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Compétences, habitus et
savoirs professionnels
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des
sciences de l'éducation
Université de Genève
1994
Il serait vain de sengager demblée dans une tentative de classification des savoirs sans préciser au préalable leur place dans lensemble des compétences dun professionnel.
Manifester des compétences professionnelles, cest, de façon générale, face à une situation complexe, être capable :
Une telle conceptualisation de laction dun professionnel pêche bien sûr par excès de rationalisme et de simplisme. Les diverses phases ne sont pas toujours distinctes, ni les opérations explicites. Souvent, la décision est prise dans lurgence, le stress, lincertitude, parfois dans des conditions de fatigue ou dangoisse qui empêchent de raisonner tranquillement et sûrement. Face à labondance des tâches, aux conséquences des erreurs possibles, le chirurgien, le manager, le thérapeute ou le juge ne sont pas toujours en mesure de suivre les règles de lart et de peser longuement le pour et le contre. Du professionnel, on ne peut quaccepter la part dirrationalité inhérente à tout action humaine. Il arrive même quon lexige, chaque fois que la complexité et lurgence mettent en conflit efficacité et respect des procédures établies. Le professionnel doit savoir jouer avec les règles, au besoin les enfreindre ou les redéfinir, y compris les règles techniques et les certitudes théoriques. En ce sens, on lui demande un rapport aux savoirs théoriques qui ne soit pas révérencieux et dépendant, mais au contraire critique, pragmatique, voire opportuniste. Comme le rappelle Bourdieu :
Toute tentative pour fonder une pratique sur l'obéissance à une règle explicitement formulée, que ce soit dans le domaine de l'art, de la morale, de la politique, de la médecine ou même de la science (que l'on pense aux règles de la méthode), se heurte à la question des règles définissant la manière et le moment opportun &endash; kairos, comme disaient les Sophistes &endash; d'appliquer les règles ou, comme on dit si bien, de mettre en pratique un répertoire de recettes ou de techniques, bref de l'art de l'exécution par où se réintroduit inévitablement l'habitus (Bourdieu, 1972, pp. 199-200).
Le professionnel réfléchit avant, pendant et après laction et au cours de sa réflexion, il mobilise des représentations et des savoirs de sources diverses. Sans cette capacité de mobilisation et dactualisation des savoirs, il ny a pas de compétences, mais seulement des connaissances. Certes, ce sont en partie dautres savoirs - méthodologiques ou procéduraux - qui permettent de mobiliser des savoirs théoriques ou des informations factuelles. Mais en dernière instance, pour mettre en uvre méthodes et procédures, on recourt à des ressources cognitives qui ne sont pas des savoirs, ni même des métaconnaissances, mais des schèmes de pensée, autrement dit des schèmes de raisonnement, dinterprétation, de création dhypothèses, dévaluation, danticipation, de décision. Ces schèmes permettent didentifier les savoirs pertinents, de les trier, combiner, interpréter, extrapoler, différencier pour faire face à une situation singulière.
Quest-ce quun savoir ? Un ensemble de connaissances acquises par lapprentissage ou lexpérience, nous dit le dictionnaire (Hachette de la Langue française). Quest-ce alors quune connaissance ? Cest, selon le même dictionnaire, une idée exacte dune réalité, de sa situation, de son sens, de ses caractères, de son fonctionnement. Les êtres humains agissent rarement sans mobiliser certains savoirs, mais ils nagissent jamais avec des savoirs seulement. Ces derniers ne forment quune mémoire, un stock dinformations et de théories, savantes ou naïves. Il faut des schèmes opératoires pour sen servir, que ce soit pour restructurer, valider, différencier, étendre les savoirs, pour les communiquer à autrui ou pour les mettre en uvre dans des situations concrètes. Certes, ces dernières opérations peuvent être elles aussi progressivement codifiées sous forme de connaissances procédurales. Mais on ne fait que déplacer la limite et donc le problème : au delà des connaissances, il y autre chose. Les schèmes opératoires ou plus globalement les schèmes de perception, dévaluation, de décision ou daction ne sont pas assimilables à des connaissances procédurales, ce ne sont pas des représentations !
On pourrait parler de savoir-faire, conçus précisément comme capacités de mobiliser des savoirs en situation. Mais le terme est ambigu, car on peut aussi lentendre dans le sens dune connaissance procédurale. Nous parlerons donc plutôt dhabitus à la manière de Bourdieu ou de schèmes, à la manière de Piaget. Ces expressions sont plus abstraites et véhiculent donc moins dimages toutes faites. Elles présentent surtout lavantage de lever la confusion : un schème de pensée nest pas un savoir procédural, un savoir sur la manière de faire. Lêtre humain peut certes, dans la mesure où il est capable de théoriser ses propres opérations mentales, se représenter un schème de pensée, essayer de décrire, voire de prescrire, une manière de raisonner, dinférer, dimaginer, danticiper, de décider. Il peut donc élaborer des schémas qui prétendent codifier ses schèmes et peuvent contribuer à les conserver, les faire évoluer, les transmettre. On peut donc tout à fait imaginer que les savoirs procéduraux salimentent à deux sources complémentaires : dune part, la transposition pragmatique de savoirs déclaratifs, savants ou communs ; dautre part, la prise de conscience et la codification de schèmes de perception, de pensée ou daction existant à létat pratique, souvent à linsu de celui qui les fait fonctionner.
Que certains schèmes soient peu à peu codifiés sous forme de connaissances procédurales et deviennent transmissibles, au moins en partie, par voie discursive, ne change rien à leur nature : les schèmes, en tant que tels, ne sont pas dordre représentatif ou figuratif, ils fonctionnent et se conservent à létat pratique, en fonctionnant, en reliant des situations analogues :
Les actions, en effet, ne se succèdent pas au hasard, mais se répètent et s'appliquent de façon semblable aux situations comparables. Plus précisément, elles se reproduisent telles quelles si, aux mêmes intérêts, correspondent des situations analogues, mais se différencient ou se combinent de façon nouvelle si les besoins ou les situations changent Nous appellerons schèmes d'actions ce qui, dans une action, est ainsi transposable, généralisable ou différenciable d'une situation à la suivante, autrement dit ce qu'il y a de commun aux diverses répétitions ou applications de la même action (Piaget, 1973, pp. 23 24).
Écoutons aussi Vergnaud :
Appelons " schème " lorganisation invariante de la conduite pour une classe de situations donnée. Cest dans les schèmes quil faut recherche les connaissances-en-acte du sujet, cest à dire les éléments cognitifs qui permettent à laction du sujet dêtre opératoire (Vergnaud, 1990, p.136).
Le schème est donc la structure de laction - mentale ou matérielle -, linvariant, le canevas qui se conserve dune situation singulière à une autre, et sinvestit, avec plus ou moins dajustements, dans des situations analogues.
La notion dhabitus est souvent associée à la théorie de la reproduction (Bourdieu et Passeron, 1970). Reprise de Saint Thomas (Héran, 1987), elle peut être dissociée de toute théorie particulière des structures sociales (Perrenoud, 1976). Dans cet esprit, lhabitus est simplement lensemble des schèmes dont dispose un acteur. Bourdieu en parle comme dun " petit lot de schèmes permettant d'engendrer une infinité de pratiques adaptées à des situations toujours renouvelées, sans jamais se constituer en principes explicites " (Bourdieu, 1972, p. 209), ou encore comme dun " système de dispositions durables et transposables qui, intégrant toutes les expériences passées, fonctionne à chaque moment comme une matrice de perceptions, d'appréciations et d'actions, et rend possible l'accomplissement de tâches infiniment différenciées, grâce aux transferts analogiques de schèmes permettant de résoudre les problèmes de même forme " (Bourdieu, 1972 p. 178-179).
Le concept dhabitus présente simplement lavantage de désigner lensemble des schèmes dont dispose un sujet à un moment donné de sa vie et donc de poser le problème de la cohérence systémique de cet ensemble aussi bien que la question des dynamiques globales qui affectent ses transformations. Alors que la psychologie cognitive sintéresse souvent de façon pointue à la genèse, à la structure et à la mise en uvre de schèmes particuliers, lapproche anthropologique met laccent sur lensemble des schèmes dont dispose un acteur pour faire face aux situations de la vie.
Les deux démarches convergent pour affirmer que les ressources cognitives dun sujet ou dun acteur ne se limitent pas à ce quon appelle généralement des savoirs ou des connaissances, aussi procéduraux ou pratiques soient-ils, mais quil faut faire une part décisive à dautres outils cognitifs, qui ne sont pas de lordre des représentations, mais des opérations. On pourrait certes, au risque daccroître encore la confusion, tenter délargir la notion de savoir ou de connaissance de sorte à englober lhabitus et lensemble des schèmes opératoires. Il semble plus sage de penser les compétences, donc lexercice des métiers et des professions, comme la mobilisation de ressources cognitives dordres différents : dune part des savoirs, dautre part un habitus. Ce qui ne dispense pas, bien au contraire, de penser lunité et la diversité des savoirs. Mais ce qui oblige à ne pas concevoir la professionnalisation essentiellement en termes de savoirs professionnels. Entre un métier et une profession, les différences ne tiennent pas seulement aux savoirs en jeu ; elles tiennent aussi à lhabitus et à la façon dont les schèmes et les savoirs sarticulent.
Bourdieu, P. (1972) Esquisse d'une théorie de la pratique, Genève, Droz.
Bourdieu, P. & Passeron, J.C. (1970) La reproduction. Éléments pour une théorie du système d'enseignement, Paris, Ed. de Minuit.
Héran, F. (1987) La seconde nature de l'habitus. Tradition philosophique et sens commun dans le langage sociologique, Revue française de sociologie, XXVIII, pp. 417-451.
Perrenoud, Ph. (1976) De quelques apports piagétiens à une sociologie de la pratique, Revue européenne des sciences sociales, n° 38-39, pp. 45l-470.
Perrenoud, Ph. (1983) La pratique pédagogique entre limprovisation réglée et le bricolage, Éducation et Recherche, n° 2, pp. 198-212 (repris dans Perrenoud, Ph., La formation des enseignants entre théorie et pratique, Paris, LHarmattan, 1994, chapitre I, pp. 21-41).
Perrenoud, Ph. (1993 a) Former les maîtres primaires à l'Université : modernisation anodine ou pas décisif vers la professionnalisation ?, in H. Hensler (éd.) La recherche en formation des maîtres. Détour ou passage obligé sur la voie de la professionnalisation ?, Sherbrooke (Canada), Éditions du CRP, pp. 111-132.
Perrenoud, Ph. (1993 a) La formation au métier denseignants : complexité, professionnalisation et démarche clinique, in Association Québécoise Universitaire en Formation des Maîtres (AQUFOM), Compétence et formation des enseignants ?, Trois-Rivières, Coopérative universitaire de Trois-Rivières, pp. 3-36 (repris dans Perrenoud, Ph., La formation des enseignants entre théorie et pratique, Paris, LHarmattan, 1994, chapitre IX, pp. 197-220).
Perrenoud, Ph. (1993 b) Formation initiale des maîtres et professionnalisation du métier, Revue des sciences de léducation (Montréal), vol. XIX, n° 1, pp. 59-76 (repris dans Perrenoud, Ph., La formation des enseignants entre théorie et pratique, Paris, LHarmattan, 1994, chapitre VIII, pp. 175-196).
Piaget, J. (1973) Biologie et connaissance, Paris, Gallimard, Coll. Idées.
Vergnaud, G. (1990) La théorie des champs conceptuels, Recherches en Didactique des Mathématiques, vol. 10. n° 23, pp. 133-170.
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