clift, Houston & Pugach, 1990 ; Tabaschnick & Zeichner, 1990).
Reconnaître et développer les savoirs dexpérience
Chacun construit des savoirs au gré de lexpérience, qui senrichissent au fil des années de pratique. Il nest pas nécessaire datteindre un âge avancé pour commencer à accumuler des observations, des hypothèses, des questions. Cela peut commencer dès le premier jour de la formation initiale. Encore faut-il, bien entendu, quelle donne demblée loccasion de faire des expériences à la faveur desquelles se construiront des représentations, des théories subjectives, mais aussi des connexions avec des savoirs savants ou dautres savoirs dexpérience (Elbaz, 1993 ; Gauthier, 1993 ; Raymond, 1993 a & b ; Tardif, 1993 a, b & c).
Nul ne peut empêcher les praticiens de tirer de leur expérience des représentations et des savoirs, quils réinvestissent inévitablement dans leur action future. Limportant est de donner une place à ces savoirs et de favoriser leur mise en relation avec des savoirs issus dautres sources, plutôt que de leur dénier toute valeur, par exemple sous prétexte quils ne sont pas issus dune recherche " scientifique ". On touche évidemment là à des savoirs qui ne viennent pas seulement de lexpérience professionnelle, mais davant et dailleurs (Raymond, Butt & Yamagishi, 1993). La formation est alors à la fois déconstruction, explicitation, critique, remaniement, intégration de ces savoirs à dautres, fondés sur dautres légitimités et dautres provenances.
Travailler sur des situations-problèmes et des objectifs-obstacles
Martinand (1986), Meirieu (1988, 1989), Develay (1992) y insistent : cest sur ce qui résiste, mais paraît surmontable que la formation doit se concentrer. On se trouve alors dans la " zone proximale de développement " conceptualisée par Vygotsky (1985), cette zone où lapprentissage est possible.
Il sensuit évidemment quil faut différencier les attentes et les cheminements, puisque les étudiants butent sur des obstacles différents. Mais lindividualisation ne suffit pas à amener les gens à se confronter comme par miracle aux obstacles les plus féconds pour eux. Il faut encore des situations didactiques, des démarches de projets et des outils dobservation qui permettent à chacun de se trouver au pied dun mur et de repérer ce qui lempêche davancer.
Transformer et former lhabitus
Dans la mesure où la pratique fonctionne en partie à linsu de lacteur, dans la routine ou lurgence, le parcours de formation doit travailler sur la formation de lhabitus dans une double direction. Dune part, placer létudiant dans des situations assez variées et déstabilisantes pour forcer la différenciation et le coordination de ses schèmes. Dautre part, travailler à une prise de conscience, en faisant appel à la vidéoformation, à des techniques de verbalisation et dexplicitation des conduites, à la reconstruction régulière de lenchaînement des pensées, des émotions, des anticipations, des décisions et des actions en situation de stress, dinjustice, de colère, dincertitude, de désarroi, de lassitude, de déprime, de choc culturel, de dilemme moral, de peur dêtre débordé, de blocage intellectuel, daffrontement violent, de rapports de séduction, etc.
Ce travail sur soi se fait à la fois dans un registre psychanalytique et anthropologique. Le registre psychanalytique est connu, même sil suscite des résistances. Le registre anthropologique renvoie à tout ce qui, dans notre façon de penser et de faire, dentrer en relation et dêtre au monde, est inconscient sans être refoulé. Cest ainsi que chacun, dans linteraction face à face, cherche à maintenir ou à rétablir avec lautre une distance optimale, qui le met à laise. Cest ce que Hall (1971) appelle " distance personnelle ". Or, on observe que la distance optimale varie, selon les cultures. Ainsi, quand on observe une conversation entre un Scandinave et un Méditerranéen, ou entre un Nord-Américain et un Sud-Américain, on peut assister à un amusant ballet : lun séloigne, lautre se rapproche, en alternance, car aucun ne se sent durablement à la bonne distance. Chacun fait fonctionner une norme dont il ignore en général lexistence même et réagit à un sentiment diffus de malaise. Si lautre suscite régulièrement un tel malaise, en labsence dune réflexion anthropologique minimale, lacteur ne peut quinterpréter le comportement dautrui en termes de caractère, de mauvaise éducation, de déviance ou de pathologie individuelle (personne excessivement distante ou au contraire recherchant maladivement la proximité, entrant abusivement dans la sphère personnelle). Autre exemple : regarder quelquun dans les yeux passe pour de leffronterie dans telle culture et pour de lhonnêteté dans telle autre. Si on lignore, comment ne pas interpréter le comportement inattendu dun enfant comme un trait de caractère, insolence ou obséquiosité par exemple ?
On le voit, lhabitus est un territoire inconnu. La formation consiste à lexplorer, à prendre conscience de fonctionnements apparemment spontanés, et, selon les cas, à sappuyer sur cette prise de conscience pour modifier soit les schèmes eux-mêmes, soit pour en transformer le sens ou les conditions de mise en uvre. En suivant les exemples précédents, on voit que la formation ne conduit pas à nier les différences culturelles, mais au contraire à les intégrer comme une hypothèse interprétative du comportement dautrui, ce qui module les réactions, transforme le rejet ou la déception en tolérance et conduit à des régulations plus explicites et moins blessantes de linteraction. La vidéoformation (Faingold, 1993 b) et lentretien dexplicitation (Faingold, 1993 a, Vermersch, 1993) paraissent des outils irremplaçables pour favoriser la prise de conscience.
Développer la métacognition
Les travaux sur la pratique réfléchie renvoient à une forme de métaconnaissance, par le praticien, de ses propres processus de pensée. Les travaux sur la métacognition simposent ici non pas seulement comme mode de fonctionnement professionnel, mais comme ressource au service dune didactique de la formation dadultes, dune didactique soucieuse de voir les apprenants prendre en charge et réguler leurs propres processus dapprentissage (Allal et Saada-Robert, 1992, Allal, 1993). On sinspirera aussi des travaux sur lévaluation formatrice (Nunziati, 1990), qui insistent sur la nécessité de développer chez lapprenant une représentation claire des objectifs et des cheminements.
Prévoir des parcours individualisés
En formation des maîtres, rien nimpose une stricte identité des objectifs de formation : il y a différentes façons de se sentir et de se vouloir enseignant et différentes façons de définir lessentiel et laccessoire. Sans doute une formation professionnelle crédible impose-t-elle lacquisition de certaines compétences, mais elle peut et doit laisser un espace de choix, en fonction des intérêts, des projets, des valeurs de létudiant.
Même lorsque le parcours vise à former les mêmes compétences, tous nont pas besoin den parcourir les mêmes segments. Selon son histoire antérieure, sa personnalité, son héritage culturel, chaque étudiant est plus ou moins avancé en début de formation initiale, dans la construction de telle ou telle des compétences visées par la formation. Lidentité des objectifs ne commande donc nullement lidentité des parcours. Enfin, même lorsque deux étudiants partent du même niveau et visent le même objectif, lindividualisation de leurs parcours respectifs peut simposer en raison de la différence de leurs rythmes et de leurs façons dapprendre la même chose. Cette évidence devrait conduire toutes les écoles à pratiquer un enseignement différencié et une évaluation formative. On sait quon est loin de cet idéal. Mais lindividualisation des parcours de formation va plus loin, exige des dispositifs didactiques souples et diversifiés (Bauthier, Berbaum et Meirieu, 1993). La formation des maîtres pourrait donner lexemple à une époque où on invite les enseignants du primaire à travailler en cycles, ceux du secondaire à créer des modules.
Maîtriser le curriculum caché
Cela rejoint un thème fondamental : la formation des maîtres donne à voir un curriculum, des pratiques denseignement et dévaluation, une relation pédagogique. Lensemble de lexpérience vécue par létudiant en formation initiale est donc un message fort sur léducation, ses finalités et ses modalités. Jai dit ailleurs (Perrenoud, 1986) les ravages du " Faites comme je dis, pas comme je fais ! ". Si lon veut une pédagogie du projet, des méthodes actives, une évaluation formative, des contrats didactiques clairs, une relation pédagogique chaleureuse, du travail déquipe, de louverture interdisciplinaire, il faut naturellement donner aux étudiants loccasion de maîtriser les fondement théoriques et techniques de ces belles idées et le temps de les expérimenter comme stagiaires. Mais lensemble de leur formation est de ce point de vue un stage : si les formateurs appliquent ces idées, elles seront crédibles et concrètes. Sinon
Pour réfléchir utilement à ce problème, il conviendrait de préciser à quel parcours on fait référence. À un extrême, on trouve les formations dont les stages représentent une partie marginale, à la fois parce quelle occupe moins de 20 %, parfois moins de 10 % du temps global, parce que son statut est mineur et parce quelle nintervient quà la dernière minute, juste avant que les maîtres soient jetés à leau. À lautre extrême, on trouve les parcours entièrement construits sur une logique dalternance et darticulation entre théorie et pratique tout au long de la formation, qui consacrent entre le tiers et la moitié du temps à un travail en classe ou en établissement, qui valorisent le rôle du terrain. Comment pourrait-on raisonner sur le rôle des stages et des formateurs de terrain de la même façon dans lun ou lautre cas ? Dans le premier, le stage est investi soit dattentes très faibles &emdash; cest un rituel initiatique &emdash;, soit despoirs irréalistes : compenser à lui seul le déséquilibre de lensemble du parcours. Dans ce dernier cas de figure, le formateur de terrain devrait être une femme ou un homme providentiels, mentors, personnages charismatiques, médiateurs, créateurs de mythes, compagnons et maîtres, bref, auteurs dun miracle permanent en quelques semaines.
Il est plus intéressant de sarrêter au second modèle et aux parcours qui sen rapprochent. Si, près dune semaine sur deux en moyenne, létudiant est dans les écoles et les classes, on peut imaginer des stages construits sur plusieurs classes et comportant des temps de rencontre avec les parents, ou de concertation entre enseignants. On peut surtout imaginer divers types de stages, selon leur longueur, la tâche du stagiaire, celle du maître formateur de terrain. On peut aussi parler détablissements formateurs plutôt que de maîtres isolés. Je ne puis ici entrer dans toutes ces nuances. Je tenterai simplement de proposer quelques éléments généraux de réponse à la question du rôle de la pratique et des praticiens dans la formation.
Articuler théorie et pratique : laffaire de tous les formateurs
Dans une formation professionnelle articulant théorie et pratique, le pire serait quune partie des formateurs soient entièrement du côté de la théorie, les autres entièrement du côté de la pratique. Il importe au contraire que par-delà les spécialisations et les statuts des uns et des autres, chacun se sente responsable de larticulation entre théorie et pratique, et non dune composante seulement. Le stage nest donc nullement LE moment de la pratique. Il doit être présent indirectement, symboliquement dans de nombreux temps de la formation.
On sécarte alors résolument du modèle du stage comme unique moment de la formation où on se centrerait sur la gestion de classe, la planification didactique, lorganisation du travail, bref lensemble des problèmes concrets dune pratique pédagogique. Cette pratique devrait être au contraire le fil conducteur de tous les apports des formateurs, ce qui suppose une culture commune et une conception relativement cohérente du métier.
Huberman a institué à lUniversité de Genève, dans le cadre de la formation des enseignants primaires en sciences de léducation, un journal où les étudiants consignent, durant leurs semaines de présence en classe, leurs observations quotidiennes. Dans un second temps, plus tard, ils reviennent sur ces notes pour en dégager quelques thèmes forts ; ce qui suppose des méthodologies dobservation, de notation et de restitution, donc des consignes et des contrats clairs. Il est important de partir de lexpérience des étudiants pour la théoriser en prenant le risque du désordre, de trous dans leur formation théorique, de sauts du coq à lâne, de la diversité des besoins. Pour faire face à cette situation, à cette diversité, les formateurs doivent être polyvalents, capables de faire face à toutes les demandes, soit pour y répondre eux-mêmes, soit pour aider les étudiants à trouver un interlocuteur compétent.
Les formateurs de terrain sont, dans cet esprit, des formateurs à part entière, avec une vue densemble du parcours. Aujourdhui, on en est encore très loin dans la plupart des institutions de formation, même lorsquelles se réclamant de lalternance entre théorie et pratique. Le maître de stage est souvent quelquun que linstitution de formation " utilise " sans payer le prix de son intégration. Or, il est fondamental que les formateurs aient une représentation précise des finalités et de la cohérence du parcours de formation et y travaillent en étroite liaison avec les autres formateurs, en sachant quelle contribution on attend deux, en ne se percevant pas comme des gens serviables qui prêtent simplement leur classe, leurs élèves, leur réalité, mais comme de véritables formateurs dadultes, même si ce nest pas leur identité principale.
Rôles et attitudes du formateur de terrain
Traditionnellement, on attend des maîtres de stages la démonstration dune pratique maîtrisée, voire exemplaire, en espérant que létudiant se lappropriera par imprégnation et imitation. Doù un choix de " bons maîtres " &emdash; aux yeux de linspection &emdash;, cest-à-dire de maîtres conformes à ce que linstitution attend deux. Aux enseignants engagés dans la recherche-action, linnovation, le tâtonnement expérimental, les institutions de formation des maîtres ont dit pendant longtemps : nous ne vous envoyons pas de stagiaires, ils seraient déstabilisés par toutes les questions que vous vous posez Cest pourtant dans ces établissements actifs quil faudrait en priorité orienter les stagiaires. Les enseignants créatifs et novateurs, qui prennent des risques, représentent lavenir du métier.
Que faut-il attendre désormais, plus globalement, dun formateur de terrain ? Pourquoi mérite-t-il une autre étiquette que celle de maître de stage ? Voici lesquisse dune réponse en quelques points. Le formateur de terrain doit :
Reprenons ces aspects un à un.
Favoriser lexplicitation des attentes et du contrat didactique
Le formateur de terrain peut encourager le stagiaire à expliciter ses attentes, ses projets, ses représentations préalables. Il y a traditionnellement une rétention de curiosité du côté à la fois du maître de stage et du stagiaire, en vertu du contrat didactique non écrit et non dit passé entre eux : " Maître, je regarde et japprends à votre exemple ". Dans cet état desprit, le stagiaire nose pas interroger lenseignant expérimenté sur son parcours, ses échecs, ses incertitudes, ses hésitations. Comme le spectateur au théâtre, il nose pas demander à visiter les coulisses, à suivre les répétitions. Pour sa part, le maître de stage, même lorsquil ne met pas un point dhonneur à démontrer une maîtrise sans faille, ne se sent pas nécessairement encouragé à mettre en évidence les difficultés du métier.
Aussi longtemps que ce point de vue prévaut dans les institutions de formation et rencontre des aspirations des maîtres de stage, il nest pas vraiment nécessaire dexpliciter les attentes respectives et le contrat didactique. Lorsquon veut développer une formation articulant théorie et pratique, il importe de mieux définir les types de stages et dexpliciter le " contrat type " correspondant à chacun. Même sil est mis noir sur blanc, et sil est dûment commenté par les formateurs organisant les stages, cest évidemment dans la situation elle-même que le véritable contrat se négocie. Lexpliciter est lun des rôles du formateur de terrain, auquel il revient de préciser aussi bien ses attentes que ses limites, dentendre les attentes du stagiaire et de négocier un arrangement ad hoc, qui tienne compte à la fois du cahier des charges global et des besoins de deux personnes singulières, appelées à travailler ensemble durant une période singulière de leur vie.
Verbaliser ses propres modes de pensée et de décision
Cest vrai même et surtout sils sont intuitifs ; le plus intéressant est souvent ce quil y a de plus difficile à verbaliser. Si lon accepte la part du bricolage (Hameline, 1982 ; Perrenoud, 1983) dans la pratique pédagogique, on prend au sérieux lart particulier du pédagogue : " faire avec ", faire fonctionner ensemble, de façon relativement harmonieuse, des moyens, des savoirs, des contraintes qui nont pas toujours été prévus à cette fin. Ce qui exige des façons de penser dont lefficacité suppose certains accommodements avec la rigueur : cest ce qui sépare le bricoleur de lingénieur, du moins celui qui a la forme desprit, le temps et les moyens voulus pour ne travailler quavec des matériaux spécialement conçus et fabriqués pour simbriquer et contribuer à son entreprise. Or, les compétences spécifiques du bricoleur sont, en éducation, à la fois peu valorisées et peu connues. Comment fait-on lorsquon ne peut pas " tout faire " ? Comment allège-t-on sauvagement les programmes ? Comment retombe-t-on sur ses pieds, comment trouve-t-on des raccourcis ? Comment parvient-on à dégager un " à peu près " acceptable en évaluation ? Comment bricole-t-on des séquences didactiques qui feraient frémir dindignation un didacticien orthodoxe, mais ont le mérite de tenir compte du temps disponible et des élèves tels quils sont ? Comment planifie-t-on tout en sachant que toute programmation sera sans doute rapidement dépassée par les événements ? Comment fait-on une place aux initiatives et aux demandes des élèves sans perdre tout contrôle de lactivité ? Comment sait-on quon en a fait " juste assez " pour que la classe " tourne " ? Ces savoir-faire fondamentaux ne figurent pas dans les livres de méthodologies, et pour cause : ils donnent les moyens de ruser avec les normes et les modèles parfaits. De même que les élèves apprennent les uns des autres à tricher, à bachoter, à " passer entre les gouttes ", les enseignants en formation devraient apprendre des plus expérimentés à prendre aussi bien des chemins de traverse que des raccourcis.
Cet effort de verbalisation vaut pour tout ce qui relève de limprovisation aussi bien que de la routine, de la documentation et de la préparation intellectuelle aussi bien que du maintien de lordre, de la gestion des groupes aussi bien que de la relation intersubjective, des savoirs et de leur transposition didactique aussi bien que des choses de la vie quotidienne.
Ne pas jouer la comédie de la maîtrise
Il sagit de faire entrer le stagiaire dans larrière-boutique ou la cuisine, là où les choses se préparent, souvent dans lurgence, le doute, la panique parfois.
Lenseignement est un métier dans lequel on ne dit pas volontiers " Aidez-moi ! " Chacun apprend &emdash; parfois à ses dépens &emdash; à ne pas dévoiler ses faiblesses, de peur dêtre jugé par ses pairs. En agissant de la sorte, on se prive de ressources majeures dans la relation avec les collègues et on renforce lindividualisme et parfois la solitude de tous, au détriment dune culture de coopération (Gather Thurler, 1993 b). Lenjeu dépasse donc la formation de nouveaux enseignants. Dans ce cadre, on peut espérer inverser la tendance à se jouer la comédie de la maîtrise si lon demande clairement aux formateurs de terrain de ne pas entretenir de mythes, mais au contraire de montrer que lenseignement est un art difficile, une pratique dont nul ne détient toutes les clés, la rencontre régulière de léchec ou du demi échec, soit pour certains élèves, soit dans certaines activités. Rien nest moins formateur que de croire quon est le seul à ne pas réussir tout le temps. Dans les métiers de lhumain, la compétence est aussi daccepter léchec ou lambiguïté des résultats, sans cynisme mais sans culpabilité. Les sauteurs à la perche qui se côtoient sur un stade savent que même les meilleurs ont des passages à vide, des jours " sans ", où ils ne trouvent pas leurs marques, manquent dinflux, dinspiration et de confiance. Lentraînement, lencadrement des athlètes visent évidemment à limiter ces fluctuations, mais on sait quelles sont inscrites dans la pratique elle-même. On pourrait imaginer dans lenseignement une sagesse équivalente, qui ne soit pas seulement une conquête individuelle, mais une partie de la culture commune.
Pour cela, le maître formateur doit évidemment renoncer à incarner une norme, un surmoi, un modèle : on ne peut à la fois être un modèle et aider lautre à penser, à se situer, à se construire. Etre la norme de lautre, cest penser à sa place. La formation devrait plutôt donner à lautre lenvie de penser sa pratique par lui-même, mais pas seul. Il sagit daider lautre à apprendre plutôt que de lui proposer une image idéale.
Exprimer ses doutes, ses peurs, ses ambivalences, ses lassitudes
On se trouve là dans les coulisses des coulisses, autrement dit à létage des états dâmes, des humeurs, des angoisses, du plaisir, de la confiance en soi, de lidentité. Les choses ne sont bien sûr séparées ici que pour lanalyse : le formateur de terrain, en verbalisant ce quil fait et en renonçant à feindre une maîtrise de chaque instant, donne évidement accès à ses états dâme. Non pas de façon abstraite, mais en fonction par exemple dun moment qui sest mal passé, ou dune activité pour laquelle il ne se sent pas prêt ou motivé. Il faut que le stagiaire sache que dans ce métier on est rarement sûr de ce quon fait, quil y a des moments de lassitude, dincertitude, de cynisme.
Les états dâme portent aussi sur la condition enseignante elle-même, la vie dans les établissements, le temps qui passe, la vie qui avance, les moments dexaltation ou de déprime, douverture aux autres ou de repli sur soi. Il importe que les stagiaires, sans recevoir un message philosophique, moins encore une norme, entendent que cest un métier où il y a peu de mobilité, où il faut donc durer, trouver un équilibre entre la routine fastidieuse et la débauche dénergie créatrice. Un métier qui peut entamer la personne si elle ne trouve pas des moyens de se ressourcer et de renforcer son identité. Un métier à la fois solitaire et constamment dépendant des autres, dans lequel il faut donc choisir entre subir ou investir dans un fonctionnement collectif.
Ces propos mériteraient quelques nuances. Cest moins leur substance qui mimporte ici que le registre quils désignent aux formateurs de terrain : accepter de parler de soi pour permettre à lautre de se situer, danticiper, de nêtre pas totalement démuni et déconcerté une fois livré à lui-même dans un établissement. En bref, il sagit de se mettre en jeu comme personne, de ne pas se cacher derrière le rôle. Lenseignant est une personne ! Faut-il, pour quAbraham (1984) laffirme dans le titre dun livre, que cela naille pas de soi !
Accepter les différences comme irréductibles
Il est difficile de ne pas vouloir au moins un peu que lautre vous ressemble. À force de relativiser, on peut concevoir que ce qui est bon pour lun ne lest pas pour lautre, parce quils nont pas les mêmes atouts, les mêmes points faibles, la même trajectoire, le même projet. Ce relativisme intégral est difficile à tenir et il est normal que les formateurs de terrain soient tentés de gagner leurs stagiaires à leur façon de voir et de faire. Cest dailleurs ce quon leur a demandé durant des décennies, linstitution de formation qui leur " confie " des stagiaires prenant soin de sassurer quils étaient effectivement exemplaires (de son point de vue, bien entendu).
Lorientation proposée ici en appelle donc à une véritable reconversion : la pratique du formateur de terrain nest plus dabord un modèle, ni même une illustration de ce quil faut faire, mais elle fournit aux stagiaires des matériaux susceptibles denrichir leur " boîte à outils ", aussi bien lorsquils se les approprient fidèlement que lorsquils les détournent ou les rejettent. Lessentiel est que les stagiaires sachent pourquoi et quils ne se déterminent pas par identification ou opposition à la personne des maîtres de stages, mais en fonction de ce que les représentations et les pratiques quils donnent à voir éveillent et mettent en mouvement.
Les maîtres expérimentés savent très bien, pour lavoir eux-mêmes vécu, que lexpérience des uns est rarement transposable dans son entier. Le stagiaire éprouve à la fois le besoin et la nécessité de composer, à partir déléments divers, sa propre façon de penser et de faire. Mais il est tentant de loublier, gratifiant de penser quon trace la voie à de plus jeunes. Doù limportance dune réflexion avec les maîtres de stages sur ce qui est formateur dans leur pratique. On passe dun paradigme qui présente la pratique elle-même comme formatrice à condition dêtre maîtrisée à un paradigme nouveau, dans lequel la pratique nest formatrice que parce quelle donne accès au sens, au projet, à la singularité de la personne, à ses stratégies, illusions et désillusions. En ce sens, un stage est une étude de cas, une confrontation à la différence et à la complexité de lautre.
Il sensuit que, si lon demande au formateur de terrain de contribuer à lévaluation du stage ou du stagiaire, les critères de succès ne sont pas " Sest-il pénétré de ma manière de penser et de faire, la-t-il incorporé fidèlement ? ", mais plutôt " Sest-il confronté activement à ma manière de penser et de faire, en a-t-il tiré des éléments de réflexion qui le font progresser le long de son propre chemin ? "
Prendre les erreurs comme des occasions de progresser
Tout est évidemment lié, la comédie de la maîtrise impliquant la dissimulation de lerreur. Avec Mante (1993), je pense que cest un aspect essentiel, qui mérite dêtre distingué, parce quil na pas seulement des incidences sur lattitude globale, la moins normative possible, mais des conséquences plus techniques.
Utiliser lerreur pour progresser, cest vite dit. Comment faire ? Tous les didacticiens qui ont parlé du rôle formateur de lerreur prêchent encore largement dans le désert. Une partie de notre éducation nous pousse à corriger lerreur de lapprenant, en général en lui donnant la bonne réponse, dans le meilleur des cas en la lui faisant découvrir. De là à comprendre véritablement les raisons de son erreur, à entrer dans sa logique et à se servir de cette intrusion pour laider efficacement à transformer ses procédures de pensée, il y a un pas immense.
Il nest guère formateur de dire au stagiaire, explicitement ou implicitement quil fallait faire autrement. Il serait plus utile de lui demander pourquoi il a fait ce quil a fait, de reconstituer son cheminement intérieur, ses doutes éventuels ; dessayer de savoir sil pensait avoir un choix ou na vu quune possibilité ; si, après coup, il entrevoit dautres possibilités. Ce travail de reconstitution a posteriori est une forme darticulation entre théorie et pratique. On part de lhypothèse que lerreur est rarement due au hasard, quelle manifeste une dimension dun système de pensée ou daction. Il reste à démêler, dans la richesse du réel, ce quune erreur révèle. Si le formateur de terrain napplique cette démarche, en temps ordinaire, ni aux erreurs de ses élèves, ni à ses propres erreurs, comment aurait-il la disposition desprit et les outils voulus pour analyser les erreurs dun stagiaire ?
En ce sens, on peut redire que le formateur de terrain devrait être " un bon pédagogue ". Cest toutefois dans un sens bien précis : quelquun qui sait observer et intervenir dans les processus dapprentissage sans se substituer à lapprenant ni le faire régresser. Si la pédagogie différenciée était le pain quotidien de tous les enseignants en exercice, sans doute transposeraient-ils tout naturellement leurs capacités dobservation formative et de régulation interactive de leurs élèves à leurs stagiaires Ce nest hélas pas la situation courante.
Quelle formation des formateurs de terrain ?
Pour incarner ces grandes options, il faut fonctionner autrement dans le dialogue maître formateur/étudiant. Il faut négocier un autre contrat, apporter dautres réponses, jouer un autre jeu. Aujourdhui, on souhaite une forme de compagnonnage, on valorise linitiation aux coulisses, aux doutes, au bricolage, lassociation à une pratique réfléchie. Or, une partie des maîtres de stage traditionnels ne se reconnaissent plus dans cette demande et sortent du jeu. Par contre, dautres qui nappréciaient pas jusqualors cette fonction commencent à sy intéresser, pensant quils vont enfin pouvoir parler aux stagiaires de ce qui les préoccupe vraiment, cest-à-dire les problèmes non réglés, les impasses, les difficultés du métier.
Suffit-il de trouver des formateurs de terrain acquis à cette façon de penser ? Ou faut-il les former ? Je pense que oui. Je ne puis ici esquisser un programme de formation, qui dépendrait dailleurs du niveau denseignement et du cadre institutionnel. Je men tiendrai à lanalyse des objectifs majeurs dune formation des formateurs de terrain :
- Justifier la nécessité de leur formation
- Susciter leur adhésion à la démarche de formation
- Construire un langage commun à propos de la pratique
- Former à intervenir dans le processus de formation
- Former à évaluer les stagiaires
Reprenons-les un à un, en tentant desquisser pour chacun une hypothèse de départ et quelques objectifs plus spécifiques. Dans tous les cas, on donnera une place essentielle au travail sur les représentations. Sans négliger lappropriation de savoirs et savoir-faire nouveaux, il sagit dans une large mesure de partir non pas dune table rase, mais dun trop plein dimages toutes faites, à déconstruire tranquillement et activement !
Justifier la nécessité dune formation
Hypothèse : la plupart des formateurs de terrain sengagent sans être convaincus quils ont besoin de compétences nouvelles et différentes de celles quils mettent en uvre dans leur classe.
Il sagit donc de les convaincre du contraire, sans nier leur expérience et leurs compétences pédagogiques. Autrement dit de montrer :
Susciter ladhésion à la démarche de formation
Hypothèse : la plupart des formateurs de terrain sengagent sur la base dun malentendu, dune représentation de leur rôle qui ne correspond pas à aux attentes de linstitut de formation des enseignants, du moins telles que je les imagine ici dans le cadre dune forte articulation entre théorie et pratique : ils pensent quils doivent conduire le stagiaire à faire comme eux, parce quils sont de bons enseignants et quon les a choisis pour cette raison.
Pour les convaincre du contraire, leur formation doit montrer :
Construire un langage commun à propos de la pratique
Hypothèse : la plupart des formateurs de terrain nont quune idée très vague des concepts et théories dont leurs stagiaires sont dotés par leur formation théorique ; il y a donc distance probable entre leur façon de conceptualiser lapprentissage, laction pédagogique, la gestion de classe, la didactique et la façon dont les stagiaires sont formés.
Il importe donc :
Former à intervenir dans le processus de formation
Hypothèse : la plupart des formateurs de terrain nont pas a priori conscience du type de conseils, dobservations, de feed-back, de provocations, de suggestions, dexpériences, déchanges qui peuvent aider le stagiaire à progresser.
Il sagit en particulier de les préparer à :
Former à évaluer les stagiaires
Hypothèse : la plupart des formateurs de terrain ne sont pas à laise avec lévaluation des stagiaires et oscillent entre la tentation de rejeter cette responsabilité sur linstitut de formation des enseignants et lenvie de lassumer.
La formation devrait en particulier préparer les formateurs de terrain à :
Du maître de stage au formateur de terrain : formule creuse ou expression dune nouvelle articulation entre théorie et pratique ? À cette question, on le voit, la réponse passe par un détour. Larticulation entre théorie et pratique est une formule aujourdhui consacrée. Mais sa signification est loin dêtre évidente. Jai tenté de montrer quelle est plus quune simple alternance entre des lieux de formation, quelle suppose un travail conjoint de formateurs situés les uns " dans le terrain ", comme enseignants, mais aussi conseillers pédagogiques, inspecteurs, chefs détablissements, les autres dans linstitut de formation des enseignants.
Pour que le terrain soit formateur, il ne suffit pas que les stagiaires larpentent en tous sens, fût-ce de façon intensive ; il ne suffit pas davantage quils y fassent dintéressantes rencontres ou suivent de prometteurs itinéraires dessinés par les formateurs de linstitut. Il faut encore quà ces conditions &emdash; qui sont loin dêtre acquises partout &emdash; sen ajoute une autre, déterminante : quil y ait sur le terrain des formateurs à part entière et des établissements ou des équipes ayant la même identité et la même vocation.
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