Propos décousus sur la
formation des enseignants
Faculté de psychologie et de sciences de
léducation
Université de Genève
1994
1. Formateurs de terrain2. Alternance, rôle et formation des formateurs
3. Retour de stages, établissements formateurs et cultures de coopération
4. Théorie, stratégie, tactique
Annexe. État des lieux et des questions. Canevas pour le travail des GRI
Ce texte réunis quatre " éditoriaux " proposés oralement dans le cadre dune Université dhiver-printemps (UHP) organisée à Fréjus, du 18 au 21 mars 1994, par le Pôle Sud-Est des IUFM sur le thème " Quelle formation pour les formateurs de terrain ? "
Le groupe de pilotage de cette UHP mavait confié la tâche, chaque matin, de lancer les travaux par environ trois-quarts dheure de libres propos, puisant à la fois dans les travaux de la veille (conférences et travaux de groupes), dans les synthèses du groupe de pilotage et dans mes propres réflexions.
Les textes qui suivent sont donc dun genre assez particulier. Ils conservent en partie la forme orale, retravaillée à partir des transcriptions, et le caractère de coq à lâne dune pensée qui répond à des débats plutôt quelle ne sélabore en vase clos. Doù le titre de cet ensemble.
Pour saisir ces pages, il importe de savoir que le programme de cette UHP avait été construit sur lhypothèse dune intégration à une démarche commune des sept IUFM du pôle Sud-Est (Aix-Marseille, Clermont-Ferrand, Corse, Grenoble, Lyon, Montpellier, Nice) sur la même question : Quelle formation pour les formateurs de terrain ? Cette démarche supposait :
Les participants disposaient donc avant de se retrouver à Fréjus de nombreux documents de travail faisant état de la situation et des projets dans les divers IUFM. chaque GRI devait répondre à trois questions générales : aujourdhui, dans votre IUFM, quelles sont les conceptions et les pratiques en matière : 1. dalternance théorie - pratique, de stages, de rôle du terrain dans la formation ; 2. de rôle des formateurs de terrain ; 3. de formation des formateurs de terrain.
Ce questionnement (dont on trouvera le détail en annexe) partait du principe quon ne peut réfléchir sur la formation des formateurs de terrain quen clarifiant au préalable leur rôle et en linscrivant dans une conception de lalternance théorie - pratique et du rôle du terrain dans la formation. Cétait aussi loccasion de vérifier une intuition : il ny a, sur ces questions fondamentales, aucun consensus profond. Autant dinstitutions, autant de formateurs, autant de conceptions. Lidée dalternance renvoie, au minimum, à la succession de moments de formation qui se passent dans des lieux distincts - lIUFM ou létablissement scolaire - et selon des modalités distinctes.
Au delà de ce minimum, quelle articulation envisage-t-on ? Les stages sont-ils des moments isolés, qui ont leur autonomie, quon peut détacher du reste du cursus ? Ou sont-ils des moments qui prennent leur sens comme fondements ou comme prolongements dautres activités de formation ? Qui exerce la responsabilité pédagogique des stages (à distinguer de leur gestion) ? Des formateurs spécifiques, chargés des stages ? Ou lensemble des formateurs impliqués dans la professionnalisation ? Les moments en IUFM forment-ils le " temps de la théorie " (au sens large) ? Et les moments de stages le " temps de la pratique " ? Ou le va-et-vient entre théorie et pratique sopère-t-il en principe dans les deux lieux, les deux temps ?
Une certaine conception de lalternance et des stages fonde certaines attentes à légard des formateurs de terrain. Mais il reste une assez large ouverture. Ainsi, si lon définit le stage comme un " bain de pratique ", on peut imaginer le formateur de terrain comme un hôte, un garant, une personne-ressource dont le rôle est daider, de répondre, mais en laissant fondamentalement le stagiaire faire ses expériences, en lui offrant simplement un " filet ", une présence, un regard, une aide dans les moments les plus difficiles. À linverse, on peut attendre du formateur de terrain quil présente une pratique exemplaire et invite les stagiaires à limiter. Si lon définit le stage comme un des lieux dune forte articulation théorie-pratique, on peut attendre du formateur de terrain quil joue un rôle actif dans la théorisation de sa propre pratique et de celle du stagiaire ; on peut aussi réserver ce rôle aux formateurs en IUFM, en demandant essentiellement au formateur de terrain dautoriser, de favoriser le questionnement, lobservation, lexpérimentation. Le formateur de terrain peut être un formateur à part entière, intégré à une équipe, au fait de lensemble des objectifs et du plan de formation ; ce peut aussi être un auxiliaire qui prête sa classe et sa réalité, sans être activement formateur. Son rôle dépendra aussi de sa participation à lévaluation.
À conception semblable de lalternance, du rôle des stages et du rôle des formateurs de terrain, on peut imaginer des représentations diverses de leur formation. Les uns diront quil nest pas nécessaire doffrir une véritable formation aux formateurs de terrain, parce que ce sont des enseignants expérimentés, donc des formateurs efficaces ; ou parce que le mode de sélection des formateurs de terrain permet de se contenter dune simple information. Dautres insisteront sur la nécessité dune véritable formation. Mais les uns mettront laccent sur une formation méthodologique - relation, communication, observation, entretiens, feed-back, évaluation, encadrement du mémoire professionnel -. alors que dautres concevront la formation des formateurs de terrain comme lappropriation dune culture commune à lensemble des formateurs.
Ces questions elles-mêmes mettent en crise la notion même de formateurs de terrain. Dans la terminologie qui sétend, ce sont dabord les professeurs décoles, collèges ou lycées qui acceptent de contribuer à la formation des nouveaux enseignants, soit en les accueillant dans leur classe, soit en jouant le rôle de conseillers pédagogiques durant un stage en responsabilité, soit en participant à des activités de formation dans le cadre de lIUFM : analyse de la pratique, encadrement des mémoires. Mais, si la formation des enseignants est une formation professionnelle, nest-elle pas toute entière orientée vers " le terrain " ? Tous les formateurs ne sont-ils pas, dans ce sens, quel que soit leur statut et leur insertion, des formateurs de terrain ? En dernière instance, on refusera la distinction entre les formateurs de terrain et les autres formateurs.
Ces thèmes ont été traités par plusieurs conférenciers : Kamel Arar (Université de Lyon II) Les processus relationnels à luvre dans les formations de formateurs de terrain, Régine Astic (Hospices civils de Lyon) La formation des formateurs de terrain pour la formation des infirmières cadres, Louise Bélair (Université dOttawa) Une formation pour les formateurs de terrain en vue de faciliter lappropriation de leur rôle., Sarah Blom (Université dAmsterdam) La formation de formateurs dans un IUFM à Amsterdam, Françoise Clerc (IUFM de Nancy) Former des praticiens formateurs, dans quels buts, pour quelles interventions, Yves Mariani (UNAPEC, Paris) Quels rôles pour le formateur de terrain dans laccompagnement de parcours de formation individualisés ?, M. Saillard (École des commissaires de police) La formation des formateurs de terrain pour la formation des commissaires de police.
Les propos décousus qui suivent ont été nourris par ces conférences et les travaux de groupes. On retrouvera le tout dans les Actes en préparation. Pour lheure, ce document de travail peut se lire indépendamment. Les références bibliographiques indiquent quelques lectures directement liées aux principaux thèmes.
1. Formateurs de terrain
Peut-être puis-je vous dire dabord que jai accepté de travailler avec le groupe de pilotage de cette Université dhiver-printemps pour au moins deux raisons :
Le cadrage théorique de cette université hiver-printemps a été esquissé en décembre 1993, au moment où elle a été essentiellement définie comme la réunion de " Groupes de réflexion internes " (GRI) constitués dans chaque IUFM deux ou trois mois avant, pour la circonstance. Les GRI étaient invités à dire quelles sont aujourdhui, dans leur IUFM, les conceptions et les pratiques en matière : 1. dalternance théorie - pratique, de stages, de rôle du terrain dans la formation ; 2. de rôle des formateurs de terrain ; 3. de formation des formateurs de terrain, Vous retrouverez le détail du questionnement dans le document de travail.
En guise dintroduction, je souhaiterais revenir sur lidée même de formateur de terrain.
1.1 Formateurs de terrain : une expression volontariste ?
Plus on cherche à définir ces termes, plus on se rend compte que ce nest pas simple. On parle de terrain et on parle de formateurs de terrain. Parlons-nous de la même chose ? Avons-nous les mêmes images, les mêmes concepts ? Probablement pas, parce que le terrain est une métaphore ; or, toute métaphore prête à interprétation ; on y projette beaucoup plus de subjectivité quon ne croit.
Cest une métaphore forte, surtout dans une phase où la formation des enseignants devient universitaire. Le terrain, cest la référence quon invoque pour suggérer que la formation nest pas tout à fait déconnectée de la pratique. Jétais il y a une dizaine de jours au Québec. Le Ministre de lEducation venait de donner une interview qui a fait grand bruit. Il y a 30 ans que les Universités forment les enseignants en Amérique du Nord. Or, le ministre disait en substance et sans mâcher ces mots : La formation sest complètement éloignée du milieu (cest le terme canadien pour parler du terrain et des écoles), les professeurs des universités parlent dans labstrait, la formation des maîtres est inadéquate par rapport à la complexité des tâches dans le terrain ; joffre aux universités une dernière chance de faire la preuve quelles sont capables de former des professionnels compétents
Propos excessifs dun Ministre tenté par les formules à la hache ? Peut-être. Il est sûr cependant quon ne pourrait être aussi critique si la formation universitaire des enseignants faisaient lunanimité. En Europe, nul ne souhaiterait entendre dans 30 ans que lUniversité na pas été capable de former des enseignants convaincants sur le terrain. Cest probablement lun des enjeux majeurs du débat daujourdhui : quel rôle le terrain doit-il jouer dans larticulation théorie-pratique pour quun surcroît de formation théorique ne se paie pas dune moindre aisance dans les classes.
Je pourrais proposer une définition précise des formateurs de terrain. Mais elle masquerait le fond de laffaire : si nous ne savons pas exactement ce que nous voulons dire, cest faute de savoir exactement ce que nous voulons faire. Il serait absurde despérer surmonter nos incertitudes à travers une simple définition. Ce nest pas une question sémantique. Cest un problème de conception de la formation.
Certes, il importe de clarifier le statut et le rôle des formateurs de terrain. Mais il nest pas souhaitable de retomber trop vite dans les pesanteurs administratives, les langages codés, les problèmes quotidiens. Cette Université dhiver-printemps constitue en quelque sorte un no mans land. Nous navons rien à gérer, nous navons aucun pouvoir, sinon celui des idées. Nous navons ni décisions à prendre, ni dispositifs concrets à mettre en place. Ce qui laisse aux participants la possibilité de sarrêter à une interrogation de base : à quoi sert le terrain ? quelle est sa place dans la formation des enseignants ?
Tentons darpenter le champ sémantique dans lequel on se trouve. Le terrain, au sens le plus banal du terme, désigne les classes et les établissements scolaires, cest à dire le cadre des pratiques enseignantes quotidiennes, dans toutes leurs dimensions. Face aux élèves, naturellement, mais aussi face aux collègues, aux parents, à ladministration, à la collectivité locale. Et peut-être aussi face à soi-même : la pratique enseignante saccompagne souvent dune certaine solitude
Le terrain paraît la référence ultime de la formation des enseignants. Du moins en principe. Parce que, comme toute formation professionnelle, elle devrait se fonder sur une transposition didactique opérée à partir dune analyse réaliste des gestes. des pratiques, des savoirs, des compétences des professeurs en exercice. Même si elle doit préparer lavenir et contribuer à la modernisation du système éducatif, la formation initiale devrait sorienter en fonction de ce qui se passe aujourdhui sur le terrain, cest à dire dune image réaliste des pratiques et de leur cadre institutionnel. Et en ce sens, tous les formateurs en IUFM sont " formateurs de terrain ", si lon entend par là que leur action vise à donner la maîtrise des problèmes qui se posent au jour le jour dans les classes et les établissements. Le terrain devrait être la commune référence de tous les formateurs, quel que soit leur statut, leur rattachement, leur itinéraire personnel. Parler alors de formateurs de terrain ne renverrait pas alors à une catégorie particulière de formateurs, mais à une facette du travail de tous : préparer à exercer un métier dans les classes et les établissements scolaires. Ce serait un façon dinsister sur ce qui rassemble les divers formateurs denseignants, par delà la division du travail, les spécialisations disciplinaires, les distinctions de statut ; une manière de rappeler à chacun que la référence à ce que les futurs enseignants vont vivre dans les établissements et les classes devrait traverser tous les moments de leur formation professionnelle, quelle soit disciplinaire, didactique, pédagogique ou transversale, théorique ou pratique.
Convenons-en : il est rare quon entende " formateur de terrain " en un sens aussi large. On pense plutôt aux enseignants dont lidentité principale est dêtre professeurs décole, de collège ou de lycée, de travailler quotidiennement avec des enfants ou des adolescents scolarisés, mais qui, pour une fraction marginale de leur temps, participent à la formation initiale de leurs futurs collègues. La plupart du temps, on les appelle et ils sappellent maîtres de stage, maîtres daccueil, maîtres dapplication, tuteurs, mentors, praticiens chevronnés, experts, conseillers pédagogiques ou autres dénominations qui courent les académies ou les systèmes éducatifs. Ils acceptent de contribuer à la formation initiale à titre de praticiens expérimentés, en sus de leur fonction principale, en quelque sorte " par dessus le marché ". Se sentent-ils formateurs denseignants, au plein sens du terme ? Ou se sentent-ils simplement hôtes, personnes ressources, auxiliaires des formateurs de lIUFM jouant un rôle dappoint dans la formation des maîtres ?
Dans le cadre de cette Université dhiver-printemps, nous avons choisi de les appeler formateurs de terrain. Pourquoi ? Reconnaissons que cette dénomination est plus volontariste que réaliste : elle traduit le désir de donner, dans la formation des enseignants, une place plus importante et explicite au terrain et un rôle clair de formation aux professeurs décoles, collèges et lycées qui accueillent les stagiaires. Lappellation de formateurs de terrain est un appel plus quune description des identités et des pratiques daujourdhui. Dune certaine manière, les formateurs de terrain sont lavenir - un avenir possible - des maîtres de stage et des conseillers pédagogiques.
Cet avenir nest pas nécessairement une pure projection, une utopie intégrale. Il sincarne déjà dans certaines fonctions, comme par exemple celle dIMF (instituteur maître formateur) héritée des Écoles normales, qui ont été depuis longtemps définis comme des formateurs à part entière plus que des maîtres de stage, chargés non seulement daccueillir des étudiants dans leur classe, mais dintervenir dans le cadre de cours et de séminaires, en École normale, puis en IUFM. Le rôle de formateur de terrain à part entière sincarne aussi dans les parcours de formation les plus novateurs, au Canada par exemple, dans les expérience de formation conjointe ou décoles associées. Certains IUFM ou dautres instituts de formation des maîtres dans le monde ont déjà donné aux professeurs accueillant des stagiaires un statut clair et institué de formateurs de plein droit. Enfin cet avenir sincarne dans toutes sortes de pratiques individuelles novatrices ou simplement marginales, autorisées par le flou des cahiers des charges, alimentées par les initiatives de certains maîtres de stage ou conseillers pédagogiques qui se sentent formateurs et y sont encouragées par lesprit du temps.
Rien ninterdit, au contraire, de projeter dans lavenir une définition qui aide à le construire. Mais cet effort volontariste serait vain si lon en restait au vu pie, sans fonder cette définition sur une conception claire de lalternance et de larticulation théorie-pratique, donc du rôle du terrain dans la formation. Il ne sagit pas simplement de (re) valoriser les maîtres de stages ou daccueil en leur attribuant un brevet de formateurs dadultes. Cest de changer les pratiques quil est question. Si lon ne fait pas un détour par un débat sur la formation et lalternance, on risque de se battre sur des mots qui renvoient à des images différentes, avec beaucoup dimplicite.
Notre travail est dessayer de mettre une partie de cet implicite sur la table, tout en sachant que les imaginaires de la formation des enseignants sont inépuisables et que le terrain de lun ne sera jamais exactement le terrain de lautre. Il reste quautour de larticulation théorie-pratique, nous pourrions faire leffort et nous donner la discipline de dire aussi exactement que possible ce que nous avons en tête, pour savoir ensuite sur quoi nous sommes ou non daccord, et pourquoi, à propos du rôle des formateurs de terrain et donc leur formation. Cette dernière ne sanalyse en effet quà partir dune identification claire de leur rôle, qui nest elle même possible quà partir dune conception claire de la division du travail de formation et donc de larticulation théorie-pratique dans un parcours de formation professionnelle.
Cette conception de larticulation sancre elle-même, en amont, dans une réflexion sur les enjeux de la formation des enseignants, sur les compétences à construire, sur la nature des parcours, des dispositifs et des démarches de formation.
1.2 Un métier nouveau
Quels sont aujourdhui les enjeux ? Cest de contribuer à écrire ce que Philippe Meirieu a appelé un scénario pour un métier nouveau. Cest de viser plus loin quune modernisation de la formation, que son ajustement à un cadre universitaire. Cest de contribuer à un basculement possible du métier denseignant vers la professionnalisation. Rien nest joué. Le métier oscille entre deux avenirs possible, décrits par un certain nombre dauteurs et dorganisations internationales dans des termes divers. Pour ma part et avec Raymond Bourdoncle, jopposerais professionnalisation et déprofessionnalisation (ou prolétarisation) du métier denseignant. On peut opposer autonomie et responsabilité accrues des enseignants à une dépendance accrue à légard de ce quYves Chevallard a appelé la noosphère, la sphère de ceux qui pensent la pratique des maîtres et leur disent comment résoudre les problèmes. On peut, avec lOCDE, opposer le " professionnalisme ouvert " à un " système à livraison de services ", lenseignant livrant à lenseigné un certain nombre de savoirs avec des moyens et selon des démarches didactiques pensées et confectionnées des spécialistes, de lévaluation, de la didactique et des programmes.
Le métier denseignant est dune certaine manière au milieu du gué. Il y a quelques raisons de penser que létat actuel de " semi-professionnalisation ", dautonomie de contrebande, dambiguïté ne pourra durer des décennies encore. Par moments lenseignant se prétend autonome, à dautres, il se présente comme un fonctionnaire qui fait ce quon lui dit et nest pas responsable des effets de son enseignement. Cette valse-hésitation procure un certain nombre de bénéfices secondaires et on peut comprendre lattachement dune partie des enseignants à ce statu quo. Mais :
1. Les conditions dexercice du métier se sont passablement dégradées, en raison de la concurrence entre établissements, de la floraison des " écoles parallèles " (informatique et media), de mouvements migratoires amplifiés, du renouvellement rapide des savoirs. Dans les banlieues ou dans certaines zones à hauts risques, différents problèmes sociaux se cumulent à léchec scolaire. La réalité du métier se diversifient, affronte davantage la complexité des rapports sociaux et appelle davantage de professionnalisme ou de professionnalisation.
2. Les politiques de léducation sont toujours plus ambitieuses. Quand le ministre J.-P Chevènement en appelait à 80 % dune génération au niveau du bac, il ne flirtait pas avec lutopie, il reprenait ce que disent ou diront sous peu tous les ministres de léducation des pays développés, quils soient de gauche ou de droite, cest à dire quil faut viser de très hauts niveaux de formation. Ce nest plus une utopie politique, cest une nécessité gestionnaire pour les sociétés du XXIème siècle. On attend désormais des systèmes éducatifs quils soient plus efficaces.
3. Dans le même temps, le développement des budgets éducatifs est largement freiné, les ressources se stabilisent ou régressent, on met fin à la fuite en avant. Il faut désormais faire mieux avec les mêmes moyens, voire avec un peu moins, relever de nouveaux défis sans recevoir de nouvelles ressources.
Pour ces trois ordres de raisons, il se pourrait bien quon ne puisse pas installer trente ans encore dans la définition actuelle du métier denseignant primaire ou secondaire. Ce qui amène à privilégier :
Jopte résolument pour une professionnalisation croissante, parce que je ne pense pas quon puisse indéfiniment tenir les enseignants par la main pour affronter les situations complexes. Chaque jour, dans une classe, on adopte une politique de léducation, on fonde une éthique, on négocie un contrat social. Les systèmes démocratiques sont incapables de dépasser leurs contradictions, chaque enseignant est donc condamné à revivre au niveau de létablissement et de la classe, toutes sortes de conflits et dambiguïtés quant aux finalités et aux valeurs qui doivent guider léducation. Par ailleurs, il se trouve de plus en plus souvent en face dacteurs - parents, élèves, collègues - qui négocient, qui nacceptent plus lautorité traditionnelle, qui veulent participer, avoir leur mot à dire, bénéficier de plages de liberté. Dans le métier denseignant, on court aussi des risques personnels, on est confronté aux limites de laction, à son échec, à ses propres contradictions, à la résistance de lautre. Face à la complexité, il faut réfléchir par soi même et construire sa propre identité plutôt que chercher des modèles. Or, le travail sur soi, alors quil est devenu presque évident dans les soins infirmiers, dans le travail social, dans les différents métiers de lhumain, reste encore le parent pauvre de la formation des enseignants. Comme si cétait un métier entièrement rationnel, basé sur des savoirs plutôt que la personne et les relations. Enfin, dans le domaine des savoirs et savoir-faire, les apports de la didactique et des technologies ne seront réellement utilisés que par des enseignants assez autonomes, critiques, créatifs pour imaginer des réponses originales aux situations complexes plutôt que des réponses orthodoxes, hier à un modèle normalisant, à une vulgate didactique aujourdhui. Une véritable professionnalisation du métier est, à terme, la seule stratégie défendable. Tout espoir de rendre lenseignement plus efficace par un contrôle externe plus serré ne fait que perdre du temps
1.3 Repenser les dispositifs de formation
Une fois (re) définie la nature même du métier et des compétences quil met en uvre, comment revenir aux dispositifs de formation ? Quels sont les axes dune formation initiale orientée vers la professionnalisation du métier denseignant ?. Je me borne ici à rappeler dix orientations développées ailleurs (Perrenoud, 1994) pour penser ou repenser la formation initiale :
1. Penser la transposition didactique à partir de pratiques complexes ; cela devrait aller de soi, mais en réalité, on la pense encore très largement, pour le métier denseignant, à partir de la maîtrise des savoirs disciplinaires et des savoirs savants plutôt que de la complexité, de la diversité et de lurgence des problèmes quon gère au jour le jour dans une classe. Repenser la transposition didactique à partir de la réalité du métier et de son évolution probable, cest associer les praticiens à la conception des objectifs de la formation.
2. Articuler théorie-pratique tout au long de la formation et pas seulement dans des phases précises ou à des moments où la pratique prend enfin le dessus, pour compenser un excès de théorie. Mieux vaudrait penser lalternance comme une modalité constante dans un parcours de formation. Chaque moment de la formation renvoie à un autre, le suit ou le prépare, lui donne du sens, le complète, le met en perspective.
3. Pratiquer une démarche clinique, cest à dire réfléchir sur des cas concrets, théoriser la pratique à partir de situations vécues, mobiliser les savoirs comme grilles de lecture de lexpérience et tremplins pour rebondir vers une nouvelle phase dexpérimentation.
4. Retrouver et reconnaître les savoirs des praticiens, organiser leur transmission explicite et la valoriser. Favoriser une relation qui le permette et que le terme de compagnonnage évoque assez bien. Reconstruire le rapport entre expert et novice comme un partage autour dune pratique commune, avec moins dasymétrie que dordinaire et peut-être aussi un moindre poids de lévaluation.
5. Former à et par une pratique réfléchie. Les travaux de Schön, qui a développé les concepts de praticien réfléchi et de réflexion dans laction ne sont malheureusement pas encore traduits. Ils vont lêtre au Québec, dici quelques mois. On aura alors une base un peu plus large, dans notre culture francophone, pour savoir de quoi on parle. En résumé, il sagit de former un praticien capable dautorégulation de sa pratique, parce quil dispose des instruments danalyse de ses échecs, de ses impasses, de ses ambiguïtés, ou simplement de ses habitudes, et quil peut, dannée en année, de mois en mois, de semaine en semaine, reconstruire ses façons dagir, ne serait-ce que parce quil est capable den prendre conscience. À propos des processus intellectuels des élèves, on parle beaucoup de développer la métacognition et la métacommunication. Cela vaut aussi pour les adultes. Leur formation devrait leur donner les moyens de penser leurs propres processus de réflexion et de décision, pour pouvoir les réguler. Ce qui amène à communiquer : un praticien réfléchi est rarement solitaire ; son rapport réflexif à sa propre pratique est encouragé par le travail déquipe, la concertation avec les collègues, limplication dans un projet détablissement.
6. Reconnaître et développer les savoirs dexpérience, cest à dire mettre en mots, donner un statut à des savoirs construits pas les professionnels sans avoir immédiatement de stricts équivalents dans les savoirs savants sur lenseignement.
7. Travailler sur les situations problèmes et les objectifs obstacles, partir des représentations préalables des futurs enseignants ; tout ce que les sciences de léducation et les didactiques des disciplines proposent pour léducation scolaire est largement transposable à la formation professionnelle des enseignants. Cela amène également à repenser les démarches de formation pour des adultes capables dautoformation, à rompre assez largement avec la logique des cours, du texte du savoir pour faire travailler les gens sur des problèmes et des situations.
8. Transformer et former lhabitus cest à dire lensemble des schèmes qui sous-tendent notre action, sans quon sache toujours pourquoi nous réagissons de telle ou telle façon. Pourquoi nous mettons-nous en colère ? Pourquoi réagissons-nous à linjustice ? Pourquoi éloigne-t-on ou rapproche-t-on un élève dun autre ou de soi ? Ces fonctionnements, qui mettent en jeu la personnalité profonde, mais aussi la culture, lorigine sociale, familiale ou nationale, sont des déterminants de la pratique aussi décisifs que les modèles didactiques. Aussi convient-il élargir un peu la zone de la personne et de sa culture sur laquelle on travaille en formation. Sortir du discours didactique, pédagogique ou relationnel convenu pour essayer de voir où sont les véritables sources de la pratique, qui sont loin dêtre tous dans des représentations et des schémas explicites.
9. Aller vers lindividualisation des parcours. On ne peut plus aujourdhui penser une formation dadultes en faisant comme si tout le monde avait les mêmes besoins, partait du même point. Cest ce que lon préconise dans les cycles pédagogiques pour les élèves de lécole primaire, et dans les modules, pour les élèves des lycées. La moindre des choses serait den faire autant pour la formation des adultes. Cest en réalité plus facile, car le contrat pédagogique est moins tendu, les problèmes de maintien de lordre, de discipline, de sélection ne sont pas majeurs avec les adultes. On na aucune excuse de ne pas individualiser les parcours de formation.
10. Dernier point penser ou repenser lensemble du fonctionnement de linstitution de formation comme un curriculum caché, mais diablement formateur. Beaucoup dinstitutions de formation sont encore dans le : " Faites comme je dis, mais pas comme je fais ". On ne peut pas faire comme si le fonctionnement de la formation nétait pas en lui-même formateur. Ce qui veut dire quau delà des cahiers des charges, des programmations précises, il y a probablement à penser lensemble des expériences quon provoque chez les étudiants, expériences dincohérence, de dispersion. Si " praticiens " et " théoriciens " narrivent pas à se parler, ils naccréditent pas lidée dune forte articulation théorie-pratique. Cette dernière devrait commencer par sincarner dans les rapports entre formateurs. Si les maîtres de stages et conseillers pédagogiques nont aucune idée du plan de formation et ne manifestent guère destime pour les " théoriciens du centre ", si ces derniers tiennent les praticiens des établissements dans lignorance ou le mépris, les étudiants comprendront vite que, dans le fond, larticulation théorie-pratique, on leur en parle, mais que leurs formateurs ny croient pas et ne la pratiquent pas. Il importe que tous les formateurs, quel que soit leur rôle et même leur temps de travail, aient une vue densemble de la démarche, du parcours et des objectifs de la formation, et se sentent responsables de sa cohérence et de laccord entre le dire et le faire.
1.4 Une méthode
Pour poser et affronter lucidement le problème de la formation des formateurs de terrain, il faudrait en résumé franchir cinq étapes.
1. Il importe dabord de clarifier la conception de lalternance et de larticulation théorie-pratique, en distinguant lalternance entre moments en école ou en établissement et moments en IUFM dune véritable articulation. Lalternance contient en germe larticulation, mais ce nest quune virtualité ; pour lactualiser, il faut tisser des liens entre ces différents moments, cest à dire les connaître, les comprendre et les construire dans une cohérence, faire en sorte quils se répondent, se préparent, sexploitent les uns les autres. Il ne suffit pas de les juxtaposer pour faire de larticulation. Tant que les formateurs nont pas clarifié et négocié ensemble leurs conceptions de lalternance, chacun se sent libre, une fois quil se retrouve avec ces étudiants, dans sa plage horaire, dans son type de pratique, doublier le reste du monde. Cela nest pas un gage darticulation théorie-pratique.
2. Dans un deuxième temps, il faudrait penser ou repenser la diversité des tâches de formation et des compétences quelles mobilisent, donc la division du travail de formation. La division disciplinaire est la plus connue, mais cest la moins intéressante. Mieux vaudrait travailler sur dautres découpages, cest à dire différents types de médiation théorie-pratique et darticulation entre des savoirs de sources diverses. Dans ce domaine, nous commençons à forger un langage et des concepts communs. Il importe de ne pas escamoter cette étape.
3. Une fois quon a une vision claire de la division du travail de formation, on peut songer à clarifier le rôle exact de chacun. Dans cette Université dhiver-printemps, nous allons nous centrer sur les rôles des formateurs les plus proches du terrain, mais on ne peut y parvenir sans parler des autres rôles, car leur complémentarité est importante : chacun imagine que les autres formateurs font autre chose et quil peut compter sur leur travail.
4. Une fois quon aura clarifié les rôles de chacun, on pourra penser à la formation de formateurs qui leur permettrait dexercer plus sûrement leur rôle. Cest notre thème principal, mais il renvoie à des débats inachevés sur les thèmes précédents.
5. On pourrait ajouter un cinquième point. Supposons quon construise un IUFM avec beaucoup de cohérence et de liberté, quon puisse en toute sérénité et en toute conscience définir et construire lalternance, prévoir une division claire et pertinente du travail, préciser les rôles, former les formateurs. Au bout de six mois, tout cela serait déjà à reprendre. Lensemble de ces représentations méritent dêtre constamment concertées, revues et corrigées. Les dispositifs de concertation et de régulation sont une ressource majeure pour quaucune question complexe ne soit pas réglée une fois pour toutes, mais reprise et affinée constamment à la lumière de lexpérience.
1.5 Les formateurs de terrain
Dans cette Université dhiver-printemps, on pourra parler de tous ces thèmes, mais on tentera de se centrer davantage sur le rôle des professeurs décoles, lycées et collèges lorsquils accueillent les étudiants, pour se demander sils peuvent être formateurs à part entière et à quelles conditions, dans quel contrat entre eux, avec le centre, avec létablissement, avec le stagiaire, et en sappuyant sur quelle identité et quelle formation. On peut aussi sautoriser à parler dun certain nombre de rôles complémentaires et notamment de ceux qui ont le plus de rapports avec le terrain comme objet de réflexion. Jen vois au moins quatre, qui émergent des différentes contributions :
1. Il y a les responsables de stages, qui gèrent un réseau et qui incarnent une conception des stages. Même sils ne sont pas souvent sur le terrain en personne, ils jouent un rôle de pivot, parce que ce sont eux qui donnent de la cohérence et du sens à aux stages et reconstruisent régulièrement le pourquoi et le comment, donc insufflent - ou non ! - un esprit là où la pesanteur normale des institutions va vers des routines impensées. Souvent, en matière de stages comme ailleurs, on suit des procédures héritées de prédécesseurs qui eux-mêmes nont peut-être jamais su pourquoi tel stage a lieu à tel moment, pourquoi on alterne sensibilisation, observation, pratique accompagnée, stage en responsabilité, dans quelle logique densemble sinscrivent les moments de terrain. Certes, le plan de formation est censé le dire. Le dit-il vraiment, donne-t-il des raisons ? Et même alors, qui relit le plan de formation au jour le jour ? Les responsables de lorganisation des stages sont maîtres non seulement du fonctionnement des stages, de lanimation et du renouvellement des réseaux de formateurs de terrain, mais aussi responsables de donner du sens aux pratiques, de rappeler les raisons dêtre de tel ou tel dispositif.
2. Il existe un autre rôle intéressant, même sil nest pas connu et pratiqué en France. Il est bien connu au Québec et aux États-Unis, cest celui de superviseur de stage, ou de visiteur. Le superviseur nest pas responsable de lensemble du dispositif, mais du bon fonctionnement dun stage. Il naccueille pas le stagiaire, et nintervient pas nécessairement à un autre moment de la formation. Il est seulement garant de la relation entre stagiaire et formateur de terrain. En Europe, ce rôle revient souvent au chef détablissement ou à linspecteur, mais en ont-ils le temps et les moyens ?
3. Troisième rôle, voisin, celui danimateur de groupes danalyse de la pratique ; cest, en IUFM, une fonction possible des instituteurs maîtres-formateurs dans le premier degré. Ce formateur travaille dans le centre, ou éventuellement en établissement, il pilote une réflexion collective relativement continue sur les problèmes de la pratique, sans être lui-même maître daccueil ou maître de stage. Il est très proche de lexpérience vécue en stage, il crée un lieu " protégé " où lon peut constamment faire état de son expérience, de ses doutes, de ses éventuelles difficultés, parce quon est " là pour çà ", parce quon travaille dans de bonnes conditions de dialogue, de confiance, de communication, parce quon a du temps et parce quon na pas un programme structuré qui empêcherait de parler de ce quon vient de faire et de vivre.
4. Quatrième catégorie ce sont les formateurs de lIUFM les plus proche de la complexité, les plus centrés sur les pratiques. Dans les IUFM, ce sont des témoins, des garants, ceux qui, en raison dun itinéraire personnel ou de leur domaine de recherche, compensent léloignement de tous ceux qui ne savent pas très bien ce qui se passe dans les classes. Ils peuvent être philosophes, didacticiens, psychologues, sociologues. Leur rattachement disciplinaire importe moins que leur choix : réfléchir sur les pratiques avec les praticiens. Ce sont parfois les cautions " praticiennes " du système universitaire.
Même si on se centre, dans les travaux de groupe, sur les professeurs des écoles, collèges et lycées qui accueillent et encadrent les stagiaires, on a le droit et même le devoir de se faire des idées sur ces quatre types de formateurs " proches du terrain ". Je souhaite que sur tous ces points, on se concentre plutôt sur des idées générales et communes que sur des problèmes de dispositifs, de terminologies et de statuts. Ces derniers sont évidemment très importants, mais peut-être prématurés. Ici, ils ne nous ne réunissent pas nécessairement, vu la diversité des insertions institutionnelles, des pratiques et des conditions de travail des uns et des autres.
Samedi 19 Mars 1994
Des travaux de groupes émergent quelques idées sur lalternance, le rôle des formateurs de terrain et la formation des formateurs.
2.1 Lalternance, une idée vague
Le concept est loin dêtre clair. On sen doutait, mais cela se confirme. On nest même pas sûr quil soit utile, quil nous aide vraiment à penser la complexité dun parcours de formation professionnelle. On sest même demandé si cette thématique nenfermait pas dans une opposition simpliste, qui ne serait pas à la hauteur des problèmes.
Si le concept dalternance rappelle simplement que létudiant va et vient entre plusieurs lieux de formation, et notamment entre lIUFM et des établissements scolaires, cela ne nous mène pas très loin. Il reste au moins deux problèmes ouverts :
1. Quelles sont les contributions respectives du terrain et de lIUFM à la formation ? Lidée même dalternance entre des lieux ne répond pas à cette question.
2. Comment ces apports sont-ils coordonnés, articulés, intégrés ? Lidée dalternance, en tant que telle, ne dit rien de la mise en synergie ou en relation entre ces différents moments, sur leurs sens respectifs.
Consensus provisoires
Des débats émergent deux points de consensus provisoire :
1.Y a-t-il un moment de la théorie dévolue à lIUFM et un moment de la pratique dévolue aux établissements ? À cette question, posée au GRI, la réponse semble assez claire, du moins dans lidéal : non, ce nest pas le découpage qui convient, théories et pratiques sont présentes dans les différents lieux de la formation. Larticulation théorie-pratique devrait traverser toutes les composantes et tous les moments de la formation professionnelle. Nous sommes donc en rupture avec lopposition traditionnelle entre formation théorique et formation pratique, encore très courante dans beaucoup dinstitutions de formation.
2. Limportant est que les dispositifs, les temps et les lieux de formation offrent à létudiant des occasions de construire ses compétences de façon réflexive, interactive, autonome et critique. On rompt avec lintériorisation de modèles ou dune orthodoxie ; il sagit désormais de centrer la formation sur lapprenant, sur le sens quelle prend à ses yeux et sur la façon dont il lorganise dans sa tête ; le reste nest que détours pour favoriser cette démarche. Cest une banalité didactique, mais cela ne va pas encore de soi dans la formation des enseignants, où lon tend encore à se centrer sur linstitution et sa logique plutôt que sur lapprenant et son parcours de formation.
En tentant daller plus loin, on bute sur deux questions :
1. Quelle représentation adopte-t-on du métier denseignant et des compétences quil suppose ? Les plans de formation sont supposés donner la réponse, mais on se rend compte que si on ne reconstruit pas constamment et collectivement ces représentations, les malentendus sont probables au niveau des dispositifs.
2. Comment se représente-t-on exactement le processus de construction progressive de compétences professionnelles et donc la nature des interactions et des expériences de tout genre qui favorisent cette construction ? Nous avons là des images mentales assez globales, constructivistes, interactionnistes, avec une sorte dadhésion aux démarches actives. Mais comment cela se passe-t-il exactement ?
Lalternance entre des postures
Une idée intéressante émerge, qui reprend la notion dalternance en la redéfinissant : plutôt que de concevoir la formation comme une alternance entre des lieux, mieux vaudrait la concevoir comme une alternance entre des postures ou des positions de lapprenant :
Il sagirait de construire la formation comme une alternance entre ces deux postures, qui nont pas le même rapport à la décision et à laction, mais qui salimentent mutuellement, dans une dynamique qui reste à préciser. En somme, on distingue deux boucles de régulation : lune qui serait une régulation dans laction, assez rapide, largement improvisée ; une autre plus lente, plus tranquille, passant par un détour réflexif, y compris, le cas échéant, par une formation complémentaire.
Cette opposition me semble féconde, parce quelle vaut aussi pour lexpert. Le praticien expérimenté, le vrai professionnel fonctionne dans ces deux registres en alternance, durant la journée, la semaine, lannée. Doù une conclusion provisoire : la formation en alternance consiste à former des praticiens réfléchis par une pratique réfléchie, à les former par et à lalternance entre implication et explication. Aucun groupe ne sest exprimé de cette manière. Je sollicite un peu les formulations, pour mettre en évidence ce quon pourrait appeler un principe dhomologie : la formation doit ressembler au fonctionnement que lon veut installer durant le cycle de vie professionnelle ; cest une façon de former le praticien par la pratique, mais on ne parle pas ici de laction pédagogique, mais dune pratique de métacognition, de prise de conscience et de régulation. Elle ne peut avoir exactement le même sens, la même intensité, les mêmes enjeux chez létudiant en formation et chez les enseignants expérimentés. En formation initiale, il faut des dosages spécifiques et une progression dans la complexité. Mais il faut aussi que létudiant soit mis assez vite en situation de responsabilité au moins partielle, tout en restant dans sa zone proximale de développement, pour éviter toute régression à des stratégies de survie. Il apprend à réfléchir sur sa pratique en étant placé dans une situation complexe mais maîtrisable, qui va le faire progresser. On passe de lobservation participante à la participation réflexive.
La régulation
Aucun dispositif dalternance ne suffit à lui tout seul, il est nécessaire den concevoir plusieurs, complémentaires. Aucun ne dure sans usure, il faut donc ajuster ou inventer. Doù limage dune double régulation :
Cette complexité nest pas facile à gérer. Mais elle évite de mettre tous les ufs de lalternance dans le même panier.
2.2 Le rôle des formateurs de terrain
Pour réfléchir sur ce second point, il faudrait évidemment, en bonne logique, avoir une réponse définitive, stable et consensuelle sur lalternance. Ce qui est évidemment un rêve. Je retiendrai néanmoins quelques propositions constructives, qui sont sans doute lenvers de constats de carence ou de manque.
Premier principe : les formateurs de terrain sont des formateurs à part entière, ce ne sont pas de simples hôtes, des gens qui se bornent à prêter leur réalité ; ils ont un rôle propre à assumer dans la construction des compétences.
Deuxième principe : les formateurs de terrain doivent être dans un rapport de partenariat fort avec les formateurs dIUFM ; ils ne leur sont pas subordonnés, et ne sont pas la cinquième roue du char ou une courroie de transmission ; cest un partenariat entre des formateurs qui ne font pas la même chose, qui nont pas le même pouvoir, la même place, mais qui, à part égale ou équivalente, contribuent à lensemble du parcours de formation.
Troisième principe : on insiste sur limportance dune culture commune à lensemble des formateurs, cest-à-dire de représentations partagées des finalités et des démarches de la formation et du rôle des uns et des autres. Le thème du sens a traversé un certain nombre de débats. Or, dans le fond, la culture commune nest rien dautre que ce qui donne du sens à la coexistence et au travail en commun.
Quatrième principe : on souligne la nécessité dexpliciter les attentes mutuelles, les complémentarités, les contrats des uns et des autres, contrats aussi bien entre les formateurs quavec linstitution et avec les stagiaires.
Cinquième principe, on préconise des réseaux déchanges, des temps de travail et de formation commun. On sait que les représentations sociales se construisent dans la conversation. Sil ny a pas de lieux de rencontre et de conversation, il ny a pas de culture commune.
Sixième principe : on souhaite aussi des partenaires, des statuts durables pour construire dans la durée, sachant quune culture commune ne se fabrique pas en trois jours. Si les partenaires changent tout le temps, ils repartent sans cesse à zéro. Pour construire une culture et des contrats, la continuité est déterminante.
Septième principe : on propose de passer de la notion de personne formatrice à celle détablissement formateur, en impliquant dautres professionnels, dont les chefs détablissement ou les équipes de direction ; il sagit donc de construire des contrats avec des collectivités pédagogiques et pas seulement des personnes.
Huitième principe : associer tous les formateurs à la conception, à lévaluation et à la régulation des plans et des dispositifs de formation. Quils aient leur mot à dire pas seulement sur la conception densemble, mais sur leur rôle dans lorchestre. Ce qui semble pas vraiment acquis pour les formateurs dIUFM et moins encore pour les formateurs de terrain.
Nous le pressentons, ces propositions sont des réponses à une série de failles :
Quant au rôle spécifique des formateurs de terrain, quelques idées se dessinent.
1. Leur rôle doit dabord être explicité et négocié avec les intéressés. Cest la traduction logique de lidée de partenariat et de coresponsabilité : dans cet esprit, on ne peut pas imaginer quon définisse le rôle des formateurs de terrain pour eux et sans eux.
2. Pour entamer cette négociation du point de vue des formateurs du centre, on ne proposerait pas aux formateurs de terrain dabord doffrir un modèle, mais :
3. À un niveau peut-être plus ambitieux, on attend du formateur de terrain quil crée des situations de formation pour que lautre, le stagiaire, puisse se construire.
Cet idéal nest probablement pas généralisable. Peut-être faut-il accepter quil y ait deux niveaux de qualification et dimplication des formateurs de terrain :
Cela pose le problème du statut des formateurs du second niveau, lorsquils existent, comme les IMF, ou lorsquils pourraient exister. Il faut reconnaître linconfort de leur position dintermédiaire, admettre que cest un passage, quelle peut déboucher sur un changement de carrière ou un autre rattachement après quelques années, savoir quon ne peut être facilement, durant vingt-cinq ans, écartelés entre deux mondes institutionnels. Entre le premier niveau et le deuxième, entre ce dernier et le statut de formateur IUFM, peut-être faut-il construire explicitement une filière de reconversion, voire de promotion.
Se pose un problème de fond pour les deux niveaux, mais plus encore pour le premier : comment faire pour que les formateurs de terrain trouvent leur compte dans lentreprise ? La question se pose :
Hypothèse : pour que ça " tienne debout ", il ne faut pas que ce soit du bénévolat ou du dévouement ; il faut que le formateur de terrain ait intérêt à le devenir et à le rester, non pas seulement pour rendre service à la communauté ou par solidarité avec les futurs enseignants, mais parce quil y trouve son compte.
2.3 La formation des formateurs de terrain
Sur ce troisième point, le travail ne fait que commencer. On discerne néanmoins quelques tendances.
Un certain nombre de groupes refusent lidée même dune formation de formateurs de terrain. Est-ce pour dire quêtre formateur de terrain ne sapprend pas ou ne suppose aucune compétence spécifique ? Nullement ! Mais on refuse lidée dune formation des formateurs de terrain par les formateurs de lIUFM. En effet, cela renforcerait lasymétrie de leurs positions. Doù lidée que, sil faut une formation des formateurs de terrain, il nappartient pas aux formateurs du centre de lassumer. On dessine trois alternatives :
Cela me semble une idée assez forte, qui va assez loin dans le sens dune nouvelle répartition, dun rééquilibrage des pouvoirs. Cela se heurte évidemment à un certain nombre de problèmes :
Cette idée générale et généreuse se heurte donc à différentes pesanteurs, mais il vaut la peine de la creuser. Pour ce qui touche aux contenus de la formation des formateurs, les groupes ne sont pas encore allés très loin, mais se dessinent quelques pistes :
1. La formation consiste dabord à construire une culture commune, ce nest pas forcement recevoir des outils, cest réfléchir et réfléchir ensemble sur ce quon fait, pourquoi et comment.
2. Cest donc une forme de coformation, de pratique réfléchie, de réflexion commune sur une pratique de formateurs dadultes, par léchange, la confrontation, lexplicitation.
3. Se former, cest se centrer sur une formation à la formation dadultes au sens plein du terme ; cest prendre les étudiants pour des personnes responsables et autonomes, ce qui est la moindre des choses ; cest surtout emprunter à la formation des adultes un certain nombre doutils, comme les bilans de compétences, ou simplement didées, par exemple quon sadresse à des gens qui ont déjà des compétences, qui ont un itinéraire et une expérience ; ou lidée que lhétérogénéité des étudiants est la règle et quil vaut mieux en faire une ressource quun obstacle à la formation. La formation dadultes, parce quelle les accueille à tous les âges de la vie, avec toutes sortes de cheminements, a su faire de nécessité vertu. La formation des formateurs ferait bien de sen inspirer.
4. Le thème de lévaluation et de la coévaluation de la formation des enseignants pourrait être un des thèmes organisateurs de la coformation des formateurs, et peut-être un objet de réflexion éthique.
Dimanche 20 mars 1994
Les groupes de travail de samedi ont soulevé divers problèmes. Jen ai choisi très arbitrairement quatre, quil me semblait intéressant dapprofondir un peu :
Ces quatre thèmes ont été touchés à des degrés inégaux par les conférences et repris par certains groupes.
3.1 Le retour de stages
M. Saillard, Directeur des stages à lÉcole des commissaires de police, rappelait que, lorsque les stagiaires reviennent de stages, le terrain débarque dans les salles de cours ; il faut alors en faire quelque chose ! Trouve-t-on léquivalent dans les IUFM ? Si le terrain débarque dans les salles de cours, lui ouvre-t-on un espace et temps légitime ? Ou sefforce-t-on, au contraire, de lignorer ? Nombre de formateurs semblent encore penser que ce que les stagiaires ramènent de leur passage sur le terrain nest guère pertinent pour la discipline quils ont la charge de leur enseigner ; ou estiment que prendre du temps pour en parler les empêcherait davancer dans leur programme.
Certains, en revanche, estiment pouvoir faire un travail irremplaçable avec ce que les stagiaires apportent du terrain. Ils se posent au moins quatre questions :
Ce quon peut faire
Ce qui vient du terrain est dordre narratif, de lordre dune histoire singulière. Ce qui nempêche nullement de sen saisir pour travailler chacun des quatre pôles définis par Yves Mariani.
a. Apporter des éclairages notionnels : chaque récit mobilise spontanément des grilles de lecture naïves ou savantes ; le formateur peut introduire ces dernières à dose homéopathique (quelles soient issues de lanalyse transactionnelle, de la didactique, de la sociologie des organisations ou de léducation, de la psychologie cognitive, de psychanalyse, de la systémique). Tout ce qui se passe est toujours lisible à partir dun certain nombre de sciences humaines et tout récit est une occasion de faire fonctionner ou de former des concepts pour rendre des situations plus intelligibles. On peut donc travailler les éclairages notionnels à partir dexemples et de cas singuliers.
b. On peut évidemment travailler sur le développement personnel et lidentité ; chaque situation un peu complexe confronte à soi, oblige à travailler sur ses limites, ses peurs, ses plaisirs, ses sadismes, ses zones dombres, ses points forts, ses rêves ; elle permet de prendre conscience de ses valeurs, de ses fonctionnements personnels, de son habitus.
c. Les cas concrets offrent évidemment un tremplin favorable à lanalyse de problèmes professionnels. Ce qui arrive dans la salle de cours, ce ne sont pas seulement des émotions, des états dâme, des problèmes personnels ; ce sont souvent des problèmes professionnels. Les stagiaires ne racontent pas des histoires pour raconter des histoires. Ils racontent des histoires problématiques, des histoires où ils ne sont pas très sûrs de ce qui sest passé, ni de ce quils ont fait ou vu faire. On a à travers les récits de stages un échantillonnage tout à fait intéressant de problèmes et de dilemmes professionnels.
d. Lanalyse de situations ex post nest, par définition, pas assimilable à lexercice de compétences en situation. Mais on peut dire que le récit est une sorte de debriefing de lexercice de compétences en situation ; cest un moment où lon mesure ses compétences et ses incompétences, en regard de ce quon a pu mobiliser face à la situation. Il y a là une très bonne occasion didentification des besoins de formation ou délucidation de ses propres difficultés, parce que chacun voit sur quels points il a été démuni aussi bien que sur quels points il a été relativement à laise. Les deux constats sont importants.
Quels dispositifs de formation ?
Il est certain que tout cela ne va pas se produire fortuitement, juste parce que les étudiants reviennent de stage. Il ne se produira quelque chose de formateur que parce quon lanticipe, quon lorganise, quon le favorise activement, notamment par un travail dexplicitation du rôle des stages. Si ce nest pas la règle du jeu annoncée, lanalyse des récits et observations ne va pas simproviser facilement. Pour tirer le meilleur parti de ce moment, il faut donc faire en sorte que la règle du jeu soit connue davance et intégrée au contrat didactique et à laccord entre formateur de terrain et formateur IUFM.
Il faut aussi un travail de construction de grilles dobservation et danalyse susceptibles denrichir et de structurer lexpérience. Il y a, dans ce domaine, toutes sortes dessais intéressants, notamment autour du journal, de létude de cas, de lécriture clinique, de notes de terrain inspirées de lethnologie, de protocoles en didactique, des méthodes dinterview ou de reconstitution des histoires de vie, de jeux de rôles ; ces méthodes, librement adaptées, permettent de travailler avec des récits de stage un peu moins anecdotiques et superficiels, qui ne sont pas fondés seulement sur la mémoire aléatoire de ce qui sest passé la veille ou la semaine davant. On peut armer à la fois le regard et la mémoire, pour travailler sur des choses relativement riches et tenter de neutraliser la censure et loubli, de maîtriser la part de reconstruction par le stagiaire en fonction de limage quil a envie de donner. Là, on peut renvoyer notamment aux travaux de Pierre Vermersch et Nadine Faingold sur lexplicitation, qui montrent que le plus intéressant est ce que les gens disent dans un deuxième ou un troisième temps. Cest à dire quand on les aide à découvrir quil y a sous leur premier récit, un autre récit au niveau des émotions, des relations intersubjectives, des raisons profondes des actes.
Il faut un contrat didactique clair pour solliciter les récits des stagiaires. Lorsque quelquun accepte de raconter une partie de son expérience sans se donner le beau rôle, sans masquer ses incertitudes et ses erreurs, il doit être protégé, au bénéfice dun rapport de confiance ; il faut que les intéressés sachent quon ne va pas utiliser contre eux les éléments quils livrent. Doù la contradiction, soulevée dans nombre de débats, entre évaluation formative et évaluation certificative.
Quels espaces peut-on offrir à de telles pratiques ? Jen vois de plusieurs types. Aucun nest à lui suffisant, il faut donc les multiplier. On peut fonder des espoirs sur linteraction avec le formateur de terrain, ou, dans létablissement aussi, avec un formateur du centre venant analyser " à chaud " ce qui sest passé (par exemple une fois par semaine) ; on peut envisager un groupe daccompagnement, des séminaires danalyse de la pratique ou des sessions intensives de retour sur ce qui sest passé dans un stage qui sachève.
On peut aussi faire une partie de ce travail dans nimporte quel cours réunissant sil y a un peu de temps, de bonnes conditions déchanges, et un formateur qui accepte de jouer le jeu et se sent à laise dans ce registre.
Quels formateurs pour analyser les pratiques ?
Les formateurs qui aident les stagiaires à analyser son expérience sont là non pas pour exposer leurs propres convictions ou transmettre des savoirs prédéfinis, mais pour faire expliciter des émotions, décrire des façons de faire ou des dilemmes, faire surgir des éléments restés inaperçus, favoriser des prises de conscience ; cest une autre posture quon demande alors aux formateurs, ils fonctionnent plutôt comme révélateur des problèmes des autres que comme experts exposant leurs façons de faire et de voir.
On peut imaginer plusieurs profils. Il peut sagir :
Lidéal serait de proposer aux étudiants toutes sortes dinterlocuteurs, qui partent de leur expérience de terrain pour en faire des choses différentes. Dans tous les cas, il faut que ces formateurs acceptent de ne pas avoir réponse à tout, parce quils seront forcément confrontés un certain nombre de problèmes qui les dépassent, à la limite de leurs compétences ou de leurs certitudes. Ils doivent être capables dimproviser, cest à dire de partir de ce qui vient vraiment du terrain plutôt que de se raccrocher très rapidement à la planification de cours quils avaient de toute façon en tête ; ils doivent enfin ne trop senfermer dans des découpages territoriaux ou disciplinaires, cest à dire accepter quun problème réel coïncide rarement avec un objet construit à partir dune seule discipline ; cest la nature même des situations complexes que de ne pas se conformer au découpage du travail scientifique ou pédagogique.
3.2 Létablissement formateur
Même si les écoles associées sont ou deviennent à la mode, on ne saurait sans autre substituer la notion détablissement formateur à celle de formateur de terrain. Ce nest pas LA formule. Mieux vaut être pragmatique. Il y a des endroits où " ça marche ", parce quil existe des équipes, un projet détablissements ; et dautres où il ny a pas dacteur collectif. On peut faire coexister plusieurs systèmes : des écoles associées là où cest possible, et des formateurs de terrain engagés à titre individuel, parfois tout à fait isolés dans leur établissement : Les deux formules sont valables, les deux sont intéressantes, sachant quon ne peut attendre exactement la même chose dune prise en charge collective ou dune relation duale.
Disons, pour prévenir toute ambiguïté, quun établissement formateur nest pas, du moins dans mon esprit, une école dapplication, une école modèle ou une école pilote. Cest une école comme les autres, sauf quelle veut bien jouer le jeu de la formation. Elle nest pas le lieu dune pédagogie ou dune didactique exemplaires, mais elle accepte une ouverture. Il est préférable que sa contribution à la formation initiale sintègre clairement au projet détablissement et pas seulement pour la forme ; autrement dit, il faut si possible que la vocation formatrice de létablissement ait du sens par rapport à dautres thématiques qui le mobilisent, que cela ne soit pas une greffe ou un service rendu On la dit plusieurs fois : si on participe à laccueil de stagiaires, il faut y trouver son compte et pas seulement du point vue des indemnités ou de la reconnaissance ; il faut que ce soit stimulant et formateur pour les enseignants en place et les chefs détablissements.
Cela suppose une réelle culture de coopération. Il nest pas très utile denvoyer des stagiaires en groupe dans une école où les enseignants sont des combattants solitaires. Il faut aussi que le chef détablissement joue un rôle de garant du statut des stagiaires, de la règle du jeu, du droit de poser des questions idiotes, naïves, dérangeantes et de sessayer. Être en stage ensemble dans la même école est une occasion idéale dinteraction entre stagiaires, mais cela ne va pas se passer spontanément sur un mode constructif, ce peut être aussi une relation défensive ou critique. Le travail en commun entre stagiaires se fera dautant mieux quil suit certaines consignes, quil a été préparé et amorcé avant le stage. La coexistence et la confrontation de stagiaires dans un établissement peut être une source de compétition ou de conflit entre les titulaires de classe qui les accueillent, qui peuvent être assez facilement " montés " les uns contre les autres par des propos malveillants ou maladroits. Comparer des pratiques, des modes de gestion de classe peut induire des dynamiques assez négatives si lon na pas pris la précaution de fixer un certain nombre de principes déontologiques. Les stagiaires ne peuvent pas comparer nimporte qui, raconter nimporte quoi ; ils sont tenus à un secret de fonction, à un devoir de réserve, à toutes sortes de précautions qui protègent les professionnels et les élèves ; cest vrai de tout stage, mais le stage conjoint en école associée exige dautres garde-fous.
Il faut aussi, si lon veut parler détablissement formateur, lutiliser comme une organisation, comme un acteur collectif, comme une communauté de travail, et pas uniquement comme une concentration commode de formateurs de terrain. Cest à dire favoriser des stages en école et pas seulement en classe. Cest lun des intérêts de la formule. On peut donc aussi concevoir des contrats avec létablissement, des indemnités ou des rétributions de la collectivité, ce qui demande un petit peu dimagination. On valorisera également une certaine souplesse, pour adapter la formule de stages à des dynamiques et des temporalités différentes : les établissements ne sont pas tous les mêmes et on ne peut leur demander de sinscrire dans une logique immuable.
On pourrait souhaiter une présence régulière des formateurs du centre dans les établissements associés. Cest un lieu où ils peuvent jauger le terrain, prendre la température, éventuellement se ressourcer, négocier un certain nombre de choses avec les formateurs de terrain. Létablissement formateur pourrait être un lieu de rencontre, un lieu de réflexion autour de la formation, et pas seulement un endroit où lon envoie des stagiaires en groupe.
Si lon travaille dans cette perspective, acceptons que les établissements évoluent, quils aient un cycle de vie, quils puissent être pendant trois ou huit ans un endroit idéal pour envoyer des stagiaires, puis que les conditions daccueil changent, parce que certains enseignants partent, ou en raison dun conflit ou dune baisse dénergie. Pourquoi ne pas admettre quun établissement peut avoir, un certain moment de sa vie, des raisons de se refermer, de ne plus donner à voir ses conflits internes, ses incertitudes, sa lassitude ? Il y a donc renouvellement des établissements formateurs, comme il y a renouvellement des formateurs de terrain engagés individuellement. Doù la nécessité permanente de reconstruire des contrats et des représentations communes.
3.3 La culture commune des formateurs
On a utilisé ce mot, notamment, lors du Séminaire structurant destiné aux futurs cadres des IUFM du pôle Sud-Est. Aujourdhui, on parle souvent de " culture commune ", sans toujours sarrêter pour savoir de quoi on parle au juste ! Pour le sociologue, la notion de culture commune est un pléonasme. La culture dune institution ou dun établissement, cest justement ce que les gens partagent. La culture dun groupe humain, comme la loi, est commune ou nest pas. La seule question est de savoir à quelle échelle une culture est partagée.
Lintérêt de la notion de " culture commune ", au delà du pléonasme, est de faire porter lattention sur lexistence dune culture de lorganisation, sur ce quelle contient et ce quelle raconte. La culture dun groupe ou dun établissement propose notamment une réponse à quelques questions vitales pour les individus comme pour les acteurs collectifs :
Toute culture détablissement, toute culture professionnelle donne des réponses. plus ou moins explicites. à ces questions. Plutôt que den appeler à une culture commune, comme si elle nexistait pas, on ferait mieux de décrire la culture en vigueur et de reconnaître quelle favorise souvent lindividualisme forcené ou le conflit entre clans plutôt que la coopération. Le paradoxe dune culture est en effet quelle peut légitimer le " chacun pour soi " ! Les travaux de Catherine Staessens, Monica Gather Thurler ou Andy Hargreaves sur les cultures détablissement, indiquent que, presque partout dans le monde, deux variantes prédominent : lindividualisme ou la balkanisation, cest à dire la coexistence de clans, caractérisés chacun par une culture propre le poussant à ignorer ou mépriser les autres, par une sorte dindividualisme collectif. Dans les établissements secondaires, cette balkanisation est très fréquente ; les découpages disciplinaires la favorisent.
On trouve aussi des établissements qui fonctionnent sur le modèle dune " grande famille ", dont la culture énonce que ce quon a en commun de plus fort est extraprofessionnel, cest à dire lordre de la convivialité, du plaisir dêtre ensemble dans une communauté éducative. Robert Gloton évoque dans un de ses livres une école obligeant les enseignants dérogeant aux règles en vigueur à sacquitter dune amende, au bénéfice de la caisse commune. Or, lune de ses règles était de ne jamais parler de pédagogie à la salle des maîtres. Cest un bon exemple dune culture de type " grande famille ", qui cherche avant tout à éviter les confrontations : tout va bien à condition de ne pas parler de métier ; dans le cas contraire, les ennuis commencent
Il existe un type plus récent de culture professionnelle, qui se répand et quon nomme " collégialité contrainte ". La coopération est alors organisée den haut, par le chef détablissement, par la création de temps de travail en commun, par la constitution autoritaire du corps enseignant en " équipe ". Souvent, de telles structures ne sont pas habitées et lon fait semblant de coopérer. Enfin, il existe de vraies cultures de coopération, dans lesquelles les enseignant ont librement choisi de se concerter et de travailler ensemble. Ce modèle est le plus intéressant du point de vue de lefficacité et de linnovation, mais cest hélas le plus improbable.
Lorsquon en appelle - maintenant de façon presque rituelle - a une " culture commune " des formateurs, nest-ce pas, dans le fond, en appeler à une autre culture de lorganisation, allant de plus en plus dans le sens dune coopération spontanée, librement assumée ? Les IUFM et les formateurs sont doublement concernés
1. Dabord parce que lIUFM aussi bien que les écoles, collèges et lycées dans lesquels létudiant va en stage lui offrent autant dexemples de cultures détablissements. Si la coopération entre formateurs est inexistante au niveau de lIUFM ou des établissements, on pourra bien appeler les futurs enseignants à coopérer. Ils auront eu lexemple du contraire pendant deux ans. Les cultures que les IUFM et les établissement donnent à voir aux stagiaires font partie du curriculum caché et alimentent souvent lindividualisme dominant, à linsu des intéressés.
La formation professionnelle devrait, dit-on, préparer à fonctionner dans la concertation et la coopération. La capacité de travailler avec dautres adultes est aujourdhui cruciale dans les organisations. On en parle dans le monde de léducation, mais on sous-estime le travail de formation requis, comme si tout le monde savait animer un groupe, travailler en équipe, écouter les autres, négocier, chercher des compromis. Or, la réalité dément cet optimisme : le monde enseignant est plutôt infirme de ce point de vue ; les dysfonctionnements ne sont pas rares et dégénèrent parfois en conflits, qui engendrent des replis dans une solitude orgueilleuse ou blessées, des rognes qui durent des années, des scissions dun établissement en clans antagonistes, ou une absence totale de solidarité et de capacité daction collective. Il y a donc un enjeu de formation. Or, les expériences de coopération vécues ou observées durant la formation valent davantage que les exhortations au travail en équipe.
2. Par ailleurs, la culture de lIUFM importe parce quelle est garante de lefficacité de son action de formation des maîtres, comme la culture des écoles, collèges et lycées est un gage de leur efficacité pédagogique auprès des enfants et adolescents. En ce sens, la coopération entre formateurs nest pas seulement un modèle pour les étudiants, cest un outil au service de leur formation.
3.4 Innovation et décentralisation
On la entendu hier, à travers les propos des conférenciers, il faut, si lon veut être efficace, concevoir des dispositifs de formation qui aient du sens pour ceux qui les font fonctionner. On ne saurait donc les imposer par des voies autoritaires et bureaucratiques, sous peine den empêcher lappropriation par les acteurs concernés. Les dispositifs doivent aussi être assez souples pour sadapter au renouvellement et à la diversité des étudiants, des formateurs et des problèmes. Aucun dispositif didactique, ni dans une classe, ni à une plus grande échelle, ne peut être reconduit sans examen dannée en année. Ce nest jamais quune trame, sur laquelle il faut recréer chaque fois des fonctionnements spécifiquement adaptés à la situation et aux acteurs en présence.
Un dispositif didactique est destiné à vivre, à grandir, à mourir pour faire place à dautres ; donc, pas dacharnement thérapeutique ; renonçons à sauver à tout prix des dispositifs qui ont fait leur temps. Il y a une usure " naturelle " de toute structure. Limportant est de savoir en créer de nouvelles en conservant lesprit et les qualités des précédentes, tout en tirant les leçons de lexpérience.
Même si tout cela est amplement démontré par toutes sortes de travaux de sociologie des organisations et de recherches sur les écoles efficaces, il est difficile de mettre ces idées en pratique. Chacun saccroche aux structures qui, croit-il, lui garantissent un revenu, un pouvoir, des territoires, des routines ; nul ne lâche volontiers ses acquis pour aller vers linconnu. Pour neutraliser ces mécanismes conservateurs, rien ne vaut une politique active de changement et dinnovation au niveau de létablissement ou de lIUFM. Se pose alors la question de savoir comment on organise la flexibilité du dispositif de formation dans daussi vastes maisons.
Lorsquon a des centaines de formateurs de centre, quatre fois ou sept plus de formateurs de terrain et des milliers détudiants, vit-on encore dans un univers à taille humaine ? Peut-on peut rêver dune autorité négociée, de décisions peu bureaucratiques ? Cest la question que je pose à Alain Bouvier et Bernard Cornu, respectivement directeurs des IUFM de Lyon et Grenoble, ancien et nouveau responsable du Pôle Sud-Est : où en êtes-vous de votre réflexion sur la structure IUFM, notamment par rapport au dispositif dalternance ? Peut-on imaginer des formes de décentralisation qui ne soient pas le retour à une autonomie retrouvée des anciens sites géographiques, dont on voit toute les risques à quelques années de la création dune institution unique ? Peut-on déléguer à divers centres de décision le pouvoir de gérer eux-mêmes certains dispositifs, voir une partie du plan de formation ? Entre le centralisme démocratique - ou moins démocratique - et lanarchie plus ou moins organisée, quy a-t-il ? Quelles sont les hypothèses de décentralisation sur lesquelles vous travaillez ? Faut-il, notamment, penser le rôle du terrain et des formateurs de terrain au centre, ou autoriser des politiques différentes dun site, dun degré ou dune discipline à lautre ?
Lundi 21 mars 1994
Piaget écrivait tous les jours, régulièrement. Et il avait coutume de sinterrompre volontairement au milieu dun raisonnement, dun argument. Le lendemain, expliquait-il, il était beaucoup plus facile de remettre en route la machine. Une tâche interrompue crée une tension, une frustration ; elle se poursuit souvent dans linconscient et lorsque lon se remet au travail, cest avec lenvie précise de continuer plutôt quen se demandant : où en étais-je ? que pourrais-je bien écrire aujourdhui ?
Le groupe de pilotage a décidé dorganiser cette frustration, de résister à la tentation de mettre les bouchées doubles, le dernier jour, pour conclure. Bien sûr, si nous étions à deux doigts dy voir clair, il serait absurde de ne pas consacrer cette dernière journée à mettre en forme une conception claire de lalternance, du rôle des formateurs de terrain et donc de leur formation. Peut-être certains groupes de réflexions internes (GRI) sont-ils dans cette situation. Rien ne les empêche évidemment de conclure, pour ce qui concerne leur propre IUFM.
À léchelle de lensemble, il nous semble inutile de faire le forcing pour boucler la boucle. Nous avons voulu cette Université dhiver-printemps 1994 comme un moment fort dun processus qui sest amorcé et se poursuivra dans les GRI et plus généralement dans chaque IUFM, voire à léchelle du pôle Sud-Est. Cest donc à préparer la suite plutôt quà conclure que nous vous invitons aujourdhui. Cest pourquoi léditorial de ce matin ne reprendra pas, pour y mettre un semblant dordre, tout ce que nous avons entendu hier. Jessaierai plutôt de formuler quelques unes de mes questions, sur trois plans quon pourrait dire théorique, stratégique et tactique.
- Les images du métier comme fondement de la transposition didactique.
- Améliorer les choses ou changer de paradigme ?
- Organiser la réflexion, travailler à une culture commune.
4.1 Les images du métier comme fondement de la transposition didactique
On a beaucoup parlé de référentiels : référentiel-métier, référentiel-pratiques, référentiel de compétences, référentiel de savoirs. Au delà du jargon faussement savant et de la " listomanie ", cette insistance sur les référentiels dit quelque chose dimportant : nous devrions savoir de mieux en mieux et nous dire de plus en plus explicitement de quel métier nous parlons.
Professionnalisme, professionnalité, professionnalisation, autant de mots pour désigner une nouvelle maîtrise de la complexité, une nouvelle identité. Pratiques, gestes professionnels, opérations, actes pédagogiques, séquences didactiques, décisions, gestion de classe, stratégies denseignement, autant dexpressions pour décrire ce que font les enseignants dans lexercice de leur métier. Désirs, peurs, fantasmes, lassitude, ambivalence, sens et non sens, angoisses, impression de solitude, toute puissance, sentiment déchec, volonté de maîtrise, autant de formules pour parler de ce que les enseignants éprouvent, de leurs émotions, sentiments, états dâme. Compétences, capacités, expertise, habitus, connaissances, savoir-être, schèmes, expérience, autant dexpressions pour nommer leurs ressources, le capital de savoirs et savoir-faire avec lesquels ils affrontent le réel.
Savoirs savants, professionnels, disciplinaires, dexpérience, pratiques, pragmatiques, stratégiques, praxéologiques, procéduraux : autant de façons de cerner des champs et des types de savoirs investis dans le métier. Pratique réfléchie ou réflexive, connaissance dans laction, démarche clinique, études de cas, praxis, métacognition, analyse de la pratique, autant de manières de décrire une capacité dautorégulation des compétences et des conduites au gré de lexpérience et de la réflexion sur lexpérience.
Aujourdhui, le sens de tous ces concepts est flou, sauf, dans le meilleur des cas, dans les uvres dun auteur bien déterminé. Les épistémologies, les concepts, les représentations et les mots ne sont pas suffisamment communs pour penser collectivement la formation professionnelle des enseignants comme transposition didactique à partir dune image des gestes et des savoirs du métier. Une formation professionnelle ne peut en effet se construire, idéalement, quen explicitant et en adoptant une représentation commune :
Bien sûr, ce travail dexplicitation et de négociation de représentations nest jamais achevé et il naboutit jamais à un total consensus. Mais plus il est poussé, plus il y a de chances :
Alors, référentiel-métier, référentiel-pratiques, référentiel de compétences, référentiel de savoirs ? Oui, à condition de savoir que leur processus de production importe plus que le produit fini, quaucun formateur ne peut sapproprier une grille toute faite, surtout si elle est " parfaite ", sans reparcourir à sa manière une partie du chemin. Cest vrai de linstitution IUFM lorsquelle sadresse à ses formateurs comme cest vrai pour chacun lorsquil sadresse à ses étudiants ou stagiaires.
Cela ne veut pas dire que rien navance, quil faut chaque fois tout recommencer à zéro. Le vrai produit, ce sont les représentations sociales, et il faut se faire une raison :
Sur ces questions, la réflexion pointue de quelques uns est utile, mais elle ne dispense pas dun travail à large échelle, plus lent, plus diffus, plus ingrat. Dans ce domaine comme dans les autres, les innovateurs auraient intérêt à comprendre quon ninnove pas tout seul, quune partie de lénergie devrait être conservée pour diffuser, partager des idées justes. Louise Bélair, Sarah Blom, Françoise Clerc et Yves Mariani ont montré que la recherche sur les pratiques professionnelles pouvait sintégrer à une démarche de formation centrée sur lanalyse de pratiques et des problèmes professionnels.
Un IUFM est, virtuellement, une formidable machine à produire des représentations fondées, portant sur les pratiques et les compétences des enseignants aussi bien que des formateurs. Plus que dans tout autre domaine professionnel, on peut former en réfléchissant sur la formation, penser la transposition didactique en la faisant fonctionner. Placé dans des situations de formation complexes, le formé peut contribuer à lélucidation de ses processus de perception, de pensée, danticipation, daction, dapprentissage et donc à la conceptualisation des compétences requises par le métier denseignant.
Pour réaliser cette virtualité, il faut rompre avec lillusion quon sait déjà. Dans un colloque sur le thème " Comment lécole apprend-elle ? ", Daniel Bain répondait " Lécole napprend pas, elle sait ! ". Du coup, elle sous-utilise son formidable potentiel danalyse. Et confirme limpression que les infirmières ou les commissaires de police en charge de la formation de leurs futurs collègues sont plus lucides et pointus, dans lanalyse du métier, que les formateurs denseignants. Ou du moins quils savent mieux expliciter et partager leurs perceptions des attitudes et des gestes professionnels. Peut-être parce quils sont moins dépendants de mythes selon lesquels un " enseignant digne de ce nom " connaît ses élèves, planifie ses cours, sait toujours ce quil fait et ce quil évalue, etc. Pour procéder à une transposition didactique réaliste à partir des pratiques enseignantes, il importe évidemment de les voir comme elles sont.
4.2 Améliorer les choses ou changer de paradigme ?
On a parlé plusieurs fois du centre de gravité de la formation. Certains proposent de le déplacer vers le terrain ou vers lapprenant. Les plus audacieux de nos physiciens-géomètres ont plaidé pour une gravité polycentrique, à ne pas confondre avec une aimable anarchie.
Il me semble que la seule position conséquente est de centrer la formation sur le formé. Sans se borner à répondre à ses demandes. Sans sobstiner davantage à faire son bien malgré lui ou à son insu.
Le formé existe en effet sous deux auspices :
Cest le paradoxe de la formation : sil nie le sujet et le sens quil donne à sa formation, le formateur échoue dans son entreprise ; mais il échoue aussi sil ne résiste pas aux urgences, aux angoisses, aux modes et aux raccourcis dont les étudiants sont porteurs. Placer le formé au centre du dispositif de formation, cest donc construire la transposition didactique à la fois à partir :
Il faut donc concilier un plan de formation bien pensé et charpenté en fonction dun avenir probable et des situations de formation négociées et individualisées en fonction des personnes en présence.
À long terme, les stratégies de développement passent par une action à au moins deux niveaux complémentaires :
Aussi bien pensé soit-il au premier niveau, un plan de formation ne vaudra que par sa mise en ouvre au second niveau. Les moyens des institutions de formation leur permettent, si elles le décident, de rapprocher leurs objectifs et leur curriculum formel des représentations les plus justes et fécondes du métier denseignant et de son évolution. Il est plus difficile de faire changer au même rythme les pratiques des formateurs. Certain, qui ne le comprennent pas ou ny adhèrent pas, sécartent de lesprit, voire de la lettre du plan de formation. Dautres y souscrivent, mais nont pas la force ou les moyens de le mettre en uvre de façon cohérente à leur échelle.
Stratégiquement, il reste indispensable de penser et repenser la formation des enseignants comme formation professionnelle de haut niveau. Mais il est tout aussi vital dassocier les formateurs à cette réflexion, quils soient du centre ou du terrain, et de les inviter à analyser leurs ambivalences fondamentales lorsquil sagit de mettre lapprenant au centre de la formation.
Quune formation soit par définition au service du formé, que ce soit sa raison dêtre, qui songerait à le nier ouvertement ? Mais il importe de ne pas oublier que les formateurs doivent trouver leur compte dans leur travail. Si cela doit se faire au prix dun renversement de perspective, ce dernier est inéluctable, même sil est nié ou stigmatisé. Il faut donc, pour faire court, que les formateurs aient un intérêt personnel à placer lapprenant au centre de la formation.
Jacques Merlan nous rappelait cette pensée magnifique de Jean Rostand :
" Former les esprits sans les conformer, les enrichir sans les endoctriner, les armer sans les enrôler, leur communiquer une force, les séduire au vrai pour les amener à leur propre vérité, leur donner le meilleur de soi sans attendre ce salaire quest la ressemblance. "
Cest le véritable défi du formateur denseignant. On voit bien que pour le relever, il faut soit une décentration, un altruisme, une vertu quon ne peut attendre de chacun dans une formation de masse, soit une compétence et une identité très fortes, qui permettent dexister sans nier, assujettir ou conformer lautre, de le mettre au centre de la formation sans se sentir diminué. Cest évidemment possible lorsque cette exigence - mettre le formé au centre de la formation - devient le critère majeur de réussite du formateur, son critère subjectif, prenant racine dans son orgueil plus que dans son cahier des charges. Pour cela, il a besoin de prendre de la hauteur, de la distance, de se sentir en sécurité face au formé, même lorsque ses questions et réactions amènent le formateur à saventurer hors des zones bien balisées du savoir savant, à risquer sa crédibilité personnelle, sans se retrancher derrière linstitution ou la science.
Cest le vrai problème que pose la formation des formateurs de terrain aussi bien que celle des animateurs de groupes danalyse de la pratique ou de tous les formateurs engagés non pas dans la transmission dun savoir préétabli et balisé, mais dans la construction dun savoir mi-savant, mi-intuitif dans la confrontation entre les généralités de la théorie et la singularité de lexpérience. Cette formation ne peut se borner à donner des outils, des méthodes, elle travaille sur lidentité et les projets individuels et collectifs des formateurs.
4.3 Organiser la réflexion, travailler à une culture commune
Dans cette perspective, lurgence nest pas dinstrumenter les formateurs en feignant de croire quils savent exactement ce quils veulent. On pourrait suggérer quaujourdhui, aucun formateur nest vraiment prêt à mettre en uvre constamment une forte articulation entre raison théorique et raison pratique, implication et explication, savoirs savants et savoirs dexpérience, connaissance analytique et intuition globale. De telles pratiques sont complexes, nul ne les maîtrise intégralement à la fois sur le plan conceptuel - nous ne sommes quau début dune connaissance de la connaissance - et sur le plan émotionnel et relationnel.
Toute formation est donc en même temps une quête dassurance, de reconnaissance et didentité. Cest en ce sens un processus plus proche de la construction dune culture professionnelle des formateurs que dune formation des formateurs par des experts qui, eux, auraient fait le tour de la question. Certes, quelques théoriciens de la formation ont mis des mots sur des pratiques complexes. Certes, quelques praticiens de la formation ont réalisé des dispositifs convaincants. Je ne dis pas que chacun peut également apprendre des autres et apporter aux autres. Mais nul ne peut prétendre dominer lensemble des processus en jeu au plan cognitif, affectif, relationnel, institutionnel.
Il ne reste donc quà travailler ensemble. On la dit, la formation des formateurs de terrain est une entrée limitée si elle suggère quon peut former les formateurs à partir de savoirs bien établis et quon peut les former par catégories. En revanche, le thème du rôle et des compétences des formateurs de terrain peut constituer un objet dintérêt commun, qui donne au moins un prétexte à réfléchir ensemble sur le terrain, la pratique, la théorie, larticulation de lune et lautre.
Les groupes de réflexion interne (GRI) qui se sont constitués dans les IUFM du Pôle Sud-Est ont fait leur travail, qui était de préparer cette Université dhiver-printemps. Ils pourraient en rester là sans quon puisse leur reprocher une seconde davoir failli à leur tâche. Mais on peut au moins leur suggérer de ne pas se dissoudre, de continuer à exister dans leur IUFM.
Ils pourraient même faire un pas de plus et devenir des groupes de développement interne (ou GDI). Ils ne cesseraient pas de réfléchir, mais étendraient leurs activités à la mise en place de certains dispositifs de formation de formateurs, ou mieux, de construction commune dune culture professionnelle des formateurs.
Une collectivité de formateur ne peut déléguer à aucun groupe la tâche de construire sa propre culture. Ce processus implique nécessairement tous les acteurs. En revanche, il peut être orienté, soutenu, densifié par une groupe de développement travaillant à structurer et faire avancer les débats, à étoffer la mémoire collective, à faciliter la communication et la régulation des échanges, à tirer chacun vers une participation un peu plus active et intensive à la vie de lensemble. Il faut évidemment quun tel groupe soit légitime, aussi bien pour la direction de lIUFM que pour les formateurs. Les groupes de réflexion internes ne sauraient sinstituer en groupes de développement de façon unilatérale, sans renégocier leur contrat avec la direction et le reste de lIUFM. Mais cette redéfinition me semble possible dans la lancée de nos travaux !
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Un GRI est un groupe de réflexion interne à lIUFM pour être linterlocuteur des GRI des IUFM du pôle Sud-Est (Aix-Marseille, Clermont-Ferrand, Corse, Grenoble, Lyon, Montpellier, Nice) dans le cadre de lUniversité dhiver-printemps de mars 1994 et au-delà dune une démarche commune des sept IUFM du pôle Sud-Est sur la même question : Quelle formation pour les formateurs de terrain ?
Les membres des GRI seraient formés de cinq à sept personnes désignées par les directions dIUFM sur la base des critères suivants :
Chaque GRI associerait nécessairement à ses travaux le membre du groupe de pilotage de lUHP appartenant à lIUFM*.
Lorganisation de lUHP suppose les étapes suivantes :
Le propos du présent document est de fournir un canevas à cet État des lieux et des questions.
A. Trois questions générales à chaque IUFM
Pour réfléchir sur la formation des formateurs de terrain, il faut avoir une idée de leur rôle. Or ce rôle nest définissable que dans le cadre global du rôle attribué au stage, qui participe lui-même dune conception de lalternance t de larticulation théorie - pratique.
Doù les trois questions principales suivantes adressées à chaque GRI par le groupe pilote de lUHP. Aujourdhui, dans votre IUFM, quelles sont les conceptions et les pratiques en matière :
Reprenons chacun de ces thèmes pour préciser le questionnement.
a. Conception et pratiques de
lalternance, des stages
et du rôle du terrain dans la formation
La formation, notamment en 2ème année, fait alterner des moments de formation en IUFM et des moments de stages dans des établissements. Cette alternance a pris un visage particulier dans chaque IUFM. Pourriez-vous résumer la conception de lalternance qui figure explicitement dans les textes de votre IUFM ou qui sous-tendent implicitement le dispositif et les pratiques de formation ?
Lidée dalternance renvoie au minimum à la succession de moments de formation qui se passent dans des lieux distincts - lIUFM ou létablissement scolaire - et selon des modalités distinctes.
Au delà de ce minimum, quelle articulation envisage-t-on, dans votre IUFM, entre ces divers moments ? Les stages sont-ils des moments isolés, qui ont leur autonomie, quon peut détacher du reste du cursus ? Ou sont-ils des moments qui prennent leur sens comme fondements ou comme prolongements dautres activités de formation, en IUFM ?
Qui exerce la responsabilité pédagogique des stages (à distinguer de leur gestion) ? Des formateurs spécifiques, chargés des stages ? Ou lensemble des formateurs impliqués dans la professionnalisation ?
Les moments en IUFM forment-ils le " temps de la théorie " (au sens large) ? Et les moments de stages le " temps de la pratique " ? Ou le va-et-vient entre théorie et pratique sopère-t-il en principe dans les deux lieux, les deux temps ?
b. Conception et pratiques du rôle des formateurs de terrain
La réponse à cette question nest sans doute pas indépendante du traitement de la précédente : une certaine conception de lalternance et des stages rend assez peu probables certaines attentes à légard des formateurs de terrain. Mais il reste une assez large ouverture.
Ainsi, si lon définit le stage comme un " bain de pratique ", on peut imaginer le formateur de terrain comme un hôte, un garant, une personne-ressource dont le rôle est daider, de répondre, mais en laissant fondamentalement le stagiaire faire ses expériences, en lui offrant simplement un " filet ", une présence, un regard, une aide dans les moments les plus difficiles. À linverse, on peut attendre du formateur de terrain quil présente une pratique exemplaire et invite les stagiaires à limiter.
Si lon définit le stage comme un des lieux dune forte articulation théorie-pratique, on peut attendre du formateur de terrain quil joue un rôle actif dans la théorisation de sa propre pratique et de celle du stagiaire ; on peut aussi réserver ce rôle aux formateurs en IUFM, en demandant essentiellement au formateur de terrain dautoriser, de favoriser le questionnement, lobservation, lexpérimentation.
Le formateur de terrain peut être un formateur à part entière, intégré à une équipe, au fait de lensemble des objectifs et du plan de formation ; ce peut aussi être un auxiliaire qui prête sa classe et sa réalité, sans être activement formateur.
Son rôle dépendra aussi de sa participation à lévaluation.
Quen est-il dans votre IUFM ? Y a-t-il des réponses claires à ces questions ? Si oui, lesquelles ? Sont-elles consensuelles ou conflictuelles ? Si non, pourquoi, quels sont les enjeux, les raisons du flou ?
c. Conception et pratiques de la formation des formateurs de terrain
Une partie de la réponse devrait se situer dans le prolongement des réponses aux questions 1 et 2. Mais ici encore, à conception semblable de lalternance, du rôle des stages et du rôle des formateurs de terrain, on peut imaginer des représentations diverses de leur formation.
Les uns diront quil nest pas nécessaire doffrir une véritable formation aux formateurs de terrain :
Dautres insisteront sur la nécessité dune véritable formation. Mais pour les uns, on mettra laccent sur une formation méthodologique - relation, communication, observation, entretiens, feedback, évaluation, encadrement du mémoire professionnel -. alors que dautres concevront la formation des formateurs de terrain comme lappropriation dune culture commune à lensemble des formateurs.
Quen est-il dans votre IUFM ?
B. Méthodes de travail
Chacune de ces questions peut appeler des réponses :
La tâche des GRI nest pas dintroduire une clarté ou un consensus fictif là où il y a débat et incertitude. Compte tenu de la complexité des paramètres institutionnels et personnels, de la diversité des conceptions et des héritages, de la contradiction entre les projets et ce que les textes et les ressources rendent possible aujourdhui, il faut sans douter accepter dêtre dans un chantier ouvert. Le rôle du GRI nest pas de gommer la complexité et la diversité, mais de produire un état de situation aussi réaliste que possible, à partir duquel les participants de lUHP pourront dresser linventaire des points de convergence aussi bien que de divergences dans la façon de poser les questions autant que dans les réponses quon leur donne.
Chaque GRI est invité à travailler partir dune mise en commun des informations et analyses disponibles. Le temps manque pour faire des enquêtes ou aller consulter lensemble des instances ou des acteurs qui pourraient éclaire une facette du problème. Cest donc dune première approche, destinée surtout à permettre la comparaison avec le discours et les pratiques des autres IUFM.
Le GRI est invité à produire pour fin février 1994 un texte de six à dix pages. Titre suggéré :
Document de travail pour
lUniversité dhiver-printemps
du pôle Sud-Est, Fréjus, mars
1994
Ce document devrait être remis au groupe de pilotage de lUHP qui en assurera la diffusion à lensemble des participants début mars 1994. Ce façon de faire laissera le maximum de temps au travail en atelier, chacun ayant pris connaissance avant lUHP des divers textes.
http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1994/1994_06.html
Téléchargement d'une version Word au format RTF :
http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1994/1994_06.rtf
© Philippe Perrenoud, Université de Genève.
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