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1996, n° 2, pp. 234-250. |
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des
sciences de léducation
Université de Genève
1996
1. La nécessaire transposition didactique2. Évaluer le curriculum réel et ses effets
3. Partir de pratiques plutôt que de savoirs savants
4. Professionnalisation et pratique réflexive
Savoirs de référence, savoirs pratiques : cette opposition ne me convainc pas. Sachons dabord que, sur des sujets pareils, nous sommes condamnés aux malentendus. Nous manions des choses complexes, abstraites. Les enjeux sont importants, puisquil y va de lintérêt des formateurs et des formés, mais aussi de leur idéologie, de leur rapport au savoir. Il est difficile de parler du savoir sereinement. Je ne compte donc ni mettre tout le monde daccord, ni proposer un discours fermé sur les savoirs dans le métier et dans la formation des enseignants.
Il est actuellement très à la mode de multiplier les typologies des savoirs des enseignants (Raymond, 1993 ; Van der Maren, 1993). On pourrait donc longuement disserter à propos des notions de savoir de référence ou de savoir pratique. Cette réflexion ne mène pas très loin si on ne situe pas les savoirs par rapport à dautres aspects de la formation des enseignants, et en référence à la problématique plus globale de la transposition didactique et de la construction des compétences en formation professionnelle (Perrenoud, 1994 a).
1. La nécessaire transposition didactique
Voici, de façon très schématique, les transformations que subissent les savoirs dans leur processus de scolarisation et de transposition didactique (Verret, 1975) :
On se doute que, détage en étage, il se produit des déperditions, des transformations, des trahisons, mais aussi des émergences. Certaines disciplines scolaires, comme la géographie, la grammaire, sont, à lorigine, des " inventions " internes de lécole, que la société a adoptées, et qui sont devenues après coup des champs du savoir savant. On sait aussi quà lintérieur des disciplines, par exemple en mathématique, certaines notions sont sinon inventées de toute pièce par lécole, du moins fortement détournées de leur sens initial (Chevallard, 1991).
La chaîne de transposition saccompagne aussi de considérables décalages dans le temps entre le moment où un savoir a cours dans la société ou la cité savante, et le moment où il est enseigné à lécole. Dans certains domaines - par exemple en biologie -, les programmes sont constamment révisés pour tenir compte de la recherche, dans dautres, pour des raisons diverses et parfois légitimes, notamment le caractère sélectif de ce savoir, on conserve dans les programmes des savoirs un peu datés en regard des avancées de la science, mais enseignables au degré considéré.
Dans la chaîne de transposition didactique, les savoirs sont transformés non par perversité ou méconnaissance, mais parce que cest indispensable pour les enseigner et les évaluer, diviser le travail entre les professeurs, organiser des plans et des parcours de formation, gérer des progressions annuelles à raison de quelques heures de cours par semaine. Ces aménagements, nécessaires sous langle didactique, impliquent des opérations de découpage, de simplification, de stylisation, de codification des savoirs et des pratiques de référence.
Dans la formation professionnelle des enseignants, le même schéma sapplique : enseigner est une pratique qui a cours dans la société. Former des enseignants suppose quà partir des pratiques enseignantes, on reconstitue les savoirs et les compétences nécessaires (Arsac et al., 1994). Sur cette base, on peut fixer les objectifs et les contenus de la formation, le curriculum formel. Ensuite, dans lapplication du plan de formation, un certain nombre de contenus effectifs de formation seront choisis par les formateurs et parfois négociées avec les étudiants. Les formateurs ont une grande marge dinterprétation. Il sensuit que le curriculum réel na pas toujours de rapports étroits avec le curriculum formel. Aussi, avant de faire un nouveau plan, il faut se demander si le plan en vigueur a été effectivement appliqué.
Une partie des manques dune formation, quelle quelle soit, naissent non de linadéquation du plan de formation, mais de lécart quintroduit sa mise en ouvre. La fuite en avant vers un nouveau plan de formation nest pas alors une réponse adéquate. Mieux vaudrait analyser les raisons pour lesquelles des intentions très louables et satisfaisantes sur le papier, se traduisent en réalité par autre chose, parfois par le contraire.
Cest particulièrement vrai de la cohérence dune formation. La transposition didactique fait passer dun univers du texte, dont la cohérence est dordre logique et discursif, à un ensemble dactivités et dapprentissages dont la cohérence devrait se mesurer à leur intégration dans lesprit du formé. Or, souvent, les formateurs composent avec le temps et les moyens quils ont, la demande du public, leurs propres convictions ; le résultat final na parfois quun rapport lointain avec ce quils sont censé faire. Il ne sagit pas de condamner des " déviances ", mais de sinterroger sur les dérives, les appauvrissements, les réinterprétations de tel ou tel fragment du plan de formation (par exemple stages, mémoire, dossier).
Les institutions de formation ont la mémoire courte. Si elles ne prennent pas périodiquement le temps de reconstruire du sens et de la cohérence, les pratiques échappent aux intentions, au fil conducteur, à la continuité que les plans de formation sont censés garantir sur le papier. Lécart est dautant plus grand que le plan de formation se fonde sur une image très idéaliste des attitudes et des compétences des formateurs qui ont à le mettre en uvre. À quoi bon planifier une formation à et par la recherche si les formateurs ne sont pas à laise dans ce domaine ? Ou insister sur une démarche clinique ou lanalyse des pratiques si les formateurs aspirent à donner des cours et à dispenser des savoirs ?
À supposer quil ny ait aucune distance entre le curriculum réel et les contenus effectifs de la formation (ce qui serait extraordinaire), cela nassure pas que les formés auront construit dans leur tête ce que le plan de formation prétend atteindre : dans une université comme ailleurs, les apprenants ne sont pas toujours décidés à apprendre ; ils ont, plus quailleurs, des stratégies dorientation, de choix doptions, de lecture, de travail, de bachotage susceptibles de pervertir les meilleurs plans de formation. Un plan bien fait est aussi un piège dont les formés tentent de se sortir par toutes sortes de moyens légitimes ou illégitimes, parce quils ne veulent pas faire tout ce quon leur demande et quils cherchent les solutions les moins fatigantes plutôt que les plus formatrices. Une formation dadultes nannule pas ce problème : les adultes, jeunes ou non, peuvent être aussi ambivalents, louvoyants, incohérents et malins que des enfants, avec en outre une plus forte aptitude à sauver les apparences. Lun des dilemmes oppose le contrôle serré des parcours et des apprentissages à une forte responsabilisation des formés. Traiter les étudiants comme des enfants nest pas défendable si lon veut former des professionnels compétents et autonomes. En même temps, une structure trop ouverte, qui laisse trop de place aux stratégies des étudiants, peut aboutir à des formations incomplètes. Aujourdhui, par exemple, à Genève, grâce au système des unités capitalisables et des options, un étudiant peut achever ses études sans avoir travaillé sérieusement sur le thème de lévaluation. Faut-il imposer certains modules, mais alors où sarrêter ? Faire confiance au bon sens des étudiants et à la formation continue ? Entre strict encadrement et laisser-faire, léquilibre est difficile à trouver. Or, un plan de formation vaut notamment par la cohérence de sa doctrine à cet égard et lexplicitation des règles du jeu. Plus elles sont larges, moins on peut se borner à analyser loffre de formation, il convient dexaminer de près la façon dont les étudiants se servent des degrés de liberté que le système leur laisse.
Le problème de la transposition didactique se complique en formation professionnelle. Lacception courante de la notion de transposition, par exemple en didactique des mathématiques, se réfère à la scolarisation de savoirs savants (Chevallard, 1991). On peut faire le même raisonnement dans les disciplines comme lhistoire, la géographie, la biologie, la physique, léconomie : dun corps identifiable de savoirs théoriques, il sagit dextraire des programmes adaptés à un âge et une filière. Le problème se complique pour les langues. Chacun sait que la linguistique ne dicte quune partie limitée des contenus de lenseignement du français. Ils ne sont pas, pour lessentiel, la transposition de savoirs savants, mais de normes et de pratiques sociales de la langue, matérialisées notamment dans des corpus décrits sociaux et de pratiques orales.
En formation professionnelle, on se trouve confronté au même problème. Il y a certes toujours certains savoirs savants à transposer, notamment des connaissances scientifiques et techniques. La transposition tient cependant compte, plus que dans lenseignement secondaire, compte de la nécessaire intégration de ces savoirs en situation daction : un médecin nest pas laddition dun pharmacologiste, dun biologiste, dun pathologiste, etc. On transpose également à partir de savoirs professionnels constitués, qui ne sont pas savants au sens classique du terme, même sils sont codifiés. On transpose aussi à partir de " savoirs pratiques ", encore moins organisés et nommés que les savoirs professionnels. On transpose enfin à partir de pratiques, qui mettent en uvre non seulement des savoirs, mais une culture, un habitus, des attitudes, des savoir-être.
Cet élargissement pose un problème : la transposition de savoirs savants vise à proposer des savoirs scolaires aussi proches que possible de létat de la science, tel quil est défini par les institutions les plus légitimes. La référence est claire, parce que la science est organisée, dans notre société, de sorte que le savoir savant se présente comme tel, avec des points de controverse, mais aussi des points de consensus (exemple, la théorie des ensembles en mathématique). Le savoir savant auquel se référer est assez bien délimité et il existe des porte-parole autorisés de chaque savoir savant : les universités, les chercheurs, les sociétés savantes, les auteurs publiés après arbitrage par les revues scientifiques, les communications accueillies dans les colloques et congrès.
Pour les pratiques professionnelles, la référence est beaucoup moins facile à cerner, parce quelles forment des nébuleuses, parce que la diversité est la règle, parce que lopacité des actes des enseignants est parfois très forte, parce que personne nest lemblème ou le porte-parole autorisé des praticiens. Qui peut dire ce quest la pratique pédagogique de référence aujourdhui ? Ni de droit ni de fait, nul na le monopole de la parole dans ce domaine. Les conceptions de la pratique saffrontent et, si la légitimité et linfluence des uns et des autres sont inégales, nul nest assez fort pour " faire taire " les autres voix, celle par exemple des gens qui disent que la pratique enseignante est un don de la personne et que la formation est inutile. De fait, la pratique enseignante nexiste pas. Il y a un large éventail de pratiques différentes et pour certaines, contradictoires, inconciliables. Pour construire un plan de formation, doit-on se référer à certaines plutôt que dautres ? Lesquelles ?
Que faire par ailleurs des non dits du métier (Perrenoud, 1995 a), des différenciations sauvages (Perrenoud, 1995 b), des stratégies de communication, dincitation, de maintien de lordre (Perrenoud, 1995 c) et plus globalement des diverses facettes du métier qui ne sont pas décrites aussi ouvertement que les méthodologies denseignement proprement dites ?
À cela sajoute un autre problème. La transposition didactique ne cherche pas à anticiper sur lévolution des savoirs savants, puisque, par définition, les savoirs savants sont censés correspondre à létat le plus avancé de la science. Comment pourrait-on enseigner la mathématique en anticipant sur son état en 2030 ? Sur les pratiques professionnelles, et en particulier la pratique enseignante, on ne peut pas avoir la même sérénité. Il vaudrait mieux former les gens aux pratiques probables de 2020 ou 2030, puisque les nouveaux enseignants auront une durée de vie professionnelle importante. Vers quoi faut-il tendre ? On a le choix entre :
Il faut trouver un moyen terme intelligent, pour linstitution et pour les personnes. Quel sens y aurait-il, par exemple, à envoyer dans les lycées et collèges des gens qui en savent très long sur lévaluation formative, mais sont incapables de mettre des notes, alors que cest la première chose quon leur demandera dans les écoles, en leur suggérant doublier lévaluation formative ? De même, à quoi bon former des gens à la différenciation, si, une fois en fonction, ils nont ni le temps, ni les moyens, ni le droit de la pratiquer ? Entre des enseignants tellement novateurs quils ne trouveront pas de place dans le système, et dautres tellement conservateurs quils napporteront rien à son renouvellement, comment trouver un moyen terme ?
On voit que, pour construire un plan de formation et conduire la transposition didactique dans le champ dune formation professionnelle, il faut faire des choix susceptibles de préparer non seulement lavenir le plus probable, mais le plus souhaitable. Ces choix ne sont pas seulement conceptuels ; ils sont partiellement idéologiques et stratégiques. Pour faire une transposition didactique et fixer des objectifs de formation à un métier, on doit affronter un champ de forces et de contradictions, même sil reste un certain nombre dimplicites. Quest-ce quenseigner ? Transmettre des savoirs ou créer des situations dapprentissage ? Il faut choisir entre ces deux extrêmes, non seulement au niveau des pratiques enseignantes, mais aussi au niveau des théories de lapprentissage et de la construction des connaissances. Le tableau est complexe et cest en partie pourquoi, quand on discute de formation des enseignants, on traite de tant de problèmes, dans tant de registres différents. Il nest pas étonnant quon ait du mal à se comprendre.
Concevoir une formation des enseignants, cest dabord répondre à la question : quel débutant voulons-nous former ? Pour cerner un profil prometteur, deux mots clefs se présentent, qui sont aussi des sources inépuisables de malentendus : professionnalisation et pratique réfléchie.
Lexpression " professionnalisation " évoque toutes sortes dimages. Pour moi, dans son sens le plus fort, la professionnalisation dun métier se définit comme sa transformation progressive en profession. Le médecin, larchitecte, le chercheur, le magistrat, lavocat, le manager, lexpert sont des figures emblématiques du professionnel : leur point commun est dêtre quotidiennement confrontés à des problèmes dune telle complexité que nul ne peut leur prescrire davance une ligne de conduite, ni décider à leur place de la meilleure stratégie Cest pourquoi on nantit les professionnels dune formation théorique de haut niveau, de savoirs de référence, mais aussi dun certain nombre de schèmes de perception, danalyse, de décision, grâce auxquels ils mobilisent leurs savoirs à bon escient. Les professionnels ne suivent pas de directives, ils poursuivent des objectifs (qui leur sont assignés par leur corporation, leurs clients ou leur employeur) et respectent une éthique (qui leur interdit notamment demployer nimporte quels moyens). À lintérieur de ces limites, les professionnels ont une immense liberté, qui se paie dune immense responsabilité. Liberté parce quils choisissent leurs méthodes de travail ; et responsabilité parce que, sils se trompent, ils sont les premiers à rendre des comptes, y compris en justice (Altet, 1994 ; Bourdoncle, 1991, 1993 ; Lessard, Perron & Bélanger, 1993 ; Perrenoud, 1993 a et b, 199a a, 1996 d). Dans ce sens, les enseignants ne sont pas des professionnels à part entière, leur métier est à mi chemin entre un métier dexécutant et une vraie profession. Sils suivent le programme, respectent lhoraire, et utilisent les méthodes et les moyens denseignement conseillés ou prescrits, ils sont " couverts ". Ce sont les limites de leur liberté et de leur responsabilité. Ils ne sont pas jugés sur lefficacité de leur action pédagogique, mais sur sa conformité aux standards définis par le système éducatif. À qui rend-on compte quand on est enseignant, devant qui est-on responsable ? Cest une question extrêmement confuse. La plupart des enseignants répondent : " Je ne me sens responsable que devant moi-même " ou invoquent les intérêts des élèves, tout en reconnaissant quils ne leur posent pas la question ! Aucun enseignant ne dit aux parents ou aux élèves : " Je prétends vous former avec des démarches didactiques que jai choisies en toute autonomie et dont jassume les risques ; si les résultats sont décevants, cest à moi quil faut vous en prendre ". Les enseignants renvoient la responsabilité au système, au programme, à lhoraire, à ladministration, à la sélection antérieure, aux familles, aux élèves. Aller vers la professionnalisation, cest aller vers un métier plus responsable et plus autonome. Cela exige une formation de haut niveau, qui permette effectivement de construire des modes de gestion de classe, des démarches pédagogiques, des méthodes dévaluation, voire des programmes, à lintérieur dobjectifs dapprentissage clairs.
La professionnalisation implique une pratique réflexive, qui exige la capacité de faire évoluer ses actes professionnels et de compléter ses savoirs et savoir-faire au gré de lexpérience et des problèmes quon rencontre. Un praticien réflexif est quelquun qui ne se contente pas de ce quil a appris en formation initiale, ni de ce quil a découvert dans ses premières années de pratique, mais qui remet constamment sur le métier ses objectifs, ses démarches, ses évidences, ses savoirs. Il entre dans une boucle sans fin de perfectionnement, parce quil théorise lui-même sa pratique, seul ou de préférence au sein dune équipe pédagogique. Il se pose des questions, tente de comprendre ses échecs, se projette dans lavenir ; il prévoit de faire autrement la prochaine fois, ou lan prochain, il se donne des objectifs plus clairs, il explicite ses attentes ou ses démarches. Il arrive évidemment à chacun de réfléchir spontanément sur sa pratique, mais si ce nest ni méthodique, ni régulier, cela ne mène pas nécessairement à des prises de conscience et à des changements. La pratique réflexive est un travail, qui exige une certaine méthode et demande une formation. Elle relève paradoxalement dune " routine du changement " (Schön, 1983, 1987, 1991 ; St-Arnaud, 1992).
Lun des problèmes majeurs de lenseignement est que cette routine nest pas actuellement construite par la formation. Lenseignant fait un choix de survie, il sinvestit pour être un peu au dessus de la ligne de flottaison. Il est très dur daffronter les difficultés de tous les jours quand on ne maîtrise pas bien la complexité ; lorsquau bout de quelques années, on arrive à se débrouiller, à être moins angoissé, il est tentant darrêter de se poser des questions. La formation à une pratique réflexive va au delà ; elle prépare certes aux situations de crise et dinconfort, mais elle invite à ne pas cesser de réfléchir sous prétexte que les problèmes de survie sont résolus.
Si on relit un plan de formation des enseignants à la lumière des notions de professionnalisation et de pratique réflexive, on constatera peut-être que les dispositifs quon se donne ne vont pas toujours dans ce sens. Pour que les étudiants apprennent à apprendre, il faut renoncer à surcharger le curriculum pour laisser du temps et de lespace à une démarche clinique de formation, à la résolution de problèmes. On évitera alors de tout couvrir, pour forger des schèmes généraux de réflexion et de décision plutôt que de nantir le futur professionnel de toutes les réponses possibles.
Dans lenseignement, la maîtrise des savoirs à enseigner doit se concevoir en fonction de lusage de ces savoirs dans une situation denseignement, donc de leur transposition didactique. Les savoirs de référence débordent les savoirs à enseigner et leur transposition didactique. Ils sétendent à dautres savoirs, qui relèvent de la didactique, mais aussi de la psychologie, de la sociologie et dautres sciences humaines.
Une partie de ces savoirs sont déclaratifs : les théories de lapprentissage, de la relation, de la motivation, de la mémoire, de lévaluation rendent compte de la réalité des pratiques et des systèmes éducatifs. Un savoir déclaratif énonce une régularité ou une donnée : par exemple " Un élève qui na pas atteint le stade des opérations formelles nest pas capable dapprendre à diviser ". On peut le reformuler assez simplement sous forme de savoir procédural : " Pour enseigner la division, mieux vaut attendre que lapprenant ait acquis le stade des opérations formelles ". Une partie des savoirs déclaratifs peuvent ainsi se transformer en règles daction.
Certains savoirs procéduraux vont plus loin, sont porteurs de méthodes. Il existe par exemple, en didactique du français, un certain nombre de démarches pour organiser un débat et travailler loral dans une classe : on peut créer des institutions internes, aménager lespace et le temps de telle ou telle façon, etc. Les savoirs procéduraux précisent les normes, les précautions à prendre et disent dans quel ordre et avec quels moyens il faut faire les choses. Certains sont codifiés et doivent être suivis à la lettre pour éviter une catastrophe et dautres donnent uniquement les grandes lignes pour atteindre tel objectif. Lorsque les savoirs procéduraux ne sont pas la reformulation pragmatique de savoirs déclaratifs, on ne sait pas toujours pourquoi ils sont efficaces ; ils sont faits pour une part de recettes, de précautions à prendre, de tours de main et de trucs sans fondements théoriques explicites, utilisés tels quils sont transmis par la culture professionnelle. Dans les domaines où il y a de lexpertise, on ne saurait minimiser ni les savoirs déclaratifs, théoriques, ni les savoirs procéduraux (pris dans le sens dune marche à suivre).
Les institutions universitaires sont fascinées par les savoirs, ce qui est normal, puisque leur vocation première est de les produire et de les transmettre. Ce nest pas une raison pour penser la formation des enseignants uniquement en termes de transmission de savoirs. Si luniversité prétend faire de la formation professionnelle, quelle nabandonne pas le langage des savoirs, mais lintègre au langage plus général des compétences ! Quelle rompe pour commencer avec la fiction selon laquelle le savoir est à lui seul un moyen daction ! Quelle nentretienne pas lillusion que, pour passer à lacte, il suffit de savoirs procéduraux ! Quelle reconnaisse que la mise en uvre des savoirs dans des situations complexes passe par dautres ressources cognitives !
Sagit-il de ce quon appelle parfois des savoirs " pratiques " ? On désigne par là des savoirs déclaratifs ou procéduraux qui ne sont pas produits par luniversité ni aucune institution de formation, mais font partie des savoirs professionnels ou des " savoirs dexpérience ". Lorsquelles sont en charge de la formation des maîtres, les universités rechignent souvent à intégrer ces savoirs pratiques à leur curriculum. On les délègue aux responsables de stages et aux établissements scolaires. Aussi longtemps quelle sen décharge sur les formateurs de terrain (conseillers pédagogiques, instituteurs maîtres formateurs ou maîtres de stages), linstitution na pas besoin de sinterroger sérieusement sur la nature de ces savoirs. Elle peut élaborer un plan de formation extrêmement explicite sur les savoirs de référence (disciplinaires, didactiques, pédagogiques, sociologiques), alors que, par ailleurs, les savoirs pratiques apparaissent " en creux " et sont désignés non par leurs contenus, mais par les temps et les lieux qui leur sont dédiés.
Les universités ont plus de mal encore à prendre en compte la formation des schèmes de pensée et de décision dont dépend la mise en uvre des savoirs dans une situation complexe. Comme Bourdieu (1980) le souligne, la connaissances de principes ou de règles laisse entière la question de la manière et du moment opportuns dappliquer ces principes et ces règles. Sur quoi se fonde-t-on pour décider si tel savoir est pertinent dans telle situation ? Cette décision peut faire lobjet dun savoir méthodologique ou dune sorte de " jurisprudence ", dun " savoir sur le savoir ", qui définirait quand telle règle est applicable et avec quelles nuances, quelles exceptions, quels précédents. Encore faut-il savoir quelle jurisprudence appliquer, et pour cela, il ny a pas de livres La compétence de lavocat est de faire le bon choix, cest-à-dire de mettre en rapport la situation de son client avec lensemble des textes pertinents. De même, un médecin qui connaît tous les livres de médecine, sera impuissant devant un patient sil ne sait pas mobiliser ses savoirs. Pour appliquer des savoirs, on peut en partie faire appel à des savoirs procéduraux ou métacognitifs. En dernière instance, cependant, on mobilise des ressources dun autre type (Perrenoud, 1996).
Nos actions dépendent en fin de compte de quon peut appeler nos schèmes (Piaget, 1973 ; Vergnaud, 1990) ou notre habitus (Bourdieu, 1980 ; Perrenoud, 1976), comme système de schèmes de pensée, de perception, dévaluation et daction, comme " grammaire génératrice " de nos pratiques. Nos actions ont une " mémoire " qui nexiste pas sous forme de représentations ou de savoirs, mais de structures relativement stables qui nous permettent de traiter une famille dobjets, de situations ou de problèmes. Boire un verre deau nest pas un geste inscrit dans le patrimoine génétique. Un nouveau-né ne sait pas le faire. En grandissant, il construit, puis stabilise un schème qui lui permet, progressivement, de boire dans toutes sortes de verres. Le schème nest pas spécifique à un verre particulier, mais il ne permet pas de boire sans accommodation notable pas dans une gourde, une bouteille, une boîte de soda, ou un autre récipient de forme insolite. Un schème peut être adapté à un éventail plus large de situations. Si cette adaptation se répète, elle se stabilise et il y a différenciation du schème. Nos schèmes ne cessent, durant notre enfance, de se développer, se différencier, se coordonner.
Certains schèmes mobilisent nos connaissances déclaratives ou procédurales, en particulier lorsque nous avons le temps de prendre un peu de distance, danalyser, de raisonner. Ils sous-tendent des mises en relations, des inférences, des ajustements à une situation singulière, des transpositions, bref, toutes les opérations de contextualisation et de raisonnement sans lesquelles une connaissance ne saurait guider laction. Pour cette seule raison, il importe de former lhabitus, médiation essentielle entre les savoirs et les situations appelant une action.
Il importe de former lhabitus pour une autre raison : une partie de laction pédagogique se fait dans lurgence et limprovisation, de façon intuitive, sans faire réellement appel à des connaissances, faute de temps ou de pertinence. Face à un élève qui bavarde de façon insistante, le maître doit prendre une option : le rappeler à lordre ou feindre de navoir rien remarqué ? Pour prendre cette décision sur le vif, il ne mobilise pas des savoirs, mais un schème, quil ajuste à la situation. Peut-être a-t-il été nanti, à un moment de sa formation, dune règle : " Quand un élève parle, il faut toujours le rappeler à lordre, au besoin en arrêtant de donner son cours ". Lexpérience montre quune telle règle est inadéquate une fois sur deux. Cest donc intuitivement que lenseignant décide, compte tenu de divers paramètres. Sa compétence nest pas de suivre une recette, mais de disposer de schèmes relativement différenciés pour apprécier le sens et létendue du désordre et mettre instantanément en balance, compte tenu du moment, du climat, de lactivité en cours, ce quil y a à gagner et à perdre à intervenir. Cela ne relève pas de savoirs, même procéduraux, mais de schèmes qui font la différence entre le novice et lexpert, lenseignant moyen et le praticien très efficace. Lenseignant expérimenté adopte le plus souvent la bonne solution, il perçoit quand continuer en ignorant le désordre, quand sarrêter et rétablir une relation pédagogique menacée.
Autre exemple : comment, à lintérieur dune heure de cours, un enseignant gère-t-il " le temps qui reste ", en particulier lorsquil le sait insuffisant pour aller au bout de lactivité projetée ? Il ny a guère de savoirs établis à ce sujet, mais chaque enseignant développe des schèmes plus ou moins efficaces, qui ne sont ni des procédures explicites, ni des schémas, ni des recettes, mais des fonctionnements intériorisés que lintéressé ignore assez souvent, car il les met en uvre à son insu.
Lun des problèmes de la formation continue et de la pratique réflexive est de prendre conscience de ses schèmes et de les faire évoluer lorsquils sont inadéquats. On peut se mettre en colère, bouger dans la classe, ignorer certains élèves, créer certains conflits sans savoir pourquoi. On ne met pas en uvre des savoirs, on fait fonctionner un habitus, qui produit des effets sans quil y ait forcément dintention, ni même de représentation claire de ce qui se passe.
Toutes les conduites des enseignants ne sont pas aussi " automatiques ", certaines font appel à des savoirs sur le développement, lapprentissage, la relation, le groupe, etc. Mais la mise en uvre de tels savoirs est très dépendante de lhabitus, qui permet de mobiliser des savoirs en situation. Connaître lanalyse transactionnelle est utile pour comprendre si lon joue au parent ou à lenfant dans une situation. Encore faut-il des schèmes pour identifier et appliquer les savoirs pertinents à une situation singulière.
Il faut aussi que le raisonnement fondé sur ces savoirs ne soit pas " court-circuité " par des réactions spontanées de lhabitus. On peut savoir ce quil serait souhaitable de faire et pourtant faire le contraire, poussé par son habitus. Le comportement des enseignants, une fois quon lanalyse " à froid ", est fréquemment justifié par des réponses du type : " Cétait plus fort que moi, je ne pouvais pas faire autrement, je navais pas le choix ". Lhabitus intervient non seulement dans un moment de grande émotion, mais aussi pour des petites choses, par exemple quand un élève va aux toilettes à moment important dune démonstration. Ceci peut agacer lenseignant, le blesser, le faire réagir de façon disproportionnée, ce qui peut " casser lambiance ", faire perdre le fil, faire plus de mal que de bien. Tout enseignant un peu expérimenté le " sait ". Après coup, il le reconnaît " Jai eu tort dintervenir de façon aussi vive pour un comportement aussi anodin, mais jétais exaspéré par cette marque dindifférence à mon cours ".
On ne peut, en formation professionnelle, se satisfaire de dispenser des savoirs, même si lon daigne sintéresser aussi aux savoirs procéduraux, voire aux savoirs " pratiques ". Ajouter des savoirs pratiques aux savoirs savants nest pas du tout à la hauteur du problème. Il y a certes, dans lexpertise des professionnels, un certain nombre de savoirs qui nont pas de statut scientifique, mais qui disent quelque chose de fondé, de perspicace, dimportant et defficace sur la réalité. Dans la construction de tout curriculum de formation des enseignants, on na pas toujours beaucoup de considération pour ces savoirs, car on na pas de dispositif pour les faire expliciter, verbaliser. Les savoirs savants classiques ont pignon sur rue, sont dans les livres et il y a des groupes de pression pour les défendre. Les savoirs des praticiens nont pas la même légitimité, on ne connaît même pas leur étendue. Il y aurait certainement à enrichir les savoirs de référence de savoirs en provenance du monde des praticiens. Mais il y aurait illusion à croire que cela peut suffire. Lautre axe de réflexion est de réfléchir sur la formation de lhabitus.
Si lon ne prend pas en compte la distance entre les savoirs et les schèmes de réaction, dappréciation, de perception, de décision de lenseignant, on escamote la moitié de la formation. Si lon admet que les compétences ne sont pas faites de savoirs seulement, mais de schèmes de mise en uvre des savoirs aussi bien que de schèmes daction ne faisant appel à aucun savoir, alors il faut se demander comment on forme des compétences en formation initiale. Les institutions de formation des enseignants feraient bien didentifier des modalités, des modules, des dispositifs, des situations, des pratiques de formation de lhabitus. Comment forme-t-on lhabitus professionnel des ingénieurs, des businessmen, des médecins ? Par des travaux pratiques, des simulations, de la pratique clinique. Lacquisition de savoirs peut être en partie décontextualisée, déconnectée de toute mise en uvre immédiate, hormis les exercices et examens traditionnels ; cette dissociation est impossible pour la formation de lhabitus, puisquelle prend nécessairement la forme dune pratique encadrée.
Les stages ne sauraient être les seuls lieux et les seuls temps de formation de lhabitus. Ce devrait être le projet de linstitution de formation tout entière, laffaire de tous les formateurs et de dispositifs spécifiques (Perrenoud, 1996 a), inspirés de la vidéoformation (Faingold, 1993), de lentretien dexplicitation (Vermersch, 1994), de lécriture clinique (Cifali, 1994, 1995, 1996 ; Imbert, 1994, 1996), de lanalyse des pratiques (Altet, 1992 ; Perrenoud, 1996 b). Il ny a en effet aucune raison de penser quil suffise denvoyer les étudiants dans les écoles durant quelques semaines pour garantir lacquisition de compétences. Lhabitus formé sur le terrain de cette façon ("Saute à leau et nage ! ") est plutôt régressif et défensif. Cest le contraire dun habitus de praticien réfléchi. On le voit avec les enseignants qui font des remplacements avant toute formation : ils apprennent à survivre en reproduisant la pédagogie quils ont subie quand ils étaient élèves, en adoptant des stratégies autoritaires, des raccourcis, des formes de manipulation vieilles comme le monde, tout simplement parce quil faut bien " faire la classe ". Cette formation " sur le tas " est assez efficace à court terme, mais on la paye très cher à long terme, car elle crée des rigidités quil faut " déconstruire " en formation continue.
Former un habitus de praticien suppose quon le veuille explicitement, quon le thématise, quon dise clairement de qui cest laffaire, quon accepte que ce ne soit pas uniquement celle des conseillers pédagogiques ou dautres formateurs de terrains. Cela concerne aussi les formateurs :
Même si les didacticiens travaillent davantage sur les savoirs de référence et les méthodologies denseignement, ils sont aussi concernés : un professeur de français investit dans son enseignement un habitus linguistique et un rapport à la langue qui nappartiennent pas au registre des savoirs.
Tous les formateurs devraient se préoccuper de larticulation des savoirs et de l'habitus, sachant que si les enseignants utilisent assez peu les savoirs didactiques, psychopédagogiques ou psychosociologiques quils ont acquis, cest parce quils ne savent pas sen servir en situation. Ce qui leur manque, ce ne sont pas tellement des méthodes, des savoirs procéduraux supplémentaires, mais une pratique encadrée de leur mise en uvre en situation complexe, et une pratique systématique de réflexion sur ce qui sest passé, avec une alternance et une forte articulation (et non pas une juxtaposition), de temps de classe et de temps de travail en groupes de formation.
On le voit, à mes yeux, le plus fécond nest pas dopposer certains savoirs à dautres, même sil est utile de distinguer savoirs savants et savoirs communs, savoirs théoriques et savoirs pratiques, savoirs publics et savoirs privés, savoirs généraux et savoirs locaux, savoirs expérimentaux et savoirs dexpérience (Elbaz, 1993 ; Favre, Genberg & Wirthner, 1991 ; Gauthier, Mellouki & Tardif, 1993 ; Martin, 1993 ; Perrenoud, 1996 ; Raymond, Butt et Yamagishi, 1993 ; Tardif, 1993 a et b).
Il est plus utile :
Au moment dévaluer un plan de formation et de le reconstruire, larticulation entre théorie et pratique, mais aussi entre savoirs et habitus sont des analyseurs importants. Ils seront dautant plus pertinents quon ne se contente pas de traiter les problèmes au plan des intentions, du curriculum prescrit, mais quon cherche à comprendre le mieux possible ce qui favorise et ce qui inhibe sa réalisation au plan de ladhésion des formateurs et donc des pratiques de formation.
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