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Les droits imprescriptibles de lapprenant ou comment rendre le métier délève plus vivable
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1995
1. Le droit de ne pas être constamment attentif2. Le droit à son for intérieur
3. Le droit de napprendre que ce qui a du sens
4. Le droit de ne pas obéir six à huit heures par jour
6. Le droit de ne pas tenir toutes ses promesses
7. Le droit de ne pas aimer lécole et de le dire
8. Le droit de choisir avec qui lon veut travailler
9. Le droit de ne pas coopérer à son propre procès
10. Le droit dexister comme personne
Comme un roman, de Daniel Pennac, vous connaissez ? Si vous voulez comprendre pourquoi lécole a failli vous dégoûter de la lecture, jetez-vous sur ce petit livre (Pennac, 1991) qui énonce les droits imprescriptibles du lecteur :
Et si ces droits étaient valables, mutatis mutandis, pour lensemble des savoirs ? Pourquoi ne pas afficher dans chaque salle de classe les droits imprescriptibles de lapprenant ? Je ne parle pas ici des droits de lenfant ou de ladolescent, par exemple le droit de ne pas subir de pressions morales ou de violences physiques. Je parle des droits spécifiques de lélève, qui sajoutent aux droits de la personne tels quils devraient être reconnus dans nimporte quel cadre institutionnel.
Cela donnerait par exemple :
Facile, direz-vous ! Lécole est obligatoire, les enfants ont la tête en lair, les adolescents sont rebelles. À respecter intégralement de tels droits, leffet est garanti : vous fabriquez des cancres. Vraiment ? Serait-ce pire que maintenant ? Notre école est-elle si efficace quon puisse se permettre de ne pas envisager quil y ait un problème de sens du travail scolaire et de rapport au savoir ? Et si le métier délève (Perrenoud, 1995 b) empêchait dapprendre ? Examinons chacun de ces droits de plus près. Non pas pour suggérer quils ne sont nullement respectés. Ils le sont, mais inégalement. Il reste donc beaucoup à faire pour quapprendre ait du sens aux yeux des élèves qui nont pas été bercés dans leur famille, dès leur naissance, par lhymne aux savoirs et à la réussite
Aucun adulte nest capable dapprendre sans discontinuer 30 à 40 heures par semaine, sans temps mort, sans relâchement. Cest pourtant ce que semblent exiger des élèves les enseignants qui ont un programme chargé (ou pensent quil lest, ce qui revient au même). Ils ont limpression de navoir pas une seconde à perdre, ils attendent des élèves une concentration sur la tâche, une écoute attentive, un engagement immédiat et sans faille dans les exercices, etc. Demander le silence, rappeler à lordre, ramener à la tâche, interrompre les élèves qui rêvent ou qui bavardent est une partie importante du travail des enseignants. Ils jouent souvent aux chiens de berger qui nont de cesse de ramener dans le troupeau des moutons qui veulent ségayer. Avec la fatigue ou le stress, cela peut devenir obsessionnel. Un enseignant raconte : " Mon signal dalarme, qui mannonce que rien ne va plus, et que je ferai bien de dormir pour récupérer un peu, cest que je fais " chut " même à la maison, au moindre éclat de voix de mes enfants " (Collectif, 1980). Il est sûr quun chien de berger qui ne cesse daboyer nimpressionne plus guère les moutons
La tendance au rappel incessant à lordre est encore plus forte dans lenseignement secondaire, parce que chaque professeur ne dispose que de quelques heures par semaine pour couvrir un programme et pense quune heure de perdue va le mettre en retard. Linteraction didactique se fonde donc en général sur une double fiction : dabord que les enfants ou les adolescents sont, davantage que les adultes, capables dapprendre de façon continue, sans défaillance ni temps morts ; en second lieu, quil suffit de faire sans relâche pression sur eux, de les " tenir " pour que leur implication dans la tâche soit garantie. Cette double fiction se paye assez cher : elle développe, même chez les élèves les plus acquis aux apprentissages scolaires, des stratégies de façade, qui consistent à faire croire quils sont impliqués tout en étant mentalement, voire physiquement ailleurs. Selon ladage, tout ce qui est excessif devient insignifiant : lorsque les élèves ont compris quils ne pourront satisfaire constamment aux attentes de lécole, mais quon ne leur en laissera pas ouvertement le droit, ils sarrangent pour paraître attentifs, développant cette sorte de vigilance qui permet de se remobiliser rapidement et davoir lair " dans le coup " dès que le professeur sapproche ou vous interpelle. Seules les écoles nouvelles et certaines écoles alternatives ont tiré clairement les conséquences de lincapacité dapprendre aussi intensivement : elles pratiquent la mi-temps ou le tiers-temps pédagogique, alternant les activités intellectuelles et des activités créatrices ou sportives qui exigent une implication dun autre ordre. Le risque demeure de transposer à ces activités les formes les plus contraignantes du contrat didactique, renforcées par labsence de notation sélective. Peut-être suffirait-il de donner le droit de déclarer par moments quon a besoin de décrocher, daller faire un tour, de piquer un fou rire, dinterrompre son travail pour bavarder, bricoler, peindre, courir, " changer dair ". Le droit de ne pas être constamment attentif nest pas simplement un tribut payé à la paresse ou à la nature humaine, cest lune des conditions dun véritable travail intellectuel, qui passe par des moments de pensée divergente, de rêverie ou dabsence. En outre, être concentré sur sa tâche ne signifie pas être disponible à linteraction, encore moins être prêt à écouter constamment le professeur.
Lécole est un lieu très peu intime. Dans notre culture, lorsque des gens qui vivent ensemble sont libres de sorganiser, ils reconstituent des territoires, avec certaines barrières et certaines protections, même en plein air ou dans un camping. Dans une classe, rien de tel : chacun se voit assigner une place de travail très exiguë et un petit espace de rangement, souvent accessible à chacun. Ce manque de sphère privée nest pas favorable aux apprentissages qui exigent des tâtonnements, des erreurs. Il est très difficile dapprendre à jongler ou à taper à la machine sous le regard de quelquun. Pourquoi serait-il plus commode dapprendre à conjuguer, chanter ou tracer des angles droits en sexposant au regard des camarades et de lenseignant ?
À cette absence dintimité sajoute le pouvoir inquisitorial du professeur, qui a non seulement le droit de sapprocher, de regarder par-dessus lépaule, de feuilleter les cahiers, voire douvrir les pupitres et den inventorier le contenu, mais qui peut encore interroger, traquer les doutes et les erreurs, faire expliciter les démarches, voire, sil soupçonne une tricherie, un manque de travail ou de rigueur, reconstituer le délit à la manière dun juge dinstruction, en accumulant les indices et les contre-interrogatoires. La différenciation de lenseignement et lévaluation formative peuvent accroître cette glasnost pédagogique, parce quelles poussent à saisir les processus de pensée les plus intimes, les attitudes, les motivations, les rapports au savoir et aux personnes qui conditionnent les apprentissages. La vogue de la métacognition peut faire tourner lexplicitation au rituel aussi dénué de sens que les exercices traditionnels. Bien entendu, un enseignant a besoin de savoir un certain nombre de choses sur les apprenants pour faire son travail et les aider à faire le leur. Cest vrai aussi dans un rapport thérapeutique. Mais, au contraire dun rapport thérapeutique, un rapport pédagogique ou didactique est fort peu négocié, on ne donne pas à lélève le droit de fixer des limites, on attend de lui une transparence de chaque instant, " pour son bien ", pense-t-on, mais aussi, souvent, pour renforcer le contrôle social et faciliter lévaluation. Ici encore, le droit au for intérieur, à lintimité, nest pas seulement un droit de la personne quil faut respecter, quoi quil en coûte. Cest dabord une condition de lapprentissage. Lécole a certes le droit de demander aux élèves des comptes sur leur travail et leurs apprentissages ; elle lexercera dautant mieux quelle ne prétendra pas constamment accéder aux coulisses, aux émotions et aux pensées des apprenants.
On dit volontiers que les soldats nont pas besoin de comprendre, quil leur suffit dobéir. Peut-être lefficacité des armées dépend-elle de leur discipline, peut-être est-il inconcevable de mobiliser des troupes si chacun attend, pour faire ce quon lui demande, dêtre convaincu que cest une bonne idée. On a, hélas, un peu trop tendance à organiser lécole sur ce modèle, comme sil fallait définitivement faire son deuil de lidée dexpliquer aux élèves pourquoi ils apprennent, quel est le sens des savoirs et des tâches quon leur propose ou quon leur impose. Les enseignants ne sont pas insensibles au problème, mais ils se disent " Si je devais chaque jour commencer à expliquer, à négocier, à donner un sens au contenu de mon enseignement et des tâches, je nen finirais pas, on perdrait du temps, on ne ferait jamais le programme et les élèves en profiteraient pour abuser de la situation ". Dans la mesure où tout le monde adhère à cette sorte de réalisme, la plupart des élèves du monde se retrouvent, tous les jours, devant des tâches qui leur paraissent sans queue ni tête, des explications et des exercices dont ils ne voient pas la raison dêtre. On shabitue à tout, même au non-sens. Il nempêche donc pas les écoles de fonctionner, les élèves de faire leurs exercices et découter les leçons. En revanche, il empêche dapprendre véritablement. On sétonne souvent du peu de transfert des connaissances scolaires à des situations qui sécartent des situations denseignement, dexercice et dévaluation. Pourquoi y aurait-il transfert si les performances scolaires sont des concessions consenties au système didactique et aux attentes du maître, des choses quon fait " pour sen débarrasser ", pour avoir la paix, pour être conforme, sans plaisir et sans comprendre le sens de ce que lon fait ? Pour quil y ait transfert, il ne suffit pas de sapproprier des savoirs ou des savoir-faire, il faut quils sintègrent à lidentité de lapprenant et à son système de ressources cognitives. Apprendre, durant des années, des choses qui nont pas beaucoup de sens, simplement pour avoir la paix ou pour réussir, voilà qui ne forge pas un rapport au savoir très constructif. Les élèves, à lécole secondaire encore plus quau primaire, deviennent utilitaristes, voire cyniques. Certains narrivent jamais, même lorsquils suivent par la suite une formation professionnelle pointue ou des études universitaires, à retrouver un rapport ludique, créatif et personnel au savoir. Ils nen rêvent même plus, finissant par intérioriser lesprit de sérieux, lutilitarisme et lobsession de réussir que les adultes mettent tant dacharnement à leur inculquer.
Un établissement scolaire doit faire coexister des centaines, voire des milliers délèves, des dizaines voire des centaines denseignants. On comprend donc linsistance des gens décole sur les horaires, les espaces, les circulations, les règles de conduite de tout genre. On comprend aussi la division du travail, le fractionnement des espaces et des temps de travail. Sans dire que lécole est une caserne (Oury & Pain, 1972), on peut dire quelle en partage certains traits, aujourdhui encore. Certes, les écoles ont changé, mais les casernes aussi. On y respecte un peu mieux les droits des uns des autres, on négocie un peu plus souvent certaines décisions, lautorité met les formes, on ménage des espaces de liberté et de convivialité. La préoccupation densemble reste la même : instruire et mobiliser, dans lordre et la discipline, dimportantes populations dindividus. Les responsables de telles populations nont pas pour enjeu principal le bonheur des uns et des autres, ni même le développement de leurs compétences, mais le souci quil ny ait pas de désordres, de violence, dinfractions aux règles et quon ne puisse pas leur reprocher de mal gérer leur établissement ou le sous-système dont ils sont responsables. On pourrait dire que lécole crée souvent les problèmes quelle doit ensuite mettre beaucoup dacharnement à résoudre, par exemple en concentrant des nombres trop importants délèves et denseignants dans des locaux mal conçus et qui deviennent invivables, inconfortables ou dangereux si chacun ne se plie pas scrupuleusement aux règles communes. Dans une école primaire de trois classes, on peut se permettre de vivre autrement que dans un collège de mille élèves situé en ville dans des locaux exigus et un environnement hostile.
Les choses étant ce quelles sont, il ne faut pas sétonner quune partie des élèves se rebellent et ne sinscrivent pas constamment dans cet ordre plus gestionnaire quéducatif. En affirmant le droit de ne pas obéir six à huit heures par jour, je ne justifie pas toutes les déviances, toutes les violences, tous les désordres. Linstitution est, elle aussi, en droit de se protéger et de sanctionner les déviances. On pourrait souhaiter quelle ne perde jamais de vue quelle est la première à exercer une violence sur les individus, notamment durant la scolarité obligatoire. Même si on a renoncé aux châtiments corporels et aux sévices les plus cruels, lécole reste une machine à canaliser et à contrôler les comportements, donc à brimer les individus. Les sanctions douces sont-elles moins cruelles que les colères et les coups ? Déchirer calmement la page dun cahier ou rectifier un dessin, est-ce moins violent quune gifle ? Lexigence dobéissance nest sans doute pas moins forte quau début du siècle, même si elle sexprime avec le sourire, dans une sorte de chantage affectif " Fais-le pour moi, montre-moi que tu es digne destime ". Au-delà des impératifs du maintien de lordre, il serait souhaitable que lécole et les enseignants aient davantage conscience que la violence faite aux apprenants, fût-ce " pour leur bien ", est en général défavorable aux apprentissages. On ne gagne rien à enfermer dans un univers bureaucratique et autoritaire des processus sociocognitifs extrêmement divers, fragiles et capricieux : cest une des façons de fabriquer de léchec scolaire (Perrenoud, 1995 a et c). Mais on ne peut atténuer lexigence dobéissance quen comprenant mieux doù vient le besoin des adultes de ne rencontrer aucune résistance quand ils sadressent à des enfants, en y travaillant dès la formation initiale.
Lorsquon réunit des enseignants, en formation continue, pour leur faire entendre par exemple une ou deux conférences, au bout dune demi-journée, ils ne tiennent plus en place et trouvent insupportable dêtre là, passifs et immobiles, à écouter quelquun qui nen finit pas de causer et na pas lair de se douter quau fil des minutes, ses auditeurs ont une envie croissante daller se dégourdir les jambes, prendre lair, bavarder, grignoter quelque chose ou boire un café. Les plus lucides des professeurs se disent à ce moment-là : " Voilà ce que jinflige tous les jours à mes élèves ". Mais cette prise de conscience reste en général sans lendemain, car ils ont limpression de ne pas pouvoir faire autrement.
Dans la classe, un professeur peut se lever, sasseoir sur le coin dune table ou le rebord dune fenêtre, se déplacer entre les bancs, sinstaller au fond de la classe, sur le côté. Dans le même temps, il exige de ses élèves quils se tiennent correctement, ne se balancent pas, ne se lèvent pas, ne se retournent pas, ne se déplacent pas sans permission. On retrouve là, bien entendu, le souci de maintien de lordre, de surveillance des faits et gestes, de peur du désordre. Apprendre le métier délève, à lécole élémentaire, cest dabord apprendre à se tenir tranquille, à ne pas bouger, à maîtriser ses pulsions. Même lorsque cet apprentissage est fait, on aurait tort de croire que tenir en place ne coûte plus aucune énergie. Quil suffise dobserver le déferlement des élèves au sortir de la classe, au moment de la récréation ou à la fin des cours ; on mesure alors lénergie contenue pendant des heures. Il existe, certes, des enfants, des adolescents ou des adultes capables de se concentrer sur une tâche intellectuelle très longtemps en oubliant pratiquement quils ont un corps, en nayant envie ni de bouger, ni de boire, ni de sétirer, ni de se balancer. Pourquoi lécole nest-elle faite que pour ce genre de personne ? Apprendre est une tâche intellectuelle dabord, mais pourquoi tant dindifférence au corps de lélève, à son confort, à son équilibre, à ses besoins physiologiques élémentaires ? Pense-t-on vraiment que quelques chiches récréations et deux ou trois périodes déducation physique par semaine peuvent équilibrer toutes ces heures dimmobilité ?
Sans bouleverser la grille horaire, on pourrait simplement accepter que, comme les adultes, les enfants aient besoin, pour se concentrer, de jouer avec des objets &emdash; lunettes, stylo, etc. &emdash;, de griffonner, de se balancer ou se sétirer. Pourquoi faut-il assimiler lattention à limmobilité ? La circulation des énergies mentales et physiques est un système complexe, auquel chacun est intuitivement sensible, mais que les convenances sociales briment volontiers. Si le pouvoir magistral sy ajoute
" Promets-moi de ne pas rentrer trop tard, de faire attention en traversant, de prendre soin de tes chaussures, dêtre sage, de bien travailler à lécole ". Les adultes ne cessent dextorquer aux enfants et aux adolescents des promesses qui les rassurent, même lorsquils ny croient quà moitié. Qui aurait, face à de telles attentes, linconscience, limprudence de dire : " Non, je ne rentrerai sûrement pas avant minuit ", " Non, je ne ferai pas attention " ou " Non, je ne travaillerai pas " Enfants et adolescents " achètent " leur autonomie en faisant des promesses quil leur est impossible de tenir toutes. Plutôt que de sindigner du manque de cohérence, de sérieux, de rigueur des enfants et des adolescents, les adultes feraient bien de se demander si leurs attentes ne sont pas exorbitantes, si, à force de vouloir bien faire, ils nenserrent pas les enfants et les adolescents dans un corset dobligations et despoirs dont ils ne peuvent saccommoder quen trichant un peu.
Lécole cultive lart de faire accroire quil faut tout faire, et tout faire bien, pour être un bon élève. Pourtant, les professeurs, comme les parents instruits, savent très bien quils ont réussi leurs études en ne prenant pas tout à fait au sérieux les attentes de leurs maîtres et de leurs parents. Ils savent quun élève " qui ira loin " est en réalité un élève assez indépendant pour ne pas sépuiser en performances inutiles et en démonstrations perfectionnistes qui prennent de lénergie sans accroître la maîtrise. Pourtant, dans leur discours, il arrive souvent à ces adultes doublier leur propre expérience et de tenir des propos maximalistes. Ils se retrouvent dans le cercle infernal des marchandages les plus classiques : chacun demande le double de ce dont il a besoin pour être sûr den obtenir les trois quarts. Résultat : tout le monde triche, donc personne ne fait confiance à personne et il est impossible de discuter sereinement du temps de travail et des exigences, puisque les élèves sont constamment suspects den faire le moins possible et les professeurs den demander beaucoup plus que nécessaire.
On ne demande pas aux prisonniers daimer leur prison. Pourquoi demanderait-on aux élèves daimer une école où ils nont pas choisi daller ? Les adultes ont raison de tenter de faire aimer lécole, ils ont tort dexiger des gages dadhésion et de stigmatiser les élèves ascolaires, absentéistes, distraits ou paresseux comme de " mauvais sujets ". Sans doute est-il difficile de demander à un gardien de prison dencourager les détenus à sévader ; du moins peut-il comprendre quils en aient envie, car il sait quils sont en prison contre leur gré. Les maîtres décole ont beaucoup plus de mal à se mettre à la place de lélève, parce quils ne voient plus la formidable pression quexerce lappareil scolaire sur les individus, ou pensent quelle est excusée davance parce que cest " pour leur bien ".
Si des adultes dun âge avancé naiment pas les épinards ou le poisson, cest parfois parce quon les a forcés, dès leur tendre enfance, à en manger. Il arrive quon aime spontanément quelque chose, ce qui noblige pas à laimer toute sa vie. Il arrive aussi que lon commence, spontanément, par ne pas aimer quelque chose, par exemple daller à lécole. Il est très important de pouvoir le dire, dessayer de comprendre pourquoi, sans être immédiatement culpabilisé. On sait que, face à la naissance dun cadet, les enfants éprouvent des sentiments de jalousie, des pulsions agressives. Aussi longtemps que les adultes les censurent, ne veulent pas, à strictement parler, les entendre, nenvisagent pas que ces réactions puissent être normales, non perverses, ils leur refusent tout droit de cité. Si bien quon ne peut en parler, donc les faire évoluer : elles restent là, non dites mais inchangées. On peut faire le parallèle : il devrait être admis quune partie des enfants scolarisés naiment pas spontanément lécole, quils puissent le dire, non seulement tout au début de leur scolarité, mais chaque fois que ça leur prend ou reprend, sans être pour autant stigmatisés ou ramenés à lordre par un " Sois raisonnable ! " qui enferme chacun dans sa solitude.
Pour aller dans ce sens, peut-être serait-il favorable que leur formation prépare les enseignants à ne pas sidentifier totalement aux activités quils proposent. Ne pas aimer les mathématiques conduit à ne pas aimer le professeur de mathématique que si ce dernier ne laisse aucune alternative, et se trouve blessé par la moindre mise en doute de lintérêt et de limportance dune discipline ou de la façon dont il la présente. Il est libérateur de cesser de superposer les personnes, les activités et les savoirs, et de donner le droit de ne pas tout aimer ou rejeter en bloc. Les professeurs naiment pas également tous les chapitres du programme ou tous les types dactivité, les élèves le devinent, dailleurs. Pourquoi ne pas le reconnaître, craindre que cela affaiblisse le rapport pédagogique, alors que cela ne peut que lhumaniser, laisser un espace où sexpriment les différences ? Discuter souvent, librement, des goûts et des dégoûts, par exemple en conseil de classe, cest autoriser à prendre et à laisser sans entrer dans le jeu systématique de la contestation ou de la déviance.
Quand un élève veut changer de maître parce quil ne laime pas, il est très rare que lécole entre en matière. Elle traite ce désir comme un caprice, parce quy céder ouvrirait la porte à tous les abus et confirmerait lenfant dans lillusion de sa toute puissance. Entre ce refus catégorique et le libre choix des enseignants par les élèves, peut-être y a-t-il une voie médiane. Il est vrai que la socialisation consiste aussi à apprendre à communiquer et à coopérer avec des gens quon na pas choisis. Pourquoi ne pas admettre que, parfois, lantipathie &emdash; quelle soit à sens unique ou mutuelle &emdash; est trop forte pour permettre un véritable travail commun ? Sans doute certains parents sont-ils des consommateurs décole inconstants et abusifs, prêts à changer leur enfant de classe à la moindre déconvenue, voire contre son gré. Mais il y a aussi des situations où la relation est réellement problématique.
Le problème se pose également entre élèves. On sait que parfois, il faut défaire des classes et les recomposer pour trouver une dynamique du groupe favorable aux apprentissages. Pour en arriver là, il faut vraiment que le climat soit très détérioré et empêche denseigner. On peut imaginer que beaucoup de situations, sans être aussi dramatiques, ne sont pas confortables, parce quon fait coexister dans un groupe des enfants ou des adolescents qui ont du mal à saccepter et à se comprendre. Certes, cest loccasion rêvée dapprendre la tolérance et le droit à la différence. Mieux vaudrait alors sen donner réellement les moyens, quelques bonnes paroles humanistes ne suffisent pas à combler des distances culturelles et personnelles considérables. Peut-être pourrait-on aussi, à lintérieur de la classe, donner davantage de liberté aux élèves. Dans certaines classes, on choisit librement ceux aux côtés desquels on sassied le plus souvent, ou avec lesquels on travaille en équipe. Il nen va pas toujours de la sorte : sous prétexte déquité ou de simplicité, la plupart des élèves sont invités à travailler, sans faire dhistoire, avec des condisciples quils nont pas choisis. Et pourtant, on leur demande de coopérer dans un registre extrêmement intime et personnel, la compréhension de notions, la formation de projets, lélucidation derreurs. " On napprend pas tout seul " affirme le CRESAS (1987). Mais apprendre ensemble est extrêmement difficile. Sans doute, la libre association de chacun avec chacun se heurte-t-elle à dévidentes limites, dans une organisation de masse. Peut-être pourrait-on néanmoins faire quelques pas dans ce sens
À lécole obligatoire, lenfant ou ladolescent sont projetés dans une compétition quils nont pas choisie et dont dépend en partie leur destin. La moindre des choses serait quon leur reconnaisse le droit dutiliser toutes sortes de moyens pour se tirer le mieux possible de ce guêpier. Cela ne légitime pas nécessairement la tricherie, même si on peut considérer quelle est souvent, dans ses formes mineures, une réponse à une mission impossible plutôt quune perversité morale. Le droit de ne pas coopérer à sa propre évaluation, cest au moins le droit de ne pas tendre les verges pour se faire battre, le droit de faire tout son possible pour paraître à son avantage, masquer ses lacunes, mettre en évidence ses points forts et négocier habilement tout ce qui peut faire gagner quelques points ou quelque crédit aux yeux du maître. Un juge dinstruction sait quil travaille contre les intérêts du prévenu et ne sétonne pas lorsque ce dernier et son avocat se défendent par tous les moyens légaux disponibles. Un enseignant est en général beaucoup plus naïf, il na pas conscience de faire en partie le même travail quun juge dinstruction, autrement dit dutiliser différents moyens dinvestigation pour arriver à la vérité des compétences scolaires dun élève. Dans les " procès en ignorance ", il ny a pas davocat, et les droits de la défense sont réduits à la portion congrue. Bien sûr, on pourrait souhaiter, dans lesprit dune observation formative, que lélève contribue à son propre apprentissage en explicitant volontiers ses doutes et ses erreurs, pour pouvoir y travailler. Dans ce cas, que lécole soit conséquente et quelle ne demande pas à lélève une confiance totale dans ses évaluateurs si elle reconnaît en même temps à ces derniers le droit de se servir de tout ce quils ont appris pour faire un bilan et décider dune sélection.
Les enseignants sont souvent blessés parce que les élèves contestent leurs corrections ou mettent en doute léquité dun barème ou le bien-fondé dune épreuve. Pourquoi en attendre une confiance aveugle alors que les professeurs savent la part darbitraire et derreur que contient même lévaluation la plus consciencieuse ? Ici encore, le risque est de sidentifier au système et de se sentir personnellement attaqué dès que lapprenant défend ses droits avec une certaine vigueur.
Sans doute est-ce sur ce point que lécole a le plus changé depuis cinquante ou cent ans. Parce que le sentiment de lenfance sest renforcé, parce que le respect des personnes nest plus un luxe dans notre société, mais une valeur fondamentale. Il reste que traiter les individus comme des personnes, autonomes, différenciées, complexes, fluctuantes, sensibles ne facilite pas la gestion des populations et des organisations. Ignorer les différences et les états dâme, traiter chacun comme un numéro nayant quà remplir son rôle, telle est la clé de la gestion efficace de vastes populations. À partir du moment où le professeur se demande avec Filloux (1974) " comment faire aimer les mathématiques à une jeune fille qui aime lail ", et accepte quaimer lail soit, tout compte fait, aussi légitime et savoureux quaimer les mathématiques, il lui est plus difficile davoir la conscience tranquille lorsquil commence un cours et quil invite chacun à se passionner pour la même notion, sachant quelle parle inégalement aux uns et aux autres, en raison de leur héritage culturel, de leur caractère, de leur niveau en mathématique, de leur relation au professeur, et aussi que les attitudes des uns et des autres fluctuent au gré de lhumeur, de la fatigue, des incidents de la journée. Tout professionnel qui traite des personnes ne peut sen tirer sans fixer des limites à la relation interpersonnelle, pour se protéger et protéger lautre ; il doit sappliquer à " ne pas savoir " un certain nombre de choses, ou à feindre de les ignorer, pour poursuivre sa route sans être constamment arrêté par des scrupules, des négociations, des arrangements tenant trop largement compte de la singularité des personnes en présence. On ne peut pas imaginer une scolarité de masse qui, à chaque seconde, traite chaque enfant, chaque adolescent comme une personne. Même en famille, les parents les mieux disposés ny arrivent pas constamment. Est-ce une raison den faire son deuil ?
On peut avoir limpression que, même sil y adhère intellectuellement, un enseignant ne saurait respecter intégralement les droits de lapprenant sans compromettre sa mission. Est-ce bien sûr ? Nul napprend vraiment, durablement sous la contrainte, dans la peur ou le stress, lennui ou le non-sens. La véritable difficulté, cest daller seul à contre-courant. On " hérite " alors délèves que leur culture, produit de leur expérience scolaire, rend incapables de revenir à un rapport ludique et détendu au savoir. Le temps dune année scolaire est trop court pour défaire la passivité, la résignation, le cynisme ou les stratégies de fuite quont engendrés des années de scolarité. Doù limportance daller vers les pédagogies actives et les didactiques nouvelles dans le cadre dune équipe et dun projet détablissement, avec une cohérence sur lensemble du cursus et laccord de linstitution
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