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Dix non dits ou la face cachée
du métier denseignant
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1995
I. Les non dits
Limage publique dun métier constitue un enjeu de taille, tant pour les professionnels que pour les organisations qui les forment ou les emploient. Elle le rend visible, le situe par rapport à dautres, identifie des tendances, des points forts, des points faibles. Aucune corporation professionnelle ne peut être indifférente à son image publique, dans la mesure où sa réputation en dépend, donc aussi le prestige, le revenu, le pouvoir de ses membres. Elle tend assez naturellement à pratiquer la défense et lillustration du métier, donc à parler de lenseignant " digne de ce nom ", du métier tel quil devrait être. LÉtat et les autres pouvoirs organisateurs de lécole définissent et contrôlent largement, pour leur part, les compétences, les conditions de recrutement, la formation initiale ou continue des enseignants quils forment ou emploient. Leur image publique leur importe donc tout autant, car elle se confond en partie avec limage de lécole elle-même. Les pouvoirs publics en rajoutent donc souvent dans le registre " défense et illustration " du métier denseignant, à la demande des intéressés dailleurs, qui se plaignent traditionnellement de nêtre pas assez soutenus par les responsables du système éducatif. Dans les moments où limage publique des enseignants nest pas flatteuse, les acteurs de lécole font taire leurs querelles intestines et reconstituent lunion sacrée contre leurs détracteurs, ceux qui décrient à la fois le métier et les organisations qui le sous-tendent.
Nul pouvoir ne peut espérer maîtriser intégralement son image publique. Même dans les Tass totalitaires, ceux qui contrôlent la presse et lopinion publique " officielle " ne peuvent empêcher les gens de penser et de dire tout bas ce quils pensent. Il se peut que la confrontation dimages, les unes trop positives, les autres trop négatives, favorise un certain équilibre dans lesprit de ceux qui cherchent à y voir clair et se disent que la " vérité " est sans doute " entre les deux ". La contradiction, cependant, nest pas un gage suffisant de lucidité. Elle évite simplement quune image simplificatrice et injuste domine lopinion.
Ce qui importe, pour former les enseignants, pour maîtriser le développement des systèmes éducatifs, les réformes de structures et de curricula, la lutte contre léchec scolaire, ce ne sont pas des jugements globalement équilibrés sur les enseignants, renvoyant dos à dos détracteurs et défenseurs inconditionnels. Pour construire un plan et des dispositifs de formation, mieux vaudrait procéder à lanalyse patiente de la complexité du métier, prendre en compte ce qui se dit publiquement, et contient une part de vérité, mais cerner aussi et peut-être dabord ce qui se trouve au cur des pratiques pédagogiques, mais ne peut pas se dire publiquement.
Pourquoi ne peut-on tout dire publiquement ? Pourquoi les divers aspects des pratiques et du métier denseignant ne trouveraient-ils pas leur juste contrepartie dans les images publiques ? La question peut paraître triviale : chaque organisation na-t-elle pas des cadavres dans le placard, chaque corporation professionnelle ses moutons noirs ? Il existe, dans tout corps constitué, à la marge, une fraction de gens en toute rigueur indéfendables, qui usurpent leur titre et la confiance quon leur fait. La corporation ne peut le reconnaître publiquement, sauf lorsque cest la seule façon de se protéger du risque, plus grave encore, de paraître couvrir linacceptable. Limage publique que propose une corporation professionnelle du praticien " moyen " est donc toujours plus rose que la diversité effective des pratiques et des professionnels. On met en exergue les praticiens les plus admirables, du fait de leurs compétences, de leur dévouement, de leur travail acharné, de leur droiture, de leur esprit innovateur. On minimise la part de ceux qui nont pas les qualifications requises, en font le moins possible, ne respectent par les règles déthique ou ne renouvellement pas leur formation. Pourquoi les enseignants seraient-ils, à cet égard, plus parfaits que les médecins, les policiers, les journalistes ou les notaires ? Et pourquoi auraient-ils intérêt, plus que les autres, à reconnaître ouvertement cette imperfection ?
Il serait fort intéressant de comparer la façon dont divers métiers tentent de cacher ou de minimiser leur part déchecs ou de " bavures ". Tel nest pas ici mon propos. Je ne mintéresse pas à la marge, mais à la page, à ce qui constitue le cur du métier tel que lexercent des enseignants ordinaires, normalement compétents et respectables. Il ne sagit donc pas des exceptions, quel que soit leur nombre, mais de la règle : lenseignement me paraît un métier dont quelques composantes principales sont ignorées ou largement édulcorées dans les images publiques du métier et même dans les images internes.
Janalyserai les non dits du métier denseignant en dix tableaux : 1. la peur ; 2. la séduction niée ; 3. le pouvoir honteux ; 4. lévaluation toute-puissante ; 5. le dilemme de lordre ; 6. la part du bricolage inefficace ; 7. la solitude ambiguë ; 8. lennui et la routine ; 9. linavouable décalage ; 10. la liberté sans la responsabilité.
Je reviendrai ensuite sur les raisons de ces non dits, ce que jappelle la comédie de la maîtrise et de la rationalité.
Le paradoxe de lanalyse sociologique est ici de tenter de formuler publiquement ce qui, habituellement, ne relève pas des images publiques. Pour entrer en matière, le lecteur est invité à abandonner un instant la fiction selon laquelle un enseignant digne de ce nom ne connaît ni la peur, ni livresse du pouvoir, ni la séduction, ni
Pourquoi dix non dits ? Le nombre doit plus au plaisir du jeu de mots quà lexistence, dans la réalité, de dix dimensions cachées du métier denseignant, pas une de plus ou de moins. Jajoute que linventaire proposé ici na pas de logique particulière et ne prétend pas être exhaustif. Il ne se fonde pas sur des certitudes scientifiques sans appel, mais plutôt sur un dialogue ininterrompu avec des enseignants, dans des groupes de formation ou des entretiens de recherche où ils parlent, sans trop de fard, de leur quotidien.
1. La peur
Peur, moi, vous voulez rire ? De quoi aurait-on peur ? Oui, daccord, dans les banlieues pourries, on a peur de retrouver sa voiture les pneus crevés, voire dêtre personnellement agressé. On a peur, éventuellement, de ne pas " avoir le dessus " en classe. Mais ce sont - encore - des situations marginales, même si elles concernent un nombre croissant détablissements touchés par la crise urbaine. Ces conditions extrêmes peuvent donc paraître étrangères à lessence du métier denseignant. Je crois au contraire quelles dévoilent lune des racines de la relation et des pratiques pédagogiques. Enseigner, cest notamment :
Entre la panique irrépressible du jeune enseignant projeté dans un collège sinistré de banlieue et les petites angoisses dun professeur aguerri installé dans une zone paisible, il ny a pas de commune mesure. Linstitution, la formation, lexpérience ont pour fonction, sinon de dominer totalement ces peurs, du moins de les ramener à des proportions raisonnables, ou simplement de les faire taire. " La France a peur ", a affirmé un jour un journaliste à la télévision ! Il généralisait pour mieux souligner la montée dun sentiment dinsécurité urbaine. Toute la France navait pas peur, pas plus que tous les enseignants ne tremblent chaque jour avant daller en classe. Peut-être serait-il été plus juste de dire quil ne faut pas grand chose pour que la peur revienne, pour que la pacification des rapports sociaux apparaisse soudain bien fragile, pour que lautre devienne menaçant. Des peurs précises ou des angoisses diffuses, petites ou grandes, qui traversent le métier denseignant, on ne parle guère, on ne parle pas assez.
2. La séduction niée
Pour instruire, il faut, dune manière ou dune autre, capter lattention et la bonne volonté. Comme les programmes sont parfois arides pour des élèves qui ne sont plus des héritiers et dont le rapport au savoir est incertain, le meilleur " truc " reste encore de séduire. A condition de ne jamais avouer que cest à la fois un puissant moteur et un véritable plaisir
Le monde de lenseignement est dun grand puritanisme dès quil sagit du rapport pédagogique (Cifali, 1994). Attention : enfants et adolescents ! Tout ce qui évoque le désir et la sexualité est exclu. On peut aimer les jeunes enfants dun amour maternel ou paternel (en oubliant bien entendu que ces amours-là ne sont pas totalement asexuées). Dès 10-12 ans, cela bascule.
Il est bien entendu normal que les mineurs soient protégés et que la séduction reste dans lordre du savoir et de la communication intellectuelle. On peut recourir à des métaphores moins menaçantes : présence, charisme, art de capter le regard et lesprit, sens de lhumour, talent pédagogique. Au total, le savoir est rarement dissociable de la personne qui lincarne et on sait bien quun professeur qui " passe bien " rend plaisants des savoirs en eux-mêmes ingrats. Séduire nest pas nécessairement se faire aimer et donc faire aimer ce quon aime. Cest au minimum favoriser un transfert, faire aimer des contenus parce quon aime autre chose, par exemple lambiance, le jeu, le suspense, la compétition, la solidarité, la mise en scène, lémotion, la surprise.
Séduire pour enseigner, en enseignant, heurte un double tabou : dune part tout ce que le mot et lidée évoquent dans le registre du désir et de la culpabilité, dautre part le refus de toute " manipulation ". Lécole aimerait croire quon apprend non pour " les beaux yeux " de lenseignante ou de lenseignant, ni même pour le jeu social qui sorganise autour du savoir, mais pour la valeur intrinsèque de ce dernier. Fiction respectable, mais qui jette un voile pudique sur ce quon fait réellement fonctionner pour " appâter ", attirer, " embarquer " tous ceux qui ne sont pas, dès lenfance, tombés dans le chaudron du savoir
3. Le pouvoir honteux
La séduction suffit rarement. Elle nopère pas sur tous les élèves ou tous les groupes, ou pas avec suffisamment de constance pour garantir des conditions décentes denseignement et dapprentissage. Etre professeur ou instituteur, cest donc aussi menacer et sévir, exercer une violence qui, pour être symbolique, nest pas moins douloureuse que les châtiments corporels. Or, mettre en garde, rappeler à lordre, sanctionner, menacer nest pas très valorisant pour un enseignant, ce nest pas la part de son métier quil revendique le plus ouvertement. Nul nest vraiment à laise avec le pouvoir, chacun voudrait bien - dit-il - ne pas avoir à y recourir et nie en tout cas farouchement quil puisse y prendre le moindre plaisir. Globalement, le pouvoir nest pas bien vu dans le monde enseignant. Introduisez le mot dans un projet pédagogique : il se trouvera en général quelquun pour dire que ce mot le " gêne ". Le pouvoir est un " mauvais objet ", une chose honteuse, un tabou absolu dans certains groupes, un phénomène euphémisé dans la plupart.
Enseigner consiste aussi, et parfois dabord, à assumer un rapport de force, à exercer une forte contrainte sur des élèves qui nont demandé ni à être instruits, ni à assister à des leçons et à faire des exercices scolaires, presque tous les jours, durant neuf à quinze ans de leur vie. La société adulte ne tient pas à ce que les enseignants, auxquels elle a délégué cette tâche, à la fois noble et ingrate, en décrivent trop explicitement la part de violence, douce ou moins douce.
Les enseignants eux-mêmes ne sont pas très à laise avec le pouvoir et préfèrent passer comme chat sur braises dès quil sagit danalyser ce qui se passe sous cet angle, tant dans un groupe-classe que dans une équipe pédagogique. Le seul pouvoir dont on parle avec assurance est celui quon peut dénoncer parce quon le subit. On peut éventuellement accepter dexercer une autorité pédagogique comme un mal nécessaire, une condition de lenseignement et de léquité. Il est plus difficile de reconnaître quon peut jouir du pouvoir, que le désir denseigner nest pas très loin du désir de modeler lautre, de lui tracer un chemin.
4. La toute-puissance de lévaluation
Ranjard (1984) ne dissocie pas la thématique de lévaluation de celle du pouvoir. Il se demande pourquoi les enseignants saccrochent à des modes de notation dont chacun sait aujourdhui les limites, les biais, larbitraire, les aspects destructeurs. Ranjard répond :
Ils défendent un plaisir. Un plaisir de mauvaise qualité mais sûr, garanti, quotidien. Un plaisir qui doit se déguiser pour être vécu sans culpabilité. ( )Ce plaisir, cest le plaisir du Pouvoir avec un grand P. Lenseignant est le maître absolu de ses notes. Personne au monde, ni son directeur, ni son inspecteur, pas même son ministre, ne peut rien sur les notes quil a mises. Car cest en son âme et conscience quil les a mises. Avec son diplôme, on lui a reconnu la compétence de noter (ce qui ne manque pas de sel !). Sa conscience professionnelle est inattaquable. Dans sa tâche de notateur, il est tout puissant. Et cette maîtrise, cest du pouvoir sur les élèves (Ranjard, 1984, p. 94).
Sans doute faut-il ne pas généraliser : certains enseignants souffrent le martyr devant les contradictions de leur rôle. On peut toutefois rejoindre Ranjard sur un point : si la majorité des enseignants rejetaient profondément les notes et autres classements, le système naurait pas la force de les leur imposer ! Beaucoup y trouvent, de fait, en partie leur compte, pour diverses raisons. Peut-être est-ce, pour quelques-uns, selon la formule de Ranjard " un plaisir qui vient des enfers et quon nose regarder en face ! " Peut-être est-ce simplement le seul moyen de pression efficace, du moins lorsque le risque déchec est mobilisateur. Cest aussi une façon de scander la progression dans le texte du savoir, de réguler linvestissement et le rythme de travail de la classe (Chevallard, 1986). Ou encore linconsciente répétition de schémas autoritaires vécus et subis de lenfance à la formation, puis dans linstitution scolaire
Dans le travail scolaire, lévaluation peut représenter le tiers, voir 40-50 % du temps de présence en classe. Dans le temps de travail personnel de lenseignant, la préparation des épreuves et la correction des copies pèsent assez lourd. Pourtant, dans lidentité quaffichent les enseignants, cette composante du métier est rarement mise en avant. Elle fait partie de ces choses quil faut bien faire, mais qui ne paraissent pas très glorieuses. Pourquoi ? Parce que la distance est grande, par exemple, entre quatre ans détudes littéraires et la correction hebdomadaire de 25-30 dissertations de collégiens ; parce que lévaluation est la composante la moins confortable de la pratique, celle où linjustice menace, affleure, ou éclate, celle où léchec de lécole se manifeste avec léchec de certains élèves (Perrenoud, 1993 b).
5. Le dilemme de lordre
Il est impossible de se préparer en détail à tout ce qui peut survenir dans une classe. Dans le champ du savoir, lenseignant peut se trouver aux limites de ce quil maîtrise, du moins sil crée des situations didactiques " à risques ". Dans lordre des relations intersubjectives et des dynamiques de groupes, il est tout aussi impossible de tout prévoir, sauf à exercer une répression féroce. Schématiquement, on se trouve donc devant deux stratégies également inavouables. La première consiste à cadrer les contenus et les tâches, les relations et les règles du jeu de sorte que rien ne puisse arriver :
La directrice insiste beaucoup pour que nous ayons une façon de travailler très rigoureuse, avec jamais de flottement, jamais de projet qui avorte Par exemple pendant un cours, il ne faut pas quun ange passe, le temps quun ange passe, il y a quatre ou cinq élèves qui sont sur la table ou debout sur leur chaise ou debout dans la classe. Le brouhaha, ou lagitation ou le chahut ou le désordre commencent très vite, si un ange passe. Moi, avec lexpérience que jai ici, il faut quand le professeur met le pied dans sa classe il faut que son cours soit très rigoureusement structuré, quil sache de la première à la dernière minute ce quil va faire. Si mon cours se termine cinq minutes avant la fin de lheure, jai toujours un jeu pour les occuper de façon agréable, jusquà la dernière minute, parce que sils ne sont pas occupés jusquà la sonnerie de la fin de lheure, jaurai du désordre. On ne peut pas espérer que ce genre denfant va rester calme et si on leur dit : jai fini mon cours, faites ce que vous voulez pendant cinq minutes Ah non ! jai jamais vu des enfants rester calmes cinq minutes sils ne sont pas occupés par le professeur (fragment dun entretien recueilli et rapporté par Derouet, 1988).
Il ne faut pas quun ange passe ! Il ne faut pas que la moindre faille déstabilise le système didactique et le rapport pédagogique. Sauf dans les classes où règne une harmonie préétablie, où les élèves sont acquis davance à la cause de lenseignant, ce contrôle social sans défaut suppose une violence symbolique considérable, et une grande fermeture à la vie, à la diversité des personnes. Nul ne saurait afficher avec fierté le fait quil " verrouille " tout pour ne pas être pris au dépourvu, ne pas risquer de perdre la face ou le pouvoir.
Lalternative, cest évidemment de laisser venir les choses et de faire face aux événements du mieux quon peut, en sachant dans ce cas quon sera régulièrement conduit à être " à côté de la plaque ", non par incompétence, mais parce quil est difficile de saisir et de décider de façon constamment optimale face à limprévu. Lorsquun comédien sengage à improviser à partir de phrases ou de mots quil recueille sur le vif auprès des spectateurs, on admire la performance et on lui pardonne quelques " impros " moins convaincantes. Avec lenseignant, le contrat nest pas le même : les parents, les élèves, les collègues, linspection lui renvoient limage de quelquun qui est censé savoir ce quil fait. Imagine-t-on, par exemple, un enseignant stagiaire ou même un enseignant plus expérimenté qui, observé par un formateur ou un inspecteur, prendrait sans hésitation le risque dune démarche de projet ou dune situation ouverte et qui, si elle tourne court, dirait tranquillement que la réussite nest jamais garantie, que limportant était dessayer, que, demain, cela ira mieux ? On ne saurait afficher une telle sérénité sans une identité, une solidité et une maîtrise qui se situent largement au dessus de la moyenne.
Javancerai volontiers lhypothèse que certains enseignants sont toujours du côté du verrouillage, dautres toujours du côté de limprovisation à hauts risques, mais que la majorité oscille entre ces deux postures, selon les moments de la semaine ou de lannée, les volées, les parties du programme, le climat. Il nest pas facile de donner de ces oscillations une image publique sans courir le risque de paraître incompétent. Les deux stratégies amènent aujourdhui à se sentir vulnérable : une démarche traditionnelle, frontale, rigide apparaît aujourdhui tourner le dos aux pédagogies du projet et à la différenciation de lenseignement ; on dira quelle ne tient pas compte de la réalité des élèves, quelle fabrique de léchec et de lexclusion. Dans le même temps, les parents et lopinion persistent à attendre des enseignants des démarches orthodoxes, une planification précise des apprentissage, une autorité sans faille. Comme sil était difficile daccepter la part de désordre, de négociation, dopportunisme indissociable des pédagogies ouvertes (Perrenoud, 1994 a ; 1995).
6. La part du bricolage
Faire des miracles avec ce quon a sous la main suscite ladmiration si lon parle de Robinson Crusoe ou dun bricoleur de génie. Les professionnels sont au contraire censés disposer des outils adéquats pour accomplir leur tâche. Que penserait-on dun dentiste ou dun chirurgien qui chercherait avec une lueur dexcitation dans le regard linstrument qui pourrait bien faire laffaire. Il dit au contraire à linstrumentiste : " Passez-moi la pince de Perkins n° 4 ". Lenseignant na pas dinstrumentiste. Pourtant on attend aussi de lui quil ait " sous la main ", presque toujours, les moyens denseignement et dévaluation qui conviennent. Ici encore, deux stratégies se dessinent :
Poser le problème crûment, cest risquer de paraître soit peu créatif, fonctionnaire, conformiste, soit franc tireur, désireux de réinventer la roue pour se faire plaisir Le vrai professionnel est celui qui reconnaît les dilemmes et accepte de ne pouvoir y répondre simplement ou une fois pour toutes. Cest aussi accepter de sexposer au jugement critique de ceux qui prennent le doute pour une faiblesse de caractère ou un signe dincompétence
7. La solitude ambiguë
Métier dindividualiste, dit-on. Lenseignant peut " faire ce quil veut " une fois refermée la porte de sa classe. Est-ce aussi vrai et aussi satisfaisant quon le dit ? Nest-ce pas une façon de se protéger autant quune aspiration à une totale autonomie ? Lenseignant fait ce quil veut dautant plus facilement quil veut grosso modo ce que linstitution et la société lui prescrivent.
Paradoxalement, tant le conformisme que la déviance sont difficilement avouables. Lorsquon est formé à " bac + 5 " (baccalauréat suivi de cinq années détudes universitaires), comment ne pas prétendre être un praticien autonome et créatif ? Chaque enseignant se doit de dire " Écoutez la différence " et de suggérer quil nest nullement lagent anonyme dune vaste machine bureaucratique, mais au contraire un artisan, voir un artiste indépendant. Dans le même temps, il serait dangereux détaler au grand jour des déviances précises, identifiables. Les enseignants qui prétendent faire ce quils veulent se gardent bien de décrire plus concrètement leurs pratiques. Ladministration leur en sait gré. Elle peut fermer les yeux aussi longtemps quelle nest pas interpellée par des usagers qui mettent le doigt sur des écarts tangibles au programme, aux règles déontologiques, aux procédures dévaluation.
La solitude du métier denseignant apparaît souvent comme choisie et assumée, condition dautonomie, de créativité ou defficacité. Cette représentation est renforcée par ceux qui disent leur scepticisme ou leurs réticences face au travail en équipe pédagogique et plus généralement à toute forme un peu intensive de coopération professionnelle. Comment ne pas voir que ces affirmations cachent aussi le refus de se confronter aux autres, la crainte de devoir sengager davantage dans le travail, voire dêtre poussé à changer sa pratique sous leur influence, le sentiment quon ne saura pas préserver son identité. Travailler ensemble, dans un métier de lhumain, cest, ai-je avancé, " partager sa part de folie " (Perrenoud, 1994 c). Formule certainement excessive si lon entend folie au sens fort, mais qui souligne que le rapport pédagogique et la gestion de classe engagent en profondeur la personne de lenseignant, dans ce qui lui est le plus intime, qui concerne son identité, sa manière dêtre au monde, ses valeurs et attitudes les moins négociables ou justifiables au nom de la raison. " Des goûts et des couleurs ", dit-on, " on ne discute pas ". Il reste à admettre que dans une pratique professionnelle, il y a aussi des goûts et des couleurs !
8. Lennui et la routine
" Vais-je mourir debout, au tableau noir, une craie à la main ? " Cette formule dHuberman résume linterrogation qui anime une partie des enseignants engagés depuis dix ans et plus dans le cycle de vie professionnel (Huberman, 1989). Durant les premières années, on ne sennuie pas, trop occupé à faire " tourner " les classes dont on a la charge. Après quelques années plus tranquilles, on peut, pour pimenter un peu la vie professionnelle, sengager dans un projet détablissement ou quelque innovation. On sen fatigue aussi et il arrive un moment où la lassitude guette, où lon na plus assez dénergie et de foi pour " déplacer des montagnes ".
Bien entendu, certains échappent aux régularités du cycle de vie professionnel, et vivent une aventure pédagogique de chaque instant. Il reste que la condition enseignante moyenne condamne à une forte répétition. Sans doute y a-t-il de la routine dans tous les métiers, même les plus qualifiés. Lors de la quarantième consultation anodine de la semaine, plus dun médecin se demande sans doute pourquoi il a fait daussi longues études pour soigner des grippes et des rhumatismes. Du moins aura-t-il chaque semaine un problème nouveau à résoudre, qui mobilisera toute sa sagacité. En va-t-il autrement pour les enseignants ? Pour quun problème inédit soit une source de renouvellement et de gratification, il faut être prêt à laccueillir et à le traiter avec curiosité et sérieux. Dans une classe, si lon veut bien ouvrir les yeux, les défis ne manquent pas. Encore faut-il, pour les relever, que cela ait du sens. Or, la structure - programmes, horaires, cursus segmenté, découpages disciplinaires - pousse plutôt à ne lever que les lièvres quon pourra poursuivre. Un enseignant lucide vit avec un vague sentiment de remords : il sait que la situation de certains élèves nest pas désespérée, quil suffirait de Mais voilà, avec 25-30 élèves, un programme chargé, quelques heures réparties dans la semaine pour chaque discipline, dautres classes pour un enseignant secondaire, dautres tâches pour un enseignant primaire, " il ne faut pas rêver ". Certes, un médecin de ville ne peut remplacer à lui seul tout un hôpital. Du moins peut-il, sil diagnostique des cas qui le dépassent, les aiguiller vers dautres professionnels. Il peut surtout se donner les moyens de traiter convenablement les problèmes de son ressort. Au contraire, la structure de leur métier oblige les enseignants à soccuper de tout un peu et de rien à fond. Lenseignant est un " tourneur dassiettes ", si occupé à courir de lune à lautre quil ne peut sintéresser longuement et sérieusement à chacune en particulier. Le sentiment de routine nest donc pas lié à la pauvreté des problèmes ; elle provient dune organisation du travail qui ne permet véritablement de traiter que des problèmes standards et condamne à vivre avec les autres, habité par le vague, mais désagréable sentiment que lon pourrait faire quelque chose de bien si
9. Linavouable décalage
Lécart va croissant entre les normes des spécialistes et ce quon peut faire vraiment dans une classe ordinaire. Plus les savoirs savants se développent sur les situations dapprentissage et denseignement, plus les enseignants sont condamnés à fonctionner en ayant conscience de leur ignorance. Enseigner la soustraction ou la ponctuation était, il y a trente ans encore, une affaire de bon sens pédagogique : lenseignant devait savoir lui-même correctement soustraire ou ponctuer, et être capable dexpliquer clairement les règles et les techniques élémentaires. Pourquoi a-t-on cherché à en savoir plus, au-delà de la curiosité des chercheurs ? Parce que ces opérations apparemment simples restent durablement et parfois définitivement opaques à une fraction des élèves ! Pour enseigner la soustraction ou la ponctuation à ceux qui résistent à ces apprentissages, il faut comprendre beaucoup mieux ce qui se passe - on non - dans leur esprit, en quoi consistent exactement les opérations mentales visées et comment elles se construisent. La didactique des disciplines a fait sur ce point assez de progrès pour quil soit difficile de conserver sa naïveté (Develay, 1991, 1995 ; Astolfi, 1992).
Aucun professionnel ne saurait prétendre être au fait de tous les développements de son art. Il y nécessairement décalage entre la recherche et la pratique. Mais dans le champ didactique et pédagogique, on change de paradigme, de scénario (Meirieu, 1989), il nest plus suffisant de maîtriser les contenus et la communication pédagogique, il faut assimiler assez de psychologie cognitive et de psycholinguistique pour savoir, par exemple, par quelles opérations on produit un texte écrit de tel ou tel type et comment on en conquiert la maîtrise. Nous sommes dans une phase daccroissement de lécart : une partie des acquis des sciences sociales et humaines sont récents et nont pas été intégrés au " bagage " des enseignants en exercice, soit parce quils nétaient pas stabilisés au moment de leur formation initiale, il y a dix, vingt ou trente ans, soit parce que ces apports ont été longtemps ignorés (voire le sont encore !) par les programmes de formation initiale des enseignants.
Par ailleurs, les redéfinitions du rôle professionnel mettent une partie des enseignants en porte à faux : leurs raisons de choisir ce métier et leurs compétences ne coïncident plus avec les exigences nouvelles. Il sagit maintenant de dialoguer, voire de négocier avec les élèves, les parents, les collectivités locales ; de développer des projets détablissement ; de travailler en équipe pédagogique ; de coopérer avec dautres spécialistes (psychologues, travailleurs sociaux, médecins préventistes par exemple). Tout cela ne faisait pas partie du contrat initial. On vise désormais une autre culture professionnelle, un autre rapport au changement, une autre responsabilité dans lécole (Gather Thurler, 1993 ; 1994 a et b).
A léchelle de la salle de classe, lécart sest accru également entre ce quun enseignant moyen sait faire et ce quil est censé savoir faire, par exemple : construire des séquences didactiques rigoureuses et des situations dapprentissage atteignant lapprenant dans sa " zone proximale de développement ", différencier son action pédagogique, individualiser les parcours de formation, pratiquer une observation formative, développer des méthodes actives et des démarches coopératives, renforcer ou susciter un " projet personnel " chez lapprenant, travailler sur le sens du travail scolaire, des situations, des savoirs, faire de la classe une société multiethnique basée sur la tolérance, gérer la diversité des cultures ou simplement des familles (Huberman, 1988 ; Perrenoud, 1995).
Nul ne saurait prendre toutes ces " belles idées " au pied de la lettre, et moins encore les mettre chaque jour en pratique. Cependant, aujourdhui, on ne peut plus guère les ignorer avec superbe. De certaines utopies portées par les mouvements décole nouvelle du début du siècle, lévolution de la société fait progressivement des nécessités. Si lon veut amener 80 % dune génération au niveau du bac et préparer les jeunes à la société qui les attend, le système éducatif na plus le choix : la différenciation de lenseignement ou la coexistence des cultures deviennent ses véritables priorités.
Dans cette mouvance, comment avouer tranquillement " quon ne sait pas faire ", ou " quon nest pas venu dans lenseignement pour ça " ?
10. La liberté sans la responsabilité
Caractérisé par un état de " semi-professionnalisation " (Perrenoud, 1994 b, 1994 f), le métier denseignant navigue entre le respect scrupuleux des consignes de linstitution (horaires, programmes, modalités dévaluation, démarches didactiques) et la prise dautonomie. La première posture dégage la responsabilité individuelle des enseignants, la seconde se contente fréquemment de ce que jai appelé une " autonomie de contrebande ", aux marges ou dans les interstices de linstitution.
Les enseignants ont en général du mal à expliquer clairement à qui ils rendent des comptes, concrètement. A leur hiérarchie ? Ils auraient lair de sincliner devant linspection et lencadrement. A leurs élèves ? On les prendrait pour des naïfs ou des démagogues. Aux parents de leurs élèves ? Ils paraîtraient favoriser les consommateurs décole les plus actifs ou les plus élitistes. A leurs collègues ? Qui le croirait, au vu de lindividualisme et du respect mutuel des plates-bandes qui prédominent dans les établissements ? A leur propre conscience ? Sans doute, mais est-ce suffisant ?
De même, il est bien difficile de donner une image nette du temps de travail des enseignants en dehors des heures de classe. Pour maintenir le statu quo, autrement dit labsence de contrôle sur leur temps de préparation et de formation, ils ont besoin dune certaine opacité.
Il y a black-out également sur la façon dont les enseignants coopèrent avec leurs collègues, traitent avec les parents, négocient avec leurs élèves, gèrent leur formation continue. Sur tous ces points, le flou artistique est globalement protecteur, en dépit des préjugés quil interdit de démentir formellement. Nimporte qui peut affirmer que les enseignants travaillent moins que les autres, sont intouchables tant quils respectent le code pénal, ne mettent pas à jour leurs connaissances didactiques ou scientifiques ou ont une interprétation opportuniste des programmes. Chacune de ces affirmations appellera de vertueuses protestations ou de catégoriques démentis, mais sans données précises.
Sous cet angle, les enseignants ne tiennent pas à être visibles parce que, dans létat présent de professionnalisation de leur métier, ils sont tentés de jouer sur les deux tableaux, de protéger leur liberté sans sexposer, en contrepartie, à une véritable évaluation. Chaque acteur social rêve bien entendu de jouir dune liberté absolue dans une impunité totale Et chaque catégorie professionnelle a intérêt à projeter un rideau de fumée. Celui que tissent les enseignants est fort dense.
Lexamen de ces " non dits " mériterait plus de nuances et de précautions. Ces simplifications ne rendent entièrement justice ni à la diversité des pratiques, ni à celle des représentations sociales du métier. Je crois cependant que ce bref inventaire est valable pour une partie importante de la profession et suffit à fonder une question : si ces dimensions du métier sont régulièrement tues ou édulcorées, est-ce pour des raisons propres à chacune, ou y a-t-il un des mécanismes communs ? Je discerne au moins un fil rouge : lenfermement de la profession enseignante dans le mythe de la maîtrise et de la rationalité, et donc dans la comédie qui tente de faire accroire aux autres (ou à soi-même) quon domine constamment la situation.
Qui reprocherait à un comédien davoir le trac, à un vendeur de chercher à séduire, à un patron daimer le pouvoir, à un magistrat de juger, à un pianiste de jazz dimproviser, à un inventeur de bricoler, à un artiste de fuir la pression du groupe, à un manutentionnaire de sennuyer, à un politicien de faire dans là-peu-près, à un salarié quelconque de rêver dune liberté payée et sans risque ? Lopinion publique est faite par des gens qui, eux aussi, exercent des métiers et savent, de lintérieur, quon ne peut être toujours rationnel, rigoureux, efficace, objectif, etc. Aucun des non dits évoqués plus haut ne se réfère à des attitudes incompréhensibles ou scandaleuses. Tout cela est non seulement " très humain ", mais cest humain dans un sens qui na rien de méprisable, davilissant. On a - jespère - cessé de refuser aux garçons le droit de pleurer et aux filles celui de grimper aux arbres. Pourquoi naurait-on pas, comme enseignant, le droit davoir peur ? de jouir dune forme de pouvoir ? dimproviser ? dhésiter ? dêtre ambivalent quant aux responsabilités quon assume ? Le métier denseignant me paraît victime dune exigence excessive de maîtrise, de rationalité, de respectabilité.
Le savoir a partie liée avec la raison, du moins dans labsolu. De fait, il ne relève de la logique pure et de la stricte objectivité que décontextualisé, coupé de ses conditions sociales de production et dutilisation. Dans la vie quotidienne, on se sert du savoir pour agir, juger, justifier, se distinguer, confondre lautre, lui faire entendre raison. Le savoir est une ressource. Le rapport au savoir et le sens des savoirs entretiennent des liens avec lidentité, limage de soi, linsertion dans les rapports sociaux, litinéraire personnel ou familial (Hameline, 1971 ; Isambert-Jamati, 1990 ; Charlot, Bautier et Rochex, 1992 ; Cifali, 1994 ; Perrenoud, 1994 a ; Rochex, 1995). Un rapport entièrement rationnel au monde est un rapport sociologiquement improbable, propre aux privilégiés dont la vie et le confort sont garantis. Croire que lécole est un lieu de pure raison parce quon y transmet ou construit des savoirs, cest oublier que ces savoirs nourrissent des pratiques et des politiques. Lastronomie ou la théorie de lévolution ont en leur temps déchaîné les passions. Tout discours un peu cru tenu aujourdhui à partir des sciences humaines suscite de fortes résistances idéologiques. Toute vérité nest pas bonne à dire !
Qui doit apprendre quoi ? A cette question, il ny a pas de réponse rationnelle. A lélitisme des uns soppose légalitarisme des autres. Dispenser des savoirs, cest créer ou amplifier des inégalités. Cest participer à un système de sélection dont les fondements ne sont jamais consensuels, qui participe à la reproduction ou au changement, à la transmission des privilèges ou à la redistribution des cartes.
Par ailleurs, la relation pédagogique nest pas une rencontre purement épistémique autour dun savoir abstrait. Les acteurs noublient pas au vestiaire leur histoire, leurs besoins, leurs préjugés, leur sensibilité, les relations qui se nouent entre eux et dont le savoir peut être lenjeu ou linstrument. Le fameux " triangle didactique " rappelle utilement que le rapport pédagogique a une dimension fondamentalement épistémologique et quon ne peut espérer le comprendre en le réduisant à une relation intersubjective. De là à oublier que la personne et la société sinvestissent dans nimporte quelle relation, il y a un pas à ne pas franchir.
Avec Cifali (1994), Imbert (1994) et dautres, il importe de rappeler que lenseignement est un métier de lhumain, un métier complexe, paradoxal, impossible. Métier de lhumain parce quil passe par une rencontre entre des sujets : lautre, même sil est là dabord pour enseigner ou apprendre, est dabord un autre, que nous abordons avec des espoirs et des peurs qui viennent de loin, de notre culture, de notre enfance. Métier complexe, qui est condamné à vivre avec des contradiction indépassables (Morin, 1977 ; Perrenoud, 1993 a). Métier paradoxal : lintention dinstruire, de changer lautre, ne peut aboutir que sil adhère à cette intention et en fait en partie son projet. Cest ce qui fait de léducation une praxis, qui ne peut saccomplir quen mettant lautre en mouvement. Paradoxe encore, souvent décrit, que de fonder sur une forte dépendance la conquête progressive de lautonomie, que de travailler - en tant que maître - à se rendre inutile. Paradoxe aussi qui fait dun agent de lÉtat un artisan indépendant et une sorte de monarque régnant sur sa petite classe. Métier impossible, enfin, selon Freud (Cifali, 1986), parce que les conditions de son exercice, conjuguées aux résistances des apprenants, le condamnent régulièrement à ne pas atteindre son but.
Il ny a aujourdhui plus rien de bien neuf dans de telles approches anthropologiques, psychanalytiques ou psychosociologiques du métier denseignant. Pourtant, les représentations sociales les plus courantes restent désespérément rationalistes et abstraites. La vogue des didactiques des disciplines et leur centration sur les savoirs a probablement, tout en équilibrant les excès dune psychopédagogie étudiant des relations et des apprentissages sans contenu, alimenté les représentations mythiques de lenseignement comme métier du savoir et de la raison avant tout.
A qui profite le refus de la complexité ? Aux enseignants ? Lorsquils accentuent la part de rationalité de leur métier, ils confirment certes leur appartenance à la sphère des professionnels dont on envie la maîtrise, fondée sur les savoirs savants. Cette simplification se paie très cher. Vis à vis des parents et du grand public, elle renforce le raisonnement qua pointé Chevallard (1985). Les enseignants, dit-il, sont comme les bonnes de maison : chacun pense quil saurait accomplir leur travail, mais ne voit pas pourquoi perdre son temps de cette façon, alors quil y a tant de choses plus intéressantes à faire dans la vie. Bien entendu, on reconnaîtra quil faut en savoir un peu plus que les élèves et disposer dun certain bon sens pédagogique. Mais nest-ce pas à la portée de tout adulte instruit ? Si nombre de gens peuvent aujourdhui encore penser de la sorte, nest-ce pas parce quils ne perçoivent pas la complexité dune classe, des dynamiques de groupes, des relations intersubjectives, des rapports au savoir, des contrats qui se passent et des inégalités qui se jouent ? Si les enseignants racontaient plus ouvertement de quoi leur vie quotidienne est faite, et quelles sont les compétences quils mobilisent, peut-être les parents et le public seraient-ils moins naïfs ou méprisants.
A lintérieur de la profession, lexcès de rationalisme se paie tout aussi cher. Il pousse chacun à jouer sans interruption la comédie de la maîtrise, à nier la peur, le doute, la fatigue, le ras-le-bol, la séduction, les plaisirs narcissiques, le pouvoir, etc. Contrairement à ce quon imagine, la professionnalisation du métier denseignant néquivaut pas à sa rationalisation abusive, mais au contraire à une juste analyse de ce qui, aujourdhui, dans lexercice de ce métier, est sous le contrôle de savoirs savants, de savoirs dexpérience, de lhabitus ou dautres dimensions de la personne (Gauthier, Mellouki et Tardif, 1993). Ce nest quà ce prix quon pourra, en formation initiale ou continue, travailler à partir des pratiques réelles et y préparer vraiment (Altet, 1994 ; Perrenoud, 1994 c, d, e, 1996). La lucidité sur lexercice effectif du métier et les compétences quil exige nest donc pas un enjeu académique. Pour une part, il sagirait de préciser, de rendre plus réaliste et moins rationaliste limage du métier qui circule à lintérieur des institutions de formation, celle qui sert de base à la transposition et au contrat didactique en formation initiale et continue. Mais on peut difficilement imaginer que perdure un total décalage entre limage publique du métier et celle que les professionnels se donnent deux-mêmes, ne serait-ce que parce que lorientation vers lenseignement et les premières images de ce métier sont forgées largement, dans un premier temps, à travers les images publiques. Le réalisme ne saurait être uniquement du côté des formateurs. Ils ne pourront faire leur travail que sils partent dune image partagée par les formés, les enseignants en place, les chefs détablissements, linspection et, dans une certaine mesure, lopinion publique et ceux qui veulent devenir enseignants.
Limage publique dune profession est, comme toute représentation sociale largement partagée, condamnée au simplisme, au schématisme, à limage dÉpinal. Lenjeu ne saurait être de la rendre réaliste au point quelle se brouille. Pour assumer la complexité, il faut être un " indigène ". Cela nempêche pas un effort de plus grand réalisme. " Une semaine de vacances ", " Une vie de prof " ou " Linstit " et quelques autres films ou émissions de télévision ont, à leur façon, fait plus pour faire connaître la condition enseignante que les plaidoyers des syndicats et des ministres. Peut-être nest-il pas nécessaire de mendier, de protester, de valoriser. Peut-être, du moins pour ceux qui ont envie de comprendre et sont de bonne foi, suffit-il de montrer la réalité des pratiques enseignantes. Cest dabord laffaire des professionnels eux-mêmes et de leurs associations. Mais leffort de " parler vrai " restera sans effet si linstitution ne joue pas le jeu. Or, elle est, elle aussi, tentée par le mythe de la rationalité, alors quon ne peut rien comprendre aux paradoxes du travail pédagogique sans faire la part des contradictions des systèmes démocratiques et des administrations publiques. Sachant les budgets en jeu, limportance accordée à léquité, les passions que déchaîne la sélection, il est tentant pour chacun de feindre plus de certitudes quil nen a. Cette attitude enferme lécole, et avec elle les enseignants, dans une attente irréaliste et une curieuse fuite en avant, assez proche du discours des dirigeants politiques sur le chômage : promettre pour demain, contre toute raison, les miracles quon na pu réaliser aujourdhui
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