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n° 346, septembre 1996, pp. 14-16. Extraits de Perrenoud, Ph. (1996) Lanalyse collective des pratiques pédagogiques peut-elle transformer les praticiens ?, in Ministère de lEducation nationale, de lenseignement supérieur et de la recherche " Lanalyse des pratiques en vue du transfert des réussites ", Paris, pp. 17-34. |
Peut-on changer par
l'analyse de ses pratiques ?
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des
sciences de léducation
Université de Genève
1999
Dans le contrat d'un groupe d'analyse de pratiques, la moindre des choses est de s'abstenir de juger aussi bien que de conseiller. On peut, bien sûr, encourager un changement en dévalorisant la pratique actuelle au nom d'une norme indiscutable et en vantant une alternative, mais on est alors aux antipodes de l'analyse de pratiques, qui fonde, en quelque sorte, tous ses espoirs sur les vertus de la lucidité et de l'autorégulation.
Là est précisément le problème de la pertinence. Comment, sans " comprendre à la place " du praticien concerné, I'amener à (re)construire une représentation de ses mobiles et de ses pratiques qui lui donnera une meilleure prise sur leur transformation ? La question renvoie évidemment au dispositif et aux compétences des uns et des autres, notamment celles de l'animateur. Entre un tâcheron du divan et un " psychanalyste de génie ", I'écart ne tient pas à la connaissance plus ou moins étendue des uvres complètes de Freud ou Lacan, mais à la capacité d'écoute, de reformulation, de contrôle de la relation, de décentration et, plus encore, à la part d'intuition, de perspicacité, de créativité de l'analyste ou de stimulation des mêmes qualités chez l'analysant. On peut résumer tout cela en parlant de " compétence clinique ". En analyse de pratiques, on trouve l'équivalent. Dans un programme de formation d'animateurs, c'est bien sûr une piste qu'il faudrait suivre jusqu'au bout si l'on voulait saisir l'une des conditions majeures de la pertinence en analyse de pratiques.
Je m'arrêterai ici à une condition complémentaire : les modèles théoriques de la pratique sur lesquels s'appuie l'analyse. La théorie psychanalytique n'est pas un champ unifié, et les chercheurs les plus positivistes ne s'interdisent pas de mettre en doute le bien fondé de théories aussi difficiles à infirmer qu'à confirmer par une méthode expérimentale classique. Du moins, chaque analyste dispose-t-il d'une théorie assez substantielle du sujet et de l'inconscient, qui arme ses observations et ses intuitions.
Y a-t-il l'équivalent en analyse de pratiques ? On peut en douter. Or, c'est un enjeu de taille. L'accroissement des compétences cliniques ne saurait pallier la faiblesse ou le simplisme des modèles théoriques. De quoi dispose-t-on aujourd'hui, en analyse de pratiques, pour penser les pratiques et, singulièrement, les pratiques pédagogiques ? On retrouve ici l'apport possible des sciences humaines, mais aussi le savoir d'expérience de l'animateur et des praticiens. Qu'est-ce qu'enseigner, fondamentalement ? Quelle est la nature de la raison pédagogique, la part du bricolage, de l'improvisation, de la négociation, de la planification, de l'inconscient dans la pratique pédagogique ?
Les réponses à ces questions sont autant de grilles d'analyse des pratiques. Il serait irréaliste d'espérer que tous les intéressés vont adhérer à une seule théorie des pratiques pédagogiques. La recherche n'est d'ailleurs pas assez avancée pour proposer une conception unifiée. Sans renvoyer dos
à dos toutes les théories, je dirai que l'important est que l'animateur d'un groupe d'analyse de pratiques en ait une, assez riche, précise et réaliste pour soutenir sa démarche et garantir la pertinence de ses interprétations, qu'elle tienne compte de la recherche, de son expérience de praticien aussi bien que d'animateur de groupes d'analyse de pratiques. On ne cesse, en effet, dans ce cadre, au fil des cas évoqués, de nuancer et de compléter sa propre compréhension de l'action pédagogique.
Comme chercheur en sciences de l'éducation et sociologue des pratiques, j'ai bien entendu des éléments de réponse aux questions précédentes et la faiblesse de croire qu'elles constituent une " bonne " grille d'analyse des pratiques pédagogiques. Il est prématuré de proposer une théorie de la pratique pédagogique. On peut, en revanche, dégager quelques traits constitutifs d'un paradigme.
Une pratique pédagogique :
Ces traits, volontairement livrés en vrac, oscillent entre la banalité et l'insanité. Il y a sans doute quelques risques à énoncer des caractéristiques générales du métier d'enseignant et de la pratique pédagogique, car on ne fait pas justice à la diversité. Je ne prétends donc pas que tout cela est vrai de chacun, tout le temps. Chaque élément de cette liste attire, en revanche, I'attention sur une dimension de la pratique, donc sur un éclairage possible. Tous ces traits disent la complexité du métier d'enseignant, au sens de Morin, d'un métier de l'humain, pris dans des contradictions indépassables, avec lesquelles on doit vivre.
On peut imaginer un enseignant totalement serein face à la complexité, gagné par une sorte de sagesse, voire de taoïsme qui le délivrerait de ses rêves de toute-puissance et de ses culpabilités. La plupart des professionnels se débattent dans leurs contradictions. S'ils participent à un séminaire d'analyse de pratiques, c'est précisément parce qu' ils savent ou pressentent qu'ils ne s'en sortiront pas seuls, mais aussi parce qu'ils sont prêts à faire quelques pas pour affronter leurs contradictions.
C'est une chose de prendre une telle option dans l'abstrait, et autre chose de l'assumer concrètement, au fil des rencontres. La comparaison avec la psychanalyse a des limites, mais elle nous aide au moins à comprendre que l'analyse de pratiques remue le couteau dans la plaie et se heurte donc, inévitablement, à l'ambivalence des participants, à leur envie de progresser aussi bien qu'à leurs résistances.
Ces dernières sont en partie les mêmes que dans une cure analytique, dans la mesure où la pratique pédagogique implique toute la personne dans son rapport aux autres et donc aussi ses névroses, complexes et autres fonctionnements inconscients. Les mêmes mécanismes de défense, de rationalisation, de dénégation, de justification sont mobilisés lorsque l'analyse de pratiques s'approche trop près des zones dangereuses. Lorsqu'un enseignant dit : " J'ai l'impression que mes élèves me détestent, qu'ils ne me traitent pas comme une personne ", on touche immédiatement au narcissisme, au désir enfantin d'être aimé quoiqu'on fasse.
Si l'on creuse et qu'on interroge ce praticien sur sa façon de traiter ses élèves, on peut découvrir assez vite qu'il en a peur, qu'il les méprise ou exerce sur eux une forme d'ironie sadique ; ou encore qu'il lit dans leurs yeux le peu d'estime qu'il se porte et que ses parents ou ses maîtres lui ont communiqué. On touche alors à des domaines très voisins de ce qui occupe le psychanalyste et il ne faut pas s'étonner de rencontrer les mêmes silences, les mêmes fuites, les mêmes dénégations.
Toutes les résistances ne sont pas de cet ordre, même s'il n'y a pas de séparation étanche entre ce qui relève d'une psychanalyse de la personne et ce qui relève des problèmes professionnels. On peut défendre une image positive de soi sans revivre les moments les plus mouvementés de sa petite enfance !
J'analyserai la résistance banale qu'on rencontre en analyse de pratiques comme un refus de la complexité, comme le refus de voir le métier tel qu'il est. J'ai analysé ailleurs (Perrenoud, 1995) les " dix non-dits " du métier d'enseignant (1. la peur ; 2. la séduction niée ; 3. le pouvoir honteux ; 4. l'évaluation toute-puissante ; 5. Ie dilemme de l'ordre ; 6. la part du bricolage inefficace ; 7. la solitude ambiguë ; 8. l'ennui et la routine ; 9. l'inavouable décalage ; 10. la liberté sans la responsabilité). Si ces choses, que tout le monde sait ou pressent, ne sont pas reconnues, c'est parce qu'elles font mal, qu'elles contredisent des rêves de maîtrise et de rationalité aussi bien qu'une formidable envie de croire qu'on agit constamment dans le respect de l'enfant et pour son bien. En résumé, I'analyse de pratiques peut mettre à mal une illusion de compétence aussi bien qu'une illusion de probité.
Nul n'accepte volontiers de faire partie du problème. L'analyse de pratiques bien conduite dépasse rapidement la recherche d'un bouc émissaire et l'attribution de toutes les difficultés professionnelles aux élèves, aux parents, aux collègues ou à l'institution. De là à envisager qu'on produit soi-même ce qu'on déplore, il y a un pas difficile à franchir. Non pas dans l'abstrait, mais dans le vif d'un cas concret. C'est pourtant un schéma d'analyse évident dans une approche systémique : lorsqu'un enseignant n'est pas satisfait de sa pratique, c'est en général parce que ses élèves ne réagissent pas comme il le voudrait. Ils n'écoutent pas, ne participent pas, ne travaillent pas, s'agitent, ne s'intéressent à rien, se laissent distraire par un rien. L'enseignant engagé dans une analyse de pratiques admettra sans doute que les élèves " sont ce qu'ils sont " et qu'il vaut mieux travailler sur les " variables changeables ", à savoir l'action pédagogique, le dispositif et le contrat didactique, la gestion de la classe, les contenus, les tâches, etc. Le praticien est donc en quête de pratiques plus efficaces et imagine qu'il est prêt à les adopter si on lui en propose, pour peu qu'elles soient " réalistes ", autrement dit compatibles avec le temps et les moyens dont il dispose dans son établissement.
On se trouve alors dans un modèle ultra rationaliste, à la manière dont un artisan soucieux d'efficacité dirait à un représentant ou à un conseiller : " Prouvez-moi que votre façon de faire marche mieux et ne coûte pas plus cher, et je l'adopte immédiatement ".
Ces phénomènes, bien connus en sociologie du travail et dans les travaux sur l'innovation technologique, jouent sans doute aussi dans l'enseignement. Je pense cependant que ce n'est que la partie la plus visible de l'iceberg. Ce n'est pas le changement comme tel qui coûte le plus, ce sont les deuils qu'il oblige à faire, le deuil de certaines formes de satisfaction, d'identité ou de sécurité.
J'ai tenté d'élucider certains de ces deuils à propos de la différenciation. Elle oblige notamment à faire son deuil du fatalisme de l'échec, du rejet sur un bouc émissaire, du plaisir de se faire plaisir, de sa liberté dans la relation pédagogique, des routines reposantes, des certitudes didactiques du splendide isolement, du pouvoir magistral Sans reprendre le détail de cette analyse, j'insisterai ici sur un point : ces deuils ne touchent pas seulement à des habitudes, auquel cas ils seraient surmontables, le temps de trouver de nouvel les routines. Non, ces deuils sont profonds, ils impliquent le renoncement à des satisfactions plus ou moins avouables, ou à ces équilibres précaires qui contiennent les doutes et les angoisses, stabilisent l'identité et l'image de soi et permettent de vivre son métier dans une certaine sérénité.
Tous ceux qui se lancent dans l'analyse de pratiques sont-ils prêts à envisager ces deuils ? Il n'est pas sûr qu'ils les aient anticipés, parce qu'il est toujours difficile d'accepter que le désir de changer et le désir de ne pas changer coexistent aussi intimement en chacun de nous.
Accepter de jouer le jeu de l'analyse est un combat contre soi-même, non pas contre une résistance " irrationnelle " à la lucidité et au changement, mais au contraire contre une quête légitime et compréhensible d'identité, d'estime de soi, de tranquillité, d'insertion dans un milieu professionnel.
Abandonner des pratiques anciennes, ce peut être rompre avec un milieu, renoncer à une réputation auprès des parents, des collègues, de la hiérarchie, bref affronter une forme de désapprobation ou de solitude. Il est difficile de changer tout seul. C'est un autre paradoxe de l'analyse de pratiques : si elle s'exerce dans le cadre d'un établissement, elle perd ce caractère d'extraterritorialité qui donne une certaine liberté d'expression. En même temps, chacun se retrouve seul dans son école, en partie prisonnier des attentes et des images dans lesquelles les autres l'enferment.
Sauf à intervenir directement à l'échelle des établissements, I'analyse de pratiques est donc vouée, si elle veut être efficace, à ne pas laisser chacun seul avec le problème majeur qui consiste à articuler son évolution personnelle aux structures dans lesquelles on vit. Le problème est le même en thérapie. Nombre de thérapeutes savent bien qu'ils renvoient leurs patients dans un environnement sinon pathogène, du moins peu favorable à l'évolution amorcée dans l'espace thérapeutique. C'est pour tenir compte de ces aspects systémiques qu'on s'est orienté vers des thérapies de couples, de familles, voire de communautés plus larges.
L'analyse de pratiques ouvre un espace de parole et de changement. Elle peut, sans impliquer les partenaires des participants, tenter au moins de prendre en compte les tensions réelles ou fantasmées avec eux, de deux façons :
Huberman, M. (1989) La vie des enseignants. Évolution et bilan dune profession, Neuchâtel et Paris, Delachaux & Niestlé.
Perrenoud, Ph. (1995) Dix non dits ou la face cachée du métier denseignant, Recherche et Formation, n° 20, pp. 107-124 (repris dans Perrenoud, Ph. Enseigner : agir dans lurgence, décider dans lincertitude. Savoirs et compétences dans un métier complexe, Paris, ESF, 1996, chapitre 3, pp. 69-85).
Perrenoud, Ph. (1996) Le travail sur lhabitus dans la formation des enseignants. Analyse des pratiques et prise de conscience, in Paquay, L., Altet, M., Charlier, É. et Perrenoud, Ph. (dir.) Former des enseignants professionnels. Quelles stratégies ? Quelles compétences ?, Bruxelles, de Boeck, pp. 181-208.
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