Source et copyright à la fin du texte
In European Journal of Teacher Education, 1994, Vol. 17, n° 1/2, pp. 45-48.

 

 

 

 

 

Compétences, habitus et
savoirs professionnels

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation
Université de Genève
1994

Il serait vain de s’engager d’emblée dans une tentative de classification des savoirs sans préciser au préalable leur place dans l’ensemble des compétences d’un professionnel.

Manifester des compétences professionnelles, c’est, de façon générale, face à une situation complexe, être capable :

  1. d’identifier les obstacles à surmonter ou les problèmes à résoudre pour réaliser un projet ou satisfaire un besoin ;
  2. d’envisager diverses stratégies réalistes (du point de vue du temps, des ressources, des informations disponibles) ;
  3. de choisir la moins mauvaise stratégie, en pesant les chances et les risques.
  4. de planifier et de mettre en œuvre la stratégie adoptée, au besoin en mobilisant d’autres acteurs et en procédant par étapes ;
  5. de piloter cette mise en œuvre au gré des événements, en affinant ou modulant la stratégie prévue ;
  6. au besoin, de réévaluer la situation et de changer radicalement de stratégie ;
  7. de respecter tout au long du processus certaines règles de droit ou d’éthique dont l’application n’est jamais simple (équité, respect des libertés, de la sphère intime, etc.) ;
  8. de maîtriser ses émotions, ses humeurs, ses valeurs, ses sympathies ou ses inimitiés, chaque fois qu’elles interfèrent avec l’efficacité ou l’éthique ;
  9. de coopérer avec d’autres professionnels chaque fois que c’est nécessaire, ou simplement plus efficace ou équitable ;
  10. en cours ou à l’issue de l’action, de tirer certains enseignements pour une autre fois, de documenter les opérations et les décisions pour en conserver des traces utilisables à des fins soit de justification, soit de partage, soit de réemploi.

Une telle conceptualisation de l’action d’un professionnel pêche bien sûr par excès de rationalisme et de simplisme. Les diverses phases ne sont pas toujours distinctes, ni les opérations explicites. Souvent, la décision est prise dans l’urgence, le stress, l’incertitude, parfois dans des conditions de fatigue ou d’angoisse qui empêchent de raisonner tranquillement et sûrement. Face à l’abondance des tâches, aux conséquences des erreurs possibles, le chirurgien, le manager, le thérapeute ou le juge ne sont pas toujours en mesure de suivre les règles de l’art et de peser longuement le pour et le contre. Du professionnel, on ne peut qu’accepter la part d’irrationalité inhérente à tout action humaine. Il arrive même qu’on l’exige, chaque fois que la complexité et l’urgence mettent en conflit efficacité et respect des procédures établies. Le professionnel doit savoir jouer avec les règles, au besoin les enfreindre ou les redéfinir, y compris les règles techniques et les certitudes théoriques. En ce sens, on lui demande un rapport aux savoirs théoriques qui ne soit pas révérencieux et dépendant, mais au contraire critique, pragmatique, voire opportuniste. Comme le rappelle Bourdieu :

Toute tentative pour fonder une pratique sur l'obéissance à une règle explicitement formulée, que ce soit dans le domaine de l'art, de la morale, de la politique, de la médecine ou même de la science (que l'on pense aux règles de la méthode), se heurte à la question des règles définissant la manière et le moment opportun &endash; kairos, comme disaient les Sophistes &endash; d'appliquer les règles ou, comme on dit si bien, de mettre en pratique un répertoire de recettes ou de techniques, bref de l'art de l'exécution par où se réintroduit inévitablement l'habitus (Bourdieu, 1972, pp. 199-200).

Le professionnel réfléchit avant, pendant et après l’action et au cours de sa réflexion, il mobilise des représentations et des savoirs de sources diverses. Sans cette capacité de mobilisation et d’actualisation des savoirs, il n’y a pas de compétences, mais seulement des connaissances. Certes, ce sont en partie d’autres savoirs - méthodologiques ou procéduraux - qui permettent de mobiliser des savoirs théoriques ou des informations factuelles. Mais en dernière instance, pour mettre en œuvre méthodes et procédures, on recourt à des ressources cognitives qui ne sont pas des savoirs, ni même des métaconnaissances, mais des schèmes de pensée, autrement dit des schèmes de raisonnement, d’interprétation, de création d’hypothèses, d’évaluation, d’anticipation, de décision. Ces schèmes permettent d’identifier les savoirs pertinents, de les trier, combiner, interpréter, extrapoler, différencier pour faire face à une situation singulière.

Qu’est-ce qu’un savoir ? Un ensemble de connaissances acquises par l’apprentissage ou l’expérience, nous dit le dictionnaire (Hachette de la Langue française). Qu’est-ce alors qu’une connaissance ? C’est, selon le même dictionnaire, une idée exacte d’une réalité, de sa situation, de son sens, de ses caractères, de son fonctionnement. Les êtres humains agissent rarement sans mobiliser certains savoirs, mais ils n’agissent jamais avec des savoirs seulement. Ces derniers ne forment qu’une mémoire, un stock d’informations et de théories, savantes ou naïves. Il faut des schèmes opératoires pour s’en servir, que ce soit pour restructurer, valider, différencier, étendre les savoirs, pour les communiquer à autrui ou pour les mettre en œuvre dans des situations concrètes. Certes, ces dernières opérations peuvent être elles aussi progressivement codifiées sous forme de connaissances procédurales. Mais on ne fait que déplacer la limite et donc le problème : au delà des connaissances, il y autre chose. Les schèmes opératoires ou plus globalement les schèmes de perception, d’évaluation, de décision ou d’action ne sont pas assimilables à des connaissances procédurales, ce ne sont pas des représentations !

On pourrait parler de savoir-faire, conçus précisément comme capacités de mobiliser des savoirs en situation. Mais le terme est ambigu, car on peut aussi l’entendre dans le sens d’une connaissance procédurale. Nous parlerons donc plutôt d’habitus à la manière de Bourdieu ou de schèmes, à la manière de Piaget. Ces expressions sont plus abstraites et véhiculent donc moins d’images toutes faites. Elles présentent surtout l’avantage de lever la confusion : un schème de pensée n’est pas un savoir procédural, un savoir sur la manière de faire. L’être humain peut certes, dans la mesure où il est capable de théoriser ses propres opérations mentales, se représenter un schème de pensée, essayer de décrire, voire de prescrire, une manière de raisonner, d’inférer, d’imaginer, d’anticiper, de décider. Il peut donc élaborer des schémas qui prétendent codifier ses schèmes et peuvent contribuer à les conserver, les faire évoluer, les transmettre. On peut donc tout à fait imaginer que les savoirs procéduraux s’alimentent à deux sources complémentaires : d’une part, la transposition pragmatique de savoirs déclaratifs, savants ou communs ; d’autre part, la prise de conscience et la codification de schèmes de perception, de pensée ou d’action existant à l’état pratique, souvent à l’insu de celui qui les fait fonctionner.

Que certains schèmes soient peu à peu codifiés sous forme de connaissances procédurales et deviennent transmissibles, au moins en partie, par voie discursive, ne change rien à leur nature : les schèmes, en tant que tels, ne sont pas d’ordre représentatif ou figuratif, ils fonctionnent et se conservent à l’état pratique, en fonctionnant, en reliant des situations analogues :

Les actions, en effet, ne se succèdent pas au hasard, mais se répètent et s'appliquent de façon semblable aux situations comparables. Plus précisément, elles se reproduisent telles quelles si, aux mêmes intérêts, correspondent des situations analogues, mais se différencient ou se combinent de façon nouvelle si les besoins ou les situations changent Nous appellerons schèmes d'actions ce qui, dans une action, est ainsi transposable, généralisable ou différenciable d'une situation à la suivante, autrement dit ce qu'il y a de commun aux diverses répétitions ou applications de la même action (Piaget, 1973, pp. 23 24).

Écoutons aussi Vergnaud :

Appelons " schème " l’organisation invariante de la conduite pour une classe de situations donnée. C’est dans les schèmes qu’il faut recherche les connaissances-en-acte du sujet, c’est à dire les éléments cognitifs qui permettent à l’action du sujet d’être opératoire (Vergnaud, 1990, p.136).

Le schème est donc la structure de l’action - mentale ou matérielle -, l’invariant, le canevas qui se conserve d’une situation singulière à une autre, et s’investit, avec plus ou moins d’ajustements, dans des situations analogues.

La notion d’habitus est souvent associée à la théorie de la reproduction (Bourdieu et Passeron, 1970). Reprise de Saint Thomas (Héran, 1987), elle peut être dissociée de toute théorie particulière des structures sociales (Perrenoud, 1976). Dans cet esprit, l’habitus est simplement l’ensemble des schèmes dont dispose un acteur. Bourdieu en parle comme d’un " petit lot de schèmes permettant d'engendrer une infinité de pratiques adaptées à des situations toujours renouvelées, sans jamais se constituer en principes explicites " (Bourdieu, 1972, p. 209), ou encore comme d’un " système de dispositions durables et transposables qui, intégrant toutes les expériences passées, fonctionne à chaque moment comme une matrice de perceptions, d'appréciations et d'actions, et rend possible l'accomplissement de tâches infiniment différenciées, grâce aux transferts analogiques de schèmes permettant de résoudre les problèmes de même forme " (Bourdieu, 1972 p. 178-179).

Le concept d’habitus présente simplement l’avantage de désigner l’ensemble des schèmes dont dispose un sujet à un moment donné de sa vie et donc de poser le problème de la cohérence systémique de cet ensemble aussi bien que la question des dynamiques globales qui affectent ses transformations. Alors que la psychologie cognitive s’intéresse souvent de façon pointue à la genèse, à la structure et à la mise en œuvre de schèmes particuliers, l’approche anthropologique met l’accent sur l’ensemble des schèmes dont dispose un acteur pour faire face aux situations de la vie.

Les deux démarches convergent pour affirmer que les ressources cognitives d’un sujet ou d’un acteur ne se limitent pas à ce qu’on appelle généralement des savoirs ou des connaissances, aussi procéduraux ou pratiques soient-ils, mais qu’il faut faire une part décisive à d’autres outils cognitifs, qui ne sont pas de l’ordre des représentations, mais des opérations. On pourrait certes, au risque d’accroître encore la confusion, tenter d’élargir la notion de savoir ou de connaissance de sorte à englober l’habitus et l’ensemble des schèmes opératoires. Il semble plus sage de penser les compétences, donc l’exercice des métiers et des professions, comme la mobilisation de ressources cognitives d’ordres différents : d’une part des savoirs, d’autre part un habitus. Ce qui ne dispense pas, bien au contraire, de penser l’unité et la diversité des savoirs. Mais ce qui oblige à ne pas concevoir la professionnalisation essentiellement en termes de savoirs professionnels. Entre un métier et une profession, les différences ne tiennent pas seulement aux savoirs en jeu ; elles tiennent aussi à l’habitus et à la façon dont les schèmes et les savoirs s’articulent.

Références

Bourdieu, P. (1972) Esquisse d'une théorie de la pratique, Genève, Droz.

Bourdieu, P. & Passeron, J.C. (1970) La reproduction. Éléments pour une théorie du système d'enseignement, Paris, Ed. de Minuit.

Héran, F. (1987) La seconde nature de l'habitus. Tradition philosophique et sens commun dans le langage sociologique, Revue française de sociologie, XXVIII, pp. 417-451.

Perrenoud, Ph. (1976) De quelques apports piagétiens à une sociologie de la pratique, Revue européenne des sciences sociales, n° 38-39, pp. 45l-470.

Perrenoud, Ph. (1983) La pratique pédagogique entre l’improvisation réglée et le bricolage, Éducation et Recherche, n° 2, pp. 198-212 (repris dans Perrenoud, Ph., La formation des enseignants entre théorie et pratique, Paris, L’Harmattan, 1994, chapitre I, pp. 21-41).

Perrenoud, Ph. (1993 a) Former les maîtres primaires à l'Université : modernisation anodine ou pas décisif vers la professionnalisation ?, in H. Hensler (éd.) La recherche en formation des maîtres. Détour ou passage obligé sur la voie de la professionnalisation ?, Sherbrooke (Canada), Éditions du CRP, pp. 111-132.

Perrenoud, Ph. (1993 a) La formation au métier d’enseignants : complexité, professionnalisation et démarche clinique, in Association Québécoise Universitaire en Formation des Maîtres (AQUFOM), Compétence et formation des enseignants ?, Trois-Rivières, Coopérative universitaire de Trois-Rivières, pp. 3-36 (repris dans Perrenoud, Ph., La formation des enseignants entre théorie et pratique, Paris, L’Harmattan, 1994, chapitre IX, pp. 197-220).

Perrenoud, Ph. (1993 b) Formation initiale des maîtres et professionnalisation du métier, Revue des sciences de l’éducation (Montréal), vol. XIX, n° 1, pp. 59-76 (repris dans Perrenoud, Ph., La formation des enseignants entre théorie et pratique, Paris, L’Harmattan, 1994, chapitre VIII, pp. 175-196).

Piaget, J. (1973) Biologie et connaissance, Paris, Gallimard, Coll. Idées.

Vergnaud, G. (1990) La théorie des champs conceptuels, Recherches en Didactique des Mathématiques, vol. 10. n° 23, pp. 133-170.

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