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Pouvoir et travail en équipe
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des
sciences de léducation
Université de Genève
1996
I. Le pouvoir dans une relation dautoritéII. Le pouvoir hors des relations dautorité
III. La raison du plus raisonnable et ses limites
IV. Il y a travail déquipe et travail déquipe : enjeux dans les organisations
Il est impossible de travailler ensemble sans être confronté au pouvoir. Cest évident, dira-t-on, lorsque les personnes qui collaborent sont dans un rapport établi dautorité. Mais entre égaux, dont aucun nexerce dautorité formelle sur les autres ?
Examinons rapidement ces deux situations, pour montrer quil ny a pas autant de différence quon croit. Puis venons-en à lessentiel : pourquoi ny a-t-il jamais de collaboration sans phénomène de pouvoir ? Arrêtons-nous ensuite aux diverses formes de coopération et de travail déquipe, et aux implications en termes de pouvoir. Examinons enfin quelles sont les représentations du pouvoir, les tabous qui entourent cette notion et la formation qui pourrait aider à les lever aussi bien quà vivre le pouvoir dans une certaine sérénité.
Ce qui amène à une structuration du propos en cinq parties principales
Revenons sur chacun de ces points.
Comme le rappelle Foucault (1987), le pouvoir nest pas la propriété dun acteur, mais une relation ou un réseau de relations. Friedberg le dit plus clairement encore :
Dans tout champ daction, le pouvoir peut se définir comme léchange déséquilibré de possibilités daction, cest-à-dire de comportements entre un ensemble dacteurs individuels et/ou collectifs. Une telle définition ( ) a au moins trois implications importantes.En premier lieu, elle met laccent sur la nature relationnelle et non transitive du pouvoir. Le pouvoir nest pas un attribut, et il ne peut être possédé. Ce nest pas un bien quon pourrait emporter avec soi pour le stocker quelque part, ou léconomiser comme de largent. Cest en effet sur ce point que lanalogie entre le pouvoir et la monnaie comme médium déchange trouve sa limite : le pouvoir ne peut être économisé. ( ) Aucun acteur ne " stocke " le pouvoir, même si celui-ci existe bien dans les structures. Il lexerce en tirant sur les ressources toujours asymétriques que les structures dun contexte daction mettent à sa disposition ; cest en lexerçant quil lui donne sa réalité et son efficacité, et cest seulement ainsi quil traduit cette asymétrie de ressources en action sociale. ( )
En deuxième lieu, cette définition souligne le lien irréductible entre pouvoir et (inter) dépendance, cest-à-dire entre pouvoir et coopération, entre pouvoir et échange, même si cet échange est toujours et en quelque sorte structurellement déséquilibré ; pas de pouvoir sans relation, pas de relation sans échange. Cest là la dimension instrumentale du pouvoir. On ne noue pas des relations de pouvoir gratuitement ou pour lunique plaisir den avoir. On entre dans une relation de pouvoir parce que lon doit obtenir la coopération dautres personnes pour la réalisation dun projet, quel quil soit (un but commun, un problème plus ou moins clairement perçu par les autres, etc.). Contrairement à lintuition première quon pourrait en avoir, pouvoir et coopération ne sont pas contradictoires, mais sont la conséquence naturelle lun de lautre.
Enfin, en troisième lieu, une telle définition met en évidence la nature au moins bilatérale et le plus souvent multilatérale du pouvoir. Dans la mesure même où celui-ci est une relation, il ne peut être imposé de façon unilatérale par ceux qui en posséderaient à ceux qui nen ont pas : il est inséparable des processus déchange négocié qui se greffent sur la relation et qui font quil comporte toujours un élément de réciprocité, aussi ténu soit-il par moments (Friedberg, 1993, pp. 11-116).
Une relation dautorité est une relation de pouvoir codifiée et légitime. Bien entendu, les choses ne sont jamais simples. La codification porte en effet sur divers éléments, notamment la réponse aux questions suivantes :
Lorsquon cherche à définir lautorité du prêtre, du skipper, du chirurgien, du chef dorchestre, du contremaître, du chef de famille, de lagent de police, du maître décole, du guide de montagne, du cuisinier, on donne des réponses différentes à ces questions. Et dans tous les cas, " ça se discute ", les acteurs impliqués nont pas la même interprétation, ne définissent pas de la même façon les limites, les abus, les raisons. Et surtout, la légitimité dune autorité nest jamais définitivement admise, ni acquise. Cest une affaire de représentations, et même lorsque lautorité prend sa source dans des textes formels (lois, statuts, contrats), elle nest reconnue que si ces textes sont pris au sérieux, respectés, appliqués. La quête de légitimité renvoie toujours soit à une autorité supérieure, soit à une raison supérieure, mais ce renvoi ne fait pas nécessairement lunanimité.
En faisant la part des approximations et des divergences, on peut cependant identifier des relations dautorité relativement stables et relativement acceptées. Lorsque des acteurs sont liés par une telle relation, on ne sétonnera pas que leur coopération soit asymétrique et que celui qui détient lautorité formelle exerce un pouvoir plus grand sur les décisions qui font progresser une tâche commune.
Cest évident lorsque la tâche coopérative relève de la sphère dautorité de lun des acteurs. Le pouvoir dans le travail se confond alors strictement avec lexercice dune autorité légitime : " Cest le chef qui commande ", parce que cest son rôle et son droit. En salle dopération ou au chevet du malade, le médecin prend la direction des activités et orchestre la coopération.
Que se passe-t-il lorsque deux personnes liées par un rapport dautorité coopèrent dans une tâche qui ne relève pas de cette autorité ? Si le même médecin et ses collaborateurs passent un week-end dans un chalet et quil sagit dallumer un feu de cheminée ou dorganiser une excursion, chacun sait que les rapports dautorité reconnus dans la sphère professionnelle ne sont pas pertinents et ne devraient donc jouer aucun rôle quant au leadership durant la coopération. Chaque acteur sait aussi que cette extension abusive est toujours possible, pour au moins deux raisons :
1. Il est difficile de passer de la soumission à légalité, voire à une relation de pouvoir en sens inverse, lorsquon change simplement de cadre ; la domination sinscrit dans les esprits, on " prend le pli " dobéir ou de commander et cet habitus est en partie investi dans des situations étrangères à la sphère où il sest formé.
2. Lorsque aucune autorité ne simpose, les attitudes, les initiatives, les compétences des uns et des autres vont en général conférer à lun ou quelques uns un leadership sur le groupe ; ceux qui exercent une autorité dans une autre sphère ont, dans cette " compétition ", un certain avantage, parce que leur pratique leur a donné de lassurance, lesprit de décision, lhabitude daffronter lincertitude et de prendre des risques et des responsabilités, aussi bien que des compétences telles que le sens de lorganisation et de la division du travail, la capacité dexpliquer, de négocier, de mobiliser les autres, les moyens de proposer une représentation claire et convaincante des objectifs, des obstacles, des voies possibles, des méthodes efficaces. Ces compétences dacteur social peuvent faire largement contrepoids au savoir et à lexpérience de personnes plus expertes techniquement, mais qui ne savent pas mettre leur expertise en valeur, faute notamment de savoir communiquer ; le leadership est une compétence partiellement indifférente au contenu de la tâche, dans la mesure où il sagit toujours de planifier, coordonner, réguler, distribuer des tâches complémentaires, etc. Cest pourquoi les dirigeants des grandes entreprises passent sans grandes difficultés du secteur privé au public, ou dune branche dactivité à une autre ; leur expertise porte sur la gestion densembles humains plus que sur des processus techniques.
Cest pourquoi, même lorsque lautorité de lun nest pas pertinente, elle joue néanmoins un rôle dans la coopération. Certaines variantes du carnaval sont dailleurs construites sur la dénégation volontariste, pour quelques heures ou quelques jours, de cet effet de halo. Pour que les dominants dans la vie ne soient pas presque " naturellement " les dominants dans la fête, il faut quils soient dominés et que les rapports de pouvoir sinversent temporairement, seule façon - efficace parce que rituelle - déviter la confusion et la contagion dune sphère dactivité à une autre.
En bref : lorsquil y a relation dautorité, elle investit plus ou moins ouvertement la coopération entre acteurs. Lexistence dune relation dautorité rend le sens des relations de pouvoir prévisible et légitime. Lautorité est en quelque sorte un pouvoir consolidé, cristallisé, codifié. Elle en est à la fois la résultante et la cause, circulairement. Au commencement des sociétés, il ny a aucune autorité, seulement des rapports de pouvoir, souvent fondés sur la violence physique ou le monopole de certaines ressources ; certains pouvoirs se sont peu à peu rendus légitimes et transformés en autorités formelles. Les soubresauts des sociétés contemporaines, même en Europe, nous rappellent quaucune autorité politique nest reconnue " de toute éternité ", quelle se construit au gré dune histoire souvent mouvementée, avec des crises de légitimité qui alimentent les révolutions ou plus simplement des changements de régime, quil y a eu des commencements, quil y aura des crises, des réformes institutionnelles, des mutations, et donc de nouveaux commencements.
Dans la vie quotidienne des individus, les rapports dautorité sont inscrits dans des textes : lois, statuts dassociations, règlements internes dorganisations, contrats et conventions. Ces textes, par delà la diversité de leurs statuts, ont en commun de préexister à tout ou partie des acteurs dont ils prétendent régir les conduites ; ces derniers les découvrent à leur arrivée dans une association, une organisation, une société et sy plient, parfois a contrecur, parfois en sy coulant comme dans un moule, sans nécessairement se demander qui a fabriqué le moule et pourquoi il a telle ou telle forme La culture dun groupe ou dune organisation contient notamment une réponse élaborée et (en principe) convaincante à la question de savoir qui exerce lautorité et de quel droit.
Même alors, lexercice quotidien de lautorité ne va pas de soi. Celui qui la détient se heurte à des résistances, à des ruses, à des contre-pouvoirs. " Je suis leur chef, donc je les suis ! " : cette formule un brin simpliste exprime néanmoins une part de vérité. Pour commander, et surtout pour être obéi, il faut reconquérir constamment la bonne volonté et la coopération de ceux dont on dépend, parce que la qualité, la rapidité, la précision, le sérieux de leur travail conditionne le succès de lentreprise. Sur un plateau de cinéma, le réalisateur est le maître des opérations. Mais pour arriver à ses fins, il ne cesse de séduire, dexpliquer, de mobiliser, dassocier. Même dans une armée ou une prison, les détenteurs de lautorité ne sont pas tout puissants, ils doivent composer avec ceux qui peuvent leur opposer une résistance passive, voire une révolte ou une contestation explicite.
Lautorité, aussi formelle et légitime soit elle, nest jamais quune promesse de pouvoir, une virtualité quil reste à réaliser, à confirmer. À la limite, ce nest quun atout de plus dans les jeux quotidiens du pouvoir, un atout dautant plus déterminant que celui qui détient lautorité :
À linverse, il arrive :
Dans tous les cas, la relation dautorité ne suspend pas les jeux de pouvoir, elle les canalise, les organise, les balise.
Que se passe-t-il entre personnes dégal statut, qui ne sont liées par aucune relation dautorité formelle, soit parce quelles sont toutes autonomes, soit parce que toutes dépendent au même degré dune autorité supérieure ? Peut-il y avoir alors coopération sans pouvoir ? Le passage cité de Friedberg démontre le contraire : " On entre dans une relation de pouvoir parce que lon doit obtenir la coopération dautres personnes pour la réalisation dun projet, quel quil soit (un but commun, un problème plus ou moins clairement perçu par les autres, etc.). Contrairement à lintuition première quon pourrait en avoir, pouvoir et coopération ne sont pas contradictoires, mais sont la conséquence naturelle lun de lautre " (Friedberg, 1993, pp. 11-116).
Croire la coopération exempte de pouvoir serait mal comprendre sa nature ou le confondre avec lautorité. Il y a " volonté de pouvoir " dès quun acteur 1. forme un projet ; 2. pense que la réalisation de ce projet exige la mobilisation et la coopération dautrui ; 3. nobtient pas cette coopération spontanément ; 4. travaille à lobtenir dune manière ou dune autre. Les phénomènes de pouvoir débordent donc constamment les rapports dautorité. Ils sont au coeur de toutes les interactions sociales, soit parce que les uns souhaitent exercer un pouvoir, soit parce que les autres y résistent.
Il arrive que le pouvoir passe inaperçu, par exemple parce que la volonté de lun, par une heureuse coïncidence, rencontre les bonnes dispositions de lautre, quil suffit dactiver. Ainsi, si je suis prêt à aller au cinéma, il ne sera pas nécessaire de déployer de grands efforts pour my entraîner, même si je nen avais pas explicitement formé le projet avant quon me le propose. Il arrive aussi que le pouvoir passe inaperçu par quil est inscrit dans une routine, à tel point intériorisé quil se confond avec lordre des choses ou fait partie dun marchandage, chacun acceptant à tour de rôle, " sans faire dhistoires ", de répondre aux attentes de lautre, à charge de revanche.
La plupart du temps, cependant, les choses sont moins faciles et un important travail simpose pour passer de la volonté dexercer du pouvoir à sa réalisation, pour exercer une influence effective sur les conduites dautrui. Lexpérience du petit enfant est largement faite dun sentiment désespérant dimpuissance ; même sil apprend progressivement à mobiliser ou manipuler ses parents, puis, plus largement, son entourage, son influence réelle reste toujours bien en deçà de ses fantasmes de toute-puissance. Dans lespèce humaine, il est vital dapprendre à influencer autrui, parce que, dès notre naissance, nous en sommes fort dépendants. Cest pourquoi notre apprentissage de la vie en société consiste en partie à sapproprier ce quon peut appeler les tactiques et les techniques du pouvoir :
La gamme des moyens potentiels est immense, de lamour à la violence, de la raison à la passion, de la force du verbe à la suggestion non verbale, de la menace brandie ou suggérée à la récompense promise, du chantage affectif au marchandage sans états dâmes. Cependant, tous les acteurs nont pas accès à tous ces moyens dans toutes les situations de lexistence. Il reste que la plupart des adultes ont construit une psychologie et une sociologie du pouvoir assez subtiles, qui senrichissent au fil de lexpérience. Lexercice du pouvoir a partie liée avec la coopération, au sens large, dans la mesure où il faut mettre dautres personnes en mouvement, et donc au minimum leur expliquer ce quon attend delles ou les convaincre. Disposer alors dune autorité formelle devient un atout, parce quelle rend en principe autrui plus attentif et perméable aux explications et aux directives, plus sensible à lopportunité et à lutilité de faire ce quon lui demande, et en tout cas conscient de la légitimité de la demande, même sil reste perplexe quant à son bien-fondé. La relation dautorité offre aussi un cadre à la régulation des jeux de pouvoir et contre-pouvoir.
De ces rappels sommaires de notions sociologiques découle une évidence : toute coopération induite par le projet de lun des acteurs résulte de sa volonté de pouvoir et se heurte fréquemment aux éventuelles résistances de ceux quil veut mobiliser, même si ce sont des égaux et quaucune autorité formelle ne lie celui qui propose un projet daction à ceux dont dépend sa mise en uvre.
Ne peut-on cependant envisager une forme de coopération symétrique, qui naîtrait dun projet véritablement commun, négocié sur un pied dégalité, chacun faisant au besoin des concessions ? Dans ce cas, y a-t-il néanmoins jeux de pouvoir ? Qui ne voudrait croire quil existe des relations coopératives où nul nexerce le pouvoir ?
Sans doute faut-il distinguer ici des asymétries temporaires et multiples à un extrême, et, à lautre, une structure de coopération donnant constamment le pouvoir aux mêmes acteurs. Dans toute coopération, il y a des moments de leadership, des moments où, dans le cadre dun projet commun, quelquun prend " temporairement " le pouvoir, pour diverses raisons ; parce quil a plus dénergie ou de sang-froid, une idée originale, une intuition perspicace, une expérience proche dont on peut sinspirer, des connaissances pertinentes, des informations que les autres nont pas, laccès à une technologie, la maîtrise dune méthode efficace, des " relations bien placées " ou, tout simplement, la chance davoir analysé la situation un peu plus vite que les autres et proposé le premier une solution ou une méthode de recherche dune solution. Le pouvoir, dans une tâche coopérative, est souvent celui des idées, il passe par la définition de la situation, la structuration des représentations collectives des finalités, des possibles, de lusage optimal des ressources et des conjonctures. Aux compétences danalyse, de synthèse, danticipation sajoute une compétence sociale au moins aussi décisive, celle de gagner un groupe à la logique quon lui propose, par largumentation, la séduction ou toute autre ressource de persuasion.
Même dans un groupe dont les membres ont non seulement des statuts égaux, mais des compétences et des moyens équivalents, légalité des pouvoirs nest quune moyenne, qui masque une alternance de situations où ce sont tantôt les uns, tantôt les autres, qui prennent le leadership. Au gré dun travail déquipe dune certaine durée, on affronte des défis successifs, dont chacun offre une nouvelle chance à tel ou tel de prendre le leadership, au moins un moment. On se doute que tout équilibre de ce genre est instable, dabord parce que la stricte égalité de compétences et de moyens est improbable. Si ces ressources sont mal partagées, les plus favorisés simposeront assez vite simplement parce quils sont plus rapides, plus audacieux, plus inventifs, plus organisés, ou plus caractériels Ensuite parce que, même si les ressources des uns et des autres sont équivalentes, un processus cumulatif peut senclencher : cest ainsi que celui qui anime les deux ou trois premières séances dun groupe naissant est enclin à recommencer, ne serait-ce que parce que plusieurs des autres participants lui adressent ouvertement ou subtilement cette invite. Le pouvoir appelle le pouvoir.
On pourrait suggérer une comparaison avec une forêt ou avec le cerveau humain. Au départ, aucun chemin nest tracé, tous sont possibles. Mais dès quun premier cheminement sesquisse, quune voie est frayée, on tend à lemprunter à nouveau, par souci déconomie, de facilité, de sécurité. La voie sélargit, sinstitue et structure les communications, au point quil devient impensable de sécarter des " sentiers battus ". Si, au démarrage dun groupe, quelquun structure le débat, prend la plume, se charge des négociations, élabore lordre du jour, il se retrouve de fait en position danimateur et prend du pouvoir. Ce pouvoir peut lui être contesté, mais il est assez souvent tacitement reconnu, parce que cest plus simple et quune partie des membres du groupe sont contents que " quelquun prenne les choses en main ".
Il est donc peu de groupes où lobservateur averti ne distingue, dans les flux dinfluences, des asymétries régulières. Certes, tout le monde a " une fois ou lautre " du pouvoir. Mais certains en ont régulièrement, dautres exceptionnellement, et ce déséquilibre " statistique ", qui tend à saccentuer, et que les intéressés perçoivent au moins confusément, parfois très lucidement, leur fait dire que tel ou tel " a du pouvoir ", non pas ici et maintenant, dans telle situation, mais " en général ". Peut-être les groupes (ou les couples) les plus " démocratiques " trouvent-ils de la sorte un certaine équilibre : dans certains domaines, lun a le leadership, dans un autre domaine, cest quelquun dautre. Une heureuse complémentarité des talents peut conduire à une répartition équitable des formes de leadership. Mais rares sont les groupes ou les équipes qui créent ou maintiennent de tels équilibres.
Sans nier tout cela - que chacun expérimente constamment dans les organisations - on peut minimiser limportance des jeux de pouvoir en se retranchant derrière le mythe de la raison. Non pas celle du plus fort, celle du plus compétent. Il est vrai que dans les groupes dégaux (dun point de vue statutaire), la reconnaissance dune plus grande compétence est une source fréquente du leadership, alors quil arrive que la division du travail, et les procédures de nomination des chefs, placent des professionnels sous lautorité formelle de gens moins compétents ou expérimentés queux.
Les esprits positifs déclarent volontiers que des coéquipiers " dignes de ce nom " tirent à la même corde, nont en tête que les intérêts des patients, des élèves, des usagers, qui leur sont confiés. Ils accorderaient donc " tout naturellement " le leadership à celle ou à celui qui tire le groupe vers la plus grande efficacité. À la limite, le pouvoir seffacerait derrière le savoir, il reviendrait " spontanément " à celui, quel quil soit, qui est le plus capable de dire où sont les problèmes et dans quel sens chercher les solutions. Le leader est alors censé entraîner le groupe, non parce quil exercerait un pouvoir, mais parce quil " exprime la raison ".
Levons immédiatement une ambiguïté : sociologiquement, le pouvoir ne soppose pas à la raison. Son plus sûr détour est au contraire " damener autrui à la raison ". Ou plus exactement de lamener à " une " raison - celle du leader - en la faisant passer pour " la " raison. Il ny a pas de raison universelle. Cela ne veut pas dire que tout se vaut, que les décisions nont aucune base rationnelle, mais que la raison est toujours relative, en particulier lorsquun groupe affronte une situation complexe, face à laquelle aucune solution idéale ne simpose, où il faut choisir entre des stratégies toutes imparfaites et incertaines. On retrouve là ce que Lévi-Strauss (1962) a appelé le bricolage, lart de faire le mieux possible avec ce quon a sous la main (Perrenoud, 1994). La raison du pédagogue (Gauthier, 1993), comme la raison du thérapeute, sont des raisons limitées, des " raisons pratiques " notamment :
On peut sétonner vertueusement de la difficulté de se mettre daccord sur une solution rationnelle, surtout lorsquil sagit dun groupe dacteurs partageant la même culture et les mêmes informations. Cette vertu tourne le dos à une véritable intelligence de ce qui se joue dans la coopération et les rapports sociaux. Les acteurs résistent à la " raison du plus raisonnable ", parce quil pressentent quelle nest pas la seule possible, ou tout simplement parce quils nont pas intérêt à ladmettre. Revenons sur ces deux points, dont lun relativise le caractère univoque de la raison humaine, lautre sa prédominance dans la détermination des conduites
La construction sociale de la raison
Tout pouvoir, quel quil soit, tente toujours de se présenter comme lincarnation de la raison, plutôt que comme une domination arbitraire. Sauf sil prend plaisir à écraser lautre, sauf si la jouissance de la domination importe plus que ses conséquences, le détenteur du pouvoir tend à se faire oublier, à se présenter comme linterprète du bien commun. Lidéal est alors de paraître " expliciter " ce que la situation " commande ". Chacun est invité alors à " se rendre à lévidence " plutôt quà céder aux désirs ou aux ordres dune personne. Le pouvoir efficace, dans notre type de société, opère sous le couvert de règles, de connaissances et danalyses " fondées en raison ". Sopposer au pouvoir devient plus difficile, puisquil ne sagit plus de contester le leadership de quelquun, mais de sécarter du sens commun. Tout pouvoir suggère volontiers que les gens raisonnables ne peuvent quadopter " spontanément " la solution la plus rationnelle, celle quil propose. Chacun est, dans notre culture, censé " sincliner devant la raison ". Lorsquun pouvoir parvient à sen réclamer, il acquiert une force et une légitimité souvent irrésistibles.
Cette force a cependant un antidote : puisque chacun apprend à dissimuler son propre pouvoir sous les airs de la " raison raisonnable ", il ne peut être complètement dupe lorsque dautres acteurs suivent la même stratégie Vivre dans les organisations, cest notamment apprendre que, comme il y a une raison dÉtat, il y a une " raison dinstitution ", que lart de commande est de faire passer pour " la raison tout court ". Que lun des régimes totalitaires les plus durables des temps modernes ait nommé son quotidien Pravda ! (" La Vérité ") ne fait que confirmer la tendance de tout pouvoir à mettre la vérité dans son camp. Lhistoire confirme en même temps que les acteurs assujettis à ce pouvoir ne sont pas complètement naïfs : la plupart des Soviétiques savaient que la vérité nétait en tout cas pas dans leur journal Dans la vie ordinaire des sociétés pluralistes, les choses sont moins caricaturales, mais elles fonctionnent dans la même tension : ceux qui exercent le pouvoir prétendent parler au nom de la vérité, mais ceux qui subissent ce pouvoir se doutent que cette prétention sert parfois des intérêts particuliers plutôt que le bien commun. Dans les régimes totalitaires, la science est presque complètement mise au service des tactiques du pouvoir. Elle est plus libre dans les sociétés démocratiques, qui, cependant, naccordent pas le même statut à la science " normale ", reconnue et subventionnée, et à la science plus critique, marginale, parfois sulfureuse, qui sintéresse par exemple à la mémoire de leau, aux transfusions sanguines, à la pollution, aux OVNI ou aux centrales nucléaires.
Ces exemples, pris à léchelle de sociétés globales, illustrent des mécanismes de construction sociale de la réalité et de la raison qui fonctionnent aussi dans les familles, les groupes, les organisations. Le pouvoir tente toujours de sapproprier la raison et de se dissimuler derrière des analyses et des règles rationnelles. Cela vaut bien sûr dabord pour les pouvoirs constitués, qui tiennent à rester en place et font un travail idéologique constant pour justifier leur action par une argumentation habile. Cela vaut aussi pour les " petits pouvoirs ", ceux que chacun exerce à un moment particulier de la vie dun groupe, pour dire " Il faudrait faire ceci ou cela ". Les acteurs sociaux, sans être paranoïaques, sont assez suspicieux. Lorsquon les invite à agir au nom dune raison ou dune vérité, ils cherchent souvent " à qui profite lévidence ". Parfois, ils découvrent que le tour que tel leader propose de donner à laction commune a surtout lavantage daccroître son confort, son prestige, ses ressources, de renforcer sa position dans le groupe ou de flatter son ego. Cest pourquoi la raison du plus raisonnable, " ça se discute " dès lors quon ne croit plus quil y ait une seule vérité, une seule façon de définir la réalité et den tirer des conclusions pour laction. Cela ne conduit pas au relativisme intégral, seulement à une certaine prudence, à un travail dinterprétation indissociable des jeux du pouvoir : " Pourquoi dit-il ce quil dit ? Cela cache-t-il quelque chose ? Ou a-t-il vraiment raison ? ".
La diversité des projets et des logiques daction
Les organisations qui emploient des salariés, quil sagisse dadministrations, dentreprises ou dorganismes sans but lucratif, entretiennent volontiers la fiction que chacun " du haut en bas de léchelle " est constamment tendu vers latteinte la plus complète et efficace des objectifs de lorganisation. Cest ainsi que, dans lécole, les efforts quotidiens de tous tendraient avant tout à éduquer, dans lhôpital. à soigner, dans lentreprise, à produire ou à dégager des bénéfices. Cette vue un peu simpliste ignore à la fois :
Sur le premier point, prenons simplement lexemple dun grand hôpital universitaire, qui doit à la fois :
Ces fonctions, aussi complémentaires soient-elles " sur le papier ", entrent inévitablement, dans le fonctionnement quotidien, les décision sur les budgets, les structures, les politiques, en compétition pour les ressources, les espaces, la visibilité, la légitimité. À lintérieur de lorganisation hospitalière, tout le monde ne sidentifie pas dans la même mesure à toutes ses fonctions. Compte tenu de sa formation, de son niveau de qualification, de sa fonction, de son insertion dans lorganigramme, de ses projets personnels, de ses affiliations, de son idéologie et de bien dautres choses encore, un salarié dune telle organisation construit sa propre hiérarchie des objectifs de lorganisation, allant parfois jusquà ignorer ou mépriser complètement ceux qui lui sont le plus étrangers, à porter aux nues ceux qui lui sont les plus sympathiques ou utiles
Par ailleurs, les finalités déclarées dune organisation sont toujours les plus présentables, les plus liées aux besoins de ses usagers. Même lentreprise la plus cynique, qui produirait nimporte quoi pourvu que cela assure des profits, se croit obligée daffirmer haut et fort quelle répond aux besoins des consommateurs. Pourtant, une organisation a souvent des visées moins altruistes : survivre, se développer, se consolider, se moderniser, se restructurer, conserver les emplois ou au contraire " dégraisser ", rationaliser, se diversifier, devenir incontournable dans certains domaines, acquérir une position dominante sur divers marchés, entretenir des relations profitables avec lÉtat et les collectivités publiques. Ces objectifs sont évidemment présentés moins crûment, ou sont complètement tus, sauf dans les cercles dirigeants les plus étroits.
Les mêmes mécanismes fonctionnent, mutatis mutandis, à léchelle des départements, services et autres unités dont se composent les grandes organisations. Le service de radiologie ou dinformatique dun grand hôpital a aussi plusieurs objectifs, inégalement avouables. Les membres de lorganisation qui ne sont pas " dans le secret des Dieux " ne savent donc pas nécessairement où sont les vraies priorités du " système " qui les emploie. Ils ont par ailleurs leurs propres projets. Jai distingué schématiquement ailleurs (Perrenoud, 1993, pp. 205-206) trois rapports à lorganisation :
2. Le jeu avec les règles, ou la recherche de la façon de tirer son épingle du jeu.
3. " La vie est ailleurs " ou le conformisme de routine.
Ils correspondent en partie à des niveaux de responsabilité formelle. À ces trois niveaux, le souci de lefficacité de lorganisation est très inégal. Au troisième niveau, celui de " la base ", on sen préoccupe à peine, on fait ce quil faut pour avoir la paix, se faire plaisir ou " toucher son salaire sans trop se fatiguer ". Les intérêts de lorganisation ne sont pas intériorisés, ils sont censés être incarnés par des (petits) chefs avec lesquels on entretient un rapport tactique : " Pas vu, pas pris ! ". On peut aussi faire la part, à ce niveau, dune fraction des salariés pour lesquels la vie nest pas seulement " ailleurs ", mais aussi dans leur travail à la condition quils puissent le faire à leur manière, sans consentir trop de concessions à un cahier des charges ou à dautres directives restreignant leur liberté de manuvre. À ce niveau de non implication dans la politique de lorganisation, les salariés se divisent, dans des proportions variables dun système et dune profession à lautre, entre ceux qui utilisent leur job de façon alimentaire et ceux qui se lapproprient et en font une aventure personnelle. Sans exclure une fraction, qui décroît au fil des décennies, de salariés qui épousent parfaitement la culture de lentreprise et font exactement et honnêtement ce quon leur demande, sans pour autant participer aux jeux du pouvoir.
Au second niveau, limplication dans la politique de lorganisation est plus forte. Là, on trouve les vrais supporters de la culture dentreprise. Mais pour eux, il sagit avant tout de jouer le jeu qui permet de faire carrière en ayant lair de servir les buts de lorganisation. Pour cela, il faut se distinguer par une production personnelle remarquable ou en menant un service, une filiale, un projet tambour battant. Le tambour importe plus que les résultats à long terme. Mieux vaut " surfer " sur la crête des modes " managériales " et faire partie de la cour des dirigeants plutôt que de viser une efficacité à long terme par un travail discret. Et mieux vaut jouer avec les règles, sauver les apparences plutôt que de prendre au sérieux toutes les injonctions de lentreprise. Cela ne veut pas dire que tous les acteurs sont des carriéristes ou cyniques. Leurs fins peuvent être idéalistes, utopiques. Comme le rappelle Bourdieu :
Les agents qui se battent pour les fins considérées peuvent être possédés par ces fins. Ils peuvent être prêts à mourir pour ces fins, indépendamment de toute considération pour des profits spécifiques, lucratifs, de carrière, ou autres. Leur relation à la fin concernée nest pas du tout le calcul conscient dutilité que leur prête lutilitarisme, philosophie que lon applique volontiers aux actions des autres. Ils ont le sens du jeu ; par exemple dans des jeux où il faut être " désintéressé " pour réussir, ils peuvent accomplir, de manière spontanément désintéressée, des actions conformes à leurs intérêts. Il y a des situations tout à fait paradoxales quune philosophie de la conscience interdit de comprendre (Bourdieu, 1994, p. 158).
Dans le cercle des dirigeants, on pourrait croire que lefficacité de lorganisation lemporte sur toute autre considération. En réalité, deux mécanismes déjouent parfois cette vue naïve. Premier mécanisme : une partie de ceux qui ont le pouvoir se servent de lorganisation à leurs propres fins, pour préparer létape suivante de leur carrière, pour accroître leur prestige, apparaître dans les médias, flatter leur ego ou encore pour soutenir un gouvernement, un parti, une cause sans rapport avec les finalités déclarées de lorganisation. Second mécanisme : même les dirigeants les plus sincèrement identifiés aux finalités déclarées et au " bien commun " privilégient assez souvent lexistence et léquilibre de lorganisation. Induire une pression constante à lefficacité peut susciter des résistances, des conflits, des crises, des clivages, des désordres ou des déprimes qui vont à fins contraire. Un dirigeant lucide cherche le maximum defficacité possible et compose constamment avec la réalité des acteurs et des fonctionnements. Par ailleurs, les luttes de pouvoir sont constantes au sommet des organisations, même si elles napparaissent quépisodiquement en pleine lumière. Une partie des décisions sexpliquent donc dans une logique de compétition entre dirigeants ou fractions dirigeantes au moins autant quen fonction de leur efficacité attendue par rapport aux objectifs déclarés de lorganisation.
À cela sajoutent évidemment les conflits classiques entre patrons et salariés, ou entre corps professionnels en lutte pour stabiliser ou améliorer leur emploi et leur position relative dans lorganisation. Ces luttes ont normalement un autre théâtre, celui des négociations collectives. Comme celles-ci sont toujours précédées et suivies de longues périodes despoir ou de déception, quelles suscitent des tensions ou de grandes manuvres idéologiques, les luttes de classes, de corps ou de départements interfèrent constamment avec la coopération des personnes. Il arrive ainsi fréquemment que donner spontanément des informations à un professionnel dun autre statut ou dune autre spécialisation passe pour une " collusion avec lennemi ", quand bien même ce partage simposerait au nom de lefficacité.
Ou cela nous mène-t-il ? À une conclusion : lorsquils coopèrent dans le champ professionnel, les acteurs ne tirent pas toujours à la même corde, et lorsque cela se produit, ce nest pas sans arrière-pensées, ni avec la même vigueur. Tous nadhèrent pas constamment, sincèrement et intensément au projet global de lorganisation, chacun a ses propres priorités, défend ses propres intérêts, se protège ou mène une offensive pour optimiser son revenu, son autorité, son autonomie, lintérêt de sa tâche, ses conditions de travail, etc. " Lunion est un combat ", soulignait Georges Marchais du temps de " lunion de la gauche " entre socialistes et communistes français. De la même manière, toute coopération peut être un combat, non pas en raison de divergences effectives sur la façon de voir et de faire, mais parce que les acteurs censés coopérer sont toujours porteurs de multiples logiques et de multiples identités collectives. Dans une réunion de travail entre professionnels, chacun traite certes le problème du moment, mais sauvegarde aussi sa stratégie personnelle et son réseau dalliances, les intérêts de la profession et du département dont il relève et la solidarité statutaire avec ceux qui occupent le même rang ou ont le même niveau de qualification Un observateur de ces interactions ne peut comprendre certaines divergences quen les rapportant aux positions et aux relations - visibles ou cachées - des acteurs en présence.
La part de folie
La coopération se heurte aussi aux attitudes et représentations des uns et des autres à propos de la tâche elle-même. Même lorsquil y a réelle convergence, à propos du projet global, des priorités du moment, de la représentation dune décision ou dune action efficace, il reste des divergences dune autre nature, qui tiennent à la part de la personne, de son caractère, de sa culture dans le travail en apparence le plus rationnel. Prenons lexemple dune équipe danalystes-programmeurs travaillant à lécriture dun logiciel complexe. Le travail est apparemment dune forte rigueur logique, imposée par les langages de programmation et lanalyse des fonctions à accomplir. Pourtant, dans son fonctionnement quotidien, léquipe dinformaticiens, comme une équipe de soignants ou denseignants, de chercheurs ou de travailleurs sociaux, se heurte à maintes différences, selon un certain nombre de dimensions :
Chacun pourra, selon ses préoccupations, allonger et structurer cette liste. Retenons surtout une idée générale : dans la co-opération face à une tâche complexe, chacun investit une large part de lui-même. Parfois de sa folie, de sa part de déraison ou de névrose (Perrenoud, 1993 ; 1994). Toujours de ce quil doit à son itinéraire, sa culture, sa personnalité, son fonctionnement singulier, mental, affectif, relationnel. Ces différences saccusent, bien entendu, lorsque la coopération met en présence des professionnels issus de plusieurs cultures nationales ou de diverses ethnies, parlant plusieurs langues. Elle saccroît aussi avec la diversité des appartenances sociales et des niveaux hiérarchiques. Elle prend dautres allures si on se trouve dans un monde à dominante féminine ou masculine ou au contraire dans une confrontation plus égale entre deux cultures et façons de voir.
La façon dont ces différences affectent le fonctionnement dépend de leur configuration particulière, mais aussi de ce quune équipe ou un réseau de coopération en font. Certaines différences agissent à linsu des intéressés, dautres font lobjet de représentations. Certaines sont thématisées, traitées ouvertement, dautres demeurent dans le non dit. Certaines satténuent, leur effet sémousse. Dautres saccentuent, perturbent de plus en plus le fonctionnement. Il ny a pas de règle. On pourrait avancer, néanmoins, une hypothèse : les différences les moins perverses sont celles que les personnes et le groupe peuvent identifier, nommer, accepter et donc, peu à peu, maîtriser. De grandes différences idéologiques peuvent jouer moins de rôle que des allergies inavouables à des odeurs, des accents, des postures ou des façons de parler, dentrer en relation ou de mettre de lordre dans la conversation, les idées ou les outils de travail
La coopération est lautre face de la division du travail. Lorsque les professionnels ont des spécialisations différentes et que leurs apports respectifs doivent sintégrer en un service ou un produit global, il faut bien quils coopèrent pour harmoniser leurs actions. Pour saisir ce que cela signifie, il faudrait entrer dans une analyse détaillées des tâches à lintérieur dun champ de travail délimité. En restant très abstrait, on pourrait proposer deux niveaux de coopération :
Les enjeux ne sont pas les mêmes. Dans le premier cas, la coopération porte sur des gestes professionnels et on ne peut lanalyser sans entrer dans la substance des tâches. La façon dont les employés du cirque dressent ensemble le chapiteau ne peut a priori se ramener à la façon dont les musiciens dun orchestre jouent une symphonie ou dont une troupe de cow-boys convoie un troupeau. Il se peut quau second niveau danalyse, en faisant abstraction de la nature spécifique des tâches à coordonner, les parentés soient plus grandes quon ne passe : le pouvoir relève du " travail sur le travail " (Hutmacher, 1990), avec de fortes analogies, lorsquil est question dune régulation des charges et des responsabilités des uns et des autres, avec de classiques problèmes de justice, déquilibre entre stabilité et mobilité, entre vux personnels et intérêts de lorganisation, entre contrôle et confiance, entre délégation et reprise de pouvoir, entre transparence obsessionnelle et opacité dangereuse
Si lon sintéresse de près à la coopération dans les tâches de production proprement dites, on distinguera deux extrêmes :
La nature de la coopération nest pas la même et ne fait pas courir les mêmes risques aux personnes. Dans le premier cas, elles sexposent constamment au regard des collègues, mais peuvent aussi bénéficier de régulations multiples qui évitent que ne se creusent des écarts. Dans le second cas, les gestes professionnels sont protégés, mais on est jugé sur un produit - une pièce dun dispositif matériel, un texte, une recherche, une démarche, un projet - qui peuvent représenter des heures, voire des jours ou des semaines de travail solitaire qui seraient " à refaire " si léquipe les désavoue
Il y aurait donc à dresser, en psychologie et en sociologie du travail et des organisations, un inventaire de formes, de niveaux, de modes de coopération. Ce nest pas ici mon propos. Je me borne à souhaiter que lon résiste aux généralisations hâtives. Jinsisterai en revanche un peu plus explicitement sur la distinction entre coopération et travail déquipe. On peut coopérer occasionnellement sans faire partie dune équipe, cest évident. La vie professionnelle comme la vie tout court est faite de rencontres entre des inconnus appelés à collaborer dans une situation précise. Nul ne pense alors quil sagisse dune équipe, puisque la notion est associée à une coopération régulière.
Suffit-il dune coopération régulière pour parler dun travail déquipe ? Il me semble que non, sous peine de galvauder la notion déquipe. Elle désigne plutôt un groupe restreint durablement attelé à une tâche commune et qui se pense comme tel. Un groupe, et non un réseau. Un groupe restreint, car léquipe suppose une forme de concertation peu imaginable à plus de vingt personnes. Un service hospitalier ou un établissement scolaire ne sont pas des équipes. Ils peuvent abriter, fédérer des équipes plus restreintes, mais ce sont des structures trop lourdes pour réunir tout le monde autour de la même table et débattre. Lorsquune direction réunit 50 ou 500 salariés pour leur tenir un discours, ce nest quune réunion du personnel ; elle ne le constitue aucunement en équipe.
Il importe aussi que les membres dune équipe se perçoivent comme tels, se sentent liés par une certaine solidarité, un sentiment din group, une tâche commune. Une équipe de professionnels peut, à la rigueur, exister dans une organisation qui préfère interdire ou ignorer de telles formes de coopération. En revanche, lorganisation ne peut susciter de toute pièce une véritable coopération en nommant " équipe " nimporte quel ensemble de collaborateurs travaillant dans le même site ou la même unité, encore moins en leur intimant lordre de travailler ensemble. On sait ce quil advient en général de ces fictions volontaristes. Certes, lorganisation peut encourager la formation déquipe, mais elle doit laisser une part à un contrat librement consenti, sinon sur lappartenance, du moins sur le degré de mise en commun des problèmes et des pratiques.
La fonction dune équipe est notamment de réguler la coopération, non seulement à lintérieur dune tâche en cours, mais à un niveau plus fondamental, dans la conception même du rôle et de la place des uns et des autres dans la décision et la réalisation. Une équipe professionnelle, au plein sens du terme, est donc une instance dorganisation du travail. Cest donc un lieu de pouvoir. On distinguera à cet égard deux types de pouvoirs au sein dune équipe :
Sur le premier point, on distinguera au minimum les équipes où il y un leader stable de celles où le leadership est tournant, voire très instable. Si le leader est stable, il importe évidemment de savoir sil jouit dune autorité formelle, et le cas échéant si elle lui est déléguée par lorganisation ou si elle émane de léquipe, par une élection formelle ou tacite. Si le leader est informel, on sinterrogera sur son mode démergence, sa légitimité, les limites de son pouvoir. Si le leadership est fluctuant, on cherchera déventuelles régularités. Ces suggestions élémentaires renvoient à de très nombreux travaux sur le leadership dans les groupes restreints, et je ny insiste pas ici, sinon pour dire linfinie diversité des cas de figure et la nécessité dune anthropologie du pouvoir (Balandier, 1969, 1971, 1974) respectueuse de cette diversité. La tendance des travaux sur le management est de décrire quelques types simples de leaders et déquipes. Peut-être est-ce une simplification justifiable sur le plan didactique, mais elle masque le fait que le pouvoir est une alchimie complexe, que lobsession des typologies peut rendre inintelligible. Cest ainsi quaucun leader qui dure nutilise une seule forme de pouvoir. Il existe, dans un groupe humain, un nombre important dinégalités et de hiérarchies symboliques, qui nont pas toujours de rapports étroits avec les statuts formels et la structure dautorité, mais qui ont toujours partie liée avec la répartition des pouvoirs. Lanalyse des rapports de pouvoir est donc indissociable dune description fine des inégalités et des classements sociaux, dans lordre des compétences réelles ou reconnues, des ressources, de lancienneté, des alliances internes, des liaisons avec lextérieur, etc.
Le pouvoir du groupe sur les personnes a fait lobjet de nombreux travaux de psychologie sociale, notamment à propos du conformisme, de la standardisation progressive des perceptions et des jugements. Je ne rappellerai ici quun seul mécanisme, à luvre dans les groupes réunis autour dun projet résultant, au moins en partie, dune négociation entre ses membres. Cette négociation est rarement menée " à armes égales ", même en labsence de leader formel. Elle exprime donc les rapports de pouvoir qui ont conduit à définir un projet dans lequel certains " se retrouvent " mieux que dautres. Cette inégale identification va perdurer, et la régulation des décisions collectives et de la coopération, au nom du projet, sera vécue par une partie des membres de léquipe comme la réédition dune défaite ou dun compromis défavorable. Cest lune des raisons pour lesquelles le projet peut être " contre les acteurs " (Haramein & Perrenoud, 1981), alors même quil est leur projet. Le pouvoir du groupe nest jamais le pouvoir de tous et ce nest parfois quune médiation. Les projets, comme les règles et les organigrammes (Friedberg, 1992) fonctionnent en partie comme mécanismes de " blanchiment " du pouvoir de certains acteurs.
Même lorsque le projet est une création relativement démocratique, il peut être vécu comme très contraignant par ceux qui lont élaboré, et a fortiori pour ceux qui rejoignent léquipe plus tard, le paradoxe nest inexplicable que si lon oublie lambivalence fondamentale de presque toute personne face au groupe. Les décisions collectives que chacun contribue à fabriquer peuvent se retourner contre lui, même lorsquelles correspondent exactement à la position quil défendait ! La tyrannie dune équipe démocratique peut être plus forte et plus difficile à supporter que lautorité dun chef désigné den haut. Elle prive en effet de certains mécanismes classiques de défense contre lautorité bureaucratique : comment, sauf à paraître inconséquent, se désolidariser ouvertement dune décision à laquelle on a participé et souscrit ?
Les équipes les plus consensuelles sont les plus tyranniques, car elles ne bénéficient pas du flou et des degrés de liberté que ménage un compromis. On sétonne parfois de voir éclater dun jour à lautre une équipe en apparence unie. Cette explosion correspond au moment où la pression que le groupe exerce sur ses membres atteint le seuil de tolérance de plusieurs dentre eux, souvent après des mois ou des années de révolte contenue. Les équipes les plus solides ont la sagesse, délibérée ou tacite, de laisser un certain " jeu " entre les décisions collectives et leur mise en uvre par les personnes. Elles savent que le besoin dautonomie ne diminue pas lorsque le pouvoir appartient au groupe, mais que la revendication dautonomie étant moins légitime, la tension, loin de disparaître, augmente dans le non dit. Il importe aussi de pouvoir expliciter son ambivalence en la tenant pour légitime.
Les équipes qui durent trouvent aussi un équilibre raisonnable entre une harmonisation intensive sur peu daspects de la pratique et une harmonisation plus lâche sur de nombreux aspects. Ce qui vaut pour les équipes pédagogiques vaut sans doute dans divers domaines :
Extension Intensité |
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Faible |
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Forte |
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On sen doute, une coordination extensive est dautant plus facile à vivre quelle laisse une large autonomie dans linterprétation et la réalisation. De même, une faible autonomie est plus facilement supportable si la coordination ne touche quà des domaines limités de la pratique, chacun retrouvant sa liberté dans les autres.
Chaque équipe pédagogique navigue à vue entre deux excès :
Enfin, faut-il le dire, on ne peut analyser le fonctionnement du pouvoir dans une équipe comme si elle était une réalité indépendante de son " écosystème ". Une équipe professionnelle sinsère dans une organisation et une société, elles-mêmes traversées par des " cultures du pouvoir ", des pratiques, des valeurs, des conceptions, des structures formelle dautorité et des réseaux dinfluence informelle. Une équipe très forte peut saffranchir partiellement de cet environnement, mais il est inévitable quelle " réfracte " certaines caractéristiques de la culture et de la structure ambiantes.
Dans la mesure où il imprègne tous les rapports et systèmes sociaux, le pouvoir est une réalité inépuisable dans sa diversité concrète aussi bien que dans sa complexité théorique. Les quelques incursions sociologiques qui précèdent auront peut-être convaincu que vivre dans les organisations complexes, cest, plus encore que dans nimporte quel groupe social, acquérir une forme dexpertise pratique en matière de pouvoir. Le paradoxe est que cette expertise est en partie " honteuse ", donc cachée et peu partagée, parce que le pouvoir reste un tabou. Dans les métiers de lhumain, il est mal perçu, mal vécu, dénoncé pour des raisons idéologiques dans la tradition antiautoritaire, ou facilement associé à une volonté de puissance " pathologique ". Cela vaut tant pour lautorité formelle que pour le leadership entre égaux. La plupart de ceux qui exercent une autorité formelle tentent de faire croire quils nont pas le goût du pouvoir, quils ont été sollicités ou se sont portés volontaires pour " prendre des responsabilités au service de lintérêt général ". Il se peut que, dans certaines congrégations religieuses, le pouvoir soit effectivement vécu comme un devoir, auquel on se consacre sur demande dune autorité supérieure ou dune voix intérieure Je nétendrai pas sans examen cette hypothèse à toutes les fonctions dautorité dans les églises ou les organisations caritatives, encore moins aux organisations ordinaires. Sans doute, une partie des chefs ont-ils hésité avant de se porter candidats. Peut-être certains trouvent-ils le prix à payer assez lourd. Trop lourd ? On en connaît peu qui rentrent volontairement dans le rang
Il y a autant dhypocrisie chez ceux qui subissent le pouvoir. Le mépris souvent affiché à lendroit des chefs - soupçonnés davoir davantage dambition que de compétences ou de vertus - cache beaucoup dambivalence. Qui ne voudrait le pouvoir sans le risque, sans avoir à sexposer en première ligne à lerreur ? Même le leadership informel, entre égaux, fait lobjet de tabous. Dans la culture professionnelle des métiers de lhumain - enseignement, soins infirmiers, travail social par exemple -, devenir " primus inter pares " peut être suspect. Voilà quelquun " qui se place ", " qui ne se prend pas pour la queue de la poire ", " qui joue au petit chef ", bref qui sort du rang : quon lui coupe la tête ! Même celui qui accepte simplement danimer un groupe, voire une seule séance, peut paraître suspect de " flirter avec le pouvoir ". Cest pourquoi on peut souvent se demander, en observant des groupes denseignants au travail, sil y a un animateur dans la salle (Perrenoud, 1986) : le risque de paraître autoritaire lemporte sur lagacement de perdre son temps
Former à un métier de lhumain nest pas justifier lautorité, ni telle ou telle forme de pouvoir. Cest simplement donner des outils danalyse, permettre de ne plus le diaboliser ou le dénoncer, pour se demander plutôt " Comment ça marche dans les organisations ? ", mais aussi " Où en suis-je, moi, avec le pouvoir que jexerce ou que je subis ? ". Il serait absurde de réserver aux futurs cadres une formation dans ce domaine, alors que cest un jeu auquel nul acteur néchappe, quil soit dominant ou dominé.
On plaide aujourdhui pour la formation au travail déquipe, on sintéresse aux cultures de coopération (Hargreaves, 1992 ; Gather Thurler, 1994 a et b). Cela ne conduit pas nécessairement à lever le tabou du pouvoir. On ne peut exclure, au contraire, que travail déquipe et coopération soient de trop belles idées pour quon les mêle à une réalité jugée sordide Je plaide au contraire pour des cultures professionnelles déniaisées dans le domaine du pouvoir, qui ne refusent pas de voir les choses en face et acceptent lambivalence des êtres humains et la complexité des systèmes sociaux
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