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Construire des compétences dès lécole, Paris, ESF, chapitre 4, pp. 93-110. |
Lapproche par compétences durant
la scolarité obligatoire : effet de mode
ou réponse décisive à léchec
scolaire ?
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1996
Faire du neuf avec du vieuxb. Il est inutile de parler de compétences si on ne change pas de rapport à la culture générale
g. Il est inutile de parler de compétences si on ninvente pas de nouvelles façons dévaluer
i. Il est inutile de parler de compétences si on ninfléchit pas la formation des enseignants
La formulation des programmes en terme de compétences, comme toute réforme du système éducatif, devrait à mon sens être explicitement et fortement connectée à la lutte contre léchec scolaire. Cela ne signifie pas que toute autre réforme scolaire est inutile. On peut viser la modernisation du système éducatif ou du curriculum, la décentralisation, la professionnalisation du métier denseignant sans mettre nécessairement les difficultés dapprentissage au centre du projet. Il reste que le principal problème de lécole, celui qui résiste aux réformes successives depuis des décennies, cest la difficulté dinstruire chacun, sinon également, du moins de telle sorte que tous atteignent, au seuil de lâge adulte, un niveau acceptable de culture et de compétence, dans le monde du travail comme dans la vie.
Avant les années soixante, on ne se préoccupait guère de léchec scolaire massif des enfants de classes populaires, il participait de lordre des choses et avait dailleurs été longtemps masqué par une structure scolaire faite de deux réseaux cloisonnés, lun populaire, débouchant sur la vie active, lautre élitaire, préparant aux études longues (Isambert-Jamati, 1985). Depuis que le système éducatif est intégré et quon considère léducation comme un investissement, léchec scolaire est devenu un problème de société. Les réformes scolaires successives prétendent régulièrement sattaquer aux inégalités devant lécole, pour mieux " démocratiser lenseignement ". Les taux de scolarisation se sont élevés, les études se sont allongées, mais lessentiel demeure : léchec pousse les uns vers des filières moins exigeantes, ils " passent à la trappe ", sen vont vers la vie active ou le chômage, sans diplôme ou avec un bagage minimum ; les autres suivent la voie royale des études longues et sortent du système éducatif avec un parchemin. Les figures de linégalité se sont modifiées, parce que les classes sociales se sont transformées et que la scolarisation sest globalement développée, mais le lien de la réussite avec lorigine sociale reste toujours aussi fort.
La question de savoir si léchec scolaire est léchec de lélève ou celui de lécole divise aujourdhui les acteurs. Dune bonne conscience absolue, fondée sur une idéologie du don légitimant limpuissance à instruire, nous sommes passés au fatalisme moins confortable du " handicap socioculturel ", puis à la prise de conscience de larbitraire de la norme scolaire, de lindifférence aux différences, des fonctions du système denseignement dans la reproduction des classes et des hiérarchies sociales. Depuis les années 1970, idéologie du don, pédagogie compensatoire et critiques radicales du système coexistent et, selon les lieux ou les périodes, signorent courtoisement, saffrontent sourdement ou sopposent ouvertement. Si bien que les réformes scolaires qui prétendent sattaquer à léchec scolaire sont pour les uns un leurre, pour des raisons différentes, pour dautres une réelle occasion de faire progresser la démocratisation de lenseignement et pour dautres encore une simple occasion de moderniser les programmes et les structures.
Si une réforme éducative est acceptée, mise en uvre et dans une certaine mesure suivie deffet, cest quelle est soutenue par une fraction suffisante de lopinion publique, de la classe politique, des gens décole. Elle se fonde donc nécessairement sur des alliances et des compromis, lesprit de la réforme est une auberge espagnole. Cest pourquoi, il ne suffit pas de dire quon adhère à une approche par compétences, il faut dire pourquoi.
Pour ma part, jestime quune réforme de curriculum nest vraiment un enjeu majeur que si elle profite en priorité aux élèves qui, aujourdhui, ne réussissent pas à lécole. Les élèves les mieux dotés en capital culturel et les mieux encadrés par leur famille suivront de toute façon leur chemin, quel que soit le système éducatif. Les élèves " moyens " finiront par tirer leur épingle du jeu, au prix déventuels redoublements ou changements dorientation. Cest au sort des élèves en réelle difficulté quon peut mesurer lefficacité des réformes. Ont-il quelque chose à gagner dans les mouvements en cours qui privilégient une redéfinition des programmes en termes de compétences ?
Ces mouvements se manifestent dans les pays anglo-saxons et gagnent le monde francophone. En Belgique, lenseignement catholique a pris les devants, il y a déjà plusieurs années. Au Québec, lapproche par compétence a présidé à une refonte complète des programmes des " collèges ", qui sont dans la structure canadienne situés ente le lycée et luniversité, à lexemple des " colleges " américains. Lapproche par compétences nest donc pas particulière à la France, même si elle prend une allure hexagonale autour du collège, dans sa définition française cette fois. En réalité, la question des compétences, ainsi que le rapport connaissances-compétences, sont au cur dun certain nombre de réformes, notamment dans le second degré, dans de nombreux pays. Cela signifie probablement quil y a là quelque chose qui importe. Mais de quoi sagit-il, au juste ?
Peut-être avez-vous, comme moi, le sentiment mélangé dêtre à la fois au cur des problèmes de fond et dans une inlassable répétition. En plaidant pour les têtes biens faites plutôt que bien pleines, Montaigne défendait-il autre chose que le primat des compétences sur les connaissances ? Le combat pour de vraies compétences, au sortir de la formation de base, nest-il pas le combat des écoles nouvelles, puis des écoles alternatives et de tous les mouvements pédagogiques ? Ne sommes nous pas, dans un langage nouveau, en train de rééditer le procès de lencyclopédisme et de savoirs scolaires qui ne serviraient quà passer des examens ? Un grand pédagogue, aujourdhui à la retraite et qui a connu, dès les années 20, toutes sortes de rénovations de lécole, disait un jour avec tristesse quil nétait pas sûr de voir, avant la fin de sa vie, sétendre à large échelle les principes de lécole active pour lesquelles il avait combattu depuis 50 ans. Chaque génération rouvre le débat autour des programmes, de leur surcharge ; elle redécouvre la nécessité de prendre en compte la globalité de la personne ; elle insiste sur le sens des savoirs, leur mise en contexte ; elle a le sentiment davoir enfin mis le doigt sur le fond du problème et de tenir la solution. A-t-on vraiment progressé ? Lapproche par compétences dans la réécritures des programmes scolaires nest peut-être que le dernier avatar dune utopie très ancienne : faire de lécole un lieu où chacun apprendrait librement et intelligemment des choses utiles dans la vie
On le pressent, ce que je dirai ne sera donc pas forcément positif, au moins dans un premier temps. Il nest en effet pas jugé " constructif ", lorsque sesquisse une utopie nouvelle, de se demander à voix haute si ce nest pas " beaucoup de bruit pour rien ". De belles phrases sur léducation, jen prononce aussi et je me range en partie parmi les auteurs qui contribuent à remettre les utopies au goût du jour. Il est difficile de faire tout à fait autrement si lon ne prend pas le parti de se limiter à lanalyse ou à la critique. Il est sans doute indispensable de remettre régulièrement au fronton de lécole quelques principes ambitieux, mais préférons, avec Hameline, les " militants déniaisés " et ne montons pas sans réfléchir dans le train de la dernière réforme à la mode, simplement parce quelle réveille des espoirs enfouis, maintes fois déçus, toujours prêts à renaître.
Si dautres dimensions du système éducatif ne sont pas transformées, si rien dautre ne change que les programmes ou le langage avec lequel on parle des finalités de lécole, lapproche par compétences, comme la rénovation des collèges, ne sera quun nouveau feu de paille, une péripétie dans la vie du système éducatif.
Les nouveaux textes sur le collège français et dautres, équivalents, dans dautres pays, capitalisent tout ce quon peut dire dintelligent sur les programmes scolaires à partir des travaux et des propositions des sciences de léducation et des mouvements pédagogiques. Aujourdhui, les textes ministériels deviennent de plus en plus sophistiqués et séduisants, parce quils sont écrits ou inspirés pas la fraction la plus lucide de la noosphère. Est-ce que cela suffit ? Les nouveaux programmes, écrits par des intellectuels plus que des décideurs ou des gestionnaires, vont-ils se traduire en réels changements des pratiques et des contenus de lenseignement ?
Cela dépendra de la force de la pensée systémique et de la volonté politique. Il est vain, à mon sens, de fonder de grands espoirs sur une approche par compétences si, dans le même temps :
Cette énumération semblera sans doute décourageante. Elle vise simplement à mettre en évidence le fait quune approche par compétences aura dautant plus de sens quon la mettre rapidement et explicitement en connexion avec plusieurs autres composantes du système éducatif.
Je vais développer chacun de ces points. Auparavant, un détour simpose pour clarifier la notion de compétence, telle que je lentends ici.
La notion de compétence peut amener à se perdre dans une analyse abstraite, dailleurs difficile à mener, car les termes mêmes de " compétences ", de " connaissances ", de " socle ", sont des expressions polysémiques plutôt que des concepts stabilisés et bien identifiés ; on nest jamais très sûr de parler de la même chose quand on les emploie, et on passe beaucoup de temps à sexpliquer, sans être sûr dy parvenir. Rey (1996) propose une synthèse des plus convaincantes sur létat actuel de la littérature et des concepts qui touchent à se sujet pour conclure que les compétences transversales nexistent pas vraiment, ou alors que toute compétence est transversale au sens où elle relie des situations analogues, mais pas identiques. Je rejoins en partie cette dernière thèse : les compétences sont intéressantes parce quelles permettent de faire face à des familles de situations complexes à partir de différentes ressources cognitives, parmi lesquelles figurent des savoirs savants, issus dune ou plusieurs disciplines, et des savoirs moins savants, qui ne sinscrivent pas dans le découpage disciplinaire classique.
La notion de compétence pourrait se résumer à une idée très simple : si lêtre humain, pour agir, navait que des savoirs pour unique ressource, il ne parviendrait à maîtriser aucune situation complexe, a fortiori lorsquil faut décider et réagir vite. Qui irait confier sa santé à un médecin qui naurait fait que lire tous les livres danatomie, de physiologie et de pharmacologie ? Sa théorie, même immense, ne suffirait pas à faire de lui un bon clinicien, capable de poser un diagnostic pertinent et de construire, avant que la maladie ait achevé le patient ou quelle se soit guérie spontanément, une stratégie thérapeutique efficace. Le monde bouge, les situations sont singulières, évolutives, entremêlées, on na jamais toutes les informations, toutes les connaissances, tous les instruments, toutes les certitudes qui permettraient de déduire une action dun ensemble exhaustif, pertinent et ordonné de prémisses. La compétence a partie liée avec limprovisation, le bricolage, lintuition, linsight, lesprit de synthèse et de décision, la confiance en soi et laudace (Perrenoud, 1994 a, 1996 a).
Quune compétence - médicale ou autre - aille au-delà des savoirs ne veut pas dire quelle leur tourne le dos, bien au contraire ! Pour agir face à des situations singulières, concrètes, complexes, on a souvent besoin de savoir et de savoirs. Il arrive cependant un moment où il faut prendre une décision, aboutir à une conclusion pragmatique, qui ne saurait être entièrement dictée par des connaissances théoriques assurées. Si le savoir est une clé dintelligibilité du monde, il ne suffit pas à garantir sa maîtrise pratique, en particulier lorsque la situation appelle une décision rapide.
Une compétence mobilise des ressources diverses pour faire face à une situation singulière, cest un savoir-mobiliser (Le Boterf, 1994). Y a-t-il alors autant de compétences que de situations ? Cest lun des débats aujourdhui ouverts et qui nest pas des plus faciles. Chacun est invité à se situer entre deux conceptions extrêmes : pour certains, chaque situation appellerait une compétence singulière, rien ne serait alors généralisable ou transférable ; pour dautres, à linverse, on pourrait faire face à toutes les situations du monde avec un certain nombre de capacités très générales : intelligence, faculté dadaptation, capacité de représentation, de communication, de résolution de problèmes. Ces deux positions extrêmes correspondent à certaines réalités : il y a des choses quon ne sait faire que parce quon les a déjà faites, parce quelles sont tellement spécifiques et difficiles que le transfert est infime. À linverse, il existe beaucoup de situations inédites suffisamment simples pour quon puisse les affronter sans grande préparation, en étant tout bonnement observateur, attentif et " intelligent ".
La notion de compétence nest réellement intéressante que dans les situations de " lentre-deux ", trop singulières et complexes pour quon les domine en se servant uniquement du sens commun, mais que le sujet peut néanmoins rattacher à une famille de situations-problèmes, ce qui lui permet, au prix des transpositions et adaptations nécessaires, la réutilisation dun certain nombre doutils, de procédures, de schémas, de façon de penser, de décider et de faire.
Rey (1996) rappelle que pour Chomsky la compétence est " une capacité de produire infiniment ", cest-à-dire de prononcer un nombre infini de phrases différentes. En généralisant, on pourrait dire quune compétence permet de produire un nombre infini dactions non programmées et qui ne seront véritablement connues quune fois réalisées. Dans une conversation, nul ne sait en général quelle phrase il prononcera une minute plus tard, ni quel geste il fera. Il ne puisera ni ses paroles, ni ses actes, dans un répertoire, où ils attendraient son bon vouloir. Un être humain na pas besoin de conserver par dévers soi un grand livre contenant toutes les phrases quil pourrait être amené à dire " un jour ", parce que sa capacité dinvention est immense. La compétence, telle que Chomsky la conçoit, serait cette capacité dimproviser et dinventer continuellement du neuf.
Vue dans cette perspective, la compétence serait une caractéristique de lespèce humaine, la capacité de créer des réponses sans les prélever dans un répertoire. On se situe alors au cur de la psychologie et de lanthropologie cognitives, en reconnaissant que ce qui fait la spécificité de lespèce humaine (par rapport aux espèces animales), cest une certaine capacité dapprendre et de transférer des acquis, doù la force et la fragilité de lespèce. On se trouve ici devant une théorie de lêtre humain en tant quapprenant, capable à la fois de variations et de répétitions, dinvariance et dinnovation.
Il y a là confusion possible des niveaux. Les êtres humains ont certainement la faculté, ancrée dans leur patrimoine génétique, de construire des compétences. Pour autant, aucune compétences spécifique ne se construit spontanément, juste au gré dune maturation du système nerveux. Nous devons apprendre à parler, quand bien même que nous en sommes génétiquement capables. La compétence nest pas donnée au départ, cest une virtualité, quil faut transformer en compétence réelle au gré dapprentissages qui ne se produisent ni automatiquement, ni au même degré pour tous. Face à une famille de situations analogues, la compétences se construit.
Ce rattachement à une famille permet daffronter avec succès les situations inconnues, pour peu quune forme dintuition analogique permette de mobiliser des ressources (savoirs, schèmes, attitudes) élaborées ou mises à lépreuve au gré dexpériences antérieures. Ces ressources ne permettent pas toujours de forger immédiatement une réponse adéquate, elles ne sintègrent à une action nouvelle quau prix dun travail de transfert (Mendelsohn, 1996 ; Perrenoud, 1997). Ce fonctionnement cognitif est à la fois de lordre de la répétition et de la créativité, la compétence mobilise des expérience passées et divers acquis, pour inventer des solutions partiellement originales, réponses adéquates à la singularité de la situation nouvelle. Laction compétente est une " invention bien tempérée ", une variation sur des thèmes partiellement connus, une façon de réinvestir le déjà vécu, déjà vu, déjà compris ou maîtrisé pour faire face à des situations juste assez différentes pour que la pure et simple répétition soit inadéquate juste assez semblables pour ne pas être totalement démuni de ressources.
Les compétences sont au fondement de la flexibilité des systèmes et des rapports sociaux. Dans une société animale, la programmation des conduites interdit toute invention et la moindre perturbation extérieure peut désorganiser une ruche, par exemple, qui est réglée comme une machinerie de précision. Les sociétés humaines sont, au contraire, des ensembles flous et des ordres négociés, elles ne tournent pas comme des horloges et admettent au contraire une part importante de désordre et dincertitude, qui ne sont pas fatales parce que les acteurs sont à la fois désireux et capables de créer du neuf.
La vie nous place face à des situations nouvelles que nous tentons de maîtriser sans réinventer complètement la poudre, en puisant dans nos acquis et notre expérience, entre innovation et répétition. Une bonne partie de nos conditions dexistence sont de ce type. Notre vie nest en effet pas stéréotypée au point que chaque jour nous ayons exactement les mêmes gestes à faire, les mêmes décisions à prendre, les mêmes problèmes à résoudre. En même temps, elle nest pas à ce point anarchique ou changeante quon ait à tout bouleverser tous les jours. La vie humaine trouve un équilibre - variable dune personne à une autre, dune phase du cycle de vie à une autre - entre les réponses de routines à des situations similaires et des réponses à apporter à des problèmes nouveaux (au moins pour nous). Nos compétences nous permettent de faire face avec une certaine continuité à des situations inédites, qui ne nous sont pas familières, mais pas non plus étrangères au point de devenir méconnaissables et de nécessiter un nouvel apprentissage.
Javancerai lidée quil ny a compétence que si laction passe par un fonctionnement réflexif minimal. Lacteur se demande, plus ou moins confusément : ai-je déjà vécu une situation comparable ? quavais-je fait alors et pourquoi ? la même réponse serait-elle adéquate aujourdhui ? sur quels points dois-je adapter mon action ? Dès le moment où on sait ce quil faut faire sans même y penser, parce quon la déjà fait, on nest plus dans le champ de la compétence de haut niveau, mais dans celui du skill, de lhabitude, du schème daction automatisé.
La notion de compétence nappartient pas dabord au monde de lécole, mais au monde des organisations, du travail, des interactions sociales. Elle ne devient une notion pédagogique quà partir du moment où on veut la construire délibérément, dans des situations de type didactique. Il serait absurde de faire comme si lécole découvrait ce concept et le problème. Former des êtres humains, notamment à lécole, vise depuis toujours à développer des compétences. Lapproche dites " par compétences " ne fait quaccentuer cette orientation.
Pourquoi cette insistance aujourdhui ? Ceux qui, à toutes les époques, ont plaidé pour que lécole forme prioritairement à des compétences, appartenaient en général aux cercles les plus attachés à lidée dune école libératrice, dune société démocratique, dêtres humains capables de penser par eux-mêmes et dorganiser leur vie de façon autonome. Si ce souci devient un mot dordre à léchelle de systèmes éducatifs entiers dans la dernière décennie du siècle, ce nest pas par regain dutopie : lévolution du monde, des frontières, des technologies, des modes de vie, appelle une flexibilité et une créativité croissantes des êtres humains, dans le travail et dans la cité. Dans cet esprit, on assigne parfois à lécole la mission prioritaire de développer lintelligence, au sens " piagétien " du terme, comme capacité multiforme dadaptation aux différences et aux changements. Le travail sur les compétences ne va pas aussi loin. Il ne rejette ni les contenus, ni les disciplines, mais il ne consiste pas non plus à ne rien changer dans les pratiques en adoptant un vocabulaire nouveau pour rédiger les programmes.
Aller vers une approche par compétences relève donc à la fois de la continuité, parce que lécole na jamais prétendu vouloir autre chose, et du changement, voire de la rupture, parce que les routines didactiques et pédagogiques, les cloisonnements disciplinaires, la segmentation du cursus, le poids de lévaluation et de la sélection, les contraintes de lorganisation scolaire, la nécessité de routiniser le métier denseignant et le métier délève ont conduit à des pédagogies et des didactiques qui, parfois, ne construisent guère de compétences, ou seulement celles de réussir des examens Le changement consiste non à faire surgir lidée de compétence dans lécole, mais à accepter que " dans tout programme axé sur le développement de compétences, ces dernières ont un pouvoir de gérance sur les connaissances disciplinaires " (Tardif, 1996, p. 45). Citant Gillet (1991), Tardif propose que la compétence soit " le maître duvre dans la planification et lorganisation de la formation " (ibid, p. 38) ou affirme que " la compétence doit constituer un des principes organisateurs de la formation " (ibid, p. 35). Ces thèses, qui sont avancées pour la formation professionnelle, sont également au principe dune formation générale orientée vers lacquisition de compétences.
Il serait aujourdhui bien présomptueux de proposer une " didactique des compétences ", alors que nul ne sait pas exactement comment elles se construisent et quon peine à les identifier de façon univoque. Toutefois, malgré ce flou, il importe den parler, en sachant quon désigne, plutôt quun modèle conceptuel stabilisé, un champ de problèmes ouverts. On en apprendra davantage dautant plus vite que beaucoup de gens réfléchiront aux compétences disciplinaires et transdisciplinaires visées par la formation de base et sur les dispositifs de formation correspondants.
Quand les sciences humaines et les sciences cognitives seront nettement plus avancées, on y verra sans doute plus clair. Aujourdhui, on ne peut pas vraiment dire quon travaille sur des bases solides. Ce nest pas confortable, mais il serait pire encore de le nier et de faire comme si on savait exactement comment se forment lesprit et les compétences fondamentales. La réforme du collège et le débat actuel sur lécole nous ramènent à des questions théoriques de fond, notamment sur la nature et la genèse de la capacité de lêtre humain de faire face à des situations inédites.
Parallèlement à ce débat de fond, il convient de mesurer les implications dune approche par compétences pour lensemble du fonctionnement pédagogique et didactique.
Nul ne soutient, même parmi les gens décole, que les savoirs, réduits à eux-mêmes, puissent guider laction humaine. Même lérudit ou le chercheur, qui font métier de " savoir ", doivent mettre leurs connaissances en pratique. Leur pratique est simplement plus théorique et symbolique que celle du médecin, de lingénieur ou du chef dentreprise, et les confronte moins souvent à des décisions urgentes à prendre dans lincertitude (Perrenoud, 1996 a). Passer et réussir des examens écrits ou oraux est une pratique, qui mobilise certaines compétences. Dans les situations dévaluation les plus conventionnelles, les savoirs ne sont socialement reconnus quà condition dêtre mis en scène et en valeur par des schèmes de communication, de présentation, de négociation.
Lécole ne prétend donc pas que les savoirs se suffisent à eux-mêmes. Elle nignore pas quils prendront toute leur valeur en sintégrant, en fin de compte, à des compétences. Mais elle se préoccupe assez peu de cette intégration, sauf en formation professionnelle, dans le meilleur des cas. Cette intégration participe de ce que Meirieu appelle le " désétayage ", qui consiste à se libérer graduellement des contextes et des conditions dapprentissage et dévaluation des savoirs, pour les transposer et les investir dans des situations extrascolaires. Ce détachement à légard des contextes passe notamment pas la capacité de mobiliser des savoirs dans des situations où rien nindique, a priori, quils sont pertinents et où rien ne guide leur usage, sinon le jugement de lacteur : pas de consignes, de modèles, de rails, comme dans les exercices scolaires. Lécole fait comme si le désétayage allait se produire spontanément, alors que la recherche démontre (Mendelsohn, 1996) que le transfert ne survient que sil est entraîné, pris en compte dans les stratégies de formation. Il ne suffit pas que les gens soient plongés dans le " vrai monde " et sa complexité pour que leurs savoirs scolaires se transforment magiquement en ressources mobilisables. Pourtant, sans être opposée au transfert, lécole refuse de perdre du temps à lexercer. Elle préfère multiplier les apports disciplinaires plutôt que de sen tenir à un champ moins large de savoirs, en prenant le temps de travailler leur réinvestissement dans des situations complexes. Lorsque lécole prend le temps de travailler une compétence - la dissertation, lexplication ou la contraction de textes par exemple - on saperçoit souvent que cest parce que cette compétence a cours dabord dans lenceinte scolaire : la travailler prépare au baccalauréat, éventuellement aux examens universitaires. Nunziati (1990) propose daller au bout de cette logique, par exemple, pour la dissertation littéraire ou philosophique : dès le moment où lon accepte que le baccalauréat évalue des compétences très spécifiques, on en repère les composantes et on les travaille comme telle, en aidant les élèves à décoder la norme dexcellence. On développe leur compétence à réussir cette partie du baccalauréat.
Peut-être est-ce de bonne tactique, les examens étant ce quils sont. Est-ce de bonne stratégie pur la formation ? Renverser le rapport entre savoirs et action en situation, ce serait partir plus souvent des situations et interroger les savoirs, voire les (re) construire à partir de la complexité dune pratique. Cela ne signifie aucunement un retour à lutilitarisme le plus étroit. Les actions humaines sont loin dêtre toutes utilitaires, nombre dentre elles visent le pouvoir, la justice, le salut, létablissement du sens, la compréhension de lunivers, la beauté. Il serait tout à fait absurde de réduire les mathématiques au calcul du budget familial et la biologie à quelques notions de prévention des MST. La référence à laction nest pas utilitariste, elle est dordre fondamentalement épistémologique. Mais elle oblige à sortir de lunivers scolaire !
Cela revient sans doute à enraciner plus explicitement les savoirs dans une histoire, faite souvent de passions et de stratégies. Cela revient tout aussi sûrement à prendre du temps, à lécole, pour donner à voir les usages sociaux des savoirs, des plus " terre à terre " aux plus idéalistes. Dun point de vue didactique, cela suppose un autre type de curriculum, qui donnerait moins dimportance au déroulement linéaire et planifié du texte du savoir, et davantage à linvention de situations-problèmes. On peut ajouter à cette pragmatique inscrite dans le travail scolaire un travail métacognitif plus intense, sur le rapport au savoir et aux compétences. La contextualisation des tâches scolaires est non seulement dordre pratique, elle est aussi symbolique. Un élève peut trouver du sens à des exercices qui ne répondent à aucun problème réel sil se représente des situations de la vie dans lesquelles les compétences exercées à travers de telles tâches sont pertinentes. Il nest ni possible ni peut-être souhaitable de faire entrer concrètement " la vraie vie " dans lécole. Quelle existe au moins dans limaginaire de la classe !
Lécole obligatoire vise à donner une culture générale. Lindividualisme contemporain, ajouté à la violence montante dans les établissements, incite à redonner de limportance à la " culture commune ". Faut-il pour autant réinventer lécole républicaine de la fin du siècle dernier ? Pense-t-on vraiment quon peut aujourdhui, face aux hypermédias, aux voyages, à la diversité des modes de vie, aux mouvements planétaires de populations, fonder lordre social sur une communauté de langue et de valeurs acquise à lécole obligatoire ? Les ordres cimentés par une pensée unique, ce sont désormais du côté des totalitarismes et des intégrismes quils subsistent. Ce qui nous importe, cest que les individus et les groupes soient capables de construire un ordre négocié à une échelle pertinente, du HLM à la planète. Sans doute, cela requiert-il un minimum de valeurs communes, comme le refus de recourir à la violence et le respect dautrui, de ses idées, de son mode de vie. Faut-il pour cela avoir acquis la même culture littéraire, mathématique, philosophique, géographique, historique, biologique, etc. ?
Les nouveaux programmes des collèges nont pas fait un choix très clair à ce sujet. Ils dénoncent lencyclopédisme, auquel on nen finit pas de tordre le cou, mais ils nosent pas faire véritablement le deuil de toute une série de savoirs que lécole juge traditionnellement indispensables. Le schéma est connu : dans un premier temps, on tente sincèrement dalléger les programmes, daller à lessentiel ; puis, au gré des marchandages, on " réinjecte " peu à peu dans les textes toutes sortes de savoirs quun groupe ou un autre juge utiles, voire cruciaux, constitutifs dune " culture de base ". Nul, aujourdhui, ne défend ouvertement lencyclopédisme. Mais qui le combat avec détermination, en étant prêt à renoncer à une partie de ses propres prétentions ? Au compromis entre puissances disciplinaires sajoute le fait que la quantité de savoirs nécessaires est toujours surdimensionnée en regard des possibilités des élèves. Peut-être est-ce parce que la norme est fixée par des décideurs qui ont, eux, de nombreux moyens délargir constamment leurs connaissances, et pour lesquels tout supplément de savoir est, sinon un supplément dâme, du moins un supplément de pouvoir sur le monde ou de distinction. Il nen va pas de même pour la plupart des élèves.
Cette course à lindispensable ne se fonde-t-elle pas sur une vision dépassée de la culture générale ? On peut contester lespèce dévidence selon laquelle il faut une très large culture commune pour vivre ensemble. Peut-être suffit-il de deux choses élémentaires, qui sont de lordre de léthique plus que des savoirs : le refus de la violence et le respect de lindividualité et de la pensée des autres. La culture commune, cest avant tout le sens commun, une forme de raison partagée, de rapport raisonné au réel, fondé sur des savoirs, des méthodes, une observation, un dialogue contradictoire.
Nest-ce pas ce que fait lécole ? Sans doute les professeurs ont-ils toujours prétendu que lappropriation des savoirs disciplinaires était une éducation du jugement. Historiquement, il est évident que la science et les savoirs ont partie liée avec la raison. Cette liaison subsiste-t-elle vraiment dans les programmes scolaires, les contenus effectifs de lenseignement et surtout ce quil en reste dans la tête des élèves ? Il y a tant de savoirs trop vite exposés, trop peu problématisés, trop hâtivement assimilés aux seules fins de les restituer à lexamen. À lécole, le rapport des élèves au savoir est devenu largement instrumental, voire cynique. Laccumulation prend le pas sur la réflexion critique, parce que les groupes de pression disciplinaires nont de cesse de charger le bateau, pour agrandir ou maintenir leur territoire et leur part du gâteau dans la grille horaire.
La culture générale sera peut-être alors la capacité dinventer dautres façons de définir ce que nous avons en commun, plutôt que vouloir couler les individus dans le même moule, comme si on ne pouvait vivre ensemble que si on se ressemble fortement. Aujourdhui, on se ressemble, dune certaine manière, plus que jamais à cause de la culture de masse et de la production industrielle, et moins que jamais du fait quon nest plus obligés (comme jusquaux années 50) de voir la vie de la même façon, davoir la même foi ou le même rapport à lÉtat. Face au développement de lindividualisme et à louverture des frontières, il faut chercher une forme de culture générale qui ferait son deuil dune uniformité de langue, de pensée, de goûts, de valeurs. Lapproche par les compétences est peut-être lune des voies qui y conduit, parce quelle insiste sur la capacité de se parler, de construire des choses ensemble, plus que sur lidentité des cultures et des savoirs (Authier et Lévy, 1996).
La transposition didactique est la chaîne de transformation qui fait passer des savoirs, des pratiques et de la culture qui ont cours dans une société à ce qui figure dans les objectifs et les programmes de lécole, puis à ce quon trouve dans les contenus effectifs du travail scolaire, et enfin - dans le meilleur des cas - à ce qui se construit dans la tête dune partie des élèves ! (Verret, 1965 ; Chevallard, 1991 ; Arsac et al. 1994 ; Raisky et Caillot, 1996).
Si on veut travailler sur les compétences, il faut probablement remonter à lorigine de cette chaîne et commencer par se demander quelles sont les situations auxquelles les gens sont et seront véritablement confrontés dans la société qui les attend. Pendant longtemps, et aujourdhui encore, lécole a été très largement conçue par des intellectuels, des gens de pouvoir et de savoir qui avaient limpression de " connaître la vie ". En fait, ils se fondaient sur leur familiarité avec leur propre vie, doublée dune vision normative des classes populaires, les classes " à instruire ". Au XIX siècle, de façon presque caricaturale, les classes dominantes affirmaient un véritable projet philanthropique de socialisation et de moralisation des classes quon appelait " dangereuses " (Chevalier, 1978). Peut-être pouvait-on alors se permettre de définir les programmes scolaires à partir de lexpérience de vie des classes instruites, parce que linstruction était alors conçue comme un moyen de gagner les individus aux valeurs et aux savoirs requis par une société industrielle en voie de développement, qui devait fonctionner sur des bases plus ou moins républicaines. Le programme transposait à léducation scolaire non pas la culture et les valeurs bourgeoises, mais une version simplifiée et normative à usage des classes populaires. Les classes moyennes émergeaient à peine.
Ce modèle de pensée vit encore. Toutefois, si lon change de paradigme, si lon se dit que lécole devrait préparer les futurs adultes à affronter les situations qui les attendent effectivement dans dix, vingt ou trente ans, on doit se demander ce que nous savons de ce qui les attend. Les intellectuels, qui pensent la complexité " en chambre ", ont-ils la moindre idée de ce qui constituera la vie quotidienne des gens dans la société qui sannonce ?
Les programmes scolaires se nourrissent-ils dune connaissance de la société ? On peut en douter. Comment fabrique-t-on un programme scolaire ? On réunit des experts autour dune table, ils discutent et négocient des textes. Où vont-ils chercher leurs idées ? Ils les trouvent dans leur tête, dans leur expérience de lécole, des savoirs, du travail, mais pas dans une prise en compte méthodique et neutre de la vie des gens, dans sa diversité. Quand ils puisent quelque chose dans la vie des gens, cest forcément - comme tout le monde, quand on ne se donne pas les instruments dune enquête - dans leur réseau dinterconnaissance, cest-à-dire dans des milieux sociaux proches du leur. Prenons un exemple : aujourdhui, pour une partie des gens, le travail na plus de signification : ceux qui font les programmes (et qui travaillent à 150 %) sont-ils capables dimaginer une vie faite de petits boulots qui permettent juste de vivre ? Peuvent-ils envisager quon puisse choisir de vivre de cette façon et même être heureux ?
Si on veut vraiment former à des compétences à la hauteur des situations de lexistence, ne faisons pas comme si on les connaissait. Adoptons plutôt une démarche denquête. Dire quil faut savoir gérer la complexité reste une abstraction. Concrètement, à quelles formes de complexité les gens sont-ils et seront-ils confrontés dans leur vie, cest-à-dire au travail, hors travail ou entre deux jobs ? Nous vivons par exemple à une époque où on ne peut laisser sa valise deux minutes dans un hall de gare sans craindre dêtre volé. Il y a eu des sociétés dans lesquelles on avait des rapports confiants avec les autres, mais maintenant, dans les villes, chacun est poussé à protéger ses biens, parce quil doit coexister avec des gens en qui il ne peut avoir confiance. Réfléchissons à des situations concrètes, aux rapports sociaux qui se développent dans la ville, les immeubles, le travail : autant déléments pour saisir la complexité concrète et les compétences quelle exige.
Je nai pas limpression que lécole sorganise pour connaître la société à laquelle elle prétend préparer. En regardant la télévision, on en sait davantage sur la vie des gens quen lisant les programmes scolaires. Les gens décole ne regardent pas volontiers la télévision, ils la critiquent et tournent le bouton, parce que le spectacle du monde nest pas réjouissant ! Lécole connaît peu la vie de ses élèves. Elle semble organisée pour ne pas apprendre grand chose de la société, sous prétexte quelle linstruit. Il y a là une forme de cécité et un manque de familiarité (ethnologique et sociologique) avec les courants profonds qui traversent le monde où nous vivons. Chaque fois quon veut réformer les programmes, on reste entre spécialistes et on se met des illères, parce quon est pressé par lurgence des textes à publier. On repart, comme dhabitude, sur les mêmes bases, essentiellement idéologiques, sur des évidences partagées, plutôt que de faire un travail de repérage et transposition didactique à partir de pratiques sociales attestées.
Il est vrai que les exercices de futurologie sont à hauts risques, les expériences des dernières décennies le démontre. Certes, lanalyse des changements technologiques en cours ou prévus peut aider à camper une partie du décor : media, CD interactif, réalité virtuelle, réseau planétaire, communication totale, systèmes experts capables dassister les activités humaines les plus complexes. Une partie des anticipations et des analyses sont nourries par ce quon prévoit de lévolution des technologies, avec la part de simplification (et daberration) que cela suppose : il y a quinze ans, tous les élèves de lécole primaire auraient dû apprendre le BASIC ; maintenant, tous devraient être initiés aux réseaux télématiques pour " surfer sur Internet " ! Des apprentissages aussi contextualisés nont aucun avenir. Lanticipation technologique est vaine si on se fixe sur les outils du moment, qui auront évolué avant que les programmes correspondant soient adoptés ! Nul par exemple navait prévu il y a trente ans la diffusion de la microinformatique dans toutes les activités humaines et sa décentralisation. On imaginait plutôt Big Brother, une informatique centralisée, contrôlant chacun, alors quInternet déjoue les législations, les frontières et les polices Même dans ce domaine, lexpérience montrer quon peut au mieux préparer à des modes de pensée et de traitement de linformation. Il reste un immense travail conceptuel à faire autour des technologies pour en inférer la nature des compétences à construire à lécole.
La vie se transforme également dans maints autres registres. Nest-il pas temps dy aller voir ? De remplacer la réflexion spéculative et idéaliste qui préside à la confection des programmes scolaires par une transposition didactique fondée sur une analyse prospective et réaliste des situations de la vie. Il ne sagit pas de devenir étroitement utilitariste. La plupart des gens ont autant de problèmes métaphysiques ou sentimentaux que de problèmes demploi, de logement ou dargent. La question est plutôt de savoir à quoi ils seront effectivement confrontés à fin du XXe ou au début du XXe. Il nest pas inutile à cet égard dobserver lévolution des murs familiales, sexuelles, politiques, et les transformations du travail. Une partie des sciences sociales - lanthropologie, la sociologie, les sciences politiques, la démographie, léconomie - contribuent à étudier la vie des gens et des groupes humains, et pourraient aider les systèmes éducatifs à mieux imaginer lavenir.
On ne croit plus aux futurologues, mais quelques tendances lourdes sont discernables. Comment faire de ces savoirs sur les pratiques et les cultures émergentes des sources de transposition didactique, comment les penser comme des familles de situations qui appellent des compétences identifiables ? Pour cela, il faut sans doute rompre avec deux idées simplistes :
Pour affronter des situations diverses, il faut des compétences elles-mêmes diverses. Elles ne se construiront pas par le simple transfert de schèmes généraux de raisonnement, danalyse, dargumentation, de décision. Lécole ne peut préparer à la diversité du monde quen la travaillant explicitement, en alliant savoirs et savoir-faire à propos de situations sinon réelles, du moins réalistes. Transformer une maison, concevoir un habitat groupé, créer une association, trouver et suivre un régime alimentaire, se meubler, faire le tour de lEurope pour peu dargent, se protéger du SIDA sans senfermer chez soi, trouver de laide en cas de conflit ou de déprime, être branché sans être aliéné autant de problèmes face auxquels les individus se trouvent démunis, non pas tant faute de savoirs fondamentaux que faute de méthodes, dentraînement à la résolution de problèmes, à la négociation, à la planification ou tout simplement à la recherche des informations et des connaissances pertinentes.
Si on reconnaît que les compétences transversales ne sont pas faciles à identifier, on pourrait être conduit à conforter le découpage disciplinaire tel quil a été institué. Après tout, si les compétences sont essentiellement disciplinaires, pourquoi ne pas conserver des grilles horaires et des spécialisations conventionnelles ? Certaines compétences à construire sont clairement disciplinaires, si lon accepte quune discipline ne renvoie pas seulement à un champ de savoirs de référence, mais à des pratiques, " les lieux, les corps, les groupes, les outillages, les dispositifs, les laboratoires, les procédures, les textes, les documents, les instruments, les hiérarchies permettant à une activité quelconque de se dérouler " (Latour, 1996).
Dautres compétences, sans être vraiment transversales, se trouvent au carrefour dau moins deux ou trois disciplines. Ainsi, une activité menée conjointement par un professeur de sciences et par un professeur de français, autour de lécriture scientifique (rapports dexpériences, comptes rendus dobservations), peut développer une compétence qui, sans être transversale, mappartient ni purement aux sciences, ni purement aux lettres. Sil faut renoncer à lhypothèse de compétences transversales qui embrasseraient constamment toutes les disciplines et toutes les facettes de lexistence, on peut par contre aller un peu plus loin dans la mise en relation de disciplines voisines, celles qui occupent des champs assez proches, par exemple la biologie et la chimie, ou lhistoire et léconomie. On peut encore, comme dans lexemple cité, marier des disciplines dont lune donnera la maîtrise doutils dexpression pour mieux communiquer et formaliser les contenus de lautre. Ce ne sont pas là des tentatives extrêmement ambitieuses, elles exigent pourtant que les spécialistes saventurent hors de leurs domaines respectifs et sexposent à travailler sur des problèmes qui, à certains égards, les dépassent. Il se peut, par exemple, que le professeur de physique, quand il sagit de problèmes décriture, soit moins compétent que certains de ses élèves ; il est certain que le professeur de français se sentira a priori nul en physique, lui qui a justement choisi la littérature parce quil " détestait les mathématiques ". Il faudra alors que lun et lautre franchissent une barrière dans les représentations quils ont de leur légitimité et du ridicule quil pourrait y avoir, à leurs yeux, à ne pas maîtriser certains savoirs mieux que les élèves.
Dans ce domaine, nous pouvons nous inspirer de ce qui se fait dans certains collèges expérimentaux, où on réserve la moitié seulement du temps scolaire aux contenus disciplinaires organisés selon une grille horaire conventionnelle. Pour le reste, on travaille sur des projets décloisonnés, les professeurs devenant des animateurs et des personnes-ressources. Les savoirs disciplinaires ne sont pas absents, mais ils sont mobilisés dans une démarche de projet, cest à dire de façon incomplète, non planifiée, non systématique, bref, peu sérieuse, diront sans doute les tenants dun texte du savoir parcouru dans le bon ordre. En contrepartie, les connaissances seront mobilisées dans des situations où leur pertinence est évidence, où elles deviennent de véritables outils plutôt que des matières dexamens, où elles ont du sens
Historiquement, les programmes scolaires ont toujours été définis par les attentes de lordre denseignement suivant, plus exactement par ses filières les plus exigeantes. En ce sens, toutes les classes du second degré, dès le collège, sont " préparatoires " : il importe de conformer aux attentes du cycle détudes qui suit bien davantage que de penser à la vie. Tant pis pour ceux qui naccéderont pas à ce cycle détudes ou nentreront pas dans la filière dexcellence qui définit ses exigences. Cette logique reste dans le droit fil de la volonté de faire émerger une élite, en anticipant sur leur destin annoncé des meilleurs élèves. Aujourdhui encore, dans certains système éducatifs, on prétend maintenir le grec ancien comme une discipline indispensable à offrir aux élèves de douze ou treize ans, sous prétexte que ceux qui feront des études classiques doivent pouvoir sinitier aussi vite que possible aux langues et aux cultures gréco-latines, dont ils deviendront comme il se doit les ardents défenseurs pour le bien de la génération suivante
Dans cette logique, la mission de lécole primaire nest pas de préparer à la vie, mais au collège, qui, lui, prépare au lycée, ce dernier préparant à luniversité, dont la finalité est de préparer à la recherche. Pour tenir ce discours, il faut ignorer délibérément que les trois quarts de ceux qui sortent de luniversité ne feront pas de recherche, que tous ceux qui achèvent le lycée niront pas en faculté, etc. Les fictions ont la vie dure : tout au long du cursus, on ne se réfère pas à des situations de la vie, mais à létape suivante de la scolarité. Lécole travaille donc largement en circuit fermé et sintéresse davantage à la réussite aux examens ou ladmission au cycle détudes suivant quà lusage des savoirs scolaires dans la vie. Cest pourquoi un enseignant peut faire carrière sans jamais se sentir obligé, ni même invité, à se demander sérieusement à quelles compétences il est censé former les élèves au-delà de lhorizon scolaire. Tout se passe comme si cette question relevait toujours des enseignants travaillant en aval dans le cursus, les plus proche de " lentrée dans la vie, active ".
Lusage des savoirs dans la vie est évidemment une question quon se pose davantage en formation professionnelle, avec deux nuances cependant :
Qui sintéresse alors, en fin de compte, à tout ce qui déborde le travail salarié, chômage, culture, sports et loisirs, petits jobs, vie privée, vie associative, vie politique, etc. ? Nous allons vers une société dans laquelle, tôt ou tard, le travail deviendra marginal dans la vie des adultes. Peut-être faudrait-il sécarter de la ligne droite " culture générale - formation professionnelle - métier " comme seul scénario digne dintérêt
Si on veut développer des compétences plutôt que des savoirs, il faut évidemment créer des situations quon appellera des " situations-problèmes " (ou des " situations ouvertes ", notion voisine). Ce sont des situations où la solution du problème nest pas obtenue par application immédiate du bon algorithme. Lenseignant nest pas censé avoir la solution, il la cherche avec ses élèves. On sécarte alors des exercices scolaires, qui exigent simplement la mise en uvre rigoureuse de la procédure adéquate. Dans les situations ouvertes, on développe des compétences parce quon investit des compétences ! On se trouve dans la situation que décrit Meirieu (1996) : " Faire ce quon ne sait pas faire pour apprendre à le faire ". Cela suppose évidemment que la tâche proposée se situe dans la zone proximale de développement, que les élèves ne se sentent pas complètement dépassés. Il appartient au professeur de fournir des indices, de mettre en place un étayage qui évite le sentiment dimpuissance et le découragement. Il ne lui est pas interdit de prendre en charge certaines opérations délicates, qui sont des passages obligés, mais demandent aux élèves tellement de temps et dénergie que lactivité se perdrait dans les sables sils nétaient pas déchargés dune partie des opérations.
Le travail sur des situations-problèmes est à la fois cognitif et social, parce quil est très rare quon puisse affronter tout seul la complexité en phase dapprentissage. Le groupe nest pas à tous égards un facilitateur, la coopération rencontre elle-même des obstacles, mais une démarche de projet portée par une équipe a plus de chances dêtre menée à son terme.
Le travail par " situations-problèmes ", proposé par Meirieu (1989, 1990), Astolfi (1992) et dautres didacticiens, ne peut guère utiliser les moyens denseignement actuels, conçus dans une autre perspective. On na pas besoin de livrets dexercice ou de fiches à perte de vue, mais de situations intéressantes et en même temps réalistes, compte tenu de lâge et du niveau des élèves, du temps dont on dispose, des compétences quon veut développer. Ces moyens sont davantage des idées, des esquisses de situations, et non plus des activités livrées " clef en main ".Alors quon peut mobiliser les élèves sur des tâches traditionnelles par un simple " Prenez votre livre et faites lexercice 54 à la page n° 10 ", on ne peut amorcer une démarche autour dune situation-problème de façon aussi unilatérale, autoritaire et économique. Les professeurs qui pensent que la construction des savoirs et des compétences se fait à travers la résolution de problèmes ouvrent un débat, posent une énigme, suggèrent un projet qui concerne lensemble des élèves, plutôt que dassigner à chacun, à sa place, une tâche individuelle papier-crayon.
On pourrait soutenir de telles démarches par des moyens denseignement produits à une certaine échelle, mais ils différeraient de ceux quon trouve chez les libraires spécialisés dans le livre scolaire, ils seraient conçus et réalisés par des gens orientés vers lapproche par compétences, qui appelle dautres didactiques. Toute évolution dans ce sens se heurtera à la puissance de lédition scolaire, à laquelle les programmes notionnels par degrés garantissent des marchés fabuleux ! Des moyens orientés vers la formation de compétences seraient plus difficiles et coûteux à concevoir, parce quils seraient moins répétitifs et demanderaient à leurs auteurs plus de génie que de compilation. En même temps, les tirages seraient beaucoup plus réduits, car, souvent, un exemplaire par classe suffirait. Réinventer des moyens denseignement en fonction dune pédagogie des situations-problèmes et des compétences ne va donc pas du tout de soi et se heurte à des intérêts économiques majeurs. Lécriture de nouveaux programmes fait généralement limpasse sur linertie du système due au mode de production des fournitures scolaires, des espaces scolaires, des matériels et autres moyens denseignement.
Ce nest pas la seule difficulté. Les situations-problèmes ne fonctionnent que si les élèves acceptent de simpliquer, dans un rapport à la tâche très différent de celui qui suffit aux exercices scolaires décontextualisés et sans enjeu, dont ils sacquittent pour avoir la paix, une bonne note et le droit de faire autre chose. Cette posture différente passe inévitablement par un autre rapport entre les enseignants et les élèves, qui se rapproche de celui quon observe dans les pédagogies institutionnelles et les démarches de projet, dans le sens dune relative redistribution des pouvoirs au sein de la classe. En effet, on ne peut imaginer que des démarches de projet centrées sur des situations complexes voient le maître qui les conçoit " embarquer " ses élèves dans la tâche comme il le fait dans les cours traditionnels. Ici, cest la classe qui engendre elle-même ses projets et les situations complexes auxquelles elle veut saffronter. Cest un autre défi didactique et pédagogique, quune partie des enseignants daujourdhui ne veulent ou ne peuvent relever.
Une telle pédagogie ne va pas sans une planification didactique souple. Quand on travaille sur des projets et des situations, on sait quand une activité commence, rarement quand et comment elle finira, parce que la situation porte en elle-même sa propre dynamique. Par exemple, le montage dun spectacle conçu sur la base dune enquête dans le quartier va exiger non pas en quatre semaines, comme on lavait prévu au départ, mais deux mois, durant lesquels il faudra renoncer à faire dautres choses. Les projets ont leurs exigences de réussite. Ils nont de sens que si on leur donne la priorité dans certaines phases cruciales. Ils empiètent donc sur dautres parties du curriculum et exige une grande souplesse.
Lapproche par compétences amène à faire moins de choses, à sattacher à un petit nombre de situations fortes et fécondes, qui produisent des apprentissages et tournent autour de savoirs importants. Cela oblige à faire le deuil dune bonne partie des contenus quaujourdhui encore on estime indispensables. Les nouveaux programmes du collège permettent-ils cet allégement ? On peut en douter, comme la montré Christiane Durand. Lidéal serait de passer beaucoup temps sur un petit nombre de situations complexes, plutôt que très peu de temps sur un grand nombre de sujets à travers lesquels on doit avancer rapidement pour arriver à tourner la dernière page du manuel le dernier jour de lannée scolaire
Il y a enfin rupture avec le contrat didactique classique selon lequel le maître a le savoir, le dispense et en évalue la maîtrise chez les élèves. Dans une approche par compétences, le contrat sinspirera davantage de la pédagogie coopérative, du travail datelier, des situations dans lesquelles une équipe est confrontée à des difficultés quaucun de ses membres ne domine complètement au départ. Au jeu du chat et de la souris se substituent donc des formes de coopération visant à faire réussir une entreprise ambitieuse.
Lévaluation est plus déterminante que les programmes dans la marche dun enseignement. On ne peut évaluer que ce quon a grosso modo enseigné, sans quoi cest léchec assuré. Et on a intérêt à enseigner en priorité ce que les professeurs qui recevront les élèves lannée suivante considèrent comme des préalables de leur propre travail, et qui sont définis, en creux, par les lacunes quils détecteront dans leurs premières épreuves. Les enseignants jugent ainsi, à travers lévaluation, le travail de leurs collègues intervenant en amont dans le cursus. Ce contrat tacite liant les enseignants situés à différents stades de la division verticale du travail scolaire est beaucoup plus important que lesprit, voire la lettre des programmes. Cest pourquoi la surcharge des programmes relève moins des textes que de leur interprétation et des transactions au long du cursus. Chaque enseignant apprend quil sera plus facilement " sanctionné " par le collègue qui reçoit ses élèves que par un inspecteur quil voit tous les cent sept ans. Cest son " cher " collègue qui lui fera remarquer quil na pas fait " tout le programme ". Ce programme était peut-être en vigueur il y a quinze ans ou ne figure dans aucun texte, mais cest celui qui correspond au rêve de chaque professeur, à tout ce que ses élèves nouveaux devraient savoir pour quil puisse enseigner tranquillement son programme, sans avoir à réparer des lacunes ou des errements antérieurs, sans affronter une trop forte hétérogénéité !
Si on ne change que les programmes qui figurent dans les textes, sans toucher à ceux qui sont dans les esprits, lapproche par compétences na aucun avenir. Les parties du programme, voire les disciplines entières, qui sont sous-estimées et maltraitées sont celles pour lesquelles lévaluation nest pas claire, pas nécessaire, pas légitime, pas décisive dans la réussite. Par contre, les programmes sur lesquels il y a une sélection très forte, dans les disciplines dites principales, sont ceux qui appellent le plus de travail, le plus de répétitions, le plus dévaluations. Au fond, lévaluation est le vrai message : les élèves travaillent pour être correctement évalués et les enseignants pour que leurs élèves fassent bonne figure (Perrenoud, 1993 ; 1995 c)
Si lapproche par compétences ne transforme pas les procédures dévaluation, ce quon évalue et comment on lévalue, elle a peu de chances de tenir la route. Mieux vaut réformer simultanément programmes et évaluation. Cela devrait aller de soi, mais habituellement, on ne le fait pas : il est même exceptionnel de voir un système éducatif repenser lévaluation en même temps que les programmes, parce que cela concerne dautres spécialistes, dautres commissions, selon dautres calendriers.
À quelle évaluation lapproche par compétences renvoie-t-elle ? Il ne sagit pas seulement ici de penser une évaluation formative, même si elle est indispensable dans une pédagogie des situations-problèmes ou dans des démarches de projets. Quand il apprend selon ces démarches, les élèves sont nécessairement en situation dobservation formative, amenés à confronter leurs façons de faire et à se donner mutuellement des feed-back. Dans ce cas, lévaluation ne porte pas sur des acquis mais sur des processus en cours, au gré dune suite dinteractions, dexplications et dhésitations successives. Regardez ce qui se passe quand on veut monter à plusieurs un meuble préfabriqué, livré avec un mode demploi pas très clair ! Chacun sinvestit dans une interprétation, avance des hypothèses, propose une méthode.
Il faut probablement aller plus loin, et ne pas se contenter de dire quune pédagogie des situations et des compétences favorise lobservation formative. En réalité, on ne peut pas évaluer des compétences de façon standardisée. Il faut donc faire le deuil de lépreuve scolaire classique comme paradigme évaluatif, renoncer à organiser un " examen de compétences " en plaçant tous les " concurrents " sur la même ligne de départ. Les compétences sévaluent, certes, mais au gré des situations qui font que, suivant les cas, certains sont plus actifs que dautres, car tout le monde ne fait pas la même chose en même temps. Par contre, chacun donne largement à voir ce quil sait faire, y compris en prenant ou non des initiatives et des risques. Cela permet, quand il le faut, à des fins formatives ou certificatives, détablir des bilans individualisés de compétences.
Ces bilans seront suspects darbitraire, surtout si lécole et les enseignants nont pas explicité et négocié un autre contrat dévaluation, sans barèmes, ni compétition. Il importe que les élèves et leurs parents acceptent que le professeur juge les compétences globalement, en situation, comme on le fait en formation professionnelle, parce quil a lui-même une expertise et quil sait évaluer le maçon " au pied du mur ". Ce professeur-là ne va pas évaluer en faisant des comparaisons entre les élèves ; il fera plutôt une comparaison entre la tâche à accomplir, ce que lélève a fait, et ce quil ferait sil était plus compétent. On sécarte radicalement du schéma classique : " Tout le monde subit la même épreuve et que le meilleur gagne ! ". En fin de compte, lopposition entre le formatif et le certificatif satténue dans ce processus, car ce sont en partie les mêmes " observables ", les mêmes feed-back quon considère, à des stades différents, en sachant quà un moment donné (par exemple à la fin de lannée scolaire ou du cycle) lévaluation sera plutôt certificative.
Lécole sélectionne, fabrique de léchec, mais toujours de sorte à masquer son propre échec. Les élèves sont censés savoir lire couramment. Une proportion très importante de chaque génération natteint pas ou ne conserve pas ce niveau de maîtrise de la lecture. Que fait-on de ce constat désolant ? Rien. Les maîtres décole ressemblent souvent à ces médecins qui baissent les bras et se bornent à un traitement daccompagnement dune maladie inguérissable. Avant den arriver là, les médecins ont en général " tout essayé ". On ne peut en dire autant de lécole, dont lorganisation même empêche de tout tenter. Chaque fin dannée scolaire appellerait des mesures spécifiques, intensives, originales pour une partie des élèves. Que fait-on ? Les plus faibles redoublent, comme si cétait une solution. Les autres passent au degré suivant, comme si cétait le gage dapprentissages solides.
Développer des compétences, cest ne pas se contenter davoir parcouru un programme, cest de navoir de cesse quelles soient construites et attestées. Peu importe le programme, il faut affronter le problème, et le problème est que laction pédagogique na pas atteint son but et quil faut sentêter, sans tomber dans lacharnement pédagogique, sans faire " plus du même ", en cherchant de nouvelles stratégies.
Les programmes ne sont pas encore conçus pour favoriser une construction graduelle des compétences. On fait progresser les élèves de degré en degré, alors que les bases fondamentales nont pas été maîtrisées. Une approche par les compétences devrait être une chance de rompre avec cette logique : on arrêterait de travailler sur une compétence quand elle serait acquise, et non parce que cest la fin de lannée scolaire ou parce quon doit changer de classe.
La création de cycles pédagogiques est à cet égard un progrès, car elle met fin au principe " un programme, un degré ", dont il découle que " ce qui est fait nest plus à faire ". Comme si, en construisant une maison, des ouvriers se disaient : " Ce nest pas nous qui avons édifié le premier étage. Il ne tient pas, mais faisons comme si et construisons tout de même le second étage ! ". Aucun bâtisseur ne pourrait survivre à un tel aveuglement. Or, cest pourtant de cette façon que fonctionne lécole : chacun " fait ce quil a à faire ", en sachant que, souvent, il construit sinon sur du sable, du moins sur des bases fragiles. La division du travail fait quon nest pas même autorisé (ou en mesure) de (re) construire létage précédent. En fait, on pourrait même dire que les enseignants ne sont pas payés pour cela ! Une approche par compétences devrait permettre davantage de continuité. Cest pour cela quelle est fortement liée aux cycles quon introduit partout à lécole primaire ou aux structures équivalentes dans le second degré. Pour travailler des compétences, il faut viser une continuité de la prise en charge sur au moins trois ans. Durant un cycle, tous les enseignants deviennent comptables de la formation des mêmes compétences et interviennent pour favoriser leur développement, aussi souvent ou longtemps quil le faut. On pourrait, dans cet esprit, imaginer une école fondamentale qui continuerait à enseigner la lecture à des élèves de 15 ans, sils ne la maîtrisent pas encore, plutôt que de les inviter à lire et de sétonner quils ne sachent pas. Jusquici, on sest rarement donné les moyens dune telle adéquation de lenseignement à la réalité des élèves. Lapproche par compétences accentue encore la nécessité dune différenciation de lenseignement, dune individualisation des parcours et dune rupture avec la segmentation du cursus en programmes annuels.
La plupart des enseignant ont été eux-mêmes formés par une école centrée sur les connaissances. Ils se sentent à laise dans ce modèle. Leur culture et leur rapport au savoir ont été forgés de cette façon et ce système leur a bien réussi, puisquils ont fait des études longues et passé avec succès des examens. Dans le champ éducatif, ils se trouvent du côté du " tiers instruit " ! On peut vivre assez bien dans un tel ethnocentrisme. À nombre denseignants, lapproche par compétences ne " parle pas ", parce que ni leur formation professionnelle, ni leur façon de faire la classe ne les y prédispose : cela leur semble participer du bavardage pédagogique, de lanimation socioculturelle bonne pour les centres de loisirs, ou tout au moins relever de létage " inférieur " de lédifice scolaire. Tant quils resteront dans cette logique, lidentité des professeurs sera assurée, parce quils se limiteront à enseigner des savoirs et à les évaluer. Aussi longtemps quils ne sauront pas vraiment organiser et évaluer des démarches de projet, des situations complexes, les ministères fabriqueront des textes intelligents, appliqués par des gens tout aussi intelligents, mais qui nont pas suivi le même cheminement pédagogique et théorique.
Actuellement, les textes des ministères sont - globalement - en avance sur le corps enseignant. Rien ne garantit que ce décalage va samenuiser. Dans le fond, on sen rend bien compte quand on travaille avec les IUFM, on forme encore des enseignants centrés sur les savoirs, au moment même où le discours officiel se centre sur les compétences. Pour corriger ce décalage, il faudra au moins dix ans Il y a là un manque criant dharmonisation entre le discours tenu sur les programmes et la formation des enseignants, qui nest pas actuellement orientée vers une pédagogie des compétences. La structure des IUFM le montre bien, avec la place quy tient le concours, son poids, la nature des épreuves qui révèlent quon reste largement dans la logique dominante, celle de savoirs universitaires à maîtriser en situation dexamen, donc très loin des conditions de leur mobilisation dans une classe. Au total, les occasions où les professeurs sont confrontés à la complexité ne manquent pas, grâce aux stages en établissements, mais la formation, plutôt que de considérer cette complexité comme son objet premier, travaille dans une logique disciplinaire et académique.
La " révolution des compétences " ne se produira que si, durant leur formation professionnelle, les futurs enseignants en font personnellement lexpérience. La formation continue se développe. Elle va dans le sens dun développement de compétences lorsquelle soriente vers la professionnalisation (Perrenoud, 1994 a et b, 1996 b), laccompagnement déquipes et de projets détablissements et vers lanalyse des pratiques, des situations de travail et des problèmes professionnels (Perrenoud, 1996 e). Cest sans doute, à terme, lavenir de la formation initiale, si elle parvient à construire une véritable articulation entre théories et pratiques (Perrenoud, 1996 c et d) et à se dégager de la prééminence des disciplines. Il faut en toute hypothèse briser un cercle vicieux : si le modèle de formation des élèves est renforcé par le modèle de formation des enseignants, et réciproquement, on peut douter du changement
La pensée systémique nest pas une pensée négative !
Chacun voudrait bien que les bonnes idées se réalisent immédiatement, sans se heurter à la complexité des systèmes. Hélas, cette forme de pensée magique prépare non seulement des désillusions, mais fait perdre des années, faute davoir anticiper.
Explorer les enjeux, les conditions et les conséquences dune approche par compétences peut sans doute, dans un premier temps, paraître décourageant. Nous vivons sur des utopies éducatives de plus dun siècle et nous prenons du plaisir à les mettre au goût du jour. Mais ce notre époque pourrait faire quelque chose de plus utile : analyser, à la lumière des sciences humaines et sociales, lécart qui sépare lutopie de sa réalisation et sefforcer méthodiquement de le réduire. Sans perdre de vue lessentiel : lapproche par compétences ne vaut que si elle est une réponse à léchec scolaire !
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