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La fabrication de l'excellence scolaire : du curriculum aux pratiques d'évaluation, Genève, Droz, 2e éd. augmentée 1995 (1ère éd. 1984). |
De la fabrication de lexcellence
scolaire
à la fabrication de léchec
Post scriptum
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
l'éducation
Université de Genève
1995
1. Evaluation et métier délève2. Lacteur et le système : évaluation et communication
3. Transposition didactique et travail scolaire
4. De la fabrication de lexcellence à la fabrication de léchec
5. Démocratisation et différenciation de lenseignement
Sur de nombreux points, louvrage de 1984 mériterait dêtre repris, nuancé, complété en fonction de travaux plus récents. Dajouts en réécriture, un nouveau livre verrait le jour. Jai reculé devant une entreprise aussi lourde et pris le parti, plus raisonnable, de proposer un post scriptum, qui relie plus explicitement louvrage à des débats contemporains.
Sur la thèse principale, je ne retranche rien. En 1984, le thème de lexcellence nétait pas encore à la mode, notamment dans le monde de lentreprise. Sa vogue, dailleurs en déclin, naffaiblit pas la nécessité danalyser une réalité plus stable : lécole fabrique inévitablement des formes et des normes dexcellence. Elles sont constitutives de son identité, inséparables de la mission quon lui assigne et de la légitimité quon lui reconnaît à une époque et dans une société données. Formes et normes dexcellence, non sans être diversement interprétées, sont appliquées à lensemble des apprenants, au gré de procédures et de pratiques dévaluation formelle et informelle. Ces jugements produisent généralement des classements dans les diverses disciplines scolaires. Ces hiérarchies dexcellence fondent les jugements de réussite ou déchec et, en dernière instance, les décisions de sélection, dorientation, dexclusion, de certification. On ne peut donc rien comprendre à la marche et aux fonctions des systèmes éducatifs sans décrire et expliquer la fabrication de lexcellence scolaire.
Les formes et des normes dexcellence varient dun système ou dune époque à lautre, comme le montrent les études comparatives ou historiques. Elles se diversifient aussi selon les niveaux denseignement et les filières. " Bien écrire " ou " Bien dessiner " na pas le même sens à lécole élémentaire, dans un lycée ou dans une école professionnelle. Les procédures et les pratiques dévaluation ne sont pas immuables et saccordent à lesprit du temps, à létat du dialogue entre lécole et les familles, aux options didactiques dominantes. Dans chaque société, dans chaque région, peut-être dans chaque établissement et dans chaque classe, la fabrication de lexcellence scolaire adopte un visage singulier. On nen finirait pas de recenser des représentations et des pratiques spécifiques. Mais ce ne se sont que variations sur une trame commune qui, elle, na pas fondamentalement changé.
Il me paraît plus intéressant de construire des liens avec de nouvelles problématiques, de montrer que lévaluation fait partie dun système, ce qui implique, on le verra en conclusion, quon ne peut la transformer isolément !
Expliquer léchec scolaire, tel était mon point de départ. Or, javais buté sur un obstacle inattendu : la faible place accordée, dans les années 1970-80, à une interrogation sur la nature même de la réussite et de léchec. Chacun savait quen dernière instance ce sont des évaluateurs, notamment des maîtres, qui jugent les élèves. On reconnaissait donc une marge derreur et certains biais systématiques. Mais la critique docimologique de la notation ne mettait nullement en doute la substance des formes et des normes dexcellence scolaire. Elle contestait simplement lobjectivité, la validité, la fidélité dune évaluation empirique fort éloignée des canons de la psychométrie.
Il paraissait aller de soi que, dès lors quelle enseigne les savoirs et les savoir-faire inscrits à son programme, lécole est en droit den exiger la maîtrise au moins partielle. Réussir à lécole revient à manifester cette maîtrise, donc, semble-t-il, à faire la preuve quon sest approprié ces savoirs et savoir-faire. Cest ce que les examens et les autres modalités dévaluation prétendent vérifier. On peut concéder que les notes attribuées par les professeurs sont moins stables et précises que les scores à des tests standardisés de connaissances, tout en persistant à croire que ces instruments mesurent bel et bien la maîtrise des savoirs et savoir-faire inscrits au programme. Cherkaoui (1979) raisonnait par exemple sur les " paradoxes de la réussite scolaire " à partir des enquêtes de lIEA, faisant comme si ces instruments de recherche, construits à partir dune douzaine de programmes nationaux, mesuraient les mêmes acquis que les évaluations scolaires courantes. Or, ce nest pas le cas. Le dénominateur commun de douze programmes de mathématique au niveau secondaire sapproche sans doute dune définition canonique du savoir quon peut exiger dun adolescent dans ce domaine. De là à imaginer que chaque professeur de mathématique exige léquivalent de chacun de ses élèves, il y a un pas infranchissable.
La situation diffère selon que lévaluation prend la forme dexamens de fin dannée ou de fin de cycle détudes, ou dun contrôle continu des connaissances. Dans le premier cas, même si ce sont les professeurs qui font passer et qui corrigent les examens, lévaluation est en partie pensée pour elle-même, à partir des programmes plutôt quà partir des pratiques pédagogiques et des contenus effectifs de lenseignement. Pourquoi conserve-t-on un système dévaluation aussi peu fiable et qui encourage au bachotage ? Parce quil donne une certaine garantie déquité, parce que lexamen fait abstraction des modalités de sa préparation et donc du travail scolaire qui le précède. Cette logique est à son comble lorsque lexamen est organisé tout à fait indépendamment des écoles qui y préparent. Certes, cette indépendance nest jamais totale : où recruterait-on les auteurs des épreuves, les correcteurs et les examinateurs de loral, sinon au sein du corps enseignant ? Cependant, dans le cadre dun examen national, chaque candidat " tombe ", comme on dit, sur un examinateur inconnu, qui ne sait rien de son travail de lannée et le juge sur la performance dun jour, hors de tout contexte, de toute histoire commune, de toute obligation réciproque. Un tel système, aussi centralisé soit-il, névite ni les erreurs, ni les biais, ni les divergences dinterprétation dans la notation, mais il garantit effectivement, du moins sur le papier, une évaluation fortement appuyée sur les textes, autrement dit sur ce que les candidats sont censés savoirs et sur ce que les professeurs sont censés leur enseigner.
Il se trouve quaujourdhui, la fabrication de lexcellence scolaire passe de moins en moins par des examens. Même au niveau du baccalauréat, dans de nombreux systèmes éducatifs, on tient compte du travail de lannée, parce que cela paraît plus intelligent et équitable. Lorsquil subsiste des examens, ils se passent dans le cadre de la classe et de létablissement, sur la base dépreuves sommatives élaborées par les professeurs, qui ressemblent aux travaux écrits quils administrent tout au long de lannée scolaire. Lévaluation est donc de plus en plus continue, imbriquée au travail scolaire quotidien. Cest donc de ce dernier quil faut partir pour comprendre de quoi est faite la réussite scolaire (Perrenoud, 1986 a). Doù mon intérêt pour le métier délève (Perrenoud, 1994 a, 1994 g) et le curriculum réel (Perrenoud, 1993 a).
Lexcellence scolaire nest pas et ne saurait être la simple traduction " opérationnelle " des conceptions de lexcellence qui sous-tendent implicitement ou explicitement les textes officiels, et notamment les programmes ou les listes dobjectifs. Pour une raison simple : la plupart des professeurs névaluent pas en fonction des programmes, mais de ce quils ont ou pensent avoir enseigné.
Lévaluation continue se situe dans le prolongement des tâches scolaires quotidiennes, pour au moins deux raisons majeures :
Le travail scolaire et les évaluations formelles se déterminent donc réciproquement. Toutefois, il ny a pas absolue symétrie. Certes, lenseignant anticipe sur lévaluation et choisit la forme et le niveau des exercices en fonction de ce quil peut et doit exiger lors de lévaluation notée. Il ne peut cependant saffranchir du programme. Les contenus des tâches sont donc largement influencés par les objectifs et les programmes. Mais seul un observateur naïf pourrait croire aujourdhui que les contenus de lenseignement sont la pure et simple application des textes.
Dans les organisations, les règles sont loin dêtre toujours respectées. On pourrait trouver à ces écarts de multiples interprétations superficielles : fantaisie, paresse, manque de sérieux, goût du risque, ignorance des règles, incompétences, etc. Ces explications mettent laccent sur limpossibilité de contrôler les conduites individuelles, à moins de mettre un inspecteur derrière chaque personne. La sociologie du travail et des organisations suggère que lécart tient souvent à la nature même du travail et à limpossibilité de laccomplir dans le respect des règles. Un chauffeur routier, aujourdhui, est structurellement poussé à enfreindre les règles, en raison de la pression quexerce la concurrence sur chacun. Même dans les centrales nucléaires ou les compagnies aériennes, la sécurité nest pas absolue, non pour des raisons techniques, mais parce que les précautions entrent en conflit avec la production et la tenue des échéances. On sait dailleurs que la grève du zèle peut paralyser nimporte quelle organisation : si chacun respecte toutes les règles, plus rien ne bouge
Lécole néchappe pas à cette nécessité dun " à peu près " fonctionnel. Personne ne sattend à ce quun enseignant aille au fond de chaque chapitre pour lensemble des élèves. Sil le faisait, il couvrirait le quart du programme. Or, précisément, son contrat est de couvrir le tout, bon an mal an. Le travail scolaire est fortement lié à la nécessité de progresser, de tourner les pages dans le " texte du savoir " (Chevallard, 1985). Le contrat est aussi de néjecter aucun élève en cours dannée, sous peine de désorganiser la gestion des flux. Ou alors de façon exceptionnelle, et plutôt pour mauvaise conduite que pour résultats insuffisants. La logique du système est de gérer ces problèmes en fin dannée scolaire, au moment où on redistribue les élèves entres les classes, les niveaux, les filières. Un professeur est aussi, implicitement mais fermement, invité à ne pas ajouter plus que de raison au contentieux entre les parents et lécole à propos de lévaluation et de la sélection. Et de même, à ne pas entrer en conflit ouvert avec ses élèves (Montandon et Perrenoud, 1994). Un établissement peut saccommoder dun ou deux " fauteurs de troubles " justement parce que, dans les autres classes, il ny a rien à signaler !
En fin dannée, les contraintes sont différentes, mais non moins fortes : aucune école ne peut " se permettre " des redoublements trop massifs, mais elle évite aussi de se singulariser par une sélection trop douce, qui suggérerait un certain laxisme et ferait craindre une " baisse du niveau ". Les professeurs nont donc pas une immense marge de manuvre. Comme les divers ateliers dans une usine, ils sont invités à respecter une norme de productivité qui, même si elle est non écrite, saccompagne de sanctions directes ou indirectes en cas de déviance répétée. Un professeur qui note " trop sec " nuit à la réputation de létablissement aussi bien que celui qui tombe dans lexcès inverse, en fonction des normes locales. Les marges restent importantes, mais personne ne se sent entièrement libre. Chacun est donc conduit, plus ou moins consciemment, à adapter son enseignement aux attentes diffuses de son entourage plutôt quà la lettre des programmes. Le jeu avec les règles (Perrenoud, 1986 b) nest pas, en matière dévaluation comme dans dautres domaines, le gage dune réelle liberté de lacteur, autrement dit dune liberté dont il disposerait à sa guise. Sa liberté lui permet tout juste dassurer sa position, voire sa simple survie dans lorganisation, en saccommodant des contradictions du système et en tenant compte dattentes qui, pour nêtre pas explicitement mentionnées dans son cahier des charges, nen sont pas moins effectives. La sociologie des organisations vaut aussi pour les écoles : la poursuite des objectifs affichés nest quune des " logiques daction " à luvre. Ce qui ne signifie pas que chacun fait ce quil veut, mais quil navigue au plus près entre divers écueils. Loin dêtre un processus impersonnel, la fabrication de lexcellence passe par un ensemble de pratiques sociales qui sont autant de stratégies et de contre-stratégies, dont les enjeux sont multiples. Établir la valeur scolaire dun élève nest pas le seul, même sil correspond à la rationalité déclarée de lévaluation. Chevallard (1986) montre par exemple fort bien que la notation, loin dêtre une mesure, est dabord un message adressé à chaque élève, mais surtout au groupe-classe, que lenseignant sen sert comme un cavalier de ses éperons, pour mobiliser ses élèves, maintenir leur investissement au dessus du seuil censé permettre à la classe de parcourir le programme de lannée et à la majorité des élèves den maîtriser une partie décente.
La psychologie expérimentale et les sciences de léducation ont été et restent tentées de concevoir lévaluation scolaire comme une mesure. Une mesure certes imparfaite, biaisée, donc à améliorer, mais une mesure. Or, sans dénier cette approche, il importe de rappeler que le souci de la mesure objective pour la mesure objective nexiste, au mieux, que dans le domaine de la recherche pure. Tout jugement dexcellence sinscrit dans la trame des rapports sociaux et représente un coup, en un double sens : un bon ou un mauvais coup pour celui qui est " frappé " par lévaluation, et un coup stratégique pour celui qui frappe à un moment, sur un terrain et en vertu dexigences quil fixe ou module en général de façon unilatérale. Nul jugement dexcellence nest gratuit, il a toujours une dimension pragmatique. Lorsquil a été formulé, rien ne peut être comme avant, lévalué doit vivre avec une nouvelle donnée, qui confirme ou corrige son image de soi, renforce ou affaiblit sa position dans les transactions sociales, loblige à réagir.
Lévaluation a donc fortement partie lié avec la communication, non seulement parce quelle sen sert comme dune médiation, mais parce quelle participe de la régulation des interactions pédagogiques et didactiques dans la classe (Weiss, 1991). Cardinet (1988), allant au bout de cette logique, propose de concevoir la maîtrise comme une communication réussie, on pourrait dire aussi comme une construction sociale qui ne vaut quhic et nunc, dans le cadre dune transaction entre deux acteurs. Peut-être peut-on soutenir cette thèse, mais en sachant quelle est inacceptable pour les acteurs, quils ont besoin de croire quils cernent la vraie valeur. Il y a là, en tout cas, une approche possible de léchec scolaire comme défaut ou échec de communication entre lélève et lenseignant. Si lévaluation sinscrit dans une pragmatique pédagogique, sert les stratégies de lenseignant, se construit en fonction de ses propres enjeux (gestion de classe, progression dans le programme, réputation auprès des parents et des collègues, etc.), on peut envisager que lélève ne comprenne pas les codes ou résiste aux stratégies de lenseignant, bref, " ne joue pas le jeu " et que cela soit, davantage que son " incompétence " ou son " ignorance ", la source de son échec scolaire.
On aurait tort de rapporter les variations des contenus de lenseignement et du travail scolaire, donc de lévaluation, au simple jeu des acteurs, de leurs jugements et de leurs stratégies dans une organisation quelconque. Au-delà des traits communs à tous les systèmes sociaux, la sociologie sefforce de comprendre ce quil y a de spécifique à des activités particulières, du fait de leur contenu et de leur contexte. Dans un hôpital, on joue avec la vie et la mort, la souffrance, la peur, et ces enjeux modulent fortement les jeux de pouvoir et de territoire, en leur donnant par exemple une dimension existentielle, voire métaphysique, quon ne trouve pas dans un hypermarché. A lécole, on " joue " avec lenfance et ladolescence, avec le savoir et lapprentissage, avec des rapports pédagogiques et des dynamiques de groupe sans équivalent dans dautres organisations.
Si les contenus de lenseignement ne sont pas toujours la traduction fidèle des programmes, ce nest pas seulement à la manière dont les comportement effectifs des automobilistes sécartent du code de la route, ou le fonctionnement dun atelier des normes édictées par le " bureau des méthodes ". Cest dabord parce que, pour faire apprendre, il faut faire subir aux savoirs une transposition que jappelais en 1984 " pragmatique ", assez proche de ce quaujourdhui on nomme, plus couramment, transposition " didactique ".
Entre 1982 et 1984, Viviane Isambert-Jamati me poussait amicalement à lire "Le temps des études", la thèse de Verret (1975), en mindiquant quil y avait beaucoup de proximité entre sa façon de percevoir les contenus de lenseignement et mon approche du curriculum réel. Las, louvrage nétait pas facile à trouver. Trop pris par lavancement de ma propre thèse, jai oublié ce conseil et je nai lu quun peu plus tard, trop tard, un livre peu connu, mais fondateur dune véritable sociologie des savoirs scolaires. Verret mettait en forme, magnifiquement, une intuition que Chevallard (1985) a fait connaître depuis : pour être " enseignables ", les savoirs doivent subir une transposition qui les rende compatibles avec les contraintes du système didactique.
Je maintiens quil sagit avant tout dune transposition pragmatique. Certes, la didactique des mathématiques a, dans la lignée de Chevallard, beaucoup insisté sur laltération des notions ou des théories mathématiques au long de la chaîne de transposition. Cette transposition dordre " épistémologique ", qui fascine les didacticiens centrés sur les savoirs savants, nest cependant quune partie dune transposition requise par une mission impossible : amener des élèves qui, souvent, nont rien demandé, à construire des savoirs en respectant les rythmes et les fonctionnements dune école de masse.
On a pu croire longtemps que le savoir se transmettait dun esprit à un autre esprit par la médiation du verbe. On sait désormais que cela ne fonctionne que pour des savoirs élémentaires, qui sont plutôt des informations. Peut-être suffit-il quon me dise une seule fois comment me rendre à la gare pour que je le " sache ". La transmission, sur ce mode, de savoirs plus complexes ne vaut que pour une minorité desprits assez vifs pour " suivre le fil " dun discours magistral et, sur cette seule base, reconstituer, comprendre et retenir des savoirs organisés. Au début du siècle, 4 % des jeunes dune classe dâge fréquentaient les lycées français ; on pouvait alors, sans doute, sen remettre une cette pédagogie essentiellement discursive et la transposition didactique se bornait au lycée à un zeste de mise en forme et à lélaboration dune progression raisonnable dans la discipline.
Dans la plupart des écoles du monde, aujourdhui, on accueille non plus les " héritiers ", issus des classes favorisées, mais des élèves de toutes classes sociales, de toutes provenances, de tous rapports au savoir. On ne peut prétendre les instruire en leur " racontant " les savoirs, à charge pour eux de se les approprier par cette seule voie. Même luniversité de masse a introduit les exercices et les travaux dirigés. Enseigner, cest transformer les savoirs en tâches, en activités, en exercices, en projets à réaliser. Selon quon se réclame dune pédagogie plus traditionnelle ou plus active, on ne privilégiera pas les mêmes tâches et les mêmes situations dapprentissage, mais les enseignants auront un problème commun : mettre au travail, heure après heure, jour après jour, vingt à trente élèves réunis dans leur classe, quil vente ou quil pleuve, et même les jours de beau temps, lorsque chacun, même le professeur, a la tête ailleurs.
Métier délève et métier denseignant sarticulent dans cet espace de travail commun, où lun accomplit les tâches que lautre lui assigne ou mieux, lamène à assumer " spontanément ". Comme tous les métiers, ils mobilisent des savoirs pour faire quelque chose, par exemple pour opérer sur des nombres, des textes, des informations comme dautres opèrent sur des matériaux de construction ou des valeurs boursières. Tel est le lot des élèves et des maîtres, là senracine la transposition didactique, dans cette nécessité de traduire les programmes en une litanie dactivités et de situations dapprentissage. Quon les vive dans la routine et lennui, ou comme une aventure exceptionnelle, change quelque chose dans le rapport au savoir et le sens de la tâche, mais nabolit pas lessentiel du travail de lenseignant : alimenter le travail des élèves, à la manière dont les chauffeurs des locomotives à vapeur navaient de cesse de jeter du charbon dans la chaudière.
La classe est une machine qui consomme de façon effrénée des tâches et des situations qui doivent à la fois se ressembler, pour produire certains effets dapprentissage, et se renouveler, pour assurer à la fois la mobilisation des élèves et la progression dans le programme. " Quest-ce que je pourrais bien leur faire faire ? ", se demande lanimateur inexpérimenté dun groupe denfant, par exemple en colonie de vacances, lorsquil a épuisé tous les jeux. Lenseignant est à la fois en meilleure et en moins bonne posture. Virtuellement, il dispose dune inépuisable réserve de tâches, puisquil a constamment limpression de ne pas arriver à " couvrir le programme ". Pour que ces tâches virtuelles puissent être proposées aux élèves, il faut cependant les mettre en forme. Là est peut-être le coeur de la transposition didactique, dans un dilemme permanent, loscillation entre deux tentations, un idéalisme impraticable et un réalisme inconfortable. Le souci dêtre cohérent et créatif pousse lenseignant à élaborer des tâches sur mesure, en fonction de ce quil a vraiment enseigné, du niveau et des attitudes des élèves, de ce qui résulte dune négociation avec eux, des préférences didactiques de lenseignant, de son propre rapport au savoir. Mais aller constamment dans ce sens, cest sépuiser à inventer des situations et des moyens denseignement ou dapprentissage originaux. Doù lautre tentation, celle de puiser dans le vaste réservoir du " prêt-à-enseigner ", mis sur le marché (au sens propre ou au sens métaphorique) par les éditeurs, les centres de documentation, les formateurs et lensemble de la noosphère (Chevallard, 1985). Le " prêt-à-enseigner " a les mêmes avantages et les mêmes limites que le " prêt-à-porter " : il demande moins de temps, juste quelques essais, mais ne correspond pas toujours à tous les besoins du consommateur. Viendra peut-être le jour où la division du travail mettra à la disposition dun enseignant qualifié quelques auxiliaires capables de lui fabriquer des situations et des moyens sur mesure. Pour linstant, il ne dispose, dans le meilleur des cas, que de " préparateurs " et ne peut, comme un dentiste ou un ingénieur, passer une commande à un " technicien en ingénierie didactique " qui lui fera exactement ce dont il a besoin. Le " sur mesure " ne peut être délégué et exige donc que lenseignant y investisse son propre temps. Même sil est très créatif, très efficace et très organisé (anticipation, reprise de ce quil a fait dautres années), sa disponibilité a des limites et, pour " tourner ", il alimente une partie de sa classe avec des situations et des exercices conçus par dautres. Une fraction des enseignants, sans doute davantage dans le secondaire, ne tentent même pas, sils lont jamais fait, de créer des tâches originales et se contentent de puiser dans ce que leurs collègues, les institutions et les éditeurs mettent à leur disposition.
Le curriculum réel est, au moins autant que des leçons magistrales, fait de ces tâches successives. La transposition didactique se heurte à des contraintes épistémologiques ou pédagogiques quon rencontrerait dans nimporte quelle action denseignement et qui tiennent à la résistance même de lesprit au savoir et à lapprentissage (Astolfi, 1992 ; Develay, 1991, 1995). Au-delà de ces contraintes de base, le fonctionnement courant du métier denseignant et du métier délève en ajoute, dordre sociologique et économique. Il sagit denseigner dans une école de masse, à heures fixes, selon une division du travail, des méthodes et des programmes institués, ce qui rétrécit singulièrement les marges de négociation et dadaptation des enseignants aussi bien que des apprenants. Tout cela contraint fortement lévaluation continue.
Les jugements globaux de réussite et déchec sont fondés sur des jugements dexcellence plus spécifiques. Toutefois, entre ces deux niveaux de fabrication, il ny a pas absolue continuité. Lécole enseigne plusieurs disciplines en parallèle, parfois dix ou quinze. Chacune définit une forme et une norme dexcellence, voire plusieurs lorsque a amené à coexister sous une même étiquette des champs de savoir distincts, qui a dautres époques ou dans dautres systèmes éducatifs, sont considérées comme des disciplines distinctes. Les normes en vigueur à un moment donné de la scolarité situent chacun des élèves astreints à suivre le même programme dans un espace à n dimensions : un élève de onze ans peut être bon en calcul mental, moyen en géométrie et en orthographe, excellent en grammaire, ignorant en histoire, passionné de sciences, etc.
De ce profil contrasté, comment linstitution déduit-elle quil sagit globalement dun " bon " ou dun " mauvais " élève ? Comment juge-t-elle de la pertinence de mesures dappui pédagogique ? Comment décide-t-elle quun élève peut poursuivre sa progression dans le cursus ou quil doit, au contraire, redoubler ou être réorienté vers une filière moins exigeante ?
Ne nous arrêtons pas ici au détail des mécanismes de réduction de linformation. Ils sont aussi variés que les systèmes de notation, de pondération, de calcul de moyennes ou de profils de compétences minimales. Jinsisterai seulement sur la double logique de ces opérations :
Plus concrètement : un maître, un établissement ou un système ne peuvent se permettre de laisser le " respect aveugle " des procédures dicter des taux de sélection ou dorientation qui sortiraient nettement des limites institutionnellement, socialement, moralement ou économiquement " acceptables ". Les spécialistes du travail parleraient ici dune opposition classique entre " flux poussés " et " flux tendus ". La seule façon de réguler exactement des effectifs délèves admis dans un niveau ou une filière denseignement est de pratiquer un numerus clausus, donc dinstituer un concours. Dans une société affirmant le droit à léducation, cette pratique nest admise quexceptionnellement dans lenseignement public, lorsque la rareté ou le coût des ressources de formation le justifient. Les systèmes éducatifs doivent donc " se débrouiller " pour faire face aux flux délèves commandés par la démographie (natalité, mouvements migratoires) et les évaluations pratiquées en amont dans le cursus. Pour ne pas se trouver devant des fluctuations trop grandes ou des tendances trop rapides à la hausse (ou à la baisse), les organisations scolaires mettent en place des régulations qui, sans être aussi explicites et précises quun numerus clausus, permettent une gestion approximative des flux et des ressources. Pour cela, il est indispensable de moduler les évaluations des enseignants de sorte que leurs effets conjugués ne fassent pas sortir de " limites acceptables ". Il importerait par exemple détudier de près les mécanismes qui assurent une certaine stabilité des taux de redoublement et dorientation. Les variations aléatoires des pratiques des professeurs et des niveaux des classes se compensent en partie à large échelle. Cependant, on observe que le nombre délèves qui redoublent à la fin dun degré varie moins, dune classe à lautre, que le niveau moyen et la dispersion des niveaux des élèves. Tout se passe comme si chaque enseignant " se débrouillait " pour " produire " un ou deux élèves en échec, exceptionnellement trois ou aucun. Ce qui signifie à la fois :
Raison de plus de ne pas considérer lévaluation comme une mesure. Ou alors, comme une mesure un peu arrangée, de sorte quelle ne séloigne pas trop dune norme non écrite, non explicite, mais qui fonctionne. Lorsquun système donne ouvertement le mot dordre de faire diminuer le retard scolaire, le taux de redoublement diminue sans quon observe une élévation du niveau dinstruction. Chaque enseignant se sent simplement invité et autorisé à être un peu moins exigeant. A linverse, lorsque le chef dun établissement élitiste indique que les résultats à lexamen national sont en baisse, chacun " prend sur soi " de rétablir une sélection un peu plus dure dans les degrés antérieurs, de façon à élever le niveau des classes terminales.
Les attentes et le jugement des collègues comptent sans doute au moins autant que les incitations de linstitution. Hutmacher (1993) montre que le taux de redoublement tombe pratiquement à zéro lorsque le maître " garde ses élèves " dun degré primaire au suivant. Ce qui montre bien que le taux de redoublement nest pas lexpression du niveau scolaire " objectif " des élèves, mais un choix stratégique opéré en fonction de lenvironnement social (élèves, parents, collègues, autorité, milieu local), résultante dune navigation à vue entre un excès de laxisme et un excès de sévérité.
Léchec scolaire nest devenu que depuis quelques décennies un " problème de société " (Isambert-Jamati, 1985). Il y a eu des échecs dès lapparition de la forme scolaire et ils se sont évidemment accrus avec linstitution de la scolarité obligatoire à la fin du XIXème siècle. Mais jusquau milieu du XXe siècle, il apparaissait " dans lordre des choses " que tous les élèves ne réussissent pas à lécole. Il y a encore, de par le monde, des sociétés qui vivent paisiblement avec une forte sélection scolaire. Dautres, cependant, ont défini dambitieuses politiques de démocratisation des études, en refusant la fatalité de léchec. Avec au moins deux conséquences qui, depuis les années 1960, altèrent la " splendide sérénité " des mécanismes de fabrication de lexcellence scolaire :
1. Ces politiques promettent toujours plus quelles ne peuvent tenir. Il y a donc nécessairement une pression plus ou moins diffuse sur le corps enseignant pour que lévaluation atteste dune élévation du niveau, ou au moins de son maintien " en dépit de la démission des familles, des attitudes de la jeunesse, de la transformation des courants migratoires ou des nouveaux curricula ". Ce qui pourrait apparaître comme une stagnation serait alors un progrès, compte tenu de conditions économiques, démographiques ou politiques qui se dégradent. Disons que lévaluation des élèves est désormais connectée plus directement à lévaluation des systèmes de formation, des réformes, des politiques de léducation, et que cela ne va pas nécessairement dans le sens de la lucidité (Perrenoud, 1993 d).
2. Le second mouvement transforme les pratiques dévaluation dans un tout autre sens. Sauf lorsquelles sont de purs rideaux de fumée, les politiques de démocratisation veulent vraiment élargir laccès aux études et limiter léchec scolaire. Quil faille sauver la face lorsque le miracle ne se produit pas relève de la marche ordinaire des politiques publiques dans les pays démocratiques. On aurait tort de les réduire à des " effets de manches ". De nombreux systèmes éducatifs ont investi dans la lutte contre léchec scolaire de réels moyens, concentrés assez souvent sur des dispositifs dappui pédagogique, et plus globalement de différenciation de lenseignement et dindividualisation des parcours de formation (Huberman, 1988 ; Meirieu, 1989 ; Perrenoud, 1995 a). Lévaluation est alors redéfinie dans ses fonctions : avant dêtre une évaluation-bilan, ou " sommative ", comme disent les spécialistes, on linvite à être dabord " formative ", mise au service de la régulation des apprentissages en cours dannée (Allal, 1988, 1991 ; Cardinet, 1986 a et b ; Allal, Cardinet et Perrenoud, 1989 ; Perrenoud, 1991 a et b ; Allal, Bain et Perrenoud, 1983). Il nest plus question de situer immédiatement lélève sur une échelle dexcellence, en se bornant à prendre acte de sa position ; il importe au contraire den savoir le plus possible sur ses acquis et ses façons dapprendre, pour lui proposer des situations didactiques adaptées. Ce mouvement vers la pédagogie différenciée transforme progressivement les pratiques dévaluation dans les classes. Lécart reste immense entre les propositions des chercheurs ou des mouvements pédagogiques et les pratiques courantes des enseignants. La pédagogie différenciée et lévaluation formative qui en est indissociable ne sont pas encore mises en uvre à large échelle. Cependant, dans les systèmes éducatifs les plus soucieux de démocratisation, une fraction des établissements et des classes vont assez loin dans ce sens, et le reste du système évolue plus lentement dans la même direction.
Il sensuit, pour les mécanismes de fabrication de lexcellence scolaire, qui subsistent évidemment, deux conséquences de taille :
a. La contradiction entre différentes logiques de lévaluation, qui nest pas neuve, tend cependant à saccentuer. De nombreux établissements et de nombreux enseignants vivent une tension forte entre lévaluation quils doivent au système et celle quils veulent mettre au service des apprentissages. Il sagit non seulement de surcharge de travail, mais dattitudes antinomiques : dans un cas, lévaluation est une inquisition contre laquelle lélève se défend, dans lautre, on lui demande de mettre à nu ses failles et ses doutes, pour mieux laider. Ce double message est difficile à vivre, de part et dautre. Par ailleurs, limportance donnée à la régulation des apprentissages induit une forte résistance au bilan de fin dannée, dont larbitraire apparaît plus fortement. Cela pousse à un décloisonnement des degrés et à une extension de lattitude formative à des cycles détudes de plusieurs années, sans sélection intermédiaire (Perrenoud, 1994 f, 1995 a).
b. Linsistance mise sur lévaluation formative met fin à la séparation classique entre didactique et évaluation (Bain, 1988 ; Allal, 1988 ; Bain, Allal et Perrenoud, 1993). Sil faut évaluer des compétences, des procédures, des rapports au savoir, des méthodes de travail, des styles dapprentissage, ce ne peut être quà travers des situations de travail complexes, non à travers des épreuves ou des tests détachés des séquences denseignement-apprentissage. La séparation traditionnelle entre le temps de lenseignement-apprentissage et le temps de lévaluation est ébranlée, donc aussi lautonomie relative des mécanismes de fabrication de lexcellence scolaire (Perrenoud, 1988 a, 1988 b). On peut même envisager que ces nouvelles pratiques aillent vers une diversifications des formes et des normes dexcellence (Perrenoud, 1991 d).
Lévaluation est au coeur du système didactique, de ce que jai appelé un octogone de forces (Perrenoud, 1993 b). Toucher à lévaluation, cest toucher aux échanges entre les familles et lécole ; à lorganisation des classes et aux possibilités dindividualisation ; aux méthodes d'enseignement ; au contrat didactique, à la relation pédagogique, au métier délève ; à la concertation et au contrôle dans les établissements ; aux programmes, aux objectifs, aux exigences ; au système de sélection et dorientation ; aux satisfactions personnelles et professionnelles des enseignants.
A linverse, vouloir favoriser des méthodes actives, un autre dialogue avec les familles, des didactiques nouvelles, une pédagogie différenciée, le recours aux technologies informatique ou le travail en équipe touche à lévaluation, de même que tout changement de programme et de structure.
Même lorsquon ne vise pas directement lévaluation, on ne peut sen désintéresser, parce quelle fonctionne comme un verrou, un frein au changement des pratiques (Perrenoud, 1992 b). Les travaux récents sur lévaluation (par exemple Gather Thurler, 1993, 1994 a et b) insistent sur limplication des praticiens dans le changement et sur une approche systémique. De nombreuses réformes ont échoué, alors quelles se fondaient sur des idées pertinentes, parce que les innovateurs navaient pas perçu la part dutopie rationaliste dans leur modèle (Perrenoud, 1988 b), les deuils quil exigeait des enseignants (Perrenoud, 1995 a, chapitre 4 et 5), les déséquilibres quil introduisait dans le système didactique, et notamment les tensions nouvelles quil induisait entre les logiques de lévaluation formelle, du contrôle continu du travail scolaire, du contrat didactique. Ces contradictions saccentuent lorsque les réformes, au-delà des programmes et des structures, mettent laccent sur les pratiques et insistent sur les nouvelles approches didactiques, la construction de compétences (Perrenoud, 1991 c ; 1995 b), le transfert des connaissances.
Lévaluation nest ni lalpha ni loméga du système, simplement une de ses composantes majeures. La fabrication de lexcellence scolaire et de léchec traversent toutes les structures, tous les curricula, toutes les organisations de classe et détablissements. Il est donc plus que jamais nécessaire de développer une sociologie de lévaluation (Perrenoud, 1989 b) qui se dégage de la perspective pragmatique - améliorer lévaluation ou la rendre plus équitable - pour mieux comprendre son fonctionnement et ses fonctions dans le système éducatif.
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