Source et copyright à la fin du texte
Paru in La Revue des Échanges (AFIDES),
Vol. 11, n° 4, décembre 1994, pp. 3-7.

 

 

 

 

Choisir et former des cadres pour un système éducatif plus décentralisé et participatif

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation
Université de Genève
1994

 Sommaire

1. Susciter des vocations

2. Ne choisir que des personnes qui renforcent le modèle de fonctionnement

3. Faciliter les transitions et l'entrée en fonction

4. Favoriser une formation sur mesure

5. Développer et diffuser une culture professionnelle explicite

6. Multiplier les renforcements positifs

7. Le jeu en vaut-il la chandelle ?

Quelques références


En 1989, le Département genevois de l'instruction publique publiait une réflexion intitulée "L'an 2000 c'est demain. Où va l'école genevoise ?" Ce texte proposait cinq chantiers principaux autour desquels construire la politique de l'éducation : a. Démocratiser l'accès à la connaissance, b. Éduquer pour une société pluraliste et ouverte, c. Retrouver l'unité de la culture générale, d. Diversifier les formes d'accès au savoir, e. Vivifier le fonctionnement du système scolaire.

A propos de ce dernier chantier, le texte précisait notamment :

Avec l’accroissement de la population et de la demande d’éducation, l’allongement de la scolarité, la multiplication des filières, l’école est devenue une " machine " complexe et assez lourde. Pour la garder de la bureaucratie, l’article 5 de la loi sur l’instruction publique prévoit de développer encore la participation des enseignants, des parents et des élèves à la vie des établissements. Non seulement en les consultant pour la forme, mais en les associant aux décisions qui les concernent, en considérant qu’une politique de l’éducation ne peut passer dans les faits que par l’adhésion des acteurs.

Il vaudrait mieux, de façon générale, décentraliser tout ce qui peut l’être dans la gestion des moyens et la réalisation des objectifs communs.

Il faut redéfinir régulièrement les marges d’autonomie des établissements, afin d’affermir leur identité, de responsabiliser leurs collaborateurs, d’encourager l’action et la prise d’initiatives, notamment dans le domaine pédagogique. Tout en gardant un cap, des règles communes, le contrôle sur l’essentiel, on multipliera les lieux de dialogue, d’échange et de formation, on accroîtra les compétences d’animation et de communication dans le système.

Cela ne va pas sans un renforcement de la formation continue de tous les collaborateurs de l’instruction publique. Cette formation permettra à chacun de faire mieux encore son travail. Mais elle favorisera aussi la participation à l’animation et à la marche de l’ensemble en incitant chacun à orienter son action vers la réalisation des buts plus qu’à la seule conformité aux règles (" L'an 2000, c'est demain ", p. 17-18)

L'ensemble de cette thématique dépasse le cadre du présent essai. Je voudrais seulement explorer les implications d'une telle politique pour le choix et la formation des cadres.

Parler des cadres, c'est parler de l'autorité, du pouvoir, toutes choses difficiles à évoquer dans les organisations. De plus, laisser entendre aux cadres en place qu'ils n'ont pas tous été choisis et formés de la façon la plus convaincante, c'est s'exposer à quelques réactions… Je prends le risque : si l'on veut repenser le fonctionnement des établissements, des circonscriptions et du système, il est essentiel de n'oublier aucun des acteurs.

En effet, donner davantage d'autonomie aux établissements et en appeler à la participation des maîtres et de l'ensemble des collaborateurs de l'école, cela suppose une doctrine et des structures, mais aussi des acteurs désireux et capables de fonctionner selon ce modèle. C'est vrai de tous les acteurs concernés, mais les cadres, en particulier les inspecteurs et les chefs d'établissement, ont, davantage que d'autres, le pouvoir d'infléchir le fonctionnement vers plus de responsabilité et de participation de tous.

On pourrait se dire "Changeons les structures, donnons davantage de pouvoirs aux établissements et aux circonscriptions, accordons-leur des ressources budgétaires propres, des franchises dans différents domaines pédagogiques ou d'organisation, et les acteurs apprendront 'sur le tas' le bon usage de cette liberté, les savoir-faire et les modèles conceptuels nécessaires." L'expérience prouve que ce pari n'est pas toujours gagné. Certes, c'est en fonctionnant de cette façon qu'on apprend. Mais il faut un minimum de préparation pour que ce fonctionnement puisse s'instaurer. Impliquer les acteurs habitués à un fonctionnement bureaucratique et centralisé dans une toute autre organisation, c'est risquer la régression, la pagaille, le conflit, le détournement.

Reste à savoir comment choisir et former les cadres pour une gestion plus décentralisée et participative. C'est certainement une action de longue haleine et qui conjugue plusieurs mécanismes.


 1. Susciter des vocations

Parmi les forces les plus constantes qui poussent des enseignants à devenir doyens, inspecteurs ou directeurs, il y a : a. l'ambition, les projets de carrière ; b. le besoin de renouvellement, le désir de sortir de la classe ; c. l'envie de changer l'école, de faire évoluer le système.

Ce dernier moteur paraît le plus prometteur et devrait être fortement encouragé :

Parfois, on a l'impression que les successions sont très dépendantes des options individuelles de quelques personnes qui voudront bien se déclarer candidates. L'institution ne semble prendre véritablement les successions en charge que lorsque les candidatures spontanées apparaissent vraiment peu convaincantes ou lorsqu'il s'agit d'un poste à haut risque ou à très haute responsabilité. On devrait au contraire, pour tous les postes d'encadrement, préparer le terrain, aller chercher des gens intéressants plutôt que de s'en remettre au hasard, autrement dit aux candidatures spontanées.

Avant, on pouvait peut-être s'accommoder sans dommage de la vacance d'un poste, improviser un intérim, repourvoir sur place. Les établissements, les services, les circonscriptions n'en mouraient pas.

Aujourd'hui, le système est plus vulnérable. D'où l'importance de prévoir et d'organiser plus méthodiquement les successions dans des fonctions d'autorité. Éventuellement, lorsque les changements sont prévisibles, d'amorcer une procédure de nomination un, voire deux ans à l'avance.

Il serait indiqué d'élargir le champ de recrutement et peut-être d'aller systématiquement chercher des candidats en dehors de l'établissement et de la circonscription. Le fait d'être nouveau dans un établissement ou une circonscription permet de s'informer méthodiquement, de ne pas "tout savoir" du seul fait qu'on est un "indigène". Et aussi de s'affranchir de l'héritage d'alliances et de conflits avec les anciens collègues.

Dans le même esprit, sans qu'il soit nécessaire de donner aux associations ou aux enseignants un droit de regard sur les nominations individuelles, le problème de la relève, de la définition du profil, des attentes des uns et des autres devrait être ouvertement posé à l'intérieur des établissements, et non pas seulement réglé au niveau des directions ou des directions générales.


2. Ne choisir que des personnes qui
renforcent le modèle de fonctionnement

Il est sûr qu'une fois choisis, les cadres peuvent et doivent évoluer, modifier leurs représentations de l'autorité et du fonctionnement des établissements et acquérir des savoir-faire. Mieux vaudrait cependant ne pas partir de zéro et privilégier systématiquement, au moment des nominations, les candidats dont l'itinéraire, l'expérience, les qualités relationnelles, la conception du monde, la solidité personnelle, la tolérance à la différence, au conflit, à l'incertitude permettent de penser qu'ils seront rapidement à l'aise et efficaces dans un modèle décentralisé et participatif.

Il importe que les directeurs de circonscriptions ou d'établissements soient capables de négocier, d'animer, d'entraîner, d'écouter, d'impliquer, de prendre des risques calculés, de trouver des équilibres entre différentes tendances, entre l'intérieur et l'extérieur de l'établissement, entre les parents et les gens d'école, etc. Il est évident que tout cela s'apprend, mais représente pour certains un très long chemin, assez aléatoire et douloureux, alors que pour d'autres, c'est plutôt une consolidation et un élargissement de savoir-faire déjà mis en œuvre dans leur classe, dans une association ou dans d'autres fonctions d'autorité.

Pour aller dans ce sens, il faut accepter de nommer des gens pas faciles, qui auront une forte personnalité et donc parfois un sale caractère, qui ne seront pas dociles, qui s'identifieront à leur établissement ou à leur circonscription, qui compliqueront donc de temps en temps la vie des directions générales. On ne peut favoriser en même temps l'autonomie et l'orthodoxie. Les directions générales devront à l'occasion "se faire violence" pour choisir des cadres qui, parce qu'ils ont le format voulu pour une école décentralisée, ne seront pas des interlocuteurs de tout repos.


3. Faciliter les transitions
et l'entrée en fonction

Le flou, les interrègnes, les rumeurs et les fantasmes de succession, les pressions et les plébiscites laissent des traces dans la vie d'organisations où le consensus et la confiance ne sont plus donnés d'avance, où le climat évolue facilement vers la nervosité et la méfiance en situation d'incertitude.

On connaît des cas où l'ancien et le nouveau titulaire ne se sont jamais rencontrés ou ont refusé de coopérer. Très souvent, ils n'ont pas l'occasion de travailler ensemble un certain temps et la transmission des dossiers est une opération ponctuelle. Or dans la situation actuelle, l'état de grâce est très court, il faut faire face aux problèmes immédiatement. Il serait donc préférable :

On pourrait aussi instituer un soutien plus substantiel des nouveaux directeurs et inspecteurs au cours de leur première année de fonctionnement, soit en confiant explicitement cette tâche à un membre de la direction générale, soit en facilitant un accompagnement par un ou deux collègues plus expérimentés. En discutant avec des cadres nommés au cours des dernières années, on constate que ça ne va pas de soi, que beaucoup ont vécu leur prise de fonction dans une certaine solitude, commettant de ce fait des erreurs évitables.


4. Favoriser une formation sur mesure

On ne gère pas une circonscription ou un établissement scolaire comme le service des automobiles ou le cadastre. Certes, il y a des savoir-faire communs à toutes les fonctions d'autorité. Mais il y a aussi beaucoup de fonctionnements spécifiques, compte tenu de la nature du travail scolaire, des usagers particuliers du système éducatif (enfants et adolescents, travaillant à apprendre, dépendants d'une famille, obligés d'aller à l'école) et des caractéristiques spécifiques des professionnels (niveau élevé de formation, poids des savoirs, composante relationnelle forte du métier, individualisme et autonomie, décentralisation géographique, etc.).

Pour diriger un collège regroupant plus de cent maîtres et plusieurs centaines d'élèves, il faut une formation ad hoc en un double sens :

Sans entrer ici dans le détail, on peut suggérer que, comme dans beaucoup de professions complexes à dominante relationnelle, la formation doit s'ancrer d'abord dans une réflexion sur la pratique, une mise à distance, la recherche de régularités, de schémas, d'instruments à partir de l'expérience et de l'étude de cas. Il faut donc des formateurs à la fois crédibles quant à leur qualification et leur familiarité avec le terrain des classes et des établissements, et capables, par leur formation, leur statut, leur disponibilité, d'impliquer des cadres dans une réflexion sur l'autorité, la communication, l'organisation, la vie dans les établissements, etc.

Une partie de la formation passera par l'échange entre cadres confrontés à des problèmes similaires, donc par la rupture de l'isolement et la lutte contre le "cela va de soi" dans un métier où plus rien ne va de soi. Un échange organisé, animé, dans des conditions favorables à la prise de parole et à la confiance mutuelle.


 5. Développer et diffuser une
culture professionnelle explicite

Si l'institution veut privilégier un certain style de direction, il faut, sans imposer une norme, qu'elle émette des messages clairs quant à la conception qu'elle défend de l'animation des circonscriptions ou des établissements. Il s'agit moins ici d'énoncer une bonne fois un profil idéal que de favoriser une réflexion régulière sur l'exercice de l'autorité et de l'animation dans les établissements, à propos de toutes sortes de cas concrets, crises, conflits, problèmes inédits qui sont autant d'occasions positives de réfléchir sur le rôle du chef d'établissement ou de circonscription et les compétences qu'on en attend.

Sans tomber dans la phraséologie à la mode dans les entreprises, il importerait d'insister sur le fait que diriger n'est pas enseigner, que c'est un autre métier, donc un métier nouveau pour un enseignant même expérimenté, un métier qui demande d'autres compétences, un autre rapport à la réalité, une autre identité, d'autres relations avec les élèves, les parents et les enseignants.

C'est d'autant plus nécessaire qu'à l'intérieur de l'école presque tous les cadres ont été enseignants et se plaisent à croire que c'est la compétence de base, la culture professionnelle de référence, voire leur "véritable identité". Or cette familiarité avec la pratique pédagogique fait écran : elle empêche de voir que les fonctions d'autorité mobilisent des représentations, des concepts, des savoir-faire politiques, administratifs, budgétaires, relationnels, intellectuels qui n'ont pas d'équivalent dans la salle de classe et ne se forment pas spontanément, même en vingt ans d'enseignement qualifié.

Or tout se passe comme si c'était évident, comme si chacun avait les moyens et l'envie, dès le moment où il accède à une fonction d'autorité, de réinventer la poudre dans son coin. On sous-estime constamment l'importance des représentations partagées, ou on a l'illusion que quelques textes bien faits dispensent d'une conversation permanente sur ces thèmes.

Exercer une autorité, c'est participer d'une culture professionnelle explicite et vivante. Pour que l'autorité favorise l'autonomie, la responsabilité, l'initiative des autres acteurs, cette culture doit être partagée au delà du cercle des cadres et faire partie de la culture commune des établissements, des circonscriptions et des ordres d'enseignement.

Cette culture doit toucher à la gestion proprement dite, cela va de soi. Il importe plus encore qu'elle permette de parler de l'animation, du travail d'équipe, du respect des différences, de l'écoute, de la capacité de communiquer, de créer un climat de confiance, de susciter des projets, de galvaniser les énergies, de susciter le débat, de traiter les conflits et les crises. Certes, ces thèmes sont plus difficiles, pour deux raisons au moins :

C'est pourtant sur les terrains les plus brûlants qu'une culture commune et explicite est la plus utile. C'est la seule façon de ne pas laisser le champ libre à ceux qui ont intérêt à conserver le plus de flou possible sur ce que représente la direction d'un établissement ou d'une circonscription.


6. Multiplier les renforcements positifs

Il ne suffit pas de dire, dans l'abstrait, à quoi devrait ressembler une gestion d'établissement plus autonome et plus participative. Il faut que les inspecteurs et les directeurs qui prennent des risques et font des efforts dans ce sens soient encouragés, reconnus, valorisés plus souvent et plus explicitement. Non pas donnés en modèle à leurs collègues, mais soutenus par les directions générales dans les moments difficiles, mis à contribution dans le fonctionnement des conseils et des conférences, nantis de ressources ou de franchises supplémentaires pour aller plus loin.

Pour cela, il faut que les directions générales aient une image assez concrète de ce qui se passe dans les services, les établissements et les circonscriptions, non pour contrôler mais pour comprendre à quels problèmes, incertitudes et conflits sont confrontés les cadres dans leur terrain. Ici encore, il ne suffit pas d'avoir été directeur ou inspecteur pour savoir… Il est douteux que le fonctionnement ordinaire des conférences et conseils de direction favorise cette information. Il semble plus propice de miser :

Peut-être serait-il judicieux qu'au sein des directions générales quelqu'un soit plus spécifiquement chargé des relations avec les établissements ou les circonscriptions et leurs responsables, non pour la gestion mais pour l'information, la formation, le soutien, le renforcement.


7. Le jeu en vaut-il la chandelle ?

Logiquement, il conviendrait d'énoncer dans l'ordre :

Plus pragmatiquement, j'ai commencé par la fin, en laissant dans l'implicite certains présupposés. Il faudrait du temps pour développer une conception d'ensemble. Peut-être est-il plus sage de viser un partage progressif de ces préoccupations. Penser au centre, dans tous ses détails, une structure décentralisée, n'est pas la meilleure façon d'en favoriser l'émergence ou le renforcement. On saura mieux ce qu'est un système participatif et décentralisé et ce qu'il exige des cadres lorsqu'on aura fait encore un bout de chemin dans ce sens.

On se dira peut-être que pour mettre en œuvre les orientations esquissées ici quant au choix et à la formation des cadres, il faudrait y investir une énergie démesurée, alors que les directions générales ont tant de problèmes plus urgents à résoudre. Mais tout se tient : à l'intérieur d'une organisation comme le DIP, l'autonomie des établissements et des circonscriptions a pour principal objectif de décentraliser les capacités de résolution de problèmes. Or cela passe, notamment, par une autre sélection et formation des cadres, sachant qu'" il vaut mieux enseigner à pêcher que de donner un poisson… "


Quelques références

Gather Thurler, M. (1993) Amener les enseignants vers une construction active du changement. Pour une nouvelle conception de la gestion de l’innovation, Education et Recherche, n° 2, pp. 218-235.

Gather Thurler, M. & Perrenoud, Ph. (1991) L'école apprend si elle s'en donne le droit, s'en croit capable et s'organise dans ce sens !, in Société Suisse de Recherche en Education (SSRE), L'institution scolaire est-elle capable d'apprendre ?, Lucerne, Zentralschweizerischer Beratungsdienst für Schulfragen, pp. 75-92.

Hutmacher, W. (1990) L'école dans tous ses états. Des politiques de systèmes aux stratégies d'établissements, Genève, Service de la recherche sociologique.

Perrenoud, Ph. (1989) Généraliste honoris causa, un métier d'avenir ?, Journal de l'enseignement primaire (Genève), n° 15, pp. 20-23.

Perrenoud, Ph. (1989) Échec scolaire : recherche-action et sociologie de l'intervention dans un établissement, Revue suisse de sociologie, n° 3, pp. 471-493.

Perrenoud, Ph. (1990) Décentralisation, mode d'emploi !, Journal de l'enseignement primaire (Genève), n° 25, pp. 23-27.

Perrin, J. (1991) Un autre pouvoir pour continuer à enseigner : vers une autorité négociée ?, Genève, Cycle d'Orientation, Collège des Grandes Communes.

Sommaire


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