Source et copyright à la fin du texte
Repris dans Perrenoud, Ph., (1997)
Construire des compétences dès l’école,
Paris, ESF, chapitre 4, pp. 93-110.

 

 

 

L’approche par compétences durant
la scolarité obligatoire : effet de mode
ou réponse décisive à l’échec scolaire ?

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1996

Sommaire

Faire du neuf avec du vieux

a. Il est inutile de parler de compétences… si on ne renverse par le rapport entre savoirs et action en situation

b. Il est inutile de parler de compétences… si on ne change pas de rapport à la culture générale

c. Il est inutile de parler de compétences… si on ne reconstruit pas une transposition didactique à la fois réaliste et visionnaire

d. Il est inutile de parler de compétences… si on ne touche pas aux disciplines et aux grilles horaires

e. Il est inutile de parler de compétences… si on persiste à attendre avant tout d’un cycle d’études qu’il prépare au suivant

f. Il est inutile de parler de compétences… si on ne change pas radicalement de façon d’enseigner et de faire apprendre

g. Il est inutile de parler de compétences… si on n’invente pas de nouvelles façons d’évaluer

h. Il est inutile de parler de compétences… si on nie l’échec pour construire la suite du cursus sur du sable

i. Il est inutile de parler de compétences… si on n’infléchit pas la formation des enseignants

La pensée systémique n’est pas une pensée négative !

Références


La formulation des programmes en terme de compétences, comme toute réforme du système éducatif, devrait à mon sens être explicitement et fortement connectée à la lutte contre l’échec scolaire. Cela ne signifie pas que toute autre réforme scolaire est inutile. On peut viser la modernisation du système éducatif ou du curriculum, la décentralisation, la professionnalisation du métier d’enseignant sans mettre nécessairement les difficultés d’apprentissage au centre du projet. Il reste que le principal problème de l’école, celui qui résiste aux réformes successives depuis des décennies, c’est la difficulté d’instruire chacun, sinon également, du moins de telle sorte que tous atteignent, au seuil de l’âge adulte, un niveau acceptable de culture et de compétence, dans le monde du travail comme dans la vie.

Avant les années soixante, on ne se préoccupait guère de l’échec scolaire massif des enfants de classes populaires, il participait de l’ordre des choses et avait d’ailleurs été longtemps masqué par une structure scolaire faite de deux réseaux cloisonnés, l’un populaire, débouchant sur la vie active, l’autre élitaire, préparant aux études longues (Isambert-Jamati, 1985). Depuis que le système éducatif est intégré et qu’on considère l’éducation comme un investissement, l’échec scolaire est devenu un problème de société. Les réformes scolaires successives prétendent régulièrement s’attaquer aux inégalités devant l’école, pour mieux " démocratiser l’enseignement ". Les taux de scolarisation se sont élevés, les études se sont allongées, mais l’essentiel demeure : l’échec pousse les uns vers des filières moins exigeantes, ils " passent à la trappe ", s’en vont vers la vie active ou le chômage, sans diplôme ou avec un bagage minimum ; les autres suivent la voie royale des études longues et sortent du système éducatif avec un parchemin. Les figures de l’inégalité se sont modifiées, parce que les classes sociales se sont transformées et que la scolarisation s’est globalement développée, mais le lien de la réussite avec l’origine sociale reste toujours aussi fort.

La question de savoir si l’échec scolaire est l’échec de l’élève ou celui de l’école divise aujourd’hui les acteurs. D’une bonne conscience absolue, fondée sur une idéologie du don légitimant l’impuissance à instruire, nous sommes passés au fatalisme moins confortable du " handicap socioculturel ", puis à la prise de conscience de l’arbitraire de la norme scolaire, de l’indifférence aux différences, des fonctions du système d’enseignement dans la reproduction des classes et des hiérarchies sociales. Depuis les années 1970, idéologie du don, pédagogie compensatoire et critiques radicales du système coexistent et, selon les lieux ou les périodes, s’ignorent courtoisement, s’affrontent sourdement ou s’opposent ouvertement. Si bien que les réformes scolaires qui prétendent s’attaquer à l’échec scolaire sont pour les uns un leurre, pour des raisons différentes, pour d’autres une réelle occasion de faire progresser la démocratisation de l’enseignement et pour d’autres encore une simple occasion de moderniser les programmes et les structures.

Si une réforme éducative est acceptée, mise en œuvre et dans une certaine mesure suivie d’effet, c’est qu’elle est soutenue par une fraction suffisante de l’opinion publique, de la classe politique, des gens d’école. Elle se fonde donc nécessairement sur des alliances et des compromis, l’esprit de la réforme est une auberge espagnole. C’est pourquoi, il ne suffit pas de dire qu’on adhère à une approche par compétences, il faut dire pourquoi.

Pour ma part, j’estime qu’une réforme de curriculum n’est vraiment un enjeu majeur que si elle profite en priorité aux élèves qui, aujourd’hui, ne réussissent pas à l’école. Les élèves les mieux dotés en capital culturel et les mieux encadrés par leur famille suivront de toute façon leur chemin, quel que soit le système éducatif. Les élèves " moyens " finiront par tirer leur épingle du jeu, au prix d’éventuels redoublements ou changements d’orientation. C’est au sort des élèves en réelle difficulté qu’on peut mesurer l’efficacité des réformes. Ont-il quelque chose à gagner dans les mouvements en cours qui privilégient une redéfinition des programmes en termes de compétences ?

Ces mouvements se manifestent dans les pays anglo-saxons et gagnent le monde francophone. En Belgique, l’enseignement catholique a pris les devants, il y a déjà plusieurs années. Au Québec, l’approche par compétence a présidé à une refonte complète des programmes des " collèges ", qui sont dans la structure canadienne situés ente le lycée et l’université, à l’exemple des " colleges " américains. L’approche par compétences n’est donc pas particulière à la France, même si elle prend une allure hexagonale autour du collège, dans sa définition française cette fois. En réalité, la question des compétences, ainsi que le rapport connaissances-compétences, sont au cœur d’un certain nombre de réformes, notamment dans le second degré, dans de nombreux pays. Cela signifie probablement qu’il y a là quelque chose qui importe. Mais de quoi s’agit-il, au juste ?

Peut-être avez-vous, comme moi, le sentiment mélangé d’être à la fois au cœur des problèmes de fond et dans une inlassable répétition. En plaidant pour les têtes biens faites plutôt que bien pleines, Montaigne défendait-il autre chose que le primat des compétences sur les connaissances ? Le combat pour de vraies compétences, au sortir de la formation de base, n’est-il pas le combat des écoles nouvelles, puis des écoles alternatives et de tous les mouvements pédagogiques ? Ne sommes nous pas, dans un langage nouveau, en train de rééditer le procès de l’encyclopédisme et de savoirs scolaires qui ne serviraient qu’à passer des examens ? Un grand pédagogue, aujourd’hui à la retraite et qui a connu, dès les années 20, toutes sortes de rénovations de l’école, disait un jour avec tristesse qu’il n’était pas sûr de voir, avant la fin de sa vie, s’étendre à large échelle les principes de l’école active pour lesquelles il avait combattu depuis 50 ans. Chaque génération rouvre le débat autour des programmes, de leur surcharge ; elle redécouvre la nécessité de prendre en compte la globalité de la personne ; elle insiste sur le sens des savoirs, leur mise en contexte ; elle a le sentiment d’avoir enfin mis le doigt sur le fond du problème et de tenir la solution. A-t-on vraiment progressé ? L’approche par compétences dans la réécritures des programmes scolaires n’est peut-être que le dernier avatar d’une utopie très ancienne : faire de l’école un lieu où chacun apprendrait librement et intelligemment des choses utiles dans la vie…

On le pressent, ce que je dirai ne sera donc pas forcément positif, au moins dans un premier temps. Il n’est en effet pas jugé " constructif ", lorsque s’esquisse une utopie nouvelle, de se demander à voix haute si ce n’est pas " beaucoup de bruit pour rien ". De belles phrases sur l’éducation, j’en prononce aussi et je me range en partie parmi les auteurs qui contribuent à remettre les utopies au goût du jour. Il est difficile de faire tout à fait autrement si l’on ne prend pas le parti de se limiter à l’analyse ou à la critique. Il est sans doute indispensable de remettre régulièrement au fronton de l’école quelques principes ambitieux, mais préférons, avec Hameline, les " militants déniaisés " et ne montons pas sans réfléchir dans le train de la dernière réforme à la mode, simplement parce qu’elle réveille des espoirs enfouis, maintes fois déçus, toujours prêts à renaître.

Si d’autres dimensions du système éducatif ne sont pas transformées, si rien d’autre ne change que les programmes ou le langage avec lequel on parle des finalités de l’école, l’approche par compétences, comme la rénovation des collèges, ne sera qu’un nouveau feu de paille, une péripétie dans la vie du système éducatif.

Les nouveaux textes sur le collège français et d’autres, équivalents, dans d’autres pays, capitalisent tout ce qu’on peut dire d’intelligent sur les programmes scolaires à partir des travaux et des propositions des sciences de l’éducation et des mouvements pédagogiques. Aujourd’hui, les textes ministériels deviennent de plus en plus sophistiqués et séduisants, parce qu’ils sont écrits ou inspirés pas la fraction la plus lucide de la noosphère. Est-ce que cela suffit ? Les nouveaux programmes, écrits par des intellectuels plus que des décideurs ou des gestionnaires, vont-ils se traduire en réels changements des pratiques et des contenus de l’enseignement ?

Cela dépendra de la force de la pensée systémique et de la volonté politique. Il est vain, à mon sens, de fonder de grands espoirs sur une approche par compétences si, dans le même temps :

  1. On ne renverse par le rapport entre savoirs et action en situation.
  2. On ne change pas de rapport à la culture générale.
  3. On ne reconstruit pas une transposition didactique à la fois réaliste et visionnaire.
  4. On ne touche pas aux disciplines et aux grilles horaires.
  5. On persiste à attendre avant tout d’un cycle d’études qu’il prépare au suivant.
  6. On ne change pas radicalement de façon d’enseigner et de faire apprendre.
  7. On n’invente pas de nouvelles façons d’évaluer.
  8. On nie l’échec pour construire la suite du cursus sur du sable.
  9. On n’infléchit pas la formation des enseignants.

Cette énumération semblera sans doute décourageante. Elle vise simplement à mettre en évidence le fait qu’une approche par compétences aura d’autant plus de sens qu’on la mettre rapidement et explicitement en connexion avec plusieurs autres composantes du système éducatif.

Je vais développer chacun de ces points. Auparavant, un détour s’impose pour clarifier la notion de compétence, telle que je l’entends ici.


Faire du neuf avec du vieux

La notion de compétence peut amener à se perdre dans une analyse abstraite, d’ailleurs difficile à mener, car les termes mêmes de " compétences ", de " connaissances ", de " socle ", sont des expressions polysémiques plutôt que des concepts stabilisés et bien identifiés ; on n’est jamais très sûr de parler de la même chose quand on les emploie, et on passe beaucoup de temps à s’expliquer, sans être sûr d’y parvenir. Rey (1996) propose une synthèse des plus convaincantes sur l’état actuel de la littérature et des concepts qui touchent à se sujet… pour conclure que les compétences transversales n’existent pas vraiment, ou alors que toute compétence est transversale au sens où elle relie des situations analogues, mais pas identiques. Je rejoins en partie cette dernière thèse : les compétences sont intéressantes parce qu’elles permettent de faire face à des familles de situations complexes à partir de différentes ressources cognitives, parmi lesquelles figurent des savoirs savants, issus d’une ou plusieurs disciplines, et des savoirs moins savants, qui ne s’inscrivent pas dans le découpage disciplinaire classique.

La notion de compétence pourrait se résumer à une idée très simple : si l’être humain, pour agir, n’avait que des savoirs pour unique ressource, il ne parviendrait à maîtriser aucune situation complexe, a fortiori lorsqu’il faut décider et réagir vite. Qui irait confier sa santé à un médecin qui n’aurait fait que lire tous les livres d’anatomie, de physiologie et de pharmacologie ? Sa théorie, même immense, ne suffirait pas à faire de lui un bon clinicien, capable de poser un diagnostic pertinent et de construire, avant que la maladie ait achevé le patient ou qu’elle se soit guérie spontanément, une stratégie thérapeutique efficace. Le monde bouge, les situations sont singulières, évolutives, entremêlées, on n’a jamais toutes les informations, toutes les connaissances, tous les instruments, toutes les certitudes qui permettraient de déduire une action d’un ensemble exhaustif, pertinent et ordonné de prémisses. La compétence a partie liée avec l’improvisation, le bricolage, l’intuition, l’insight, l’esprit de synthèse et de décision, la confiance en soi et l’audace (Perrenoud, 1994 a, 1996 a).

Qu’une compétence - médicale ou autre - aille au-delà des savoirs ne veut pas dire qu’elle leur tourne le dos, bien au contraire ! Pour agir face à des situations singulières, concrètes, complexes, on a souvent besoin de savoir et de savoirs. Il arrive cependant un moment où il faut prendre une décision, aboutir à une conclusion pragmatique, qui ne saurait être entièrement dictée par des connaissances théoriques assurées. Si le savoir est une clé d’intelligibilité du monde, il ne suffit pas à garantir sa maîtrise pratique, en particulier lorsque la situation appelle une décision rapide.

Une compétence mobilise des ressources diverses pour faire face à une situation singulière, c’est un savoir-mobiliser (Le Boterf, 1994). Y a-t-il alors autant de compétences que de situations ? C’est l’un des débats aujourd’hui ouverts et qui n’est pas des plus faciles. Chacun est invité à se situer entre deux conceptions extrêmes : pour certains, chaque situation appellerait une compétence singulière, rien ne serait alors généralisable ou transférable ; pour d’autres, à l’inverse, on pourrait faire face à toutes les situations du monde avec un certain nombre de capacités très générales : intelligence, faculté d’adaptation, capacité de représentation, de communication, de résolution de problèmes. Ces deux positions extrêmes correspondent à certaines réalités : il y a des choses qu’on ne sait faire que parce qu’on les a déjà faites, parce qu’elles sont tellement spécifiques et difficiles que le transfert est infime. À l’inverse, il existe beaucoup de situations inédites suffisamment simples pour qu’on puisse les affronter sans grande préparation, en étant tout bonnement observateur, attentif et " intelligent ".

La notion de compétence n’est réellement intéressante que dans les situations de " l’entre-deux ", trop singulières et complexes pour qu’on les domine en se servant uniquement du sens commun, mais que le sujet peut néanmoins rattacher à une famille de situations-problèmes, ce qui lui permet, au prix des transpositions et adaptations nécessaires, la réutilisation d’un certain nombre d’outils, de procédures, de schémas, de façon de penser, de décider et de faire.

Rey (1996) rappelle que pour Chomsky la compétence est " une capacité de produire infiniment ", c’est-à-dire de prononcer un nombre infini de phrases différentes. En généralisant, on pourrait dire qu’une compétence permet de produire un nombre infini d’actions non programmées et qui ne seront véritablement connues qu’une fois réalisées. Dans une conversation, nul ne sait en général quelle phrase il prononcera une minute plus tard, ni quel geste il fera. Il ne puisera ni ses paroles, ni ses actes, dans un répertoire, où ils attendraient son bon vouloir. Un être humain n’a pas besoin de conserver par dévers soi un grand livre contenant toutes les phrases qu’il pourrait être amené à dire " un jour ", parce que sa capacité d’invention est immense. La compétence, telle que Chomsky la conçoit, serait cette capacité d’improviser et d’inventer continuellement du neuf.

Vue dans cette perspective, la compétence serait une caractéristique de l’espèce humaine, la capacité de créer des réponses sans les prélever dans un répertoire. On se situe alors au cœur de la psychologie et de l’anthropologie cognitives, en reconnaissant que ce qui fait la spécificité de l’espèce humaine (par rapport aux espèces animales), c’est une certaine capacité d’apprendre et de transférer des acquis, d’où la force et la fragilité de l’espèce. On se trouve ici devant une théorie de l’être humain en tant qu’apprenant, capable à la fois de variations et de répétitions, d’invariance et d’innovation.

Il y a là confusion possible des niveaux. Les êtres humains ont certainement la faculté, ancrée dans leur patrimoine génétique, de construire des compétences. Pour autant, aucune compétences spécifique ne se construit spontanément, juste au gré d’une maturation du système nerveux. Nous devons apprendre à parler, quand bien même que nous en sommes génétiquement capables. La compétence n’est pas donnée au départ, c’est une virtualité, qu’il faut transformer en compétence réelle au gré d’apprentissages qui ne se produisent ni automatiquement, ni au même degré pour tous. Face à une famille de situations analogues, la compétences se construit.

Ce rattachement à une famille permet d’affronter avec succès les situations inconnues, pour peu qu’une forme d’intuition analogique permette de mobiliser des ressources (savoirs, schèmes, attitudes) élaborées ou mises à l’épreuve au gré d’expériences antérieures. Ces ressources ne permettent pas toujours de forger immédiatement une réponse adéquate, elles ne s’intègrent à une action nouvelle qu’au prix d’un travail de transfert (Mendelsohn, 1996 ; Perrenoud, 1997). Ce fonctionnement cognitif est à la fois de l’ordre de la répétition et de la créativité, la compétence mobilise des expérience passées et divers acquis, pour inventer des solutions partiellement originales, réponses adéquates à la singularité de la situation nouvelle. L’action compétente est une " invention bien tempérée ", une variation sur des thèmes partiellement connus, une façon de réinvestir le déjà vécu, déjà vu, déjà compris ou maîtrisé pour faire face à des situations juste assez différentes pour que la pure et simple répétition soit inadéquate juste assez semblables pour ne pas être totalement démuni de ressources.

Les compétences sont au fondement de la flexibilité des systèmes et des rapports sociaux. Dans une société animale, la programmation des conduites interdit toute invention et la moindre perturbation extérieure peut désorganiser une ruche, par exemple, qui est réglée comme une machinerie de précision. Les sociétés humaines sont, au contraire, des ensembles flous et des ordres négociés, elles ne tournent pas comme des horloges et admettent au contraire une part importante de désordre et d’incertitude, qui ne sont pas fatales parce que les acteurs sont à la fois désireux et capables de créer du neuf.

La vie nous place face à des situations nouvelles que nous tentons de maîtriser sans réinventer complètement la poudre, en puisant dans nos acquis et notre expérience, entre innovation et répétition. Une bonne partie de nos conditions d’existence sont de ce type. Notre vie n’est en effet pas stéréotypée au point que chaque jour nous ayons exactement les mêmes gestes à faire, les mêmes décisions à prendre, les mêmes problèmes à résoudre. En même temps, elle n’est pas à ce point anarchique ou changeante qu’on ait à tout bouleverser tous les jours. La vie humaine trouve un équilibre - variable d’une personne à une autre, d’une phase du cycle de vie à une autre - entre les réponses de routines à des situations similaires et des réponses à apporter à des problèmes nouveaux (au moins pour nous). Nos compétences nous permettent de faire face avec une certaine continuité à des situations inédites, qui ne nous sont pas familières, mais pas non plus étrangères au point de devenir méconnaissables et de nécessiter un nouvel apprentissage.

J’avancerai l’idée qu’il n’y a compétence que si l’action passe par un fonctionnement réflexif minimal. L’acteur se demande, plus ou moins confusément : ai-je déjà vécu une situation comparable ? qu’avais-je fait alors et pourquoi ? la même réponse serait-elle adéquate aujourd’hui ? sur quels points dois-je adapter mon action ? Dès le moment où on sait ce qu’il faut faire sans même y penser, parce qu’on l’a déjà fait, on n’est plus dans le champ de la compétence de haut niveau, mais dans celui du skill, de l’habitude, du schème d’action automatisé.

La notion de compétence n’appartient pas d’abord au monde de l’école, mais au monde des organisations, du travail, des interactions sociales. Elle ne devient une notion pédagogique qu’à partir du moment où on veut la construire délibérément, dans des situations de type didactique. Il serait absurde de faire comme si l’école découvrait ce concept et le problème. Former des êtres humains, notamment à l’école, vise depuis toujours à développer des compétences. L’approche dites " par compétences " ne fait qu’accentuer cette orientation.

Pourquoi cette insistance aujourd’hui ? Ceux qui, à toutes les époques, ont plaidé pour que l’école forme prioritairement à des compétences, appartenaient en général aux cercles les plus attachés à l’idée d’une école libératrice, d’une société démocratique, d’êtres humains capables de penser par eux-mêmes et d’organiser leur vie de façon autonome. Si ce souci devient un mot d’ordre à l’échelle de systèmes éducatifs entiers dans la dernière décennie du siècle, ce n’est pas par regain d’utopie : l’évolution du monde, des frontières, des technologies, des modes de vie, appelle une flexibilité et une créativité croissantes des êtres humains, dans le travail et dans la cité. Dans cet esprit, on assigne parfois à l’école la mission prioritaire de développer l’intelligence, au sens " piagétien " du terme, comme capacité multiforme d’adaptation aux différences et aux changements. Le travail sur les compétences ne va pas aussi loin. Il ne rejette ni les contenus, ni les disciplines, mais il ne consiste pas non plus à ne rien changer dans les pratiques en adoptant un vocabulaire nouveau pour rédiger les programmes.

Aller vers une approche par compétences relève donc à la fois de la continuité, parce que l’école n’a jamais prétendu vouloir autre chose, et du changement, voire de la rupture, parce que les routines didactiques et pédagogiques, les cloisonnements disciplinaires, la segmentation du cursus, le poids de l’évaluation et de la sélection, les contraintes de l’organisation scolaire, la nécessité de routiniser le métier d’enseignant et le métier d’élève ont conduit à des pédagogies et des didactiques qui, parfois, ne construisent guère de compétences, ou seulement celles de réussir des examens… Le changement consiste non à faire surgir l’idée de compétence dans l’école, mais à accepter que " dans tout programme axé sur le développement de compétences, ces dernières ont un pouvoir de gérance sur les connaissances disciplinaires " (Tardif, 1996, p. 45). Citant Gillet (1991), Tardif propose que la compétence soit " le maître d’œuvre dans la planification et l’organisation de la formation " (ibid, p. 38) ou affirme que " la compétence doit constituer un des principes organisateurs de la formation " (ibid, p. 35). Ces thèses, qui sont avancées pour la formation professionnelle, sont également au principe d’une formation générale orientée vers l’acquisition de compétences.

Il serait aujourd’hui bien présomptueux de proposer une " didactique des compétences ", alors que nul ne sait pas exactement comment elles se construisent et qu’on peine à les identifier de façon univoque. Toutefois, malgré ce flou, il importe d’en parler, en sachant qu’on désigne, plutôt qu’un modèle conceptuel stabilisé, un champ de problèmes ouverts. On en apprendra davantage d’autant plus vite que beaucoup de gens réfléchiront aux compétences disciplinaires et transdisciplinaires visées par la formation de base et sur les dispositifs de formation correspondants.

Quand les sciences humaines et les sciences cognitives seront nettement plus avancées, on y verra sans doute plus clair. Aujourd’hui, on ne peut pas vraiment dire qu’on travaille sur des bases solides. Ce n’est pas confortable, mais il serait pire encore de le nier et de faire comme si on savait exactement comment se forment l’esprit et les compétences fondamentales. La réforme du collège et le débat actuel sur l’école nous ramènent à des questions théoriques de fond, notamment sur la nature et la genèse de la capacité de l’être humain de faire face à des situations inédites.

Parallèlement à ce débat de fond, il convient de mesurer les implications d’une approche par compétences pour l’ensemble du fonctionnement pédagogique et didactique.


a. Il est inutile de parler de compétences…
…si on ne renverse par le rapport entre
savoirs et action en situation

Nul ne soutient, même parmi les gens d’école, que les savoirs, réduits à eux-mêmes, puissent guider l’action humaine. Même l’érudit ou le chercheur, qui font métier de " savoir ", doivent mettre leurs connaissances en pratique. Leur pratique est simplement plus théorique et symbolique que celle du médecin, de l’ingénieur ou du chef d’entreprise, et les confronte moins souvent à des décisions urgentes à prendre dans l’incertitude (Perrenoud, 1996 a). Passer et réussir des examens écrits ou oraux est une pratique, qui mobilise certaines compétences. Dans les situations d’évaluation les plus conventionnelles, les savoirs ne sont socialement reconnus qu’à condition d’être mis en scène et en valeur par des schèmes de communication, de présentation, de négociation.

L’école ne prétend donc pas que les savoirs se suffisent à eux-mêmes. Elle n’ignore pas qu’ils prendront toute leur valeur en s’intégrant, en fin de compte, à des compétences. Mais elle se préoccupe assez peu de cette intégration, sauf en formation professionnelle, dans le meilleur des cas. Cette intégration participe de ce que Meirieu appelle le " désétayage ", qui consiste à se libérer graduellement des contextes et des conditions d’apprentissage et d’évaluation des savoirs, pour les transposer et les investir dans des situations extrascolaires. Ce détachement à l’égard des contextes passe notamment pas la capacité de mobiliser des savoirs dans des situations où rien n’indique, a priori, qu’ils sont pertinents et où rien ne guide leur usage, sinon le jugement de l’acteur : pas de consignes, de modèles, de rails, comme dans les exercices scolaires. L’école fait comme si le désétayage allait se produire spontanément, alors que la recherche démontre (Mendelsohn, 1996) que le transfert ne survient que s’il est entraîné, pris en compte dans les stratégies de formation. Il ne suffit pas que les gens soient plongés dans le " vrai monde " et sa complexité pour que leurs savoirs scolaires se transforment magiquement en ressources mobilisables. Pourtant, sans être opposée au transfert, l’école refuse de perdre du temps à l’exercer. Elle préfère multiplier les apports disciplinaires plutôt que de s’en tenir à un champ moins large de savoirs, en prenant le temps de travailler leur réinvestissement dans des situations complexes. Lorsque l’école prend le temps de travailler une compétence - la dissertation, l’explication ou la contraction de textes par exemple - on s’aperçoit souvent que c’est parce que cette compétence a cours d’abord dans l’enceinte scolaire : la travailler prépare au baccalauréat, éventuellement aux examens universitaires. Nunziati (1990) propose d’aller au bout de cette logique, par exemple, pour la dissertation littéraire ou philosophique : dès le moment où l’on accepte que le baccalauréat évalue des compétences très spécifiques, on en repère les composantes et on les travaille comme telle, en aidant les élèves à décoder la norme d’excellence. On développe leur compétence à réussir cette partie du baccalauréat.

Peut-être est-ce de bonne tactique, les examens étant ce qu’ils sont. Est-ce de bonne stratégie pur la formation ? Renverser le rapport entre savoirs et action en situation, ce serait partir plus souvent des situations et interroger les savoirs, voire les (re) construire à partir de la complexité d’une pratique. Cela ne signifie aucunement un retour à l’utilitarisme le plus étroit. Les actions humaines sont loin d’être toutes utilitaires, nombre d’entre elles visent le pouvoir, la justice, le salut, l’établissement du sens, la compréhension de l’univers, la beauté. Il serait tout à fait absurde de réduire les mathématiques au calcul du budget familial et la biologie à quelques notions de prévention des MST. La référence à l’action n’est pas utilitariste, elle est d’ordre fondamentalement épistémologique. Mais elle oblige à sortir de l’univers scolaire !

Cela revient sans doute à enraciner plus explicitement les savoirs dans une histoire, faite souvent de passions et de stratégies. Cela revient tout aussi sûrement à prendre du temps, à l’école, pour donner à voir les usages sociaux des savoirs, des plus " terre à terre " aux plus idéalistes. D’un point de vue didactique, cela suppose un autre type de curriculum, qui donnerait moins d’importance au déroulement linéaire et planifié du texte du savoir, et davantage à l’invention de situations-problèmes. On peut ajouter à cette pragmatique inscrite dans le travail scolaire un travail métacognitif plus intense, sur le rapport au savoir et aux compétences. La contextualisation des tâches scolaires est non seulement d’ordre pratique, elle est aussi symbolique. Un élève peut trouver du sens à des exercices qui ne répondent à aucun problème réel s’il se représente des situations de la vie dans lesquelles les compétences exercées à travers de telles tâches sont pertinentes. Il n’est ni possible ni peut-être souhaitable de faire entrer concrètement " la vraie vie " dans l’école. Qu’elle existe au moins dans l’imaginaire de la classe !


b. Il est inutile de parler de compétences…
…si on ne change pas de rapport à la culture générale

L’école obligatoire vise à donner une culture générale. L’individualisme contemporain, ajouté à la violence montante dans les établissements, incite à redonner de l’importance à la " culture commune ". Faut-il pour autant réinventer l’école républicaine de la fin du siècle dernier ? Pense-t-on vraiment qu’on peut aujourd’hui, face aux hypermédias, aux voyages, à la diversité des modes de vie, aux mouvements planétaires de populations, fonder l’ordre social sur une communauté de langue et de valeurs acquise à l’école obligatoire ? Les ordres cimentés par une pensée unique, ce sont désormais du côté des totalitarismes et des intégrismes qu’ils subsistent. Ce qui nous importe, c’est que les individus et les groupes soient capables de construire un ordre négocié à une échelle pertinente, du HLM à la planète. Sans doute, cela requiert-il un minimum de valeurs communes, comme le refus de recourir à la violence et le respect d’autrui, de ses idées, de son mode de vie. Faut-il pour cela avoir acquis la même culture littéraire, mathématique, philosophique, géographique, historique, biologique, etc. ?

Les nouveaux programmes des collèges n’ont pas fait un choix très clair à ce sujet. Ils dénoncent l’encyclopédisme, auquel on n’en finit pas de tordre le cou, mais ils n’osent pas faire véritablement le deuil de toute une série de savoirs que l’école juge traditionnellement indispensables. Le schéma est connu : dans un premier temps, on tente sincèrement d’alléger les programmes, d’aller à l’essentiel ; puis, au gré des marchandages, on " réinjecte " peu à peu dans les textes toutes sortes de savoirs qu’un groupe ou un autre juge utiles, voire cruciaux, constitutifs d’une " culture de base ". Nul, aujourd’hui, ne défend ouvertement l’encyclopédisme. Mais qui le combat avec détermination, en étant prêt à renoncer à une partie de ses propres prétentions ? Au compromis entre puissances disciplinaires s’ajoute le fait que la quantité de savoirs nécessaires est toujours surdimensionnée en regard des possibilités des élèves. Peut-être est-ce parce que la norme est fixée par des décideurs qui ont, eux, de nombreux moyens d’élargir constamment leurs connaissances, et pour lesquels tout supplément de savoir est, sinon un supplément d’âme, du moins un supplément de pouvoir sur le monde ou de distinction. Il n’en va pas de même pour la plupart des élèves.

Cette course à l’indispensable ne se fonde-t-elle pas sur une vision dépassée de la culture générale ? On peut contester l’espèce d’évidence selon laquelle il faut une très large culture commune pour vivre ensemble. Peut-être suffit-il de deux choses élémentaires, qui sont de l’ordre de l’éthique plus que des savoirs : le refus de la violence et le respect de l’individualité et de la pensée des autres. La culture commune, c’est avant tout le sens commun, une forme de raison partagée, de rapport raisonné au réel, fondé sur des savoirs, des méthodes, une observation, un dialogue contradictoire.

N’est-ce pas ce que fait l’école ? Sans doute les professeurs ont-ils toujours prétendu que l’appropriation des savoirs disciplinaires était une éducation du jugement. Historiquement, il est évident que la science et les savoirs ont partie liée avec la raison. Cette liaison subsiste-t-elle vraiment dans les programmes scolaires, les contenus effectifs de l’enseignement et surtout ce qu’il en reste dans la tête des élèves ? Il y a tant de savoirs trop vite exposés, trop peu problématisés, trop hâtivement assimilés aux seules fins de les restituer à l’examen. À l’école, le rapport des élèves au savoir est devenu largement instrumental, voire cynique. L’accumulation prend le pas sur la réflexion critique, parce que les groupes de pression disciplinaires n’ont de cesse de charger le bateau, pour agrandir ou maintenir leur territoire et leur part du gâteau dans la grille horaire.

La culture générale sera peut-être alors la capacité d’inventer d’autres façons de définir ce que nous avons en commun, plutôt que vouloir couler les individus dans le même moule, comme si on ne pouvait vivre ensemble que si on se ressemble fortement. Aujourd’hui, on se ressemble, d’une certaine manière, plus que jamais à cause de la culture de masse et de la production industrielle, et moins que jamais du fait qu’on n’est plus obligés (comme jusqu’aux années 50) de voir la vie de la même façon, d’avoir la même foi ou le même rapport à l’État. Face au développement de l’individualisme et à l’ouverture des frontières, il faut chercher une forme de culture générale qui ferait son deuil d’une uniformité de langue, de pensée, de goûts, de valeurs. L’approche par les compétences est peut-être l’une des voies qui y conduit, parce qu’elle insiste sur la capacité de se parler, de construire des choses ensemble, plus que sur l’identité des cultures et des savoirs (Authier et Lévy, 1996).


c. Il est inutile de parler de compétences…
…si on ne reconstruit pas une transposition didactique à la fois réaliste et visionnaire

La transposition didactique est la chaîne de transformation qui fait passer des savoirs, des pratiques et de la culture qui ont cours dans une société à ce qui figure dans les objectifs et les programmes de l’école, puis à ce qu’on trouve dans les contenus effectifs du travail scolaire, et enfin - dans le meilleur des cas - à ce qui se construit dans la tête d’une partie des élèves ! (Verret, 1965 ; Chevallard, 1991 ; Arsac et al. 1994 ; Raisky et Caillot, 1996).

Si on veut travailler sur les compétences, il faut probablement remonter à l’origine de cette chaîne et commencer par se demander quelles sont les situations auxquelles les gens sont et seront véritablement confrontés dans la société qui les attend. Pendant longtemps, et aujourd’hui encore, l’école a été très largement conçue par des intellectuels, des gens de pouvoir et de savoir qui avaient l’impression de " connaître la vie ". En fait, ils se fondaient sur leur familiarité avec leur propre vie, doublée d’une vision normative des classes populaires, les classes " à instruire ". Au XIX siècle, de façon presque caricaturale, les classes dominantes affirmaient un véritable projet philanthropique de socialisation et de moralisation des classes qu’on appelait " dangereuses " (Chevalier, 1978). Peut-être pouvait-on alors se permettre de définir les programmes scolaires à partir de l’expérience de vie des classes instruites, parce que l’instruction était alors conçue comme un moyen de gagner les individus aux valeurs et aux savoirs requis par une société industrielle en voie de développement, qui devait fonctionner sur des bases plus ou moins républicaines. Le programme transposait à l’éducation scolaire non pas la culture et les valeurs bourgeoises, mais une version simplifiée et normative à usage des classes populaires. Les classes moyennes émergeaient à peine.

Ce modèle de pensée vit encore. Toutefois, si l’on change de paradigme, si l’on se dit que l’école devrait préparer les futurs adultes à affronter les situations qui les attendent effectivement dans dix, vingt ou trente ans, on doit se demander ce que nous savons de ce qui les attend. Les intellectuels, qui pensent la complexité " en chambre ", ont-ils la moindre idée de ce qui constituera la vie quotidienne des gens dans la société qui s’annonce ?

Les programmes scolaires se nourrissent-ils d’une connaissance de la société ? On peut en douter. Comment fabrique-t-on un programme scolaire ? On réunit des experts autour d’une table, ils discutent et négocient des textes. Où vont-ils chercher leurs idées ? Ils les trouvent dans leur tête, dans leur expérience de l’école, des savoirs, du travail, mais pas dans une prise en compte méthodique et neutre de la vie des gens, dans sa diversité. Quand ils puisent quelque chose dans la vie des gens, c’est forcément - comme tout le monde, quand on ne se donne pas les instruments d’une enquête - dans leur réseau d’interconnaissance, c’est-à-dire dans des milieux sociaux proches du leur. Prenons un exemple : aujourd’hui, pour une partie des gens, le travail n’a plus de signification : ceux qui font les programmes (et qui travaillent à 150 %) sont-ils capables d’imaginer une vie faite de petits boulots qui permettent juste de vivre ? Peuvent-ils envisager qu’on puisse choisir de vivre de cette façon et même être heureux ?

Si on veut vraiment former à des compétences à la hauteur des situations de l’existence, ne faisons pas comme si on les connaissait. Adoptons plutôt une démarche d’enquête. Dire qu’il faut savoir gérer la complexité reste une abstraction. Concrètement, à quelles formes de complexité les gens sont-ils et seront-ils confrontés dans leur vie, c’est-à-dire au travail, hors travail ou entre deux jobs ? Nous vivons par exemple à une époque où on ne peut laisser sa valise deux minutes dans un hall de gare sans craindre d’être volé. Il y a eu des sociétés dans lesquelles on avait des rapports confiants avec les autres, mais maintenant, dans les villes, chacun est poussé à protéger ses biens, parce qu’il doit coexister avec des gens en qui il ne peut avoir confiance. Réfléchissons à des situations concrètes, aux rapports sociaux qui se développent dans la ville, les immeubles, le travail : autant d’éléments pour saisir la complexité concrète et les compétences qu’elle exige.

Je n’ai pas l’impression que l’école s’organise pour connaître la société à laquelle elle prétend préparer. En regardant la télévision, on en sait davantage sur la vie des gens qu’en lisant les programmes scolaires. Les gens d’école ne regardent pas volontiers la télévision, ils la critiquent et tournent le bouton, parce que le spectacle du monde n’est pas réjouissant ! L’école connaît peu la vie de ses élèves. Elle semble organisée pour ne pas apprendre grand chose de la société, sous prétexte qu’elle l’instruit. Il y a là une forme de cécité et un manque de familiarité (ethnologique et sociologique) avec les courants profonds qui traversent le monde où nous vivons. Chaque fois qu’on veut réformer les programmes, on reste entre spécialistes et on se met des œillères, parce qu’on est pressé par l’urgence des textes à publier. On repart, comme d’habitude, sur les mêmes bases, essentiellement idéologiques, sur des évidences partagées, plutôt que de faire un travail de repérage et transposition didactique à partir de pratiques sociales attestées.

Il est vrai que les exercices de futurologie sont à hauts risques, les expériences des dernières décennies le démontre. Certes, l’analyse des changements technologiques en cours ou prévus peut aider à camper une partie du décor : media, CD interactif, réalité virtuelle, réseau planétaire, communication totale, systèmes experts capables d’assister les activités humaines les plus complexes. Une partie des anticipations et des analyses sont nourries par ce qu’on prévoit de l’évolution des technologies, avec la part de simplification (et d’aberration) que cela suppose : il y a quinze ans, tous les élèves de l’école primaire auraient dû apprendre le BASIC ; maintenant, tous devraient être initiés aux réseaux télématiques pour " surfer sur Internet " ! Des apprentissages aussi contextualisés n’ont aucun avenir. L’anticipation technologique est vaine si on se fixe sur les outils du moment, qui auront évolué avant que les programmes correspondant soient adoptés ! Nul par exemple n’avait prévu il y a trente ans la diffusion de la microinformatique dans toutes les activités humaines et sa décentralisation. On imaginait plutôt Big Brother, une informatique centralisée, contrôlant chacun, alors qu’Internet déjoue les législations, les frontières et les polices… Même dans ce domaine, l’expérience montrer qu’on peut au mieux préparer à des modes de pensée et de traitement de l’information. Il reste un immense travail conceptuel à faire autour des technologies pour en inférer la nature des compétences à construire à l’école.

La vie se transforme également dans maints autres registres. N’est-il pas temps d’y aller voir ? De remplacer la réflexion spéculative et idéaliste qui préside à la confection des programmes scolaires par une transposition didactique fondée sur une analyse prospective et réaliste des situations de la vie. Il ne s’agit pas de devenir étroitement utilitariste. La plupart des gens ont autant de problèmes métaphysiques ou sentimentaux que de problèmes d’emploi, de logement ou d’argent. La question est plutôt de savoir à quoi ils seront effectivement confrontés à fin du XXe ou au début du XXe. Il n’est pas inutile à cet égard d’observer l’évolution des mœurs familiales, sexuelles, politiques, et les transformations du travail. Une partie des sciences sociales - l’anthropologie, la sociologie, les sciences politiques, la démographie, l’économie - contribuent à étudier la vie des gens et des groupes humains, et pourraient aider les systèmes éducatifs à mieux imaginer l’avenir.

On ne croit plus aux futurologues, mais quelques tendances lourdes sont discernables. Comment faire de ces savoirs sur les pratiques et les cultures émergentes des sources de transposition didactique, comment les penser comme des familles de situations qui appellent des compétences identifiables ? Pour cela, il faut sans doute rompre avec deux idées simplistes :

Pour affronter des situations diverses, il faut des compétences elles-mêmes diverses. Elles ne se construiront pas par le simple transfert de schèmes généraux de raisonnement, d’analyse, d’argumentation, de décision. L’école ne peut préparer à la diversité du monde qu’en la travaillant explicitement, en alliant savoirs et savoir-faire à propos de situations sinon réelles, du moins réalistes. Transformer une maison, concevoir un habitat groupé, créer une association, trouver et suivre un régime alimentaire, se meubler, faire le tour de l’Europe pour peu d’argent, se protéger du SIDA sans s’enfermer chez soi, trouver de l’aide en cas de conflit ou de déprime, être branché sans être aliéné… autant de problèmes face auxquels les individus se trouvent démunis, non pas tant faute de savoirs fondamentaux que faute de méthodes, d’entraînement à la résolution de problèmes, à la négociation, à la planification ou tout simplement à la recherche des informations et des connaissances pertinentes.


d. Il est inutile de parler de compétences…
…si on ne touche pas aux disciplines et
aux grilles horaires

Si on reconnaît que les compétences transversales ne sont pas faciles à identifier, on pourrait être conduit à conforter le découpage disciplinaire tel qu’il a été institué. Après tout, si les compétences sont essentiellement disciplinaires, pourquoi ne pas conserver des grilles horaires et des spécialisations conventionnelles ? Certaines compétences à construire sont clairement disciplinaires, si l’on accepte qu’une discipline ne renvoie pas seulement à un champ de savoirs de référence, mais à des pratiques, " les lieux, les corps, les groupes, les outillages, les dispositifs, les laboratoires, les procédures, les textes, les documents, les instruments, les hiérarchies permettant à une activité quelconque de se dérouler " (Latour, 1996).

D’autres compétences, sans être vraiment transversales, se trouvent au carrefour d’au moins deux ou trois disciplines. Ainsi, une activité menée conjointement par un professeur de sciences et par un professeur de français, autour de l’écriture scientifique (rapports d’expériences, comptes rendus d’observations), peut développer une compétence qui, sans être transversale, m’appartient ni purement aux sciences, ni purement aux lettres. S’il faut renoncer à l’hypothèse de compétences transversales qui embrasseraient constamment toutes les disciplines et toutes les facettes de l’existence, on peut par contre aller un peu plus loin dans la mise en relation de disciplines voisines, celles qui occupent des champs assez proches, par exemple la biologie et la chimie, ou l’histoire et l’économie. On peut encore, comme dans l’exemple cité, marier des disciplines dont l’une donnera la maîtrise d’outils d’expression pour mieux communiquer et formaliser les contenus de l’autre. Ce ne sont pas là des tentatives extrêmement ambitieuses, elles exigent pourtant que les spécialistes s’aventurent hors de leurs domaines respectifs et s’exposent à travailler sur des problèmes qui, à certains égards, les dépassent. Il se peut, par exemple, que le professeur de physique, quand il s’agit de problèmes d’écriture, soit moins compétent que certains de ses élèves ; il est certain que le professeur de français se sentira a priori nul en physique, lui qui a justement choisi la littérature parce qu’il " détestait les mathématiques ". Il faudra alors que l’un et l’autre franchissent une barrière dans les représentations qu’ils ont de leur légitimité et du ridicule qu’il pourrait y avoir, à leurs yeux, à ne pas maîtriser certains savoirs mieux que les élèves.

Dans ce domaine, nous pouvons nous inspirer de ce qui se fait dans certains collèges expérimentaux, où on réserve la moitié seulement du temps scolaire aux contenus disciplinaires organisés selon une grille horaire conventionnelle. Pour le reste, on travaille sur des projets décloisonnés, les professeurs devenant des animateurs et des personnes-ressources. Les savoirs disciplinaires ne sont pas absents, mais ils sont mobilisés dans une démarche de projet, c’est à dire de façon incomplète, non planifiée, non systématique, bref, peu sérieuse, diront sans doute les tenants d’un texte du savoir parcouru dans le bon ordre. En contrepartie, les connaissances seront mobilisées dans des situations où leur pertinence est évidence, où elles deviennent de véritables outils plutôt que des matières d’examens, où elles ont du sens…


e. Il est inutile de parler de compétences…
…si on persiste à attendre avant tout d’un cycle d’études qu’il prépare au suivant

Historiquement, les programmes scolaires ont toujours été définis par les attentes de l’ordre d’enseignement suivant, plus exactement par ses filières les plus exigeantes. En ce sens, toutes les classes du second degré, dès le collège, sont " préparatoires " : il importe de conformer aux attentes du cycle d’études qui suit bien davantage que de penser à la vie. Tant pis pour ceux qui n’accéderont pas à ce cycle d’études ou n’entreront pas dans la filière d’excellence qui définit ses exigences. Cette logique reste dans le droit fil de la volonté de faire émerger une élite, en anticipant sur leur destin annoncé des meilleurs élèves. Aujourd’hui encore, dans certains système éducatifs, on prétend maintenir le grec ancien comme une discipline indispensable à offrir aux élèves de douze ou treize ans, sous prétexte que ceux qui feront des études classiques doivent pouvoir s’initier aussi vite que possible aux langues et aux cultures gréco-latines, dont ils deviendront comme il se doit les ardents défenseurs pour le bien de la génération suivante…

Dans cette logique, la mission de l’école primaire n’est pas de préparer à la vie, mais au collège, qui, lui, prépare au lycée, ce dernier préparant à l’université, dont la finalité est de préparer à la recherche. Pour tenir ce discours, il faut ignorer délibérément que les trois quarts de ceux qui sortent de l’université ne feront pas de recherche, que tous ceux qui achèvent le lycée n’iront pas en faculté, etc. Les fictions ont la vie dure : tout au long du cursus, on ne se réfère pas à des situations de la vie, mais à l’étape suivante de la scolarité. L’école travaille donc largement en circuit fermé et s’intéresse davantage à la réussite aux examens ou l’admission au cycle d’études suivant qu’à l’usage des savoirs scolaires dans la vie. C’est pourquoi un enseignant peut faire carrière sans jamais se sentir obligé, ni même invité, à se demander sérieusement à quelles compétences il est censé former les élèves au-delà de l’horizon scolaire. Tout se passe comme si cette question relevait toujours des enseignants travaillant en aval dans le cursus, les plus proche de " l’entrée dans la vie, active ".

L’usage des savoirs dans la vie est évidemment une question qu’on se pose davantage en formation professionnelle, avec deux nuances cependant :

Qui s’intéresse alors, en fin de compte, à tout ce qui déborde le travail salarié, chômage, culture, sports et loisirs, petits jobs, vie privée, vie associative, vie politique, etc. ? Nous allons vers une société dans laquelle, tôt ou tard, le travail deviendra marginal dans la vie des adultes. Peut-être faudrait-il s’écarter de la ligne droite " culture générale - formation professionnelle - métier " comme seul scénario digne d’intérêt…


f. Il est inutile de parler de compétences…
…si on ne change pas radicalement de façon
d’enseigner et de faire apprendre

Si on veut développer des compétences plutôt que des savoirs, il faut évidemment créer des situations qu’on appellera des " situations-problèmes " (ou des " situations ouvertes ", notion voisine). Ce sont des situations où la solution du problème n’est pas obtenue par application immédiate du bon algorithme. L’enseignant n’est pas censé avoir la solution, il la cherche avec ses élèves. On s’écarte alors des exercices scolaires, qui exigent simplement la mise en œuvre rigoureuse de la procédure adéquate. Dans les situations ouvertes, on développe des compétences parce qu’on investit des compétences ! On se trouve dans la situation que décrit Meirieu (1996) : " Faire ce qu’on ne sait pas faire pour apprendre à le faire ". Cela suppose évidemment que la tâche proposée se situe dans la zone proximale de développement, que les élèves ne se sentent pas complètement dépassés. Il appartient au professeur de fournir des indices, de mettre en place un étayage qui évite le sentiment d’impuissance et le découragement. Il ne lui est pas interdit de prendre en charge certaines opérations délicates, qui sont des passages obligés, mais demandent aux élèves tellement de temps et d’énergie que l’activité se perdrait dans les sables s’ils n’étaient pas déchargés d’une partie des opérations.

Le travail sur des situations-problèmes est à la fois cognitif et social, parce qu’il est très rare qu’on puisse affronter tout seul la complexité en phase d’apprentissage. Le groupe n’est pas à tous égards un facilitateur, la coopération rencontre elle-même des obstacles, mais une démarche de projet portée par une équipe a plus de chances d’être menée à son terme.

Le travail par " situations-problèmes ", proposé par Meirieu (1989, 1990), Astolfi (1992) et d’autres didacticiens, ne peut guère utiliser les moyens d’enseignement actuels, conçus dans une autre perspective. On n’a pas besoin de livrets d’exercice ou de fiches à perte de vue, mais de situations intéressantes et en même temps réalistes, compte tenu de l’âge et du niveau des élèves, du temps dont on dispose, des compétences qu’on veut développer. Ces moyens sont davantage des idées, des esquisses de situations, et non plus des activités livrées " clef en main ".Alors qu’on peut mobiliser les élèves sur des tâches traditionnelles par un simple " Prenez votre livre et faites l’exercice 54 à la page n° 10 ", on ne peut amorcer une démarche autour d’une situation-problème de façon aussi unilatérale, autoritaire et économique. Les professeurs qui pensent que la construction des savoirs et des compétences se fait à travers la résolution de problèmes ouvrent un débat, posent une énigme, suggèrent un projet qui concerne l’ensemble des élèves, plutôt que d’assigner à chacun, à sa place, une tâche individuelle papier-crayon.

On pourrait soutenir de telles démarches par des moyens d’enseignement produits à une certaine échelle, mais ils différeraient de ceux qu’on trouve chez les libraires spécialisés dans le livre scolaire, ils seraient conçus et réalisés par des gens orientés vers l’approche par compétences, qui appelle d’autres didactiques. Toute évolution dans ce sens se heurtera à la puissance de l’édition scolaire, à laquelle les programmes notionnels par degrés garantissent des marchés fabuleux ! Des moyens orientés vers la formation de compétences seraient plus difficiles et coûteux à concevoir, parce qu’ils seraient moins répétitifs et demanderaient à leurs auteurs plus de génie que de compilation. En même temps, les tirages seraient beaucoup plus réduits, car, souvent, un exemplaire par classe suffirait. Réinventer des moyens d’enseignement en fonction d’une pédagogie des situations-problèmes et des compétences ne va donc pas du tout de soi et se heurte à des intérêts économiques majeurs. L’écriture de nouveaux programmes fait généralement l’impasse sur l’inertie du système due au mode de production des fournitures scolaires, des espaces scolaires, des matériels et autres moyens d’enseignement.

Ce n’est pas la seule difficulté. Les situations-problèmes ne fonctionnent que si les élèves acceptent de s’impliquer, dans un rapport à la tâche très différent de celui qui suffit aux exercices scolaires décontextualisés et sans enjeu, dont ils s’acquittent pour avoir la paix, une bonne note et le droit de faire autre chose. Cette posture différente passe inévitablement par un autre rapport entre les enseignants et les élèves, qui se rapproche de celui qu’on observe dans les pédagogies institutionnelles et les démarches de projet, dans le sens d’une relative redistribution des pouvoirs au sein de la classe. En effet, on ne peut imaginer que des démarches de projet centrées sur des situations complexes voient le maître qui les conçoit " embarquer " ses élèves dans la tâche comme il le fait dans les cours traditionnels. Ici, c’est la classe qui engendre elle-même ses projets et les situations complexes auxquelles elle veut s’affronter. C’est un autre défi didactique et pédagogique, qu’une partie des enseignants d’aujourd’hui ne veulent ou ne peuvent relever.

Une telle pédagogie ne va pas sans une planification didactique souple. Quand on travaille sur des projets et des situations, on sait quand une activité commence, rarement quand et comment elle finira, parce que la situation porte en elle-même sa propre dynamique. Par exemple, le montage d’un spectacle conçu sur la base d’une enquête dans le quartier va exiger non pas en quatre semaines, comme on l’avait prévu au départ, mais deux mois, durant lesquels il faudra renoncer à faire d’autres choses. Les projets ont leurs exigences de réussite. Ils n’ont de sens que si on leur donne la priorité dans certaines phases cruciales. Ils empiètent donc sur d’autres parties du curriculum et exige une grande souplesse.

L’approche par compétences amène à faire moins de choses, à s’attacher à un petit nombre de situations fortes et fécondes, qui produisent des apprentissages et tournent autour de savoirs importants. Cela oblige à faire le deuil d’une bonne partie des contenus qu’aujourd’hui encore on estime indispensables. Les nouveaux programmes du collège permettent-ils cet allégement ? On peut en douter, comme l’a montré Christiane Durand. L’idéal serait de passer beaucoup temps sur un petit nombre de situations complexes, plutôt que très peu de temps sur un grand nombre de sujets à travers lesquels on doit avancer rapidement pour arriver à tourner la dernière page du manuel le dernier jour de l’année scolaire…

Il y a enfin rupture avec le contrat didactique classique selon lequel le maître a le savoir, le dispense et en évalue la maîtrise chez les élèves. Dans une approche par compétences, le contrat s’inspirera davantage de la pédagogie coopérative, du travail d’atelier, des situations dans lesquelles une équipe est confrontée à des difficultés qu’aucun de ses membres ne domine complètement au départ. Au jeu du chat et de la souris se substituent donc des formes de coopération visant à faire réussir une entreprise ambitieuse.


g. Il est inutile de parler de compétences…
…si on n’invente pas de nouvelles façons d’évaluer

L’évaluation est plus déterminante que les programmes dans la marche d’un enseignement. On ne peut évaluer que ce qu’on a grosso modo enseigné, sans quoi c’est l’échec assuré. Et on a intérêt à enseigner en priorité ce que les professeurs qui recevront les élèves l’année suivante considèrent comme des préalables de leur propre travail, et qui sont définis, en creux, par les lacunes qu’ils détecteront dans leurs premières épreuves. Les enseignants jugent ainsi, à travers l’évaluation, le travail de leurs collègues intervenant en amont dans le cursus. Ce contrat tacite liant les enseignants situés à différents stades de la division verticale du travail scolaire est beaucoup plus important que l’esprit, voire la lettre des programmes. C’est pourquoi la surcharge des programmes relève moins des textes que de leur interprétation et des transactions au long du cursus. Chaque enseignant apprend qu’il sera plus facilement " sanctionné " par le collègue qui reçoit ses élèves que par un inspecteur qu’il voit tous les cent sept ans. C’est son " cher " collègue qui lui fera remarquer qu’il n’a pas fait " tout le programme ". Ce programme était peut-être en vigueur il y a quinze ans ou ne figure dans aucun texte, mais c’est celui qui correspond au rêve de chaque professeur, à tout ce que ses élèves nouveaux devraient savoir pour qu’il puisse enseigner tranquillement son programme, sans avoir à réparer des lacunes ou des errements antérieurs, sans affronter une trop forte hétérogénéité !

Si on ne change que les programmes qui figurent dans les textes, sans toucher à ceux qui sont dans les esprits, l’approche par compétences n’a aucun avenir. Les parties du programme, voire les disciplines entières, qui sont sous-estimées et maltraitées sont celles pour lesquelles l’évaluation n’est pas claire, pas nécessaire, pas légitime, pas décisive dans la réussite. Par contre, les programmes sur lesquels il y a une sélection très forte, dans les disciplines dites principales, sont ceux qui appellent le plus de travail, le plus de répétitions, le plus d’évaluations. Au fond, l’évaluation est le vrai message : les élèves travaillent pour être correctement évalués et les enseignants pour que leurs élèves fassent bonne figure (Perrenoud, 1993 ; 1995 c)

Si l’approche par compétences ne transforme pas les procédures d’évaluation, ce qu’on évalue et comment on l’évalue, elle a peu de chances de tenir la route. Mieux vaut réformer simultanément programmes et évaluation. Cela devrait aller de soi, mais habituellement, on ne le fait pas : il est même exceptionnel de voir un système éducatif repenser l’évaluation en même temps que les programmes, parce que cela concerne d’autres spécialistes, d’autres commissions, selon d’autres calendriers.

À quelle évaluation l’approche par compétences renvoie-t-elle ? Il ne s’agit pas seulement ici de penser une évaluation formative, même si elle est indispensable dans une pédagogie des situations-problèmes ou dans des démarches de projets. Quand il apprend selon ces démarches, les élèves sont nécessairement en situation d’observation formative, amenés à confronter leurs façons de faire et à se donner mutuellement des feed-back. Dans ce cas, l’évaluation ne porte pas sur des acquis mais sur des processus en cours, au gré d’une suite d’interactions, d’explications et d’hésitations successives. Regardez ce qui se passe quand on veut monter à plusieurs un meuble préfabriqué, livré avec un mode d’emploi pas très clair ! Chacun s’investit dans une interprétation, avance des hypothèses, propose une méthode.

Il faut probablement aller plus loin, et ne pas se contenter de dire qu’une pédagogie des situations et des compétences favorise l’observation formative. En réalité, on ne peut pas évaluer des compétences de façon standardisée. Il faut donc faire le deuil de l’épreuve scolaire classique comme paradigme évaluatif, renoncer à organiser un " examen de compétences " en plaçant tous les " concurrents " sur la même ligne de départ. Les compétences s’évaluent, certes, mais au gré des situations qui font que, suivant les cas, certains sont plus actifs que d’autres, car tout le monde ne fait pas la même chose en même temps. Par contre, chacun donne largement à voir ce qu’il sait faire, y compris en prenant ou non des initiatives et des risques. Cela permet, quand il le faut, à des fins formatives ou certificatives, d’établir des bilans individualisés de compétences.

Ces bilans seront suspects d’arbitraire, surtout si l’école et les enseignants n’ont pas explicité et négocié un autre contrat d’évaluation, sans barèmes, ni compétition. Il importe que les élèves et leurs parents acceptent que le professeur juge les compétences globalement, en situation, comme on le fait en formation professionnelle, parce qu’il a lui-même une expertise et qu’il sait évaluer le maçon " au pied du mur ". Ce professeur-là ne va pas évaluer en faisant des comparaisons entre les élèves ; il fera plutôt une comparaison entre la tâche à accomplir, ce que l’élève a fait, et ce qu’il ferait s’il était plus compétent. On s’écarte radicalement du schéma classique : " Tout le monde subit la même épreuve et que le meilleur gagne ! ". En fin de compte, l’opposition entre le formatif et le certificatif s’atténue dans ce processus, car ce sont en partie les mêmes " observables ", les mêmes feed-back qu’on considère, à des stades différents, en sachant qu’à un moment donné (par exemple à la fin de l’année scolaire ou du cycle) l’évaluation sera plutôt certificative.


h. Il est inutile de parler de compétences…
…si on nie l’échec pour construire
la suite du cursus sur du sable

L’école sélectionne, fabrique de l’échec, mais toujours de sorte à masquer son propre échec. Les élèves sont censés savoir lire couramment. Une proportion très importante de chaque génération n’atteint pas ou ne conserve pas ce niveau de maîtrise de la lecture. Que fait-on de ce constat désolant ? Rien. Les maîtres d’école ressemblent souvent à ces médecins qui baissent les bras et se bornent à un traitement d’accompagnement d’une maladie inguérissable. Avant d’en arriver là, les médecins ont en général " tout essayé ". On ne peut en dire autant de l’école, dont l’organisation même empêche de tout tenter. Chaque fin d’année scolaire appellerait des mesures spécifiques, intensives, originales pour une partie des élèves. Que fait-on ? Les plus faibles redoublent, comme si c’était une solution. Les autres passent au degré suivant, comme si c’était le gage d’apprentissages solides.

Développer des compétences, c’est ne pas se contenter d’avoir parcouru un programme, c’est de n’avoir de cesse qu’elles soient construites et attestées. Peu importe le programme, il faut affronter le problème, et le problème est que l’action pédagogique n’a pas atteint son but et qu’il faut s’entêter, sans tomber dans l’acharnement pédagogique, sans faire " plus du même ", en cherchant de nouvelles stratégies.

Les programmes ne sont pas encore conçus pour favoriser une construction graduelle des compétences. On fait progresser les élèves de degré en degré, alors que les bases fondamentales n’ont pas été maîtrisées. Une approche par les compétences devrait être une chance de rompre avec cette logique : on arrêterait de travailler sur une compétence quand elle serait acquise, et non parce que c’est la fin de l’année scolaire ou parce qu’on doit changer de classe.

La création de cycles pédagogiques est à cet égard un progrès, car elle met fin au principe " un programme, un degré ", dont il découle que " ce qui est fait n’est plus à faire ". Comme si, en construisant une maison, des ouvriers se disaient : " Ce n’est pas nous qui avons édifié le premier étage. Il ne tient pas, mais faisons comme si et construisons tout de même le second étage ! ". Aucun bâtisseur ne pourrait survivre à un tel aveuglement. Or, c’est pourtant de cette façon que fonctionne l’école : chacun " fait ce qu’il a à faire ", en sachant que, souvent, il construit sinon sur du sable, du moins sur des bases fragiles. La division du travail fait qu’on n’est pas même autorisé (ou en mesure) de (re) construire l’étage précédent. En fait, on pourrait même dire que les enseignants ne sont pas payés pour cela ! Une approche par compétences devrait permettre davantage de continuité. C’est pour cela qu’elle est fortement liée aux cycles qu’on introduit partout à l’école primaire ou aux structures équivalentes dans le second degré. Pour travailler des compétences, il faut viser une continuité de la prise en charge sur au moins trois ans. Durant un cycle, tous les enseignants deviennent comptables de la formation des mêmes compétences et interviennent pour favoriser leur développement, aussi souvent ou longtemps qu’il le faut. On pourrait, dans cet esprit, imaginer une école fondamentale qui continuerait à enseigner la lecture à des élèves de 15 ans, s’ils ne la maîtrisent pas encore, plutôt que de les inviter à lire et de s’étonner qu’ils ne sachent pas. Jusqu’ici, on s’est rarement donné les moyens d’une telle adéquation de l’enseignement à la réalité des élèves. L’approche par compétences accentue encore la nécessité d’une différenciation de l’enseignement, d’une individualisation des parcours et d’une rupture avec la segmentation du cursus en programmes annuels.


i. Il est inutile de parler de compétences…
…si on n’infléchit pas la formation des enseignants

La plupart des enseignant ont été eux-mêmes formés par une école centrée sur les connaissances. Ils se sentent à l’aise dans ce modèle. Leur culture et leur rapport au savoir ont été forgés de cette façon et ce système leur a bien réussi, puisqu’ils ont fait des études longues et passé avec succès des examens. Dans le champ éducatif, ils se trouvent du côté du " tiers instruit " ! On peut vivre assez bien dans un tel ethnocentrisme. À nombre d’enseignants, l’approche par compétences ne " parle pas ", parce que ni leur formation professionnelle, ni leur façon de faire la classe ne les y prédispose : cela leur semble participer du bavardage pédagogique, de l’animation socioculturelle bonne pour les centres de loisirs, ou tout au moins relever de l’étage " inférieur " de l’édifice scolaire. Tant qu’ils resteront dans cette logique, l’identité des professeurs sera assurée, parce qu’ils se limiteront à enseigner des savoirs et à les évaluer. Aussi longtemps qu’ils ne sauront pas vraiment organiser et évaluer des démarches de projet, des situations complexes, les ministères fabriqueront des textes intelligents, appliqués par des gens tout aussi intelligents, mais qui n’ont pas suivi le même cheminement pédagogique et théorique.

Actuellement, les textes des ministères sont - globalement - en avance sur le corps enseignant. Rien ne garantit que ce décalage va s’amenuiser. Dans le fond, on s’en rend bien compte quand on travaille avec les IUFM, on forme encore des enseignants centrés sur les savoirs, au moment même où le discours officiel se centre sur les compétences. Pour corriger ce décalage, il faudra au moins dix ans… Il y a là un manque criant d’harmonisation entre le discours tenu sur les programmes et la formation des enseignants, qui n’est pas actuellement orientée vers une pédagogie des compétences. La structure des IUFM le montre bien, avec la place qu’y tient le concours, son poids, la nature des épreuves qui révèlent qu’on reste largement dans la logique dominante, celle de savoirs universitaires à maîtriser en situation d’examen, donc très loin des conditions de leur mobilisation dans une classe. Au total, les occasions où les professeurs sont confrontés à la complexité ne manquent pas, grâce aux stages en établissements, mais la formation, plutôt que de considérer cette complexité comme son objet premier, travaille dans une logique disciplinaire et académique.

La " révolution des compétences " ne se produira que si, durant leur formation professionnelle, les futurs enseignants en font personnellement l’expérience. La formation continue se développe. Elle va dans le sens d’un développement de compétences lorsqu’elle s’oriente vers la professionnalisation (Perrenoud, 1994 a et b, 1996 b), l’accompagnement d’équipes et de projets d’établissements et vers l’analyse des pratiques, des situations de travail et des problèmes professionnels (Perrenoud, 1996 e). C’est sans doute, à terme, l’avenir de la formation initiale, si elle parvient à construire une véritable articulation entre théories et pratiques (Perrenoud, 1996 c et d) et à se dégager de la prééminence des disciplines. Il faut en toute hypothèse briser un cercle vicieux : si le modèle de formation des élèves est renforcé par le modèle de formation des enseignants, et réciproquement, on peut douter du changement…

 

La pensée systémique n’est pas une pensée négative !

Chacun voudrait bien que les bonnes idées se réalisent immédiatement, sans se heurter à la complexité des systèmes. Hélas, cette forme de pensée magique prépare non seulement des désillusions, mais fait perdre des années, faute d’avoir anticiper.

Explorer les enjeux, les conditions et les conséquences d’une approche par compétences peut sans doute, dans un premier temps, paraître décourageant. Nous vivons sur des utopies éducatives de plus d’un siècle et nous prenons du plaisir à les mettre au goût du jour. Mais ce notre époque pourrait faire quelque chose de plus utile : analyser, à la lumière des sciences humaines et sociales, l’écart qui sépare l’utopie de sa réalisation et s’efforcer méthodiquement de le réduire. Sans perdre de vue l’essentiel : l’approche par compétences ne vaut que si elle est une réponse à l’échec scolaire !


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