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La communication en classe :
onze dilemmes
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et de sciences de
léducation
Université de Genève
1994
I. Un regard normatif et une affaire de pouvoir
- Autour de la prise de parole et du silence
- Autour de la justice
- Autour de la norme langagière
- Autour du mensonge
- Autour de la sphère privée
- Autour du conflit
- Autour du pouvoir pédagogique
- Autour du bavardage
- Autour de lerreur, de la rigueur et de lobjectivité
- Autour de lefficacité et du temps didactique
- Autour de la métacommunication et du sens
" On ne peut pas ne pas communiquer ", nous rappelle Watzlawick. Chacun communique et, contrairement à M. Jourdain découvrant sur le tard quil faisait de la prose, chacun sait quil communique et sait aussi, aujourdhui plus que jamais :
On pourrait facilement allonger cette liste de lieux communs. Ils témoignent de la place que la culture contemporaine donne à la communication. Je pense ici à la culture des sociétés complexes, conscientes du poids des media et de limportance des échanges dans la vie quotidienne, au travail, dans la cité, dans la famille ou le couple. Je pense plus encore à la culture des nouvelles classes moyennes, dont la communication est un nouveau credo. Je pense enfin à tous les métiers de lhumain, &emdash; soins infirmiers, psychologie, travail social, enseignement, animation &emdash; pour lesquels la communication est à la fois lobjet et loutil de la pratique.
Quen pensent les enseignants ? Rejoignent-ils les propos quon peut entendre tous les jours en écoutant la radio ou en ouvrant un magazine ? Partagent-ils les valeurs et les représentations des classes moyennes ? Sans doute. Mais peut-être les infléchissent-ils sur tel ou tel point compte tenu du rapport au savoir, à lenfance, à lévaluation, à la norme qui caractérise leur métier. Pour le savoir, il faudrait mener une enquête. Mais une telle démarche, aussi bien conduite soit-elle, mettrait à jour les représentations qui nengagent à rien, celles qui sexpriment hors de tout contexte, sans autre enjeu que de paraître ouvert et moderne aux yeux dun interlocuteur. Saurait-on pour autant quelles formes de communication les enseignants mettent en uvre dans leurs pratiques ?
Avoir une idéologie de la communication est une chose, survivre et maîtriser la situation dans une classe en est une autre. Je tenterai de montrer ici que la communication en classe ne peut être dabord lexpression dun idéal, fût-il en accord avec lesprit du temps, mais une modalité de réalisation du curriculum (Perrenoud 1993 a), une modalité dexercice du métier denseignant et du métier délève (Perrenoud, 1994 a). Cest donc une pratique complexe, prise dans un tissu de contradictions ou de dilemmes, quon ne peut maîtriser une fois pour toute. Jindiquerai, en guise de conclusion, quelques pistes pour la formation.
La communication en classe fait lobjet dune multitude de jugements quotidiens. Ainsi, on peut entendre, ou lire dans les carnets scolaires :
Toutes ces " remarques ", rapportées en vrac, parlent de la communication, sur le mode normatif et souvent négatif : elles stigmatisent des conduites des élèves, des attitudes, des façons dêtre ou de faire comme autant de manquements à une règle ou à un contrat. Une analyse plus fine montrerait que ces remarques manifestent souvent une confusion :
Comment sen étonner ? La communication nest pas un objet de réflexion, encore moins de jugement, détachable du contenu des échanges et de la personnalité des interlocuteurs. En jugeant la façon de communiquer dune personne, on juge son caractère, son capital culturel, son savoir-vivre, son éthique, sa motivation. Cest pourquoi il conviendrait, en reprenant un à un ces jugements, de distinguer ceux qui portent sur la façon de communiquer elle-même et ceux qui visent " autre chose ", des qualités que la façon de communiquer ne fait que trahir : timidité, agressivité, égocentrisme.
Retenons ici un simple fait : en classe, la communication ne fait pas en général lobjet dune représentation descriptive ou explicative : elle est rapportée à une norme ou à un contrat plus ou moins explicite. Sans doute parce quelle est dabord une question de survie et de régulation de la relation pédagogique et, dans une certaine mesure, des situations didactiques et des apprentissages des élèves.
Contrôler la communication, tel est limpératif. À des fins denseignement, certes. Mais dabord pour instaurer la possibilité même dun fonctionnement didactique. Et en amont encore, pour vivre et survivre dans lespace clos de la classe. Ce passage dun entretien rapporté par Derouet montre à quel point un enseignant se perçoit dabord comme quelquun qui doit conjurer le désordre : " Il ne faut pas quun ange passe ! "
La directrice insiste beaucoup pour que nous ayons une façon de travailler très rigoureuse, avec jamais de flottement, jamais de projet qui avorte Par exemple pendant un cours, il ne faut pas quun ange passe, le temps quun ange passe, il y a quatre ou cinq élèves qui sont sur la table ou debout sur leur chaise ou debout dans la classe. Le brouhaha, ou lagitation ou le chahut ou le désordre commencent très vite, si un ange passe. Moi, avec lexpérience que jai ici, il faut quand le professeur met le pied dans sa classe il faut que son cours soit très rigoureusement structuré, quil sache de la première à la dernière minute ce quil va faire. Si mon cours se termine cinq minutes avant la fin de lheure, jai toujours un jeu pour les occuper de façon agréable, jusquiame la dernière minute, parce que sils ne sont pas occupés jusquiame la sonnerie de la fin de lheure, jaurai du désordre. On ne peut pas espérer que ce genre denfant va rester calme et si on leur dit : jai fini mon cours, faites ce que vous voulez pendant cinq minutes Ah non ! jai jamais vu des enfants rester calmes cinq minutes sils ne sont pas occupés par le professeur (cité par Derouet, 1988).
Confrontés à cette histoire, les enseignants expérimentés, du moins pour la plupart, ne sidentifient pas à ce professeur stressé, anxieux, qui craint à chaque instant dêtre débordé. Peut-être reconnaissent-ils quelque collègue vite dépassé ou se souviennent-ils de leurs premiers pas. Mais aujourdhui, affirment-ils, ils nont plus besoin de contrôler étroitement la situation, parce quils ont construit avec les élèves une relation qui est à la fois de confiance et dautorité.
Cependant, amenés à inventorier ce quon a à perdre lorsque la communication en classe dysfonctionne, ils énumèrent une quantité impressionnante de peurs. Par exemple :
Bien entendu, chacun néprouve pas constamment toutes ces peurs. La liste confirme cependant lexistence de nombreux enjeux. Lorsquun enseignant contrôle la situation, ce nest pas sans un immense travail, jamais achevé, pour faire face à tous les risques. Travail qui recommence avec chaque nouvelle classe et se poursuit durant toute lannée scolaire.
Tout serait évidemment plus simple si le maître avait pour seul enjeu de maintenir lordre et de réprimer toute communication non autorisée. Limage du soldat, du policier, du geôlier qui gardent des prisonniers vient immédiatement à lesprit. Ou encore celle du militaire qui veut faire respecter la discipline. Lenseignant est dans un position bien plus inconfortable :
Doù une sorte de contradiction permanente, un état déquilibre instable, une navigation à vue, même chez des enseignants expérimentés. Je présenterai ces contradictions sous la forme de onze dilemmes. Tous proposent une illustration dune maxime connue : " On ne peut avoir le beurre et largent du beurre ". Ces dilemmes, lexpérience et la formation ne permettent pas de les dépasser une fois pour toutes. Leur repérage aide cependant à vivre avec la complexité.
Chacun des dilemmes proposés est construit à partir dun enjeu autour 1. de la prise de parole et du silence ; 2. de la justice ; 3. de la norme langagière ; 4. du mensonge ; 5. de la sphère privée ; 6. du conflit ; 7. du pouvoir pédagogique ; 8. du bavardage ; 9. de lerreur, de la rigueur et de lobjectivité ; 10. de lefficacité et du temps didactique ; 11. de la métacommunication et du sens.
Ce découpage est partiellement arbitraire et lordre est sans importance. Il sagit surtout dexplorer diverses facettes de la communication, en montrant pour chacune delle la difficulté de trouver et de conserver une ligne de conduite parfaitement cohérente, sauf à renoncer à lune des dimensions de laction pédagogique.
Chaque dilemme est résumé dans un encadré.
1. Autour de la prise de parole et du silence
Sous peine danarchie, il faut, dans une classe, " demander la parole ", pour permettre un échange ordonné, mais aussi pour reconnaître lenseignant comme chef dorchestre des échanges. Cest pourquoi le bavardage dans le réseau clandestin de communication et les prises de paroles sauvages dans le réseau officiel (Sirota, 1988) sont doublement proscrits : 1. ils perturbent le fonctionnement ; 2. ils effritent lautorité du maître.
Envers de la parole, à lécole, " le silence est dor ". Il est réputé nécessaire pour écouter et travailler. Ce qui nempêche pas le maître de le rompre à sa guise pour compléter ses consignes, intervenir dans le débat ou réprimander un élève. Lorsquil veut " entendre voler une mouche ", la parole des élèves le dérange. Lorsquau contraire, il sollicite leur participation, leur silence lui pèse, et devient intolérable sil linterprète comme un signe de résistance, dindifférence, de dérision, de manque dintérêt.
Lenseignant prétend avoir le privilège à la fois dimposer le silence et de le rompre, de dire qui doit parler et qui doit se taire, quand et pourquoi. Cependant, sil en abuse, ses élèves oublieront ce quils voulaient dire et se désintéresseront dune conversation qui ne laisse aucune place à limprovisation, au désordre, à linitiative, aux personnes. Ils feront au mieux les réponses convenues, celles que le maître attend pour faire progresser son cours, sans plaisir, sans implication, sans âme, donc souvent, sans apprentissage.
Premier dilemme
Comment contrôler la prise de parole sans stériliser
les échanges, tuer la spontanéité, le plaisir ?
2. Autour de la justice
Dans une classe, la parole nest pas seulement un droit des personnes, plus ou moins réglementé selon la tâche à accomplir. Cest ou ce devrait être une occasion dapprendre, dargumenter, de faire part de ses questions et de ses doutes, de sessayer à formuler une observation, une hypothèse, un raisonnement, de prendre une part active à la construction de situations-problèmes ou à leur résolution. Or cet idéal se heurte à plusieurs obstacles majeurs :
3. Autour de la norme langagière
La correction de la forme prend souvent le pas sur lefficacité du message. Limportant nest pas dêtre compris, mais de respecter les formes et les normes (Perrenoud, 1988 a). Lexpérience de beaucoup délèves est dêtre interrompus pour être repris sur la forme (" On ne dit pas ") et de perdre le fil de leur propos ou de ne pas voir le sens de continuer.
Il arrive même quon réprimande un élève pour avoir dit quelque chose de juste trop tôt, coupant son effet au maître, qui voulait ménager le suspense, ou pour avoir anticipé sur le programme de lannée suivante, sur ce quil nest pas censé le savoir encore.
Cependant, un enseignant qui " laisserait tout passer " se trouverait en butte aux critiques des parents, voire de linspecteur, de certains collègues, de certains élèves : incarner la norme est une des attentes traditionnelles à légard de lécole. Lenseignant nagit pas en fonction de sa propre tolérance, mais en tant que délégué dune " société " qui lui reprochera facilement son laxisme.
Par ailleurs, un rapport normatif à la culture, à la connaissance et à la langue est constitutif de lidentité dune partie des enseignants. Il y a des choses quon " ne peut pas laisser dire ". Enfin, inculquer le respect de la norme fait partie des objectifs de lenseignement, du cahier des charges. Il nest donc pas facile de savoir quand le renvoi à la norme est formateur et quand il détourne dun apprentissage plus important.
Troisième dilemme
Comment respecter les formes de la communication et de la langue sans réduire les élèves au silence ou aux banalités prudentes ?
4. Autour du mensonge
La transparence est une valeur éducative majeure. Le mensonge &emdash; voire laffabulation &emdash; sont pris comme des signes de perversité ou dimmaturité. On souhaiterait, pour son bien, pouvoir lire un enfant " à livre ouvert " (Repusseau, 1978). Les adultes nacceptent pas que les enfants ou les adolescents soient des acteurs " comme les autres ", ayant de bonnes raisons de ne pas tout dire ou denjoliver les choses, de ruser, de retenir de linformation à des fins tactiques (Perrenoud, 1988 b). Or, comme le disait un Père Jésuite, " Dieu a donné la parole à lhomme pour quil dissimule sa pensée ". Dans un espace aussi exigu que la classe, il est difficile de cacher quoi que ce soit, en particulier au maître, qui a un pouvoir dinquisition sans pareil. Cest ce que jai appelé la Glasnost pédagogique (Perrenoud, 1991 b), variante du panoptique analysé par Foucault (1975). Si lon enjoint en plus à lélève de " dire tout ce quil pense " parce que " cest pour son bien ", on le prive dune forme didentité, dautonomie, dexistence comme sujet. Lorsquon ne peut cacher ni son comportement, ni le contenu de son pupitre, de son cartable ou de son cahier, la seule ressource qui reste est dexpliquer les choses à sa façon, de se trouver des excuses : " Je navais pas compris, je nai pas eu le temps, on ne mavait pas dit, je croyais " Demander à quelquun détaler toutes ses faiblesses, de dévoiler ses erreurs ou ses doutes, ses paresses ou ses contradictions, cest lui demander de perdre la face et de prendre des risques (réels ou fantasmés) face à quelquun qui, en fin de compte, lévalue et décide de sa carrière.
Même en reconnaissant le besoin dune distance tactique entre le discours et la pensée (ou les émotions, ou certains actes), un enseignant se trouve mal pris :
5. Autour de la sphère privée
Dans la mesure où cest " pour le bien de lenfant " ou " par nécessité ", on entre souvent sans trop de ménagements dans sa sphère personnelle. Il napparaît pas scandaleux, dans une classe, dintervenir dans une conversation privée, en demandant aux élèves den faire part à haute voix (" Ça nous intéresse, ce que vous dites "), dintercepter un billet qui circule, de mettre un élève en demeure de dire ce quil pense, de le pousser dans ses retranchements, dinterrompre sa rêverie (" Alors, encore dans la lune ? "). Lélève na pas systématiquement droit à son for (son fort ?) intérieur. Sa famille nest pas mieux protégée : autour des maladies de lélève ou de ses moments de fatigue, de ses absences physiques ou mentales, de sa propreté, de létat de ses vêtements ou de ses outils de travail, lenseignant fait des incursions dans sa vie hors de lécole : " Tu a encore regardé la télévision jusquà des heures impossible, je me demande quelle vie tu mènes ", " Tu es dune saleté est-ce quon se lave chez toi ? ", " Encore en retard, tes parents ne travaillent pas ? "
Les pédagogies actives posent le problème par un autre biais : plus on fait " entrer la vie dans lécole ", plus on travaille à partir du vécu de chacun, plus on engage les élèves dans des activités qui ont du sens, dans des projets concrets, moins on leur permet détablir une frontière étanche entre leur statut délèves et leur existence hors de lécole. Raconter, apporter des objets, solliciter ses parents pour un spectacle, une enquête, une vente, cest raconter une partie de sa réalité, cest brouiller les limites entre le privé et le public. Apprendre à argumenter sur des thèmes de la vie de tous les jours, comme le chômage, largent, le racisme, le logement, la drogue, la violence, la télévision, les loisirs, le travail, la consommation, cest dévoiler des modes de vie, des valeurs, parfois des déviances ou des failles, cest dire ce quon mange, ce quon regarde, ce quon fait, ce quon dit en famille (Perrenoud, 1987). Souvent, lenseignant en apprend plus quil ne voudrait, parce que les enfants ne savent pas encore cacher leur vie aussi bien que les adultes.
Cinquième dilemme
Comment faire entrer la vie dans lécole sans attenter à la sphère intime des élèves et des familles ? Comment traiter lélève comme une personne et limpliquer dans des activités qui ont du sens pour lui sans lexposer ?
6. Autour du conflit
À lécole, le conflit nest pas vécu positivement. Même les enseignants qui croient au conflit sociocognitif en ont souvent une image aseptisée : ce doit être un conflit tranquille, sans passions, sans implication de la personne, sans vainqueur ni vaincu. Comme si les seuls désaccords intellectuels tolérables devaient exclure les partis pris, la violence verbale, la mauvaise foi, les enjeux de pouvoir, la compétition. La communication peut aider à régler les conflits. Mais en classe, souvent, on sen sert dabord pour les nier, les étouffer : " Tu nas pas le droit de dire ces choses là ", " Tu nas pas honte ? ", " Ne critique pas tout le temps ". La communication est associée à lordre, voire à lharmonie plutôt quà la négociation et aux rapports de force.
On ne saurait davantage tomber dans lexcès inverse : lécole est un lieu protégé, on ne peut apprendre en adoptant constamment une attitude défensive, on ne pardonnerait pas à lécole de laisser éclore la violence, le racisme, le sexisme, les rapports de forces, fût-ce sur un plan purement verbal.
Sixième dilemme
Comment ne pas aseptiser la communication, la vider de toute référence à la vie et à ses contradictions, aux conflits sociaux, sans mettre les élèves et les enseignants en danger ?
7. Autour du pouvoir pédagogique
Alors que la conversation est fondamentale dans la vie humaine, en classe elle devient du bavardage dès lors quelle échappe au contrôle de lenseignant. Il se sent le chef dorchestre, linitiateur, le garant des échanges, de leur contenu, de leur niveau, de leur correction, de leur durée, de leur progression vers un but. En classe &emdash; comme à léglise, à larmée ou devant la justice &emdash; la communication est gouvernée par un acteur plus responsable et puissant que les autres, qui est à la fois joueur et arbitre. Cest donc lui qui fixe les règles du jeu. Lapprenant est au contraire censé jouer à lintérieur de ces règles. La communication en classe est donc fondamentalement asymétrique, mais cette asymétrie apparaît dans lordre des choses, lexpression dun pouvoir légitime. Dautant plus légitime quon ne le questionne pas, quon ne se demande pas de quel droit le maître " fait la classe ". Cest lun des tabous de la communication pédagogique. Le maître sabrite derrière son rôle institutionnel (" Vous savez bien que je nai pas le choix "), les élèves ne parlent quentre eux de leurs façons de se protéger de lautorité, des exigences de linstitution ou du maître.
Alors que la communication est fondée sur des rapports de pouvoir et permet de les mettre en uvre, on préfère en général censurer cet aspect des choses. Cette prudence nest pas sans conséquence pour la formation, dans divers registres : ne pas analyser les phénomènes de pouvoir et dautorité en classe et dans lécole, cest renoncer à des " leçons de choses " qui seraient la meilleure forme dinstruction civique, ou déducation à la citoyenneté, comme on dit désormais ; les pédagogies institutionnelles lavaient bien compris. Cest aussi ne pas aider à comprendre, voire à contester lautorité de ceux qui savent, cest construire un rapport révérencieux au savoir. Cest, enfin, ne pas préparer à se servir de la langue et de la pensée pour négocier à lintérieur des organisations : négocier les conditions et les temps de travail, les règles, les objectifs, etc. (Perrenoud, 1991 a).
Septième dilemme
Comment ne pas euphémiser la part du pouvoir dans la communication sans mettre en cause lautorité du maître ? Comment donner des outils danalyse et de négociation sans en être la première cible ?
8. Autour du bavardage
Lidée que la communication relève dun contrat (explicite ou implicite) nest guère courante. Les conduites des élèves napparaissent pas objets de négociation, mais plutôt de rappels à lordre. La seule communication vraiment acceptable en classe est celle que lenseignant organise, sur le sujet légitime dont il a choisi de parler et de faire parler. Tout le reste est du bruit. Doù une image de la " bonne communication " : centrée sur un thème, ordonnée, faisant avancer un débat ou une leçon, donc fonctionnelle et rigoureuse.
Or, ce type de conversation représente une part seulement des raisons quont les êtres humains de communiquer. Les élèves ont un besoin impératif de se parler de nombre de choses étrangères à lactivité en cours ; ou de parler de cette activité sur le mode de la révolte, de la dérision, de la ruse. Le maître lutte contre ces dérives, pour maintenir ou faire revenir les élèves dans le sujet et dans le réseau officiel de communication. Lenseignant fonctionne donc comme le chien de berger qui ramène les moutons égarés dans le troupeau. Cest son rôle et pourtant, sil le joue avec trop de rigueur, il prive ses élèves de liberté, démotion, de rire, autrement dit, doxygène. Il est vital davoir le droit, le temps de bavarder. Cest une source de sens, didentité, de force. Les institutions carcérales le savent bien, qui interdisent toute communication entre les détenus. Pour briser lindividu, on lempêche de parler à ses semblables, cest une tactique vieille comme la répression. Plus banalement, un élève qui a sur le coeur une anecdote, une critique, un commentaire ironique, une question, nest guère disponible pour apprendre.
Huitième dilemme
Comment impliquer les élèves dans le projet principal sans les priver du droit de bavarder ? Comment trouver léquilibre entre le contrôle tatillon des propos et lexplosion des conversations particulières ?
9. Autour de lerreur, de la rigueur et de lobjectivité
On va à lécole pour apprendre, autrement dit pour sapproprier, tant bien que mal, des savoirs et des savoir-faire reconnus comme légitimes, fondés, utiles, importants. Le rôle du maître est donc de proscrire lerreur, déradiquer les représentations fausses, les prénotions, pour leur substituer la vérité scientifique (ou esthétique, ou morale) du moment. Or, on sait que cette " vérité instituée " est parfois une contrevérité : lenseignement de la biologie et notamment de la génétique, dans certains États américains ou dans lURSS de Staline, devait davantage à la religion ou à lidéologie quà une science indépendante du pouvoir. Quant à lhistoire, à la littérature, à la philosophie, à la géographie, on sait quelles sont dans les États totalitaires &emdash; voire dans des sociétés plus démocratiques &emdash; un détour pour façonner une " juste " vision du monde.
Même lorsque les contenus de lenseignement sont irréprochables quant à leur " objectivité ", on sait désormais, grâce aux travaux des didacticiens, que les savoirs se heurtent à des représentations préalables bien installées, qui viennent de lexpérience personnelle, de toutes sortes de schémas intuitifs, de la culture familiale, etc. Le professeur se trouve donc devant un choix difficile : sil ne laisse pas sexprimer les représentations des apprenants, il se bornera à leur juxtaposer des savoirs scolaires. Comme le montre Astolfi (1992), ces savoirs seront mobilisés en situation dévaluation, devant des tâches canoniques. Mais devant un vrai problème, les représentations préalables et les théories naïves reprendront leurs droits, parce quelles fonctionnent, subjectivement, comme de véritables clés dintelligibilité, alors que les savoirs scolaires ne sont pas des outils. Si le professeur, au contraire, donne de la place aux représentations des apprenants, il se trouve confronté à des " mondes subjectifs " divers, souvent cohérents et peut-être plus convaincants que la théorie scientifique. Comme il na ni le temps ni les moyens de les faire tous expliciter, pour les réfuter pas à pas avec les élèves, il court le risque de donner droit de cité à des théories fausses, parfois plus prégnantes et séduisantes que les concepts scientifiques. Comme lécrit De Vecchi (1993) : Des représentations, oui, mais pour en faire quoi ?
Neuvième dilemme
Comment faire une place aux représentations des apprenants sans mettre en circulation des théories fausses et leur donner crédit ? Comment autoriser chacun à dire ce quil croit sans tomber dans le relativisme ou lobscurantisme ? Comment travailler avec lerreur sans la légitimer ?
10. Autour de lefficacité et du temps didactique
À lécole, le temps est compté. Les didacticiens, lorsquils analysent les séquences, montrent que lenseignant organise souvent un pseudo dialogue qui lui permet davancer, de conduire les élèves là où il projetait darriver. Rien de plus facile : il suffit dignorer les interventions divergentes et de piloter les interventions utiles. À la limite, on retrouve ce que Brousseau a appelé " leffet Topaze " : la question contient la réponse, la leçon devient un catéchisme, avec une répartition fictive de la parole, puisquil sagit de dire un texte qui ne laisse guère de liberté.
À linverse, laisser sexprimer librement les élèves, suivre toutes les pistes, prendre toutes les questions au sérieux, entendre tous les doutes, emprunter tous les chemins de traverse, ouvrir toutes les parenthèses, saisir toutes les occasions, cest à coup sûr perdre le fil conducteur et se retrouver à la fin de la période très loin de son objectif, voire complètement perdu. Ce qui renforce la solitude de chacun et le sentiment dimpuissance du maître.
Dixième dilemme
Comment laisser un espace à la construction interactive des savoirs sans que la conversation aille " dans tous les sens " ? Comment ne pas canaliser complètement la communication didactique sans perdre pour autant tout fil conducteur ?
11. Autour de la métacommunication et du sens
En classe, on ne cesse de communiquer. Et on ne se prive pas de communiquer à propos de la communication. Mais il sagit en général dinterventions normatives ou dinjonctions du maître, en regard desquelles les élèves répliquent, plus sourdement : " Pas aussi vite " ou " Je ny comprends rien ". Ces microrégulations ne relèvent pas dune véritable métacommunication, dune explicitation des règles du jeu et de leurs fondements, des rapports sociaux, des relations intersubjectives et des mécanismes institutionnels à luvre dans la situation de classe. Lécole se caractérise souvent par une fuite en avant. On ny prend pas en général le temps de sarrêter pour comprendre ce quon est en train de faire, pour construire du sens. Ou alors seulement lorsquon ne peut plus faire autrement, lorsque la crise menace ou éclate. Comment espérer alors, dans une situation tendue, instaurer un rapport analytique et relativement serein à la façon dont on fonctionne ensemble ? Le maître se contente alors dune " reprise en main " ou dun appel à la bonne volonté et à la raison des élèves. Il en va ainsi parce que font défaut des outils et une culture commune pour mettre à distance les finalités et les modalités du jeu scolaire, le sens des savoirs et du travail. Doù une forme dacharnement pédagogique, de tendance à faire " plus du même ", faute de savoir changer de registre et repérer des dysfonctionnements de la communication. Comment sétonner alors du peu de sens des savoirs scolaires (Charlot, 1993), du métier délève (Perrenoud, 1994 a) ?
Ceux qui sengagent dans la voie de la métacommunication régulière et de lexplicitation du sens se heurtent cependant à dimportants problèmes. Sarrêter pour comprendre, cela prend du temps et surtout, cela oblige à dimmenses détours pour reconstruire, patiemment et collectivement, ce qui dordinaire " va de soi ", cela conduit à de périlleuses incursions dans limaginaire, les attentes, les valeurs, voire lintimité des uns et des autres. Certes, cette démarche est en général profitable si on peut la conduire à son terme. Hélas, dans les conditions habituelles de lenseignement de masse, surtout au second degré, il est rare davoir la possibilité de renégocier véritablement un contrat de communication. Ce sont en général les écoles alternatives ou les classes les mieux ancrées dans un courant de renouveau &emdash; mouvement Freinet, pédagogie institutionnelle &emdash; qui prennent le risque de donner au sens la priorité sur la progression dans le programme.
On aurait tort de croire que ces dilemmes sont dépassés du seul fait dêtre énoncés. Ou que lexpérience suffit pour y donner une réponse pragmatique stable. Ce sont de véritables contradictions, qui relèvent ce la complexité telle que Morin la définie : " La complexité correspond, dans ce sens, à lirruption des antagonismes au coeur des phénomènes organisés, à lirruption des paradoxes ou contradictions au coeur de la théorie. Le problème de la pensée complexe est dès lors de penser ensemble, sans incohérence, deux idées pourtant contraires " (Morin, 1977, pp. 379).
Il serait tout aussi fallacieux de croire quil suffit de recommander un " juste milieu ". Il doit être trouvé de cas en cas, sur la base certes dune ligne directrice, mais aussi en fonction du groupe, de la situation, de lenjeu du moment.
Sur cet exemple comme sur dautres, la formation (initiale ou continue) la plus utile ne nantit pas de réponses toutes faites. Elle prépare à une pratique réfléchie, à une réflexion dans laction (St-Arnaud, 1992 ; Gather Thurler, 1992 ; Perrenoud, 1994 b) qui permet 1. daccepter lambiguïté et la complexité des phénomènes de communication ; 2. de repérer dans son propre fonctionnement ce qui engendre régulièrement des malentendus ou des dysfonctionnements ; 3. de clarifier ses intentions et ses enjeux essentiels dans les diverses situations ; 4. dapprendre de lexpérience, en faisant la part des erreurs de stratégie et celle des limites &emdash; provisoirement &emdash; indépassables de linfluence de lenseignant ; 5. dassocier les élèves à lanalyse des phénomènes de communication et plus globalement à une métaréflexion sur le sens des savoirs et du travail scolaires ; 6. à travailler sur ces questions en équipe pédagogique, et donc à transférer des apprentissages du monde de la coopération entre adultes à celui du rapport pédagogique ou inversement. Bref, ici comme dans dautres registres, il sagit daller vers une professionnalisation accrue du métier denseignant, de mettre laccent sur lidentification et la résolution de problèmes et sur la coopération.
Astolfi, J.-P. (1992) Lécole pour apprendre, Paris, ESF.
Bourdieu, P., Passeron J.-C. & De Saint-Martin, M. (1965) Rapport pédagogique et communication, Paris, Mouton.
Charlot, B. et al. (1993) École et savoir dans les banlieues et ailleurs, Paris, A. Colin,
Derouet, J.-L. (1988) Désaccords et arrangements dans les collèges face à la rénovation, Revue française de pédagogie, n° 83, pp. 5-22.
De Vecchi, G. (1993) Des représentations, oui, mais pour en faire quoi ?, Cahiers pédagogiques, n° 312, p. 55-57.
Foucault, M. (1975) Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard.
Gather Thurler, M. (1992) Les dynamiques de changement internes aux systèmes éducatifs : comment les praticiens réfléchissent à leurs pratiques, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de léducation.
Morin, E. (1977) La méthode. Tome I La nature de la nature, Paris, Seuil.
Perrenoud, Ph. (1987) Le " go-between " : entre sa famille et lécole, lenfant messager et message, in Montandon, Cl. & Perrenoud, Ph. (dir.) Entre parents et enseignants : un dialogue impossible ?, Berne, Lang, pp. 49-87 (repris dans Perrenoud, 1994 a).
Perrenoud, Ph. (1988 a) Parle comme il faut ! Réflexions sociologiques sur lordre linguistique, in Schoeni, G., Bronckart, J.-P. & Perrenoud, Ph. (dir.) La langue française est-elle gouvernable ? Normes et activités langagières, Neuchâtel & Paris, Delachaux & Niestlé, pp. 79-108.
Perrenoud, Ph. (1988 b) Nouvelles didactiques et stratégies des élèves face au travail scolaire, in Perrenoud, Ph. & Montandon, Cl. (éd.), Qui maîtrise lécole ? Politiques dinstitutions et pratiques des acteurs, Lausanne, Réalités sociales, pp. 175-195 (repris dans Perrenoud, 1994 a).
Perrenoud, Ph. (1991 a) Bouche cousue ou langue bien pendue ? Lécole entre deux pédagogies de loral, in Wirthner, M., Martin, D. & Perrenoud Ph. (dir.) Parole étouffée, parole libérée. Fondements et limites dune pédagogie de loral, Neuchâtel & Paris, Delachaux & Niestlé, pp. 15-40.
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Perrenoud, Ph. (1993 a) Curriculum : le réel, le formel, le caché, in Houssaye, J. (dir.), La pédagogie : une encyclopédie pour aujourdhui, Paris, ESF, pp. 61-76.
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Perrenoud, Ph. (1994 a) Métier délève et sens du travail scolaire, Paris, ESF.
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