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Lanalyse collective
des pratiques pédagogiques
peut-elle transformer les praticiens ?
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des
sciences de léducation
Université de Genève
1996
Lanalyse des pratiques comme démarche collective daide au changement personnelUne analyse pertinente ou comment mettre le doigt sur les vrais problèmes ?
Lart de remuer le couteau dans la plaie sans faire trop de dégâts
Au fil des années, lexpression " analyse des pratiques " pourrait devenir à ce point banale quon ne se demandera même plus de quoi il sagit. Maintenant déjà, les " initiés " ne prennent plus la peine den rappeler la définition, ils entrent immédiatement dans le vif du sujet : méthode, éthique, usages dans la formation, linnovation, la thérapie, la recherche ou lintervention. Pourtant, il est utile de sarrêter un instant sur lexpression elle-même pour se demander : " Qui analyse les pratiques et dans quel but ? " Il ny a pas à cette question de réponse absolue, car lexpression " analyse des pratiques " nest pas une appellation contrôlée. Chacun peut sen réclamer dès le moment où il observe des pratiques et en construit une représentation un peu analytique. Comme le thème est à la mode dans les " métiers de lhumain ", les acceptions fleurissent. Je distinguerai au moins neuf usages de lanalyse des pratiques :
Il importe, sans en exclure aucun, de dire à quel type danalyse des pratiques on se livre et dans quelle intention. Cest encore plus indispensable lorsquon sinterroge sur lefficacité de la démarche : comment lévaluer si on ne peut la rapporter à des finalités déclarées ?
Je ne traiterai ici que des démarches volontaires danalyse des pratiques visant leur transformation ou celle des praticiens. Cette transformation peut sinscrire dans un contexte de formation (initiale ou continue), de supervision, de conseil, de thérapie ou de soutien à linnovation. Je men tiendrai aux cas où la démarche est spécifique, méthodique, partiellement instrumentée, éthiquement contrôlée, et enfin, conduite dans le cadre dun groupe par un animateur formé à cette fonction.
Je mefforcerai, dans un premier temps, de préciser les finalités et les modalités de ce type danalyse des pratiques. Puis, je tenterai danalyser trois conditions probables de son efficacité : 1. la pertinence clinique et théorique de lanalyse ; 2. ladhésion des intéressés aux représentations issues de la démarche ; 3. lintégration possible du changement à leur système de vie et de relations.
Lorsquelle vise la transformation des personnes, de leurs attitudes, de leurs représentations et de leurs actes, lanalyse des pratiques exige de chacun un véritable travail sur soi ; elle demande du temps et des efforts, elle expose au regard dautrui, elle invite à la remise en question, elle peut saccompagner dune crise ou dun changement identitaire. Nul ne sengage donc dans une telle démarche sil nen attend quelque bénéfice, sil nespère quelle laidera à devenir plus perspicace, efficace, cohérent ou en paix avec lui-même, quelle lui permettra de " trouver ses marques ", daffermir son identité ou son équilibre. Les finalités des uns et des autres varient, mais, pour aucun, lanalyse des pratiques napparaît une fin en soi. Cest un détour pour mieux maîtriser sa vie personnelle ou professionnelle, pour être plus adéquat, plus à laise, plus au clair ou plus ouvert, qui se fonde sur lespoir que la transformation sera facilitée ou accélérée par lexplicitation des pratiques et lélucidation de leurs tenants et aboutissants.
Un travail de groupe
On peut envisager une analyse des pratiques solitaire dans le cadre dune relation duale, sur le modèle psychanalytique. Cependant, on associe en général cette démarche à un travail de groupe, dans une configuration intersubjective particulière : un ensemble de " praticiens " (enseignants, soignants, travailleurs sociaux, par exemple), débutants ou expérimentés, se réunissent volontairement autour dun animateur-analyste qui offre certaines garanties, tant sur le plan éthique que sur celui des savoir-faire. Cest en général un professionnel : formateur, superviseur, thérapeute, conseiller, chercheur ou accompagnateur de projets.
Idéalement, un groupe danalyse des pratiques réunit des gens qui, au départ, ne se connaissent pas, qui ne travaillent pas dans la même institution et nont pas dautres occasions de se rencontrer. Pour chacun, le groupe nest alors que le cadre du travail analytique, sans autre identité ni projet que daider chacun à progresser Il reste difficile dempêcher certaines interférences avec des réseaux dinterconnaissance, inséparables de lappartenance à un même corps professionnel et à un même système éducatif. Plus on travaille dans un " petit monde ", sur un territoire exigu, où chacun se connaît au moins de loin, plus il est difficile de détacher totalement lanalyse des pratiques dune analyse de linstitution et des rapports sociaux. En dernière instance, lanalyse des pratiques renvoie toujours à un système plus vaste, ne serait-ce quà la société globale dont chacun tient son identité. Il est donc impossible dêtre entièrement puriste. Je propose toutefois denvisager séparément lanalyse des pratiques au sein dune organisation et de sen tenir ici à une réunion de personnes sans liens, ou aux liens faibles, qui nont pas vocation à constituer un acteur collectif agissant dans un système plus vaste.
Le groupe est alors un outil du travail danalyse, il sert avant tout de cadre structurant aux échanges, de centre de ressources, de garde-fou. Chaque praticien offre aux autres un soutien et un point de comparaison dans un exercice danalyse extérieur à leurs insertions professionnelles ou personnelles respectives. Ces conditions permettent une liberté dexpression et une confiance difficilement compatibles avec les rapports professionnels ordinaires dans les organisations.
Lanalyse des pratiques ne peut fonctionner que sur la base dun certain volontariat. Il y a parfois ambiguïté. Ainsi, en formation initiale denseignants ou de travailleurs sociaux, il arrive que létudiant se retrouve, sans avoir rien demandé, assigné à un séminaire danalyse des pratiques, face à un formateur qui vise à le faire évoluer vers une identité et un profil de compétences bien définis. Certes, lentrée dans un tel cursus de formation est volontaire, et en sy engageant, on sexpose - en principe en connaissance de cause - à certaines démarches de formation de type clinique, qui exigent une forte implication. Il y a cependant une différence de taille entre adhérer spécifiquement à un groupe danalyse des pratiques et sy retrouver un jour ou lautre au gré dun parcours de formation. Mieux vaudrait que ladhésion à un groupe danalyse des pratiques soit une activité de formation à option, avec des activités équivalentes dune autre nature, plutôt quun passage obligé. Il importe que lanimateur se souvienne quil nest pas là pour " faire passer un programme ", mais simplement pour aider chacun à progresser. Toutefois, si la construction dun savoir-analyser (Altet, 1994) est lun des objectifs de formation, on voit mal comment rendre facultatif un entraînement sans lequel la compétence analytique resterait à létat de connaissance procédurale abstraite.
Qui analyse les pratiques ?
Lanalyse des pratiques est-elle le fait de chaque participant, avec laide des autres praticiens et de lanimateur ? du groupe ? de lanimateur ? Idéalement, ce dernier devrait se borner à encourager et outiller un travail dautoanalyse, à aider les praticiens à expliciter et interpréter leurs pratiques. Mais comment le faire sans suggérer une partie au moins de lanalyse, ne serait-ce quen ouvrant des pistes, à travers des questions, des silences, des renvois au groupe, des mises en relation, des reformulations ? Comment aider un praticien à analyser sa pratique sans être tenté de le précéder et de le guider sur telle ou telle voie, sans lui offrir des hypothèses, sans attirer son attention sur ses dits et non dits ? La psychanalyse ne se centre pas sur les pratiques, mais on peut sen inspirer pour théoriser les ambiguïtés de la position analytique. Un psychanalyste notait quune " bonne interprétation, on ne sait plus qui la dite " pour souligner quelle est le produit dune coopération, que lanalyste peut y contribuer par sa façon de garder le silence, découter activement, de relancer aussi bien quen parlant " à la place " du patient, dailleurs nommé analysant plutôt quanalysé
Une chose paraît sûre : lanalyse des pratiques ne peut avoir de réels effets de transformation que si le praticien sy implique fortement. Prendre connaissance des conclusions dune analyse conduite par autrui aide rarement à changer. Le praticien doit jouer un rôle actif dans lanalyse de sa propre pratique ; même sil nest pas la source unique des mises en relations, des hypothèses, des " intuitions analytiques ", des interprétations, il ne peut en faire quelque chose quà la condition de se les approprier, dy adhérer in fine comme si elles venaient de lui. Lanalyse des pratiques comme démarche de transformation est donc conçue ici comme une autoanalyse fortement assistée et soutenue par un professionnel dans le cadre dun groupe lié par un contrat.
Ce contrat régit notamment lintervention des participants à propos de la pratique des autres. Il est inutile de constituer un groupe si le réseau de communication se structure en étoile autour de lanimateur. Lintérêt de lanalyse des pratiques en groupe est que chacun puisse contribuer à interroger lautre, à suggérer des pistes, à nuancer des interprétations. Contrairement à lanimateur, qui nest pas censé mettre en jeu une pratique analogue à celles des participants, ces derniers sont entre eux dans une forme de réciprocité qui les autorise à " se mêler " de la pratique des autres. Comment pourraient-ils éviter de la comparer à la leur, pour mettre en évidence des similitudes ou des contrastes ? Lidentification projective fonctionne autant que la curiosité désintéressée ou lenvie daider. Il est difficile déviter les jugements de valeur. Les regards mutuels des participants sont simultanément une ressource irremplaçable et un facteur de risque que lanimateur doit maîtriser, notamment en instaurant des règles et en intervenant lorsquelles ne sont pas respectées. Tout jugement, tout énoncé dun modèle peut mettre sur la défensive et empêcher de comprendre pourquoi on fait ce quon fait. Lanalyse des pratiques fonde tous ses espoirs sur les vertus de la lucidité et de lautorégulation plutôt que celles du " bon exemple " ou de la pensée normative. Même si lon adhère à cette posture, il est difficile de ne pas se mesurer aux autres, de nintervenir quaux fins de les aider à (se) comprendre, sans souci de distinction ou de prise de pouvoir. Dans un groupe danalyse des pratiques, on gère donc inévitablement des échanges qui, sous couvert de questionnement et dexplicitation, touchent à des dimensions moins avouables des relations intersubjectives.
Transformation des pratiques, formation et thérapie
En orientant lanalyse des pratiques vers leur transformation, vise-t-on du même coup une formation des personnes ? On ne peut changer la manière dêtre au monde et dagir des personnes sans transformations des dispositions intériorisées - attitudes, représentations, compétences, habitus, etc. - qui commandent la pratique. Ce sont des médiations nécessaires pour que se transforment durablement les pratiques. Lanalyse des pratiques induit donc une formation, entendue au sens large dune transformation des personnes passant par des apprentissages, une restructuration des représentations, voire de lhabitus.
Est-elle une façon délargir des compétences, des connaissances ou des savoir-faire, donc de construire une formation au sens plus restreint de lexpression ? Ce nest pas son rôle. Elle peut certes, par son exercice même, construire ou consolider des compétences, à commencer par le savoir-analyser (Altet, 1994) et les capacités de communication. Chaque praticien devient capable dautoanalyse en dehors de toute démarche collective et, a fortiori, en labsence de tout dispositif dencadrement de lanalyse.
Lanalyse des pratiques peut induire des besoins de formation, permettre didentifier des lacunes ou des limites, ou de former des projets (dinnovation, de promotion, de reconversion) appelant de nouveaux apprentissages. Elle pousse le praticien à dresser son propre bilan de compétences, ce qui peut lamener, le cas échéant, à la décision de mieux se former. Mais cette formation devrait se développer hors du groupe danalyse des pratiques, en dautres temps et dautres lieux. De la même manière, lanalyse des pratiques nest pas une thérapie individuelle ou collective, même si elle peut conduire à reconnaître et à nommer des souffrances ou des contradictions qui appellent une prise en charge clinique. En résumé : lanalyse des pratiques peut provoquer une mobilisation de la personne à investir dans une formation, une thérapie ou dautres formes dexpérience, mais ce nest pas son rôle doffrir cette formation ou cette thérapie. Cest ainsi quil serait raisonnable de ne pas engager dans une analyse des pratiques des personnes dont le besoin de formation lourde ou de soutien thérapeutique crève les yeux, sauf si elles ont besoin dun premier cheminement pour sen rendre compte Que lanimateur sache alors que lanalyse des pratiques nest pour ces personnes quun passage, quelle ne saurait répondre à leurs besoins, mais permet éventuellement une orientation lucide vers une formation ou une prise en charge.
Bien entendu, la situation est loin dêtre toujours aussi claire et les vrais besoins ne se révèlent en général quau gré des rencontres. Tout groupe ou séminaire danalyse des pratiques attire en général une ou deux personnes qui cherchent tout autre chose. Cest un problème pour les autres participants et surtout pour lanimateur. Cela met en évidence labsence de lieu de parole ou de ressourcement dans nombre dinstitutions. Il faut donc, en formation danimateurs, traiter de la diversité des attentes et du possible " détournement " de lanalyse des pratiques.
La question de lefficacité
Le débat sur lefficacité dune démarche danalyse des pratiques pourrait évidemment faire la part des bénéfices secondaires dune telle démarche, qui fixe provisoirement certains errants, sécurise certains inquiets, offre un exutoire à certains idéalistes. Je men tiendrai aux conditions defficacité de lanalyse des pratiques par rapport à ses finalités déclarées : favoriser une transformation des praticiens par le détour de lexplicitation et de linterprétation de leurs pratiques et ce qui les sous-tend.
Pourquoi quelquun se lancerait-il dans lanalyse de ses pratiques sil était entièrement satisfait de ce quil fait et ne désirait nullement changer ? Peut-être par curiosité, pour rompre un isolement, sintégrer à un groupe, trouver une occasion de parler de soi ou obtenir de laide pour dautres problèmes professionnels ou personnels. Ou parce quil est pris dans un parcours de formation qui ne lui laisse pas de véritable choix. Pour ceux qui choisissent une telle démarche librement et en connaissance de cause, la raison la plus défendable serait la volonté daffronter une forme de doute, de malaise ou de quête poussant à sinterroger sur sa pratique et ce qui la sous-tend.
Lanalyse des pratiques peut constituer une réponse à un problème ponctuel, survenant à un moment défini de lexistence et quon règle une fois pour toutes. On connaît la différence entre lablation de lappendice et une cure psychanalytique : la première est une opération quon peut oublier dès quelle a réussi, la seconde peut devenir un mode de vie. Si lanalyse des pratiques est un moyen daccroître sa maîtrise de soi et du monde, pourquoi aurait-elle une fin ? En ce sens, la participation à un groupe, un séminaire, une session danalyse des pratiques nest souvent quun moment qui amorce un processus, une forme dinitiation à une démarche que les uns et les autres pourront poursuivre par la suite dans divers contextes. Lanalyse des pratiques, en tant que démarche collective, peut dailleurs être conçue avant tout comme une " initiation " à une pratique réflexive autonome. Pour certains participants, elle ne trouve son efficacité quau-delà de ce temps dinitiation ; leur appartenance à un groupe a pour principal effet de construire un rapport à la pratique et à lanalyse que chacun peut emporter avec soi, comme lescargot sa coquille. Il serait donc injuste de ne juger de lefficacité de lanalyse des pratiques que sur la base des transformations quelle induit dans limmédiat, sans faire la part soit de lapprentissage méthodologique, soit dune " mise en mouvement " qui ne produira deffets que bien plus tard, à la manière dont une rivière souterraine finit par surgir à lair libre.
Il importe néanmoins de se demander à quelles conditions lanalyse des pratiques peut contribuer à les changer. Je ne traiterai ici que des pratiques pédagogiques, mais la question est légitime dans nimporte quel champ social. Elle ne paraîtra provocatrice quà ceux qui entrent en analyse des pratiques comme en religion et sont intimement persuadés quelle est toujours la source de profondes transformations. Sans nier a priori les témoignages enthousiastes, on est cependant en droit de se demander par quels mécanismes lanalyse des pratiques peut transformer les personnes, comment la prise de conscience peut amorcer un véritable changement.
Il me semble que trois conditions doivent être remplies. Il faut, pour provoquer des changements de pratiques, que lanalyse soit : 1. pertinente ; 2. acceptée ; 3. intégrée. Revenons sur ces trois aspects complémentaires.
La pertinence de lanalyse des pratiques sévalue à sa capacité de " toucher juste ", de mettre le doigt sur ce qui fait problème, seule chance pour la personne concernée de " se mettre en mouvement ". Cela ne va pas de soi.
Léquilibre des échanges dans un groupe
Il y a dabord les obstacles liés à lexercice de lanalyse des pratiques dans un groupe. Pour dépasser lanecdote, il est nécessaire de se centrer assez longuement sur la pratique dune seule personne. Or, même avec des règles de réciprocité, cette centration a des limites. Les autres participants interviennent nécessairement en fonction de leurs propres préoccupations. Seul lanimateur est - dans le meilleur des cas - totalement disponible pour sintéresser à la pratique dautrui sans chercher dabord les points de comparaison avec sa propre expérience. Si bien que, dans un groupe danalyse des pratiques, la conversation est la résultante dune transaction entre des priorités différentes. On cherche des points communs, on sarrête sur des problèmes qui concernent apparemment plusieurs personnes, parfois au détriment de la singularité de chacune. Le défaut de pertinence peut résulter de ce compromis. Tout se passe comme si on sarrêtait souvent sur le seuil dune porte, au moment où les choses deviennent vraiment intéressantes, parce quil est temps de donner de la place aux autres. Cest évidemment dautant plus facile que lintéressé paraît, dans limmédiat, soulagé que lattention se détourne de son cas, même sil le regrette par la suite Il faut aussi accepter de se présenter maintes fois sur le seuil dune porte avant dentrer. Lart de lanimateur est notamment de savoir quand il est judicieux de forcer un peu le passage.
Certaines formes danalyse des pratiques introduisent des règles très strictes, qui fonctionnent comme de véritables rituels, dont la transgression paralyse la démarche et peut entraîner rappel à lordre, voire exclusion. Ces rituels sont des protections pour les personnes, ils leur garantissent à la fois lespace dans lequel elles pourront dire ce quelles ont à dire, sans sacrifier prématurément à la norme de réciprocité, et les limites du questionnement et de linterprétation.
En quête du point nodal
Dans une relation duale, la question de la pertinence se pose aussi et ne se résume donc pas à linterférence entre participants. Puisquon se situe dans une perspective pragmatique, et dans un projet de transformation des praticiens et des pratiques, lanalyse doit se centrer autour dun point nodal : problème, blocage, résistance, peur, désir de changement. Or, lidentification de ce point nodal nest pas évidente. Pourquoi ferait-on un coûteux détour par lanalyse des pratiques si le problème était simple à poser et à résoudre ? Quiconque veut dépenser moins dénergie pour chauffer ou éclairer sa maison ne sinscrit pas dans un groupe danalyse des pratiques de chauffage ; il se renseigne sur diverses solutions, choisit la plus adaptée à sa situation et à ses moyens et la met en uvre, au besoin en assimilant les notions et les procédés nécessaires. Lanalyse des pratiques nest pas une quête de procédés.
Dans le meilleur des cas, le praticien qui soriente en connaissance de cause vers lanalyse des pratiques sait vers quoi il voudrait tendre, mais ny arrive pas, parce quil se heurte à des obstacles intérieurs. Cest ainsi que quelquun peut souhaiter aller vers une alimentation équilibrée, savoir assez bien à quoi elle ressemblerait, et pourtant ne pas parvenir à franchir le pas, à payer le prix, à respecter la discipline nécessaire. Une forme danalyse des pratiques ne serait alors pas inutile, car elle permettrait de mieux comprendre pourquoi on fait ce quon fait, pourquoi, par exemple, on mange, boit ou fume trop, ou pourquoi on se couche trop tard, alors même quon a pris de bonnes résolutions. Lanalyse des pratiques montrerait que ces gestes sintègrent à des " structures daction " qui résistent au changement volontariste. Il nen va pas autrement dans le champ des pratiques pédagogiques.
Souvent, un enseignant attiré par lanalyse des pratiques est mu par un sentiment dinsatisfaction diffus, plutôt que par la représentation claire dune véritable alternative. Linsatisfaction naît dune impression déchec, dinsécurité, dinefficacité, dincomplétude, de flottement ou dennui. " Je narrive pas à tenir mes élèves, à entrer en communication avec eux, à les intéresser " dira par exemple un enseignant. Ou " Je nai plus le goût de faire la classe, et les élèves le sentent ". Lanalyse des pratiques aidera le praticien à affiner ses sentiments, mais surtout à les relier à des circonstances précises aussi bien quà ses propres ambivalences. Le projet de transformation reste à ce stade encore vague, lespoir est simplement darriver à dépasser limpuissance dont on souffre, à maîtriser plus sûrement la situation.
On se trouve alors dans le paradoxe de lanalyse : cest le praticien qui détient la connaissance de la situation et des pratiques. Si cela lui suffisait pour comprendre ce qui se passe, il naurait pas besoin dune démarche danalyse des pratiques. Il sassocie à un travail collectif pour soumettre au groupe et à lanimateur un matériau que, livré à lui-même, il est incapable dinterpréter. Il bute sur une porte dont il na pas la clé et il espère que le groupe lui en proposera une, tout en craignant de devoir alors franchir le seuil
Lenjeu de lexplicitation
Les travaux de Vermersch ont attiré lattention sur les risques dune interprétation prématurée. Lobservation dune séquence danalyse montre que chacun est toujours trop pressé de donner du sens aux conduites. Les questions spontanées portent sur le contexte, les mobiles, les effets dune pratique, le jugement que le praticien porte rétrospectivement, sa propre interprétation. Il faut toute lascèse des praticiens de lentretien dexplicitation pour se dire que le premier récit dun praticien nest quune amorce pour établir les faits, parce que les actions complexes sont " préréfléchies " (Vermersch, 1994), que le sujet, à proprement parler, ne sait pas ce quil fait ou a fait. Ou plutôt, il le sait, mais à un niveau préconscient, qui passe au stade de la conscience et de la verbalisation quau prix dun travail patient et obstiné.
Cette insistance sur lexplicitation est évidemment limitée par les conditions de travail. Les travaux spécialisés prennent tout le temps quil faut. Un groupe danalyse des pratiques ne peut consacrer à chaque cas quun temps plus limité. Par ailleurs, le type danalyse visé exige des niveaux dexplicitation différents. Plus on sintéresse à lhabitus (Bourdieu, 1980 ; Perrenoud, 1986, 1996 c, 1996 e), plus on travaille sur ce que Piaget appelait un " inconscient pratique " (pour lopposer à linconscient psychanalytique, produit dun refoulement et de mécanismes de défense), plus il faut accepter de différer le moment de linterprétation, pour approfondir la phase dexplicitation. Même si on travaille sur les dimensions éthiques, sur les valeurs ou sur les émotions, lexplicitation des gestes, des déplacements, des regards, des séquences exactes de laction nest jamais inutile.
Il reste, dans tous les cas, à gérer un paradoxe : sans une volonté dinterprétation, de compréhension de laction, lexplicitation peut rester un exercice de style. Si lon oriente le questionnement, cest bien quon pressent une piste. Il faudrait sans doute distinguer des microhypothèses, qui guident le travail dexplicitation, dune macrointerprétation qui donne un sens global à la situation, sur le mode de " Ah mais, cest bien sûr ! " cher au commissaire Bourrel lorsquil comprend tout dans les " Cinq dernières minutes ".
Lenjeu de linterprétation
Nul praticien ne peut livrer sa pratique comme un matériau brut, dabord parce quil est impossible de décrire purement et simplement sa pratique sans en proposer une interprétation, ensuite parce que chacun a des enjeux personnels forts dans un groupe danalyse des pratiques. Il " raconte " sa pratique en fonction de linterprétation quil veut plus ou moins consciemment induire ; lenjeu est, inconsciemment, de contrôler linterprétation quen construiront lanimateur et le groupe. Pourquoi, dira-t-on, sintégrer à un groupe danalyse des pratiques et ne pas jouer le jeu ? Cela nest pas aussi incohérent quil y paraît : il est difficile de se mettre à nu sans tenter de se justifier ou, au contraire, de se dévaloriser, bref, de " prendre les devants ". Selon la jolie formule dOlivier Maulini (1998), la règle du jeu est de " sexpliquer en simpliquant ". Or, sexpliquer, cest donner à sa conduite des raisons, en un double sens, dans lordre de lexplication, mais aussi de la rationalisation et de la justification. Lintelligibilité dune pratique se construit donc souvent en dépit des rideaux de fumée que dresse le praticien concerné.
La pertinence est aussi un problème dinteraction, dintervention. Comment, sans " comprendre à la place " du praticien concerné, lamener à suivre dautres pistes et, progressivement, à construire une représentation plus lucide de ses mobiles et de ses pratiques, censée lui donner une meilleure prise sur leur transformation ? La question renvoie évidemment au dispositif et aux compétences des uns et des autres, notamment à celles de lanimateur.
Sagit-il dabord de compétences théoriques ? Entre un " psychanalyste de génie " et un tâcheron du divan, lécart ne tient pas dabord à la connaissance plus ou moins étendue des uvres complètes de Freud ou Lacan, mais à la capacité découte, de reformulation, de contrôle de la relation, de décentration et plus encore à la part dintuition, de perspicacité, de créativité de lanalyste ou de stimulation des mêmes qualités chez lanalysant. On peut parler alors, globalement, de " compétences cliniques ". En analyse des pratiques, on trouve léquivalent. Ces compétences relèvent en partie dune " intelligence du vivant " (Cifali, 1994, 1996), dune capacité dentrer en relation, dentendre, de dire, de faire dire. Elle sappuie sur des qualités humaines, des savoir-faire méthodologiques, une éthique, mais aussi sur une formation théorique, qui nourrit des hypothèses, des intuitions interprétatives.
Les modèles théoriques de la pratique
Aucune psychanalyse ne peut se passer dune théorie du psychisme et de linconscient. La théorie psychanalytique nest pas un champ unifié, et les chercheurs les plus positivistes ne sinterdisent pas de mettre en doute le bien-fondé de théories aussi difficiles à infirmer quà confirmer par une méthode expérimentale classique. Du moins chaque analyste dispose-t-il dune théorie assez substantielle du sujet et de linconscient, qui arme ses observations et ses intuitions.
Toute analyse des pratiques sappuie aussi, au moins implicitement, sur une forme ou une autre de théorie de laction humaine. Un animateur ne peut sen remettre à sa seule intuition, il importe quil puisse se référer à un ou plusieurs modèles théoriques, empruntés aux sciences humaines aussi bien quaux savoirs dexpérience. Létendue des compétences cliniques ne pallie quen partie la faiblesse ou le simplisme des modèles théoriques.
Or, de quoi dispose-t-on aujourdhui, dans ce domaine, pour penser les pratiques, et singulièrement les pratiques pédagogiques ? Quest-ce quenseigner, fondamentalement ? Quelle est la nature de la raison pédagogique, la part du bricolage, de limprovisation, de la négociation, de la planification, de linconscient dans la pratique enseignante ? Les réponses à ces questions sont autant de grilles danalyse des pratiques, de sources dhypothèses et dinterprétations pertinentes. Elles puisent en général largement dans le savoir dexpérience de lanimateur, aussi bien que dans celui des praticiens. Un animateur ne cesse en effet, au fil de lanalyse, de nuancer et de compléter sa propre compréhension des pratiques pédagogiques et en général des actions humaines.
Sans dédaigner ces sources, rappelons que répondre à ces questions est aussi laffaire des sciences humaines et sociales. Il nest ni possible, ni souhaitable que tous les animateurs adhérent à une théorie " orthodoxe " des pratiques pédagogiques. La recherche en sciences humaines nest pas assez avancée pour proposer une conception unifiée. Limportant est que lanimateur dun groupe danalyse des pratiques forge sa propre théorie. Sil la veut assez riche, précise et réaliste pour soutenir sa démarche et favoriser, sinon garantir, la pertinence de ses interprétations, il importerait quil tienne compte de létat de la recherche aussi bien que du savoir des praticiens et de son expérience danimateur. Les sciences humaines et sociales proposent aujourdhui certaines grilles danalyse des pratiques pédagogiques, fécondes non seulement à des fins théoriques, mais aussi dans une perspective de transformation des praticiens et des pratiques. Les éléments que je vais tenter de rassembler ne constituent pas une théorie cohérente et complète de la pratique pédagogique. Nul ne peut y prétendre seul, ni aujourdhui, ni demain. Ils dessinent plutôt quelques traits constitutifs dun paradigme.
Esquisse dun paradigme
Jappelle ici paradigme une certaine vision de la pratique qui ne prétend pas en faire le tour, mais en énoncer quelques dimensions essentielles, qui sont autant de regards sur la complexité de laction humaine et singulièrement de laction éducative.
Pour le sociologue interactionniste, pour lanthropologue, une pratique pédagogique :
Ces traits, volontairement livrés en vrac, oscillent entre la banalité et limpertinence. Il y a sans doute quelques risques à énoncer des caractéristiques générales des pratiques pédagogiques, car on ne fait pas justice à leur diversité. Chaque élément de cette liste attire simplement lattention sur une dimension de la pratique, donc sur un éclairage possible. Tous ces traits disent la complexité du métier denseignant, au sens de Morin, dun métier de lhumain, pris dans des contradictions indépassables, avec lesquelles le praticien doit vivre. Ces traits forment système et constituent des noyaux de résistance au changement et même à lanalyse.
On peut imaginer un enseignant totalement serein face à la complexité, gagné par une sorte de sagesse, voire de taoïsme, qui le délivreraient de ses rêves de toute-puissance et de ses culpabilités. La plupart des professionnels se débattent dans leurs contradictions. Sils participent à un séminaire danalyse des pratiques, cest précisément parce quils savent ou pressentent quils ne sen sortiront pas seuls, mais aussi parce quils sont prêts à faire quelque pas pour affronter leurs contradictions. Ils ne se doutent pas toujours que la démarche peut les entraîner plus loin quils ne voudraient et les rendre, au moins dans un premier temps, plus perplexes ou démunis
Cest une chose de prendre une telle option dans labstrait, autre chose de lassumer concrètement, au fil des rencontres. La comparaison avec la psychanalyse a des limites, mais elle nous aide au moins à comprendre que lanalyse des pratiques remue le couteau dans la plaie et se heurte donc inévitablement à lambivalence des participants, à leur envie de progresser aussi bien quà leurs résistances.
Ces dernières sont en partie les mêmes que dans une cure analytique, dans la mesure où la pratique pédagogique implique toute la personne dans son rapport aux autres et donc aussi ses névroses, complexes et autres fonctionnements inconscients. Les mêmes mécanismes de défense, de rationalisation, de dénégation, de justification, sont mobilisés lorsque lanalyse des pratiques sapproche trop des zones " dangereuses ". Lorsquun enseignant dit " Jai limpression que mes élèves me détestent, quils ne me traitent pas comme une personne ", on touche immédiatement au narcissisme, au désir enfantin dêtre aimé de tous quoi quon fasse. Si lon creuse et quon interroge ce praticien sur sa façon de traiter ses élèves, on peut découvrir assez vite quil en a peur, quil les méprise ou exerce sur eux une forme dironie sadique. Ou encore quil lit dans leurs yeux la très faible estime quil se porte, celle que ses parents ou ses maîtres lui ont communiquée. On touche alors à des domaines très proches de ce qui occupe le psychanalyste et il ne faut pas sétonner de rencontrer les mêmes silences, les mêmes fuites, les mêmes dénégations.
Toutes les résistances ne sont pas de cet ordre, même sil ny a pas de séparation étanche entre ce qui relève dune psychanalyse de la personne et ce qui relève des problèmes professionnels. Tous les doutes professionnels ne senracinent pas dans les épisodes les plus mouvementés de sa petite enfance ! La résistance banale quon rencontre en analyse des pratiques est un refus de la complexité, un refus de se voir et de voir le métier tels quils sont, pétris de contradictions. Jai analysé ailleurs (Perrenoud, 1995 b, 1996 c) " dix non dits " du métier denseignant : la peur, la séduction, le pouvoir honteux, la toute-puissance de lévaluation, le désir dordre, la part du bricolage inefficace, la solitude ambiguë, lennui et la routine, linavouable décalage entre ce quon sait faire et ce quon devrait savoir faire et enfin le rêve de jouir dune pleine liberté sans en assumer la responsabilité. Si ces aspects, que tout le monde connaît ou pressent, ne sont pas reconnus, cest parce quils font mal, quils contredisent des rêves de maîtrise et de rationalité aussi bien quune formidable envie de croire quon agit constamment dans le respect de lenfant et pour son bien. En résumé, lanalyse des pratiques peut mettre à mal une illusion de compétence et defficacité aussi bien que de probité ou de transparence.
Nul naccepte volontiers de " faire partie du problème ". Or, une analyse des pratiques bien conduite dépasse rapidement la recherche dun bouc émissaire et lattribution de toutes les difficultés professionnelles aux élèves, aux parents, aux collègues ou à linstitution. De là à envisager quon produit soi-même ce quon dénonce, il y a un pas difficile à franchir, dans le vif dun cas concret. Cest pourtant un schéma élémentaire dans une approche systémique.
Lorsquun enseignant nest pas satisfait de sa pratique, cest en général parce que ses élèves ne réagissent pas comme il le voudrait. Ils nécoutent pas, ne participent pas, ne travaillent pas, sagitent, ne sintéressent à rien, se laissent distraire par un rien. Le praticien peut faire un bout de chemin et admettre que ses élèves " sont ce quils sont " et quil vaut mieux travailler sur les " variables changeables ", à savoir son attitude, le dispositif et le contrat didactiques, la gestion de classe, les contenus, les tâches, etc. Il est en revanche beaucoup plus difficile daccepter dêtre soi-même la source dune partie des comportements quon déplore, de les envisager comme une réponse adéquate à la stratégie quon met en uvre, sciemment ou non. Dans " Faites vous-même votre malheur ", Watzlawick explique avec humour à quel point nous nous ingénions à fabriquer nos problèmes. En être conscient in abstracto naide guère, hélas, à le reconnaître dans un cas particulier, lorsque nous voulons " sauver la face ", conserver de nous limage dune personne cohérente, rationnelle et lucide. Il ny a pire obstacle à la lucidité que la certitude dêtre déjà constamment lucide
Le praticien qui sengage dans une analyse de ses pratiques, sauf sil a une formation systémique intensive ou un vif penchant à lautodénigrement, préférera, dans un premier temps, ne pas faire partie du problème. Il se voit en quête de pratiques plus efficaces et imagine quil serait prêt à les adopter si on lui en propose qui lui paraissent " réalistes ", autrement dit compatibles avec sa personnalité aussi bien quavec le temps et les moyens dont il dispose dans son établissement. Il nest pas rare quon sengage dans lanalyse des pratiques à partir dun modèle plutôt rationaliste de laction humaine, à la manière dont un artisan soucieux defficacité dirait à un représentant ou à un conseiller : " Prouvez-moi quune autre façon de faire marche mieux et ne coûte pas plus cher, et je ladopte immédiatement ! " Il se peut que, dans certains métiers techniques, les praticiens soient si peu investis personnellement, affectivement dans leur pratique quils soient prêts à en changer sur une base purement rationnelle. Même alors, le changement représente un coût : il faut faire un effort pour apprendre et, durant une période de transition, accepter dêtre moins efficace, jusquà ce quon ait retrouvé des automatismes et reconstruit les savoirs dexpérience qui permettent de faire face à tout ce que le mode demploi ne permet pas danticiper. Si lon travaille sous le regard dautrui, si lon craint dêtre jugé sur sa capacité dapprendre ou son rendement ou simplement si lon est facilement angoissé par une tâche nouvelle, cela peut suffire à bloquer le changement. Cest une des raisons pour lesquelles on saccroche volontiers à une technologie quon sait dépassée, mais quon maîtrise, dont on connaît les limites et les caprices. La résistance peut aussi senraciner dans le désir de sauvegarder une compétence spécifique, une forme dexcellence et de distinction, qui se perdront au gré dun changement. Ces phénomènes, bien repérés en sociologie du travail et dans les recherches sur linnovation technologique, jouent sans doute aussi dans lenseignement. Ils ne constituent pourtant que la partie visible de liceberg. Ce nest pas le changement de gestes qui coûte le plus, cest le deuil de certaines formes de satisfaction, didentité ou de sécurité liées à certaines pratiques.
Jai tenté délucider certains de ces deuils à propos de la différenciation de lenseignement (Perrenoud, 1996 b) : deuil du fatalisme de léchec, du rejet sur un bouc émissaire, du plaisir de se faire plaisir, de sa liberté dans la relation pédagogique, des routines reposantes, des certitudes didactiques, du splendide isolement, du pouvoir magistral Sans reprendre le détail de cette analyse, jinsisterai ici sur un point : ces deuils ne touchent pas seulement à des habitudes, auquel cas ils seraient surmontables, le temps de trouver de nouvelles routines. Non, ces deuils sont profonds, ils impliquent le renoncement à des satisfactions plus ou moins avouables, la rupture des équilibres psychiques qui contiennent les doutes et les angoisses, stabilisent lidentité et limage de soi et permettent de vivre son métier dans une certaine sérénité.
Tous les praticiens qui se lancent dans lanalyse de leurs pratiques sont-ils prêts à envisager ces deuils ? Le désir de changer et celui de ne pas changer coexistent intimement en chacun de nous. Accepter de jouer le jeu de lanalyse est un combat contre soi-même, non pas contre une résistance " irrationnelle " à la lucidité et au changement, mais au contraire contre une quête légitime et compréhensible didentité, destime de soi, de tranquillité, dinsertion dans un milieu professionnel. De plus, ces deuils, il nest pas facile de les anticiper, même si le contrat est particulièrement clair. Nul ne sait davance à quoi le mènera une analyse et on peut entretenir longtemps lillusion quon en sortira indemne, mieux armé pour faire face à la vie sans être vraiment changé.
Abandonner des pratiques anciennes peut amener à rompre avec un milieu, à renoncer à une réputation auprès des parents, des collègues, de la hiérarchie, bref, à affronter une forme de désapprobation ou de solitude. Il est difficile de changer tout seul. Cest un autre paradoxe de lanalyse des pratiques : si elle sexerce hors du cadre dun établissement, dans un " no mans land " où personne nest chez soi et ne retrouve ses collègues de chaque jour, la liberté dexpression est accrue. En même temps, chacun, sorti du groupe, se retrouve seul dans son école, seul à avoir fait du chemin, donc en partie prisonnier des attentes et des images dans lesquelles les autres lenferment, et des jeux sociaux quils jouent et dont il ne peut saffranchir ou changer la règle de façon unilatérale.
Lanalyse des pratiques a donc intérêt, si elle veut être efficace, à ne pas laisser chaque participant se débrouiller seul pour articuler son évolution personnelle aux structures dans lesquelles il vit et qui, elles, névoluent pas en général dans le même sens et au même rythme. Nombre de thérapeutes rencontrent le même problème. Ils savent quils renvoient leurs patients " au front ", comme les médecins militaires, dans un environnement sinon pathogène, du moins peu favorable à lévolution amorcée dans lespace thérapeutique. Cest pour tenir compte de ces aspects systémiques quon sest orienté vers des thérapies de couples, de familles, voire de communautés plus larges.
Lanalyse des pratiques, parce quelle ouvre un espace de parole et de changement, pourrait, sans impliquer concrètement les partenaires des participants, tenter au moins de prendre en compte les tensions réelles ou fantasmées avec eux, de deux façons :
Tout dépend évidemment de la nature des problèmes et des transformations en cause. Sécarter des modes traditionnels dévaluation est plus visible que daménager la relation pédagogique au sein de la classe. Mais on aurait tort de croire quon peut opérer seul, à linsu ou contre le gré de son environnement, des changements importants. Même dans le cadre des formations initiales ou continues les plus classiques, on aurait intérêt à se préoccuper plus ouvertement des conditions dimplantation de nouveaux savoirs et de nouvelles pratiques dans un milieu de travail.
Il serait absurde aujourdhui de penser avoir fait le tour de lanalyse des pratiques, même à sen tenir à une fonction de (trans) formation. Il conviendrait, par exemple, de sintéresser aux autres démarches qui se réclament de lanalyse des pratiques à dautres fins, pour identifier des différences et des similitudes, et envisager déventuels emprunts méthodologiques ou éthiques. Même à sen tenir à la modalité examinée ici, visant la transformation volontaire des personnes, lanalyse des pratiques pose de nombreuses questions à peine abordées : insertion dans des dispositifs de formation ou dinnovation, formation des animateurs, garde-fous éthiques, méthodes, contrats. La finalité de lexercice est-elle toujours limpide ? Sait-on toujours dire qui analyse les pratiques de qui, dans quel rapport de pouvoir, pour quoi faire ? Aussi longtemps que ces questions sont laissées dans lombre, il est vain de se centrer sur les aspects plus " techniques ". Lanalyse des pratiques est une forme complexe dinteraction sociale qui demande dabord à être située dans des registres théoriques, idéologiques, pragmatiques, méthodologiques. Le plus urgent est que chacun explique ce quil fait, pourquoi, au nom de quoi, et quà travers ces récits se constitue une forme de culture commune et de sagesse des animateurs. Il est beaucoup trop tôt pour enfermer lanalyse des pratiques dans des orthodoxies. Il est préférable que coexistent toutes sortes de conceptions et de manières de faire. Mais pas dans le silence et labsence de confrontation !
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