Formation continue et obligation
de compétences dans le métier
denseignant
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1997
I. Formation continue et développement de compétences professionnellesIII. Lobligation de compétences : une évaluation en quête dacteurs
IV. Rendre compte, oui, mais comment et à qui ?
Les quatre chapitres de ce texte reprennent quatre articles complémentaires publiés dans lÉducateur (Perrenoud, 1996 a, b, c et d). Le premier propose dorienter plus explicitement la formation continue vers la construction de compétences professionnelles cohérentes en regard de lévolution du métier denseignant et du système éducatif. Le second situe lévaluation des enseignants entre une impossible obligation de résultats et une stérile obligation de procédure et propose une obligation de compétence. Le troisième chapitre analyse des ambivalences et des réticences des intéressés, qui font de lévaluation des enseignants une évaluation en quête dacteurs. Le dernier chapitre propose quelques dispositifs généraux et spécifiques de professionnalisation, dobservation formative et de contrôle.
Dès lannée scolaire 1996-97, dans lenseignement primaire genevois, la formation professionnelle continue sorganisera pour une large part selon dix domaines prioritaires, chacun comprenant plusieurs compétences de base. Par exemple, le domaine " Travailler en équipe " recouvrira cinq compétences de base, dont " Gérer des crises ou des conflits entre personnes ". Un tel référentiel de compétences (dont on trouvera le détail dans le tableau) devrait être intelligible et peut-être utile en lui-même. Il est toutefois préférable de le situer dans un contexte et den rappeler la genèse.
Il représente une étape dune démarche conduite par la Commission de la formation, commission paritaire instituée dans lenseignement primaire genevois pour débattre de lensemble des problèmes de formation, composée de six représentants de ladministration scolaire (direction, inspection et services) et de six représentants de la Société pédagogique genevoise (enseignants et formateurs). Aux travaux de la Commission sont associés deux professeurs de la Faculté de psychologie et des sciences de léducation, puisque, dès 1996, la formation initiale des enseignants primaires est à Genève entièrement confiée à lUniversité, qui en assume le tiers depuis les années 1930 et qui contribue par ailleurs, depuis longtemps, à la formation continue des enseignants. Cest à ce titre que je vais tenter de présenter une approche par compétences qui se développe tant en formation initiale quen formation continue.
Des recyclages à la formation continue
La formation continue des enseignants est en voie dinstitutionnalisation. Elle cherche encore sa place. Dans les cantons romands, elle a pris souvent, dans un premier temps, une double allure :
Les recyclages obligatoires sont progressivement abandonnés. Ils ne sont plus dans lesprit du temps. On ne peut en même temps parier sur la professionnalisation, les projets décole, la responsabilisation et convoquer les enseignants en formation par un ordre de marche ; on ne peut plaider pour la prise en compte des différences entre élèves et ignorer les différences entre enseignants ; les recyclages standards étaient trop élémentaires pour certains et nettement insuffisants pour dautres.
Quant au perfectionnement, il respecte la liberté de choix de chacun, mais laisse en revanche le système éducatif assez démuni quant à larticulation nécessaire entre politique de léducation et formation continue. Par ailleurs, le libre choix produit partout un phénomène maintenant connu, quon peut caricaturer de la sorte : le quart le plus actif du corps enseignant consomme les trois quarts de la formation, alors que la moitié la moins concernée ny participe pratiquement pas !
Les systèmes éducatifs sont donc à la recherche dun moyen terme entre autoritarisme et laisser-faire, dune politique de la formation continue incitatrice et orientée par des objectifs à long terme, sans être coercitive.
Cela passe par plusieurs avancées :
1. Une intégration de la formation continue à la législation et aux cahiers des charges des enseignants, sous une double forme :
2. Une gestion paritaire de la formation continue entre administration scolaire et associations professionnelles, ou au minimum des concertations sur les grandes orientations.
3. Le développement de la formation continue en établissement, en liaison avec un projet (de recherche-action, dinnovation ou de formation).
4. La création dun corps de formateurs et de services assurant des offres régulières de formation continue sur des thèmes pas trop éloignés des pratiques professionnelles, des programmes, des fonctionnements spécifiques de lécole.
5. Une articulation avec la formation initiale, autrement dit une forme de continuité, de suivi, chacune sadaptant aux évolution de lautre et du système.
Le Canton de Genève a grosso modo franchi ces étapes, à sa manière, en tout cas pour ce qui concerne lenseignement primaire. Il en aborde aujourdhui une nouvelle : lier plus fortement la formation continue à un référentiel de compétences et une politique de léducation.
Formation et compétences
Lenjeu est dabord de mettre explicitement la formation continue au service de compétences professionnelles. Cela va-t-il sans dire ? Ce nest pas sûr. Certaines des offres de recyclage ou de perfectionnement élargissent la culture, linformation ou les talents artisanaux ou techniques des enseignants. On peut espérer que cela développera du même coup leurs compétences professionnelles, mais il revient à lintéressé dinscrire ces apports dans une perspective pédagogique et didactique.
Une compétence est un savoir-mobiliser. Ce nest pas une technique ou un savoir de plus, cest une capacité de mobiliser un ensemble de ressources - savoirs, savoir-faire, schèmes dévaluation et daction, outils, attitudes - pour faire face efficacement à des situations complexes et inédites. Il ne suffit donc pas denrichir la palette des ressources pour que les compétences se trouvent immédiatement accrues, car leur développement passe par lintégration, la mise en synergie de ces ressources en situation, et cela sapprend. Maîtriser le traitement de texte, quelques didacticiels et un peu dinformatique est une condition nécessaire pour intégrer lordinateur à une pratique de classe, mais si la formation continue ne travaille pas sur cette intégration, qui est lobjectif-obstacle majeur, la ressource restera virtuelle et, faute dêtre mobilisée, deviendra inutile. De même pour lévaluation formative, la typologie de textes ou le conseil de classe !
Il ne va donc pas de soi que toute formation continue participe directement et intensivement à la construction de compétences. Nombre de perfectionnements noffrent que des ingrédients et abordent marginalement les pratiques, ce quon peut dailleurs comprendre : alors quil est relativement facile dapporter du neuf - idées, technologies, outils -, il est beaucoup plus difficile dintégrer ces apports à une gestion de classe et à un système didactique.
À moins de laisser cette intégration aux soins de chacun, elle passe, en formation continue, par lanalyse de pratiques et de situations de classe, ce qui suppose que les enseignants jouent le jeu, que les formateurs soient à la hauteur et que les conditions de travail (cadre, temps, confiance) sy prêtent. La formation initiale a les moyens dêtre " intrusive " : létudiant peut être observé en classe, amené à travailler avec la vidéo, ou en collaboration avec un maître de stage (ou un formateur de terrain), et mobilisé longuement par des tâches danalyse ou décriture. En formation continue, les formateurs " marchent sur des ufs ". Ils forment leurs égaux. Ils nentrent pas facilement dans les classes. Ils hésitent presque autant à sengager dans une analyse des pratiques. Aux formateurs qui les accueillent en formation continue, le corps enseignant en place semble dire assez souvent : " Donnez-nous des outils et ne vous mêlez pas de ce qui se passe dans notre classe ! ", laissant entendre que cest leur affaire.
Pour dire les choses de façon schématique : le développement de compétences, sil advient, se produit souvent en aval de la formation continue, dans le for intérieur des enseignants, éventuellement dune équipe pédagogique. Orienter la formation continue vers des compétences, cest donc élargir le champ de travail et donner aux pratiques réelles davantage de place quaux modèles prescriptifs et aux outils. Une partie des offres de formation continue vont bien sûr déjà dans ce sens, mais cela ne me semble pas encore la conception commune, ni la règle du jeu ou si lon préfère, le contrat didactique de base, en formation continue.
La formation en établissement est un important pas en avant dans ce sens, non seulement parce quelle constitue un collectif de formation, mais parce quelle se passe sur le lieu de travail et se trouve moins facilement coupée des pratiques. Cela nest toutefois quun avantage virtuel : on peut imaginer des formations en établissement qui se passent dans une salle close et à heures fixes, le formateur ayant aussi peu accès aux classes que sil recevait les enseignants dans un centre éloigné
Formation et politique de léducation
Le second enjeu est de dire quelles compétences la formation continue veut développer en priorité. À Genève, trois orientations constituent autant de balises :
Lensemble de ces orientations ont été négociées entre lassociation professionnelle et la direction de lenseignement primaire, et avec lUniversité pour la formation initiale, au sein de la Commission de la formation et dautres instances (groupe-projet sur la formation initiale, groupe de pilotage de la rénovation et commissions diverses), tout cela dans le cadre de la politique densemble de lécole genevoise. Il importe dy insister, car le mode délaboration de ces dispositifs de formation ou dinnovation est aussi important que leur contenu. Ils sont en effet élaborés en commun, les inévitables divergences sont mises sur la table, travaillées et lon aboutit à des dispositifs auxquels adhèrent lensemble des partenaires concertés, stabilisés dans des contrats, des cahiers des charges ou dautres textes de référence.
Lapproche par compétences présentée ici nest quune composante des travaux de la Commission de la formation, qui poursuit actuellement sa réflexion, dune part sur les structures et les services qui sous-tendent les offres de formation continue, dautre part sur les relations entre compétences et contrôle de la qualité de lenseignement.
Il apparaît cependant possible de faire état des orientations thématiques qui se dessinent. Il sagit globalement de lutte contre léchec scolaire et les inégalités, de renouvellement didactique et dinsistance sur le sens du travail scolaire, mais aussi, indissociablement, de développement de la coopération professionnelle dans le cadre de projets décole et de contrats entre établissements et direction. Dautre part, tout cela explique laccent mis sur dix grands domaines de compétences :
- Organiser et animer des situations dapprentissage.
- Gérer la progression des apprentissages.
- Concevoir et faire évoluer des dispositifs de différenciation.
- Impliquer les élèves dans leur apprentissage et leur travail.
- Travailler en équipe.
- Participer à la gestion de lécole.
- Informer et impliquer les parents.
- Se servir des technologies nouvelles.
- Affronter les devoirs et les dilemmes éthiques de la profession.
- Gérer sa propre formation continue.
On parle de domaines de compétences parce que chacun recouvre plusieurs compétences complémentaires. À chaque entrée de cette liste ont donc été associés quelques exemples de compétences-clés. Ce référentiel à deux étages (voir le tableau en annexe) est devenu à la rentrée 1996-97 une référence commune, qui figure dans le classeur intitulé " Formation continue. Programme des cours 1996-1997 " (Genève, Enseignement primaire, Service du perfectionnement, 1996).
En amont, les services et les formateurs ont été invités à infléchir leurs offres dans le sens dune ou plusieurs des compétences. Toutes les offres qui ont pu tenir compte du référentiel sont donc situées graphiquement par rapport aux dix grandes familles. Par exemple, le cours 101 " Géographie : espace vécu et représentation " (une journée) est situé comme suit :
Le disque coloré en noir indique la famille de compétences travaillée en priorité (4. Impliquer les élèves dans leur apprentissage et leur travail). Le disque coloré en gris foncé indique une priorité moyenne (1. Organiser et animer des situations dapprentissage), les disques colorés en gris clair une priorité faible (2. Gérer la progression des apprentissages, 3. Concevoir et faire évoluer des dispositifs de différenciation et 9. Affronter les devoirs et les dilemmes éthiques de la profession.). Les disques non colorés correspondent aux familles de compétences non concernées. Chaque cours définit ainsi son profil de compétences.
Un tableau global à double entrée met en relation les thématiques des cours (en ligne) et les familles de compétences (en colonne), si bien quon peut entrer par les unes ou par les autres dans la recherche dune formation continue.
Une partie des offres de formation ont été codifiées de cette façon sans avoir pu être conçues et développées à partir du référentiel, puisquil na été stabilisé quà la fin de lannée scolaire 1995-96. Il serait aventureux de prétendre que le référentiel a été lu, compris et accepté de la même manière par tous. Pour les uns, il recoupe des catégories familières, alors que dautres sont plus à laise dans une logique de contenus, les compétences restant " en creux ". Dans le champ des didactiques, les offres sont en général plus ciblées sur des disciplines et des types dactivités à proposer aux élèves que sur des compétences des enseignants. On peut donc estimer que, comme tout référentiel, loutil peut ;
La balle est dans le camp des formateurs, des services, de la direction, aussi bien que des enseignants : ces domaines de compétences demandent à être habités, ils ne sont encore que des cadres vides, dans lesquels il importerait que les acteurs investissent des représentations plus précises, au prix dun travail et de débats.
Bien entendu, chaque mot, chaque idée peut susciter une controverse acharnée sur la pédagogie, les théories de lapprentissage, les finalités de lécole ou le métier denseignant. Ce débat importe plus quun consensus sur le détail, qui serait plutôt inquiétant ! À travers la discussion sur les contenus se profile une façon nouvelle de penser la formation, au total plus féconde que la signification exacte quon donne à chaque formulation. Une idée telle que " Concevoir et faire évoluer des dispositifs de différenciation " ne peut quamener une interrogation ouverte sur les pédagogies différenciées. Lapproche par compétences est un enjeu plus important que le référentiel, qui nest quun langage commun, destiné à mettre un peu dordre dans la complexité.
Du côté des enseignants
Si le référentiel est, dans un premier temps, une façon de structurer les offres, il reste quà moyen terme, la formation continue est fortement infléchie par ses utilisateurs. Si les enseignants ne sapproprient pas le référentiel pour penser leurs propres compétences, donc leurs besoins de formation, il restera lettre morte. On se heurte ici à un premier écueil : la notion de compétence relève du sens commun, mais cette familiarité est à la fois un avantage et un handicap. Un avantage parce que nul ne niera quil faille des compétences pour enseigner efficacement, un handicap parce que, lorsquon enfonce une porte ouverte, il semble superflu de commenter explicitement " ce que tout le monde sait et sait faire ". Comme beaucoup dinnovations, cette conception affinée de la formation continue doit naviguer entre plusieurs écueils :
Ces réactions sont parfaitement compréhensibles, compte tenu du niveau dabstraction de tout référentiel. Admettons quon propose à des médecins cherchant une formation continue un domaine de compétences énoncé comme suit " Poser et vérifier un diagnostic ". Il leur serait facile dironiser sur cette formulation, de dire " Et moi qui croyait que cela faisait partie de la formation initiale de base ! " ou " Quel scoop, les médecins doivent poser un diagnostic ! Première nouvelle ! " Pourtant, souvenez-vous : quand vous êtes vraiment malade et que les symptômes ne sont pas immédiatement lisibles, une angoisse vous saisit : et si mon médecin narrivait pas à comprendre ce que jai et à me soigner à temps ? Poser un diagnostic est une compétence de base de la profession médicale, elle est donc toujours " déjà là ". Et pourtant, elle nest jamais achevée et doit se renouveler constamment, en fonction des avancées de la recherche, des technologies, mais aussi des pathologies.
Tous les enseignants sont appelés à " Organiser et animer des situations dapprentissage ". Sils nont aucune compétence dans ce domaine, on peut se demander pourquoi ils ont choisi ce métier et comment ils ont obtenu le droit denseigner. Et pourtant, qui pourrait se vanter davoir acquis une totale maîtrise dans ce domaine ? Et surtout, qui pourrait ignorer que la conception même de lenseignement, des situations dapprentissage, du rôle du maître, ont profondément évolué depuis une vingtaine dannées, sous limpulsion de la recherche en didactique des disciplines et de lexpérience des écoles actives, de léducation nouvelle, du mouvement Freinet, des pédagogies du projet, etc. Aujourdhui, il apparaît clair quenseigner ne consiste plus à donner de bonnes leçons, mais à faire apprendre, en plaçant les élèves dans des situations qui les mobilisent, les stimulent dans leur zone proximale de développement, leur permettent de donner du sens au travail et au savoir. Qui pourrait prétendre, aujourdhui, maîtriser conceptuellement et plus encore pratiquement lart dorganiser et animer des situations dapprentissage ? Compétence élémentaire à son plus bas niveau, inaccessible étoile à son niveau le plus achevé, cette compétence est un chantier qui nest pas près dêtre fermé.
Pour sen rendre compte, limportant serait non de juger le référentiel comme tel, mais dy entrer et de confronter les représentations des uns et des autres, de faire le bilan des acquis, didentifier les problèmes ouverts et les prochaines étapes. Cela représente un travail en lui-même formateur. Il faut donc souhaiter que le débat sengage, que ce référentiel soit progressivement habité et donc développé, nuancé, voire notablement remanié au fil des années. Ce travail peut prendre place dans divers cadres. Il importerait quil ait lieu dans les sessions et cours de formation eux-mêmes, quon considère lidentification des compétences visées comme partie intégrante de la formation, sans limiter lusage du référentiel à la description des cours. Ainsi, dans lexemple pris plus haut, il serait formateur dexpliciter en quoi le contenu et la démarche proposés touchent aux compétences mentionnées.
Du côté des inspecteurs
Le référentiel simpose aux formateurs et il propose aux enseignants une clé de lecture des offres. En quoi les inspecteurs sont-ils concernés ?
Ils peuvent et sont évidemment invités à se servir du référentiel comme dun langage qui progressivement deviendra commun dans le dialogue avec les enseignants et les équipes. Le groupe qui accompagne les écoles en innovation dans le cadre de la rénovation genevoise de lenseignement primaire (groupe de recherche et dinnovation, GRI) peut évidemment faire de même.
Sans doute les inspecteurs peuvent-ils inciter les enseignants à dresser leur propre bilan de compétences et à faire des choix de formation continue dans cette perspective.
Peut-on aller encore plus loin ? On entre là dans une zone à hauts risques, qui est celle du contrôle, donc de la fonction de linspection aujourdhui. Entre une impossible obligation de résultats - faire réussir chacun, dans nimporte quelle condition - et une stérile obligation de moyens - utiliser toutes les fiches du classeur de mathématique -, les systèmes éducatifs sont à la recherche dun " contrôle intelligent " des pratiques enseignantes.
Contrôle intelligent, quest-ce à dire ? Le terrain est miné parce quon se trouve très vite dans le débat sur lévaluation des enseignants et le salaire au mérite. Je tenterai dans un prochain article de construire une problématique plus large, en abordant trois questions complémentaires :
On sen doute, le problème est trop complexe pour être résolu sur le papier. Mais peut-être lapproche par compétences donne-t-elle une chance de concilier la logique de la professionnalisation, qui insiste sur la responsabilité et lautonomie, et la logique du service public.
Sil est vrai que tous les systèmes éducatifs sont à la recherche dun " contrôle intelligent " des pratiques enseignantes, avant de se demander : " De qui est-ce laffaire ? ", peut-être faut-il sarrêter à une question préalable : sur quoi lévaluation et le contrôle peuvent-ils porter ?
Nul nest " à son compte " dans une organisation scolaire. Chacun doit donc des comptes : on le rémunère pour un travail, qui comprend des obligations. Lorsque vous payez un plombier pour réparer votre tuyauterie, son obligation est de le faire correctement, à un coût et en un temps raisonnables, fixés parfois par un devis. Sil ny parvient pas, il doit démontrer que linstallation est irréparable ou que lentreprise dépasse la simple plomberie. En principe, un enseignant est astreint, en contrepartie de son salaire, à une obligation analogue : éduquer et instruire les élèves qui lui sont confiés, conformément au programme et à son cahier des charges. Il apparaît cependant difficile dévaluer léducation et linstruction dêtres humains comme on évalue le rendement dune action matérielle. Ne serait-ce que parce que les élèves, les classes et les établissements sont différents et quon ne saurait imposer une obligation de résultats au mépris de ces différences.
Meirieu (1989) en a conclu quil faut renoncer à une " obligation de résultats ", définis en termes dapprentissages calibrés, les mêmes pour tous. Il ne propose pas pour autant de délivrer les enseignants de toute obligation ! Il propose de substituer à lobligation de résultats une " obligation de moyens ". Jirai ici dans le même sens, en tentant toutefois de dépasser lambiguïté de lexpression " obligation de moyens ". On peut en effet lentendre en deux sens diamétralement opposés, que je vais distinguer en utilisant deux expressions nouvelles " obligation de procédure " (ou de méthode) et " obligation de compétence ".
Jappellerai :
Je vais tenter dans cet article :
Une impossible obligation de résultats
Il y a des domaines du travail humain dans lesquels il est possible et légitime dexiger des résultats. Il faut pour cela réunir aux moins quatre conditions :
Ces conditions ne sont pas réunies pour lenseignement. Voyons pourquoi.
Une action non technique
Aucune action humaine nest-elle entièrement technique, chaque agent dune organisation conserve une marge dinterprétation des objectifs quon lui assigne. Dun métier à lautre, cependant, létendue de cette marge diffère. Laction éducative ne sinscrit jamais complètement à lintérieur de finalités parfaitement claires et assignées de lextérieur et nest donc pas réductible à la question du choix des moyens les plus efficaces datteindre des objectifs univoques. Lenseignement, avec dautres métiers de lhumain, est donc toujours, à la fois, définition des fins et recherche des moyens.
Dabord parce que les objectifs de léducation scolaire sont trop nombreux et ambitieux pour quon puisse les poursuivre tous. Il est possible, sur le papier, de ne renoncer à rien et de charger les programmes en ajoutant, de-ci, de-là, une petite phrase, dont la transposition didactique exige des heures de travail avec les élèves. On ne peut, dans lespace et le temps réels de la classe, courir tous les lièvres. Chaque enseignant est donc amené, quil le veuille ou non, à faire ce que les auteurs des programmes nont pas su ou voulu faire. Consciemment ou non, il adopte certaines priorités, compte tenu des élèves quil a réellement en face de lui, des attentes et des attitudes de leurs parents, de ses convictions et compétences personnelles, ou encore des conceptions pédagogiques qui prévalent parmi ses collègues.
Même si les objectifs de léducation scolaire étaient tous réalisables dans le temps imparti, ils prêteraient à interprétation. Les objectifs cognitifs en apparence les plus limpides, tels que maîtriser la soustraction ou lusage du conditionnel, ouvrent en fait la porte à diverses interprétations. On nenseignera pas ces savoirs et savoir-faire de la même manière selon quon vise des performances de surface ou une véritable compréhension, selon quon intègre ces connaissances à des structures plus complexes - les opérations mathématiques ou les actes de parole - ou quon les traite pour elles-mêmes, selon, enfin, quon les considère comme des composantes de compétences plus larges - résolution de problèmes ou capacité de communication - ou quon les traite pour elles-mêmes. À ces dimensions cognitives, fonction dune théorie plus ou moins constructiviste de lapprentissage ou de laction, sajouteront toutes les différences liées à la culture et aux valeurs personnelles de lenseignant. Comment quelquun qui adore les voyages et parcourt la planète pourrait-il enseigner la même géographie que quelquun qui passe chaque année ses vacances dans le même chalet ? Comment quelquun qui aime écrire et compose couramment des textes, dans le cadre de sa vie personnelle ou militante, pourrait-il enseigner la rédaction de textes de la même façon quun enseignant nayant ni le goût, ni la pratique de lécriture ?
Bref, on ne peut prêter à chaque enseignant exactement les mêmes intentions éducatives, ni, lorsquelles sont semblables, la même énergie et la même détermination pour les réaliser. Ces variations dobjectifs sont à la fois inévitables et souhaitables, lorsque des êtres humains travaillent avec dautres êtres humains
Une action dépendante dautrui
Tous les professionnels se heurtent à des résistances. Si tout était facile, on naurait pas besoin de recourir à des gens qualifiés. Mais il y a résistances et résistances Celles quopposent à laction humaine la nature et les matériaux entraînent en général des dépassements de temps et de crédits, sans compromettre lentreprise elle-même. Autrement dit, on vient à bout de la tâche, cest une question de patience et de moyens. Des résistances des êtres humains, on ne peut faire façon aussi simplement, sauf à pratiquer la violence. Et encore : même les dictatures qui recourent à la répression et à la torture ne viennent à bout des résistances que provisoirement, et à quel prix !
Une action éducative respectueuse des personnes et qui vise à développer leur autonomie se refuse à utiliser la violence physique. Même lorsque lécole avait moins de scrupules et nhésitait pas à manier la férule (" Petite palette de bois ou de cuir avec laquelle on frappait la main des écoliers en faute ") ou le fouet et à se permettre dautres atteintes à lintégrité corporelle des élèves, les enseignants ne contrôlaient de la sorte que les conduites, au mieux des apprentissages très superficiels.
Il subsiste aujourdhui une " violence symbolique " (Bourdieu et Passeron, 1970), autrement dit une pression morale (" Cest pour ton bien ! ", Miller, 1968), un chantage affectif, voire des menaces de sanctions qui font que linstruction nest pas un libre choix, en particulier lorsquelle est légalement obligatoire ou imposée par lautorité parentale. Toutefois, au fil des générations, la légitimité des moyens de pression symbolique saffaiblit et les capacités de résistance des élèves saccroissent. Cest un paradoxe, car aucune société na adhéré aussi fortement, toutes classes sociales confondues, au principe du salut par linstruction. Mais justement, cela donne des droits et engendre des espoirs qui, lorsquils sont déçus, provoquent des réactions amères ou agressives. Moins que jamais, dans les pays démocratiques et développés du moins, le métier denseignant na été confronté a autant de résistances individuelles ou collectives des enfants et des adolescents, alors que lécole sest graduellement privée de moyens de répression autrefois courants, quon estime aujourdhui barbares.
Lefficacité pédagogique est donc fonction de la coopération des élèves et de leurs familles. Certes, la compétence professionnelle consiste en partie à créer, entretenir et développer cette coopération, mais cela ne fait que déplacer le problème : pour donner envie dapprendre, de travailler ou simplement de venir à lécole, il faut agir sur des valeurs et des attitudes, ce qui nest pas plus simple que dinstruire, apparaît moins légitime et rencontre dautres résistances.
On ne saurait donc tenir lenseignant pour comptable des résultats de son action sans tenir compte de lattitude et des conduites de ses partenaires, qui se comportent parfois comme ses " adversaires " dans la relation éducative. Or, la coopération et la résistance quon rencontre dans une classe dépendent dun nombre important de facteurs, les uns prévisibles en fonction du niveau, de lorigine sociale ou du passé scolaire des élèves, ou de lenvironnement social et culturel de létablissement, les autres imputables à une dynamique de groupe et à une relation pédagogique qui constituent des histoires singulières, dont lenseignant est un acteur, non le " deus ex machina ".
Cest dautant plus vrai quil doit résister à la tentation de toute-puissance, se souvenir que la pédagogie commence par la reconnaissance de la résistance de lautre comme signe de son identité de sujet (Cifali, 1994 ; Meirieu, 1995). Briser cette résistance par nimporte quel moyen, ce serait nier lautre comme sujet et donc miner le sens même de lentreprise éducative. Chaque éducateur porte en lui la tentation de Frankenstein (Meirieu, 1996) et, pour la combattre, doit souvent choisir dêtre moins efficace pour être plus respectueux des personnes et de son métier. Ce dilemme éthique suffirait, à lui seul, à condamner le principe dune obligation de résultats.
Une action incertaine
Pour exiger des résultats, il faudrait pouvoir démontrer que, placé devant le même problème, tout professionnel qualifié aurait trouvé une solution efficace sans pour autant faire preuve de génie, ni même dune grande créativité, simplement en mobilisant létat de lart et des savoirs professionnels et savants reconnus. Pour une partie des situations professionnelles quils affrontent, le médecin ou lingénieur se trouvent dans ce cas de figure : on ne leur demande pas dinventer des savoirs nouveaux, de créer des méthodes, mais de mettre en uvre un capital collectif. Tous se passe alors comme si ce capital garantissait une action efficace, la seule responsabilité du professionnel étant de le connaître et de linvestir avec discernement.
En éducation, les situations de ce genre nabondent pas. On a, au contraire, une profusion de situations face auxquelles la plupart des professionnels seraient tout aussi démunis ou hésitants. Bref, léchec de laction éducative renvoie souvent à une incompétence collective plus quà une incompétence individuelle. Les savoirs professionnels et les savoirs savants ne sont pas assez avancés et stabilisés pour quon puisse attendre dun professionnel quil soit efficace du seul fait quil est bien formé et informé. La pédagogie est, à nombre dégards, dans la situation où se trouvaient lingénierie ou la médecine il y a deux ou trois siècles : certaines prouesses technologiques ou thérapeutiques devenues courantes relevaient alors de la science-fiction, car les savoirs de lépoque ne donnaient aucune prise sur un grand nombre de phénomènes.
Pour une part de son travail, lenseignant se trouve dans la situation dun médecin auquel on demanderait de guérir une maladie infectieuse dont les mécanismes de base seraient encore inconnus, voire insoupçonnés, ou dun ingénieur dont on attendrait une réalisation dépassant les théories et les technologies maîtrisées à son époque.
Comment, en bref, pourrait-on exiger des résultats de niveau défini quand aucun autre professionnel, aussi qualifié soit-il, ne pourrait mieux les garantir ?
Une action singulière
À lidée dévaluer les résultats obtenus par les enseignants en termes dacquis de leurs élèves, on oppose volontiers un argument classique : il serait impossible de comparer des classes en raison de la diversité des contextes, du nombre et du niveau des élèves à lentrée, de la composition sociale et ethnique du public, du nombre et de la nature des cas particuliers.
Cette singularité est parfois un alibi. Il me semble quon se heurte sur ce point à plusieurs difficultés distinctes :
Des comparaisons hermétiques : les techniques statistiques relevant de " lanalyse de la variance " permettent de contrôler un ensemble dautres déterminants de la réussite scolaire et donc disoler " leffet-maître ". Il est simplement peu probable que des comparaisons fondées sur des méthodes aussi sophistiquées, dont le commun des mortels ne saisit pas les bases mathématiques, puissent être utilisées hors du contexte de la recherche. On pourrait cependant imaginer des méthodes plus intuitives, fondées par exemple sur une pondération de divers facteurs. La moindre chaîne de distribution commerciale sait quelle ne peut attendre de chacune de ses succursales le même chiffre daffaire, que celui-ci variera en fonction du quartier, de la concurrence, de limplantation plus ou moins récente et plus ou moins heureuse du magasin, de son environnement et autres variables sur lesquelles le gérant na guère de prise. Cela nempêche pas une évaluation, en fonction de comparaisons raisonnables. Les enseignants ne pourront prétendre indéfiniment que leur situation nest comparable à aucune autre : toutes les classes ne sont pas comparables, mais on peut former des sous-ensembles plus homogènes à lintérieur desquels les comparaisons ont un certain sens.
Des facteurs non analysés : au-delà des paramètres les plus triviaux et les plus contrôlables, lefficacité de laction éducative dépend de facteurs plus subtils, moins mesurables, parfois non encore conceptualisés. Certains dentre eux, de plus, loin dêtre donnés au départ, se construisent dans linteraction pédagogique et didactique, au fil du temps scolaire. Entre un enseignant et ses élèves, chaque année, se noue une histoire humaine originale, quil est bien difficile de transformer en " variables " observables
Des comparaisons sans fondement : il serait injuste de rendre lenseignant responsable de certains caractéristiques qui, autant que ses compétences, influencent son action éducative : son appartenance à une ethnie, une classe sociale, un sexe, un âge de la vie, une communauté confessionnelle, ou encore son histoire, sa culture, son physique, son odeur, sa façon de parler ou de bouger, ses goûts vestimentaires, tout cela exerce une influence sur la communication et la relation pédagogiques. Ces éléments ne relèvent pas de la compétence professionnelle, mais de lidentité personnelle et culturelle, de la manière dêtre au monde. De plus, ces caractéristiques nont pas deffets univoques : elles dépendent de leur interaction avec les caractéristiques correspondantes, les attentes et les normes des élèves et des familles. La même enseignante, le même enseignant provoqueront des attractions ou des rejets individuels ou collectifs selon qui se trouve en face deux. Mais surtout, ce jugement évoluera au gré de lhistoire commune : un défaut de prononciation ou un excès de poids peuvent être attendrissant ou irritant, selon les enjeux et les stratégies des uns et des autres.
Le refus de la boîte noire
En conclusion : lobligation de résultats na de sens que dans la perspective extrêmement simplificatrice selon laquelle une classe serait une boîte noire dont on identifie les " inputs " et les " outputs " : on contrôlerait tous les inputs qui ne relèvent pas de la qualification et de la conscience professionnelles de lenseignant, et il resterait une relation pure entre ces derniers facteurs et les résultats des élèves. Si les théories et les méthodes permettent un jour une telle décomposition, ce sera dans des décennies et la position des problèmes aura changé. Pour lheure, cest au mieux une problématique de recherche.
Une stérile obligation de procédure
Quest-ce qui sépare un métier dexécutant dune profession qualifiée ? Dans le premier, la part du travail prescrit est prépondérante, ce qui conduit à exiger du salarié, avant tout, la conformité aux procédures décidées par les ingénieurs ou autres responsables de lorganisation du travail. Si, respectant les procédures à la lettre, on parvient à de mauvais résultats, la responsabilité incombe à ceux qui ont défini les procédures. Le salarié peut dire " Je ny suis pour rien, je nai fait quappliquer la règle ".
Plus on va vers des professions qualifiées, plus lorganisation limite le travail prescrit et, bon gré mal gré, délègue aux salariés le souci de créer ou dadapter des procédures pour faire face à la complexité des situations.
En tirant lenseignement vers lobligation de procédure, on freine donc le processus de professionnalisation. Ce serait justifié si on garantissait de la sorte une véritable efficacité de lenseignement. Il nen est rien. Une stricte obligation de procédure est à la fois un obstacle à la professionnalisation et un déni de la complexité. Elle conforte, de plus, une vision dépassée de lenseignement-apprentissage. Voyons pourquoi.
Un obstacle à la professionnalisation
La professionnalisation dun métier, quel quil soit, se définit précisément par lautonomie qui permet au vrai professionnel de choisir ses méthodes et moyens daction, en assumant pleinement la responsabilité de ses décisions. Plus le système éducatif restreint lautonomie des enseignants quant au choix de leurs méthodes et moyens denseignement et dévaluation, plus il limite leur responsabilité, accentuant ce quon peut appeler une prolétarisation ou une déprofessionnalisation de leur métier, bref une dépendance accrue à légard de règles conçue par la hiérarchies ou des spécialistes (Perrenoud, 1994 a, 1996 e).
Lobligation de procédure dénie à lenseignant la capacité de choisir ou de construire lui-même ses stratégies et ses méthodes. Elle laisse planer, sans lexprimer clairement, un soupçon sinon dincompétence, du moins de manque de discernement dans le choix autonome dune méthode. Ce manque de confiance devrait saffaiblir au gré de laccroissement progressif du niveau de formation des enseignants. Or, paradoxalement, il semble saggraver, en raison notamment de lémergence de didactiques pointues défendues par des spécialistes aux yeux desquels une partie des enseignants font " nimporte quoi " si on les laisse à eux-mêmes.
La résistance à la professionnalisation peut senraciner aussi, du côté des autorités, dans la peur de la diversification des pratiques ou de lautonomie des écoles, inéluctable lorsque les praticiens coopèrent pour mettre en place des dispositifs nouveaux. Lobligation de procédure peut donc, à la fois, maintenir lautorité des responsables et accroître linfluence des spécialistes
Un déni de la complexité
La professionnalisation nest pas à mes yeux une fin en soi, mais une réponse à la complexité des situations et des relations éducatives et aux attentes croissantes des sociétés à légard du système éducatif. Pour des raisons multiples (changement des rapports à lécole et aux savoirs, brassages culturels, transformation de la famille, crise des valeurs, rapide obsolescence des savoirs, concurrence des hypermédias, crise économique, désorganisation urbaine, rupture du contrat social, etc.), il nest plus possible denseigner de façon stéréotypée. Une fraction croissante des situations denseignement-apprentissage exige au contraire, du moins si lon veut lutter contre léchec et permettre au plus grand nombre de progresser, des stratégies originales et sur mesure, partant de lanalyse des acquis, des besoins, des ressources et des forces hic et nunc.
Faire face à la complexité, cest être un praticien réfléchi (St-Arnaud, 1992 ; Schön, 1994, 1996), disposant de connaissances multiples, doutils méthodologiques, dune capacité de coopération avec des collègues et surtout dun savoir-analyser bien rodé pour guider observations, interprétations et régulations. Le strict respect de procédures prescrites est, dans nombre de situations complexes, un gage dinefficacité. Cela ne signifie pas quaucune procédure ne peut être pensée, puis proposée aux praticiens ; ils nont ni le temps ni la force de réinventer la roue tous les jours. En dernière instance, cependant, il appartient à des professionnels et autonomes dévaluer la pertinence des procédures disponibles dans chaque contexte et, le cas échéant, de les adapter à la situation, de sen écarter sur tel ou tel point, voire den créer de nouvelles. Pour agir efficacement, il faut à la fois pouvoir puiser dans des méthodes, des règles, des procédures préétablies lorsquelles sont pertinentes et sen libérer lorsque la situation lexige.
Une vision dépassée de lenseignement-apprentissage
Lobligation de procédure est un frein à lémergence de nouvelles représentations de lenseignement et de lapprentissage. Depuis plus dun siècle, les militants de lécole nouvelle et des méthodes actives affirment quon apprend en faisant. Constructivistes et interactionnistes avant la lettre, ils sont aujourdhui confirmés dans leurs vues par de multiples travaux de sciences de léducation. On assiste à un total renversement de perspective. Enseigner consiste désormais à faire apprendre, autrement dit à construire et animer des situations dapprentissage (Astolfi, 1992 ; Develay, 1992). On place lenfant " au centre du système éducatif ", ce qui veut dire que, loin de lintégrer à un cours des choses pensé en dehors de lui, on cherche à différencier lenseignement en fonction des possibilités et des façons dapprendre de chacun.
Un enseignant, à supposer quil connaisse sa discipline et que les élèves soient " bien tenus ", peut construire et dispenser un cours en suivant des procédures. Il ne peut en revanche développer des séquences et des situations dapprentissage que dans une démarche de résolution de problèmes et de conduite de projets, en créant des situations-problèmes (Meirieu, 1989), en impliquant les élèves dans leur apprentissage. Pour ce faire, il peut certes sinspirer de précédents et de modèles, il peut sapproprier des démarches construites par dautres et partiellement codifiées, pour être communicables, mais il ne peut espérer parvenir à des résultats en suivant constamment une méthodologie toute faite.
Le souci de différenciation de lenseignement va dans le même sens. Si différencier, cest organiser les interactions et les activités de sorte que chaque élève soit aussi souvent que possible confronté aux situations didactiques les plus fécondes pour lui (Perrenoud, 1995), on voit bien que lenseignant ne peut suivre aucun rail et doit plutôt se demander sans cesse ce qui se passe et ce quil peut proposer de pertinent à chacun, dans une démarche didentification et de résolution de problèmes.
Vers une obligation de compétences ?
Quelle différence y a-t-il entre une obligation de procédure et une obligation de compétence ? La réponse figure déjà en creux dans lanalyse qui précède. Pour dire les choses autrement, arrêtons-nous un instant à la notion de faute professionnelle. Une obligation se définit en effet par la nature des manquements quelle rend possibles.
De lécart à la règle au défaut de jugement
Quest-ce quune faute professionnelle ? Cest une décision malheureuse, autrement dit porteuse de graves conséquences. Ce nest pas un accident, une fatalité, mais la résultante dune erreur humaine Toutefois, cette erreur peut prendre des formes très différentes selon le degré de prescription du travail.
Dans les métiers dexécution, assujetti à une obligation de procédure, lerreur consiste à ignorer ou transgresser la procédure. Elle est commise par celui qui, par manque de sérieux, de concentration, dattention ou par désinvolture, a cru pouvoir ne pas respecter les normes et les méthodes prescrites : règles de sécurité, code de déontologie, disposition essentielle du cahier des charges et procédures dictées par lorganisation du travail.
Aucune profession autonome et responsable nest totalement exempte de procédures. Les obligations de procédure se situent alors plutôt en amont des situations. Elles enjoignent au professionnel, par exemple, de ne pas affronter une situation difficile sans être en bonne condition physique ou mentale, sans disposer de ses outils ou assistants habituels ou sans savoir tout ce quil devrait savoir. Cest ainsi quun chirurgien commet une faute sil opère sans être capable de résister au stress et de tenir le coup, un anesthésiste sil ne connaît pas les antécédents du patient, un pilote sil décolle sans copilote, etc. Ces erreurs élémentaires sont les plus faciles à identifier. Les autres, celles qui ne portent pas sur les conditions de la décision, mais sur son bien-fondé, sont beaucoup plus difficiles à définir et à établir. Parce que la qualification consiste justement à agir en labsence de norme explicite quil suffirait de suivre pour être irréprochable. Ce quon attend dun professionnel, et cest pourquoi on le forme et on le rétribue, cest de trouver une stratégie daction efficace même et surtout lorsquil nexiste aucune procédure prédéfinie à la mesure de la situation. La faute professionnelle peut alors se définir comme à une réaction indéfendable, dans la situation de travail considérée, de la part dun expert consciencieux et qualifié. Une décision malheureuse traduit alors un manque de capacité à analyser la situation et à choisir la réponse appropriée.
Ici encore, cest une question de dosage. Aucun métier ne dispense dune part de jugement et donc dun risque derreur. Cela peut arriver au chauffeur routier qui sous-estime la courbure dun virage, à lesthéticienne qui brûle gravement sa cliente, à linfirmière qui ne détecte pas laggravation subite de létat dun patient, au programmeur qui laisse une grossière erreur dans son programme, au laborantin qui sabote une culture biologique par mauvaise compréhension de lexpérience en cours, etc. Cependant, plus on va vers des métiers qualifiés, plus saccroît la part des gestes professionnels relevant du jugement en situation. Les situations sont diverses, mouvantes, complexes pour quil soit possible de dicter, ni même de proposer des procédures. Cest bien pourquoi on délègue à un professionnel compétent le pouvoir et la responsabilité de savoir mieux que personne ce quil convient de faire, parce quil a tous les éléments en main, en temps réel. Son éventuelle faute professionnelle nest pas alors de lordre dune infraction à une règle, parce quil ny a pas de règle, seulement des principes généraux, un état de lart et une attente globale à légard du praticien : quil fasse preuve de discernement, de sang-froid, desprit dinitiative ou de décision.
Au-delà des fautes professionnelles
Les erreurs de jugement délimitent en creux le champ de la compétence et de lobligation de compétence. Cette entrée paraîtra " peu positive ". Ce nest quun analyseur. Lerreur est humaine et lobligation de compétence nest pas une obligation dinfaillibilité. Elle impose cependant, 9 fois sur 10, 99 fois sur 100 ou 999 fois sur 1000, selon les enjeux et les métiers, de réagir adéquatement, sur le vif, dans une certaine solitude, souvent dans lurgence et lincertitude (Perrenoud, 1996 e).
On conviendra sans doute que lobligation de compétences est aussi fondamentale que difficile à contrôler. Faut-il attendre que se produise une faute professionnelle grave pour évaluer les compétences, au prix de procédures administratives ou pénales lourdes et peu formatrices ? On peut évidemment souhaiter quon parvienne à évaluer les compétences de façon plus banale et moins dramatique, en formation initiale et durant la carrière professionnelle. Faute de quoi on sera tenté de rêver dune impossible obligation de résultats ou de revenir à une stérile obligation de procédure. Comment sy prendre ? Et dabord, de qui est-ce laffaire ? Ce sera lobjet dun prochain article.
Ayant défini lobligation de compétences, il reste à passer dune idée générale à sa mise en uvre : une obligation que nul ne peut contrôler nen est pas une. Si les compétences ne sont pas évaluables, ou seulement à la suite dune faute professionnelle grave déclenchant une enquête, alors linstitution scolaire est condamnée soit à ne pas évaluer régulièrement le travail des enseignants, soit à choisir entre la peste et le choléra, autrement dit une impraticable obligation de résultats et une obligation de procédure qui fait obstacle à la professionnalisation de lenseignement.
Lévaluation des compétences rencontre des difficultés conceptuelles et techniques. Pourtant, ce ne sont pas les obstacles principaux. Ils ne seront sérieusement étudiés et surmontés que lorsquon saura à qui il revient dévaluer les compétences des enseignants. Or, à cette question épineuse, les systèmes éducatifs napportent pas de réponse bien claire. Ils oscillent de nos jours entre lespoir un peu magique de voir le problème se résoudre par lui-même et lhésitation des acteurs à sengager dans un rôle perçu comme difficile, ingrat et à hauts risques.
Le rêve dêtre débarrassé du problème
Deux espoirs vains hantent le débat sur lévaluation des enseignants :
Sans être absurde, ces idées font preuve dun bien grand optimisme quant au fonctionnement des organisations et des êtres humains. Voyons pourquoi, même sil faut, pour cela, écorner quelques images dÉpinal.
Les limites de la certification initiale
Les systèmes éducatifs engagent, autant que possible, des enseignants au bénéfice dune formation initiale certifiée. Ils peuvent donc espérer quils auront les compétences requises du seul fait quils ont franchi un double obstacle : 1. obtenir un diplôme ; 2. décrocher un emploi. Dans certains systèmes, cependant, ces deux barrières nen font quune, car le diplôme garantit lemploi. Même lorsquil existe un véritable marché du travail, les compétences ne constituent pas nécessairement le critère dominant de sélection.
Dans tous les cas, chaque système voudrait bien que la certification de la formation initiale soit un gage de compétence. Cet espoir, partiellement fondé, se heurte néanmoins à deux mécanismes assez généraux :
Passer entre les mailles du filet
Aucune procédure dévaluation certificative nest infaillible. La plupart des institutions de formation initiale combinent en général, pour décider dune certification, des épreuves classiques de connaissances, de courtes visites dun formateur ou dun superviseur en classe et un rapport du " maître de stage ". Il serait bien audacieux de prétendre quon a, de la sorte, satisfait aux conditions techniques dune évaluation rigoureuse et équitable des compétences. Toutefois, le principal obstacle à une certification " pure et dure " nest pas dordre technique. Il tient à une réalité simple : le pouvoir dévaluer est difficile à assumer dans la société actuelle, parce quil oblige lévaluateur à dire, à certains évalués, des choses difficiles à entendre. Alors que le rapport pédagogique construit à lécole avec des enfants et des adolescents autorise les enseignants à porter des jugements très durs, parfois sans prendre de gants, lévaluation se fait honteuse dans une partie du monde des adultes, notamment la fonction publique. Cela commence dès la formation initiale, qui se trouve souvent imbriquée au monde du travail, soit parce que cest une formation en emploi, soit parce que les stages provoquent une immersion partielle dans les établissements.
À lentrée ou au début dun cursus de formation initiale, une éventuelle élimination repose sur des critères académiques classiques ou des attitudes. Comment pourrait-on évaluer des compétences alors que létudiant commence à peine à les construire ? Il semble urgent dattendre. Toutefois, deux ans plus tard, alors que létudiant a progressé dans le cursus, lévaluation ne paraît pas plus facile, parce que se joue désormais le sort dune personne qui a investi une partie de sa vie dans une formation professionnelle, sest forgé une identité de futur enseignant, sest intégrée à des établissements, a occupé une place dans le dispositif au détriment dautres candidats, a mobilisé des ressources qui seraient gaspillées si la formation nallait pas à son terme. Pour interrompre cette trajectoire, il faut, outre de bonnes raisons, un vrai courage. Les formateurs le trouvent lorsquil y a contre-indication majeure : le système de certification en fin de parcours barre la route aux étudiants manifestement incapables denseigner. Encore faut-il quils ne soient pas trop nombreux, car une trop forte proportion mettrait en cause le système de formation lui-même. Aux étudiants qui ne sont pas radicalement incompétents, on laisse volontiers le bénéfice du doute, on les garde aux études un ou deux semestres de plus, en feignant de croire que cela va les mettre à niveau et on les certifie, en faisant confiance à lexpérience et à la formation continue pour combler leurs lacunes
Le rôle des maîtres de stage (appelés parfois formateurs de terrain) et des autres formateurs impliqués dans la certification finale est très inconfortable, ils sont pris dans un réel dilemme. Pour empêcher, voire pour retarder, laccession dune personne à un métier dont elle rêve, parfois, depuis son enfance, il faut avoir un autre souci, aussi fort : ne pas laisser entrer dans le métier une personne manifestement incompétente, qui ferait des dégâts. Or, sil est relativement facile dêtre catégorique sur des aspects personnels ou relationnels qui représentent des risques, on peut plus facilement minimiser des incompétences pédagogiques et didactiques " rachetées " par un amour indéfectible des enfants et un désir touchant denseigner. Si lon participe à la mémoire collective dun système éducatif, on sait bien quau gré des besoins et des fluctuations démographiques, on sest montré parfois bien " arrangeant ", en confiant des classes à des gens faiblement ou rapidement formés. Pourquoi faire un malheureux en appliquant impitoyablement une norme qui, en dautres temps, a paru fort élastique ?
Des scrupules honorables des uns et des autres, il résulte quen amont on laisse avancer les gens sous prétexte, justement, quils sont en formation, en espérant quil se trouvera bien quelquun pour les arrêter le jour où leur incompétence sera tout à fait établie ; et quen aval, on se dit quon naurait pas laissé les étudiants savancer autant dans le parcours de formation sils avaient un niveau clairement insuffisant ; de toute façon au vu de leur investissement, on pense quil nest plus temps de les éliminer. Les formateurs sont souvent pris au piège des idées quils professent : au nom dune pédagogie de la réussite, ils laissent aller jusquà la certification des personnes qui ne la pratiqueront jamais ! La solution élégante consisterait à pratiquer une évaluation formative et à construire vraiment les compétences manquantes. Hélas, les cursus de formation permettent rarement des solutions aussi souples et différenciées.
Il serait tentant de se draper dans une vertueuse indignation et daffirmer quune formation " digne de ce nom " ne certifie que des enseignants absolument compétents. Toutefois, cest en entretenant de pareilles fictions quon sombre dans la pensée magique. Souvenons-nous plutôt que le pouvoir dévaluer nest pas plus facile à exercer durant la carrière professionnelle quen formation initiale et que les même dilemmes, parfois de plus graves, guettent ceux qui veulent évaluer les compétences des professionnels en exercice !
En début de carrière, les procédures dévaluation les plus sérieuses sont en définitive, hélas, les plus dures pour les intéressés : engagement dans un statut précaire et stabilisation si et seulement si les compétences sont dûment attestées après une ou plusieurs années de pratique.
La vie continue
À supposer quen fin de formation initiale lévaluation certificative soit rigoureuse et ne mette sur le marché du travail que des débutants compétents, le problème ne serait quà moitié résolu, car au cours du cycle de vie professionnel, les compétences ne restent pas figées, elles se développent ou régressent, sélargissent ou se rétrécissent (Huberman, 1989 b). Deux processus contradictoires sont à luvre :
Si lécole, ses programmes, son fonctionnement et son public ne changeaient pas, on verrait ces deux tendances saffronter, et faire pencher la balance dans un sens ou lautre, en fonction de lénergie, du rapport au métier, de la propension à se poser une question existentielle : " Vais-je mourir debout, au tableau noir, une craie à la main ? " (Huberman, 1989 a). Lévolution de lécole brouille les cartes et oblige chacun à maints recommencements, parce que les élèves, les familles, la culture, la société ont changé.
Imaginons un enseignant dont la formation initiale a été certifiée en 1976. Il a traversé vingt ans de la vie du siècle et a dépassé la quarantaine. Il a donc encore autant dannées de travail devant soi. Comment accorder quelque crédit à sa lointaine certification ? Tant de choses sont arrivées depuis, dans le système comme dans sa vie personnelle et professionnelle, quon ne peut imaginer lenfermer à jamais dans une image de ses compétences établies 20 ans plus tôt. Lévolution peut aller dans lun ou lautre sens : des enseignants jugés très compétents en début de carrière peuvent sombrer dans une pratique minimaliste, frontale, peu inventive et inefficace, alors que des débutants qui survivaient avec peine, à force de travaillé sur leurs difficultés, deviennent des experts, à limage de ces enseignants qui, par divers accidents de lhistoire, ont été engagés sans véritable formation initiale et figurent parmi les plus compétents de leur génération.
La certification à lentrée dans le métier nest donc pas entièrement fiable, mais cela na pas nécessairement de conséquences graves, puisque les acquis initiaux ne sont quun des déterminants des compétences dix ou vingt ans plus tard. On tend toujours à surestimer limportance de la formation initiale. Dans un système éducatif et une société en transformation, elle nest que le point de départ dune longue histoire, au gré de laquelle bien dautres facteurs vont influencer les représentations du métier, lidentité de lenseignant, ses savoirs professionnels et ses compétences.
Les limites de lautoévaluation et de la coévaluation
Parmi les compétences attendues dun véritable professionnel, il y a certainement la capacité de sautoévaluer et de se former dans les domaines où il se sent moins solide, et celle dévaluer ses collègues et de leur transmettre un message constructif les incitant à se perfectionner ou simplement à réfléchir à leur pratique. Sans mettre en doute lutilité de ces modes de régulation, on peut douter de leur généralité.
Une improbable autorégulation
Dans le meilleur des mondes, la compétence professionnelle serait garante delle-même et il ny aurait nul besoin dintroduire une évaluation des compétences. Hélas, nous ne vivons pas dans le meilleur des mondes. Sans doute, pour une partie des professionnels, un système dévaluation externe des compétences pourrait sembler superflu, dans la mesure où ils portent en eux une forte capacité dautoévaluation, dautorégulation et dautoformation. Ce nest pas la règle commune. Naffirmons pas trop vite quun enseignant " digne de ce nom " sévalue, se forme et na donc nullement besoin quon mette en place un système dévaluation externe. Un peu de réalisme psychosociologique ne saurait nuire : dès lenfance, nous apprenons tous quil faut avoir lair plus compétents que nous ne sommes pour être aimés, félicités, récompensés, ou tout simplement pour avoir la paix et une certaine liberté. Lécole renforce ce curriculum caché et le monde professionnel ne nous enseigne pas autre chose. Chacun serait ravi dêtre compétent. Là nest pas le dilemme. Comme le dit volontiers Philippe Meirieu, tous voudraient savoir, mais chacun nest pas prêt à apprendre. Construire des connaissances prend du temps et de lénergie, confronte à soi-même et exige une persévérance et une discipline dont nous ne sommes pas toujours capables ; développer nos compétences promet un éventuel bénéfice à long terme, mais nous prive à coup sûr, dans limmédiat, de temps libre et dactivités agréables. Potasser son vocabulaire allemand ou regarder la télévision ? faire ses exercices de mathématique ou rejoindre les copains ? Qui, enfant ou adolescent, na jamais hésité et choisi parfois la facilité ? Les adultes sont-ils bien différents ?
Plusieurs mécanismes endogènes peuvent équilibrer notre goût de la paresse, par exemple :
Heureusement, ces moteurs ne sont pas rares et portent une partie des professionnels à entretenir et à développer leurs compétences. Même alors, les effets peuvent être très sélectifs et ne pas garantir le niveau de compétence attendu par linstitution. La conscience morale, lorgueil ou la passion dapprendre ne vont pas nécessairement de pair avec la lucidité. Un enseignant peut passer des jours entiers à se perfectionner en géographie ou en grammaire, parce que cela lintéresse ou parce quil estime quil doit être irréprochable, sans voir que ses failles sont dordre didactique ou relationnel. La volonté ou lenvie dapprendre ne suffisent pas, si elles ne sont pas guidées par une perception précise de ce quon sait faire et de ce quon devrait savoir faire.
Par ailleurs, pour une partie des professionnels, ces moteurs ne fonctionnent jamais ou tombent rapidement en panne : il arrive un moment de la vie où le sens du devoir saffaiblit, où le plaisir de la découverte sestompe, où lénergie vitale diminue. Il serait bien hâtif de jeter la pierre à quiconque : il y a certes des cyniques, des " fumistes ", des escrocs dans tous les métiers, mais il y a aussi des gens dont la vie privée est difficile, qui ont des problèmes de santé ou dargent, dont les proches ne vont pas bien ou qui ont, pour dautres raisons, perdu le goût de vivre ou dapprendre, se sont repliés sur eux-mêmes ou nont plus une identité assez forte pour sinvestir dans leur travail.
Nous savons notre infinie capacité à nous illusionner sur nous-mêmes, à nous donner raison, à ne pas voir les failles quun observateur un peu expérimenté perçoit au premier coup dil. Il ny a donc pas de régulation automatique. Nous sommes assez habiles pour " arranger " la réalité de sorte quelle soit acceptable. Dans tous les métiers, il y a donc à la fois des professionnels compétents et conscients de lêtre, dautres qui se sous-estiment ou se surévaluent, et dautres encore, qui savent leurs limites, mais nont pas pour autant la force, lorgueil, le courage de se mobiliser.
Une évaluation mutuelle prudente
Pouvons-nous compter sur les autres pour renforcer nos capacités dautoévaluation ? Seulement jusquà un certain point et sous certaines conditions :
Entre les êtres humains, il existe une immense complicité pour se renforcer mutuellement dans que chacun est " à la hauteur ". Pour se couper dun groupe uni, il suffit dinsinuer que lun de ses membres nest pas irréprochable ; aussitôt, on devient celui qui juge, " se prend pour quelquun ", donne des leçons ou verse dans la pensée négative. Il nest pas plus facile de mettre en avant ses propres doutes ou limites : cest ainsi que dire à haute voix, dans une salle des maîtres, quon ne sait pas pratiquer une évaluation formative ou différencier son enseignement peut susciter soit un rejet agressif, soit une dénégation navrée " Parle pour toi. Nous ne sommes pas concernés. Si tu veux tavouer incompétent, cest ton problème ".
Au sein dune équipe pédagogique, le contrat de coopération peut autoriser une évaluation mutuelle, mais chacun " marche sur des ufs " et réfléchit à deux fois avant de porter un jugement. Il sait dexpérience que, même lorsquun collègue lui demande de dire " sincèrement " ce quil pense de sa façon de faire, il en espère une appréciation positive et ne lui sait que modérément gré dune évaluation critique. Les blessures narcissiques peuvent détruire la relation et une équipe pédagogique ne dure que si ses membres ont, entre autres choses, appris la prudence dans leurs jugements mutuels.
On peut espérer que trois processus modifieront progressivement la situation :
- lémergence dune culture professionnelle de lévaluation, permettant dentendre des commentaires critiques sans " se décomposer ", en dissociant progressivement la personne de ses actes. Les pilotes, les athlètes, les musiciens ont intégré la critique par les pairs aux routines de travail, sans toujours la vivre sereinement ; pourquoi les enseignants ny parviendraient-ils pas ?
- la définition de contrats de coopération professionnelle fixant des règles du jeu, assurant une forme de réciprocité dans la critique, garantissant le droit de sexpliquer et de demander à lautre de nuancer ou réviser son jugement ; ce qui fait peur, souvent, ce nest pas la critique, mais le fait quelle entraîne rejet, exclusion, malaise ou conflit, quelle perturbe la relation sans faire bouger les représentations et les pratiques, faute dêtre réglée par un contrat explicite ;
- le passage à une formation plus substantielle à lautoévaluation, à lintervision et plus globalement à une pratique réflexive, individuelle et collective.
Lévolution est amorcée, voire avancée, ici ou là. Même si on peut attendre des progrès dans ces trois directions, ils ne dispenseront pas dune prise en charge institutionnelle de lévaluation des compétences.
À qui appartient-il dévaluer les compétences ?
Une prise en charge institutionnelle néquivaut pas, ipso facto, à une " inspection par la hiérarchie ". Il sagit plutôt daffirmer que lautoévaluation et la coévaluation spontanées, aussi bienvenues soient-elles, ne suffisent pas à réguler la mise à jour des compétences et quil faut donc que " linstitution sen mêle ".
Linstitution est, traditionnellement, assimilée au " pouvoir organisateur " de lécole. Toutefois, plus on va vers la professionnalisation de lenseignement, plus la responsabilité de lévaluation des compétences peut être leffet dune synergie entre ladministration scolaire et des représentants de la profession. Il importe en tout cas de dissocier le principe dune évaluation institutionnelle des compétences de ses modalités. Lattribution de tâches et de pouvoirs dévaluation à des acteurs déterminés est un choix crucial, à peser très soigneusement.
Auparavant, posons un postulat : lévaluation institutionnelle ne devrait intervenir que pour suppléer aux limites de lautoévaluation ou de lévaluation mutuelle. Si des processus spontanés de régulation sont à luvre, linstitution et la corporation se borneront à les soutenir. Le rôle dune évaluation externe ne devient irremplaçable que lorsque ces processus sont absents ou trop hésitants.
Qui doit alors intervenir ? Trois modèles connus sont en concurrence :
Chacun de ces modèles a des points forts et des points faibles.
Lévaluation par un corps dinspection
Ce modèle, le plus classique, a les défauts de ses qualités. Il est, du moins sur le papier, sans ambiguïté ; les inspectrices et inspecteurs ont un statut dautorité, qui leur donne le droit dentrer dans les classes, dobserver, dévaluer, de dire ce quils pensent et de donner des directives incitant fermement le praticien à affiner ou moderniser ses pratiques, au besoin en suivant une formation. Cette clarté du rôle a une conséquence paradoxale : assignés à être observés et évalués, les enseignants ne se sentent nullement obligés à la transparence, ils cherchent plutôt, très normalement, à faire bonne impression. Dans les systèmes qui connaissent la notation, lenjeu de linspection est dêtre " juste assez bon " pour ne pas se voir refuser une notation correcte. Dans les autres systèmes, cest de ne pas attirer lattention. On se trouve dans le jeu classique du chat et de la souris, qui nest pas un jeu coopératif. Si linspecteur a beaucoup de temps et de persévérance, il peut aller au-delà des apparences, car il est difficile de faire illusion plus de quelques heures. Dans plusieurs systèmes scolaires, leurs autres tâches et le nombre denseignants dont ils sont responsables, semblent obliger les inspecteurs à ne faire que des visites éclairs, très espacées, au cours desquelles ils ne peuvent détecter (ou confirmer) que des dysfonctionnements majeurs. Même lorsquils voient des choses plus subtiles, le temps leur manque pour les vérifier et faire partager leur analyse à lintéressé.
Plusieurs facteurs plus récents rendent cette forme dévaluation encore moins efficace :
Ces constats appelleraient mille nuances. Il existe certainement des inspectrices et des inspecteurs respectés, sûrs deux et de leur conception du métier et assez courageux pour oser évaluer les compétences des enseignants, dire quand ça ne va pas et assumer le rôle ingrat et délicat de celui qui avance une critique forte et met lenseignant en demeure de se former. Si cela fonctionnait à large échelle, le problème de lobligation de compétence et de son contrôle serait résolu, et cela se saurait
On peut faire la même analyse pour les chefs détablissements lorsque leur mandat leur confère des fonctions dinspection ou dévaluation des personnels dont ils ont la charge. Proviseur dun lycée français, chargé dévaluer ses professeurs, Michel Mazeran en témoigne :
Il est des moments dans la vie dun chef détablissement, où même lindividu le plus imbu de limportance de sa mission peut être gagné par le doute : cest la période de la notation des personnels. Chacun dentre nous déploie alors des trésors dhabileté pour confectionner les formules les plus vides de sens, encore quil soit vrai quun sens codé, accessible aux seuls initiés de ce langage ésotérique, auprès duquel la langue de bois est dune limpidité durasienne, se cache parfois dans les replis de phrase apparemment passe-partout.Ainsi, il est courant que " donne satisfaction " signifie quen fait celui dont on parle est bien médiocre, mais meilleur, tout de même, que celui qui " donne globalement satisfaction ", car sous ce constat, anodin en apparence, se cache la dénonciation de lincurie la plus totale. Jai pour ma part averti les enseignants de mon établissement que je nécris pas ce que je ne pense pas, ce qui ne signifie pas, ils lont bien compris, que ce que je pense puisse toujours être écrit. On joue donc chaque année à ce que Célimène exposait si bien dans le Misanthrope, de même que " la malpropre sur soi, de peu dattraits chargée " devenait, transformée par le regard amoureux, une " beauté négligée ". Lincapable, celui à qui vous ne confieriez pour rien au monde votre enfant, devient, par la grâce de la muse de la prose administrative, un " enseignant consciencieux ". Le terroriste, dont la pédagogie tient plus du maintien de lordre que de louverture à la culture, est " soucieux de faire progresser ses élèves ", pendant que les nombreux enseignants que vous souhaiteriez remercier, dun éloge sincère, pour le travail remarquable quils accomplissent sont obligés de se contenter de deux lignes qui tiennent plus de la notice nécrologique dans le journal local que de lexpression de votre gratitude (Mazeran, 1995, p. 2).
Mazeran laffirme " la cérémonie désuète de linspection doit céder la place à un dialogue fructueux consécutif à une visite et mettant en lumière les écarts entres les compétences déjà acquises et les autres " (ibid, p. 3). Mais sil y a cérémonie, nest-ce pas pour conjurer la difficulté dune évaluation formative inscrite dans un rapport dautorité ?
Lévaluation par un corps de conseillers pédagogiques
Comment intervenir auprès dun enseignant qui na rien demandé ? Tel est le dilemme du conseiller pédagogique sans autorité hiérarchique, tel quil est connu au Québec ou dans le canton de Vaud. Même si linstitution lui donne le droit et le mandat de se rendre dans les classes, il hésitera à user de cette prérogative sil ne se sent pas le bienvenu. On peut donc comprendre quun conseiller pédagogique soit porté, au fil des années, à travailler en priorité avec ceux qui le sollicitent et limpliquent dans leurs projets dinnovation, et de moins en moins avec ceux qui nont quun désir : se faire oublier.
Ici encore, un conseiller pédagogique particulièrement consciencieux et téméraire peut saventurer dans des classes en forçant un peu la porte. Sil est très compétent et si lenseignant nest pas totalement sur la défensive, cela peut élargir le cercle des enseignants entrant en dialogue avec lui. On peut douter que cette fonction permette datteindre et de faire bouger individuellement les enseignants qui en auraient le plus besoin. Cest pourquoi elle soriente assez souvent vers des tâches - au demeurant fort utiles - de développement et danimation pédagogiques, au niveau de létablissement ou du système éducatif, en abandonnant le terrain des visites de classes et du dialogue singulier avec un enseignant à propos de sa pratique. Tout se passe comme si les systèmes éducatifs, lorsquils élaborent des cahiers des charges, faisait preuve dun volontarisme irréaliste et sous-estimaient lextrême difficulté de faire usage de toutes les prérogatives dun rôle professionnel, quel quil soit. Les transactions entre acteurs, dont dépend leur coexistence pacifique, exigent en effet, informellement, que chacun ne pousse pas systématiquement son avantage aussi loin que les textes ly autorisent.
Lévaluation par des collègues expérimentés et mandatés
Dans un tel dispositif, cest en général à un collègue dune autre école quil convient douvrir sa classe. Celui-ci ne vient pas de son propre chef, mais dans le cadre dun mandat pour lequel il sest porté volontaire. Ce mandat est donné par linstitution, mais son principe gagne à être concerté avec les associations professionnelles.
Il y a alors extériorité de lévaluateur en même temps quégalité de statut hiérarchique. Cela rend-il la relation plus confiante ? Tout dépend des enjeux. Si lévaluation reste purement formative, on peut imaginer quune partie des enseignants acceptent la visite dun collègue et ses commentaires " critiques mais constructifs ", à condition que cela reste entre eux. Si lévaluation débouche sur des conclusions destinées à être communiquées à dautres niveaux de lorganisation scolaire et surtout sur des injonctions, il est peu probable que le statut de collègue suffise à rendre acceptable ce qui ne lest pas venant dun inspecteur ou dun conseiller pédagogique.
Les difficultés sont donc en partie les mêmes. Cest cependant lune des voies les moins explorées et qui mérite donc dêtre envisagée, même sil ne faut pas en attendre des effets miraculeux. Si un évaluateur suscite de lhostilité, cela peut tenir à son statut, et de ce point de vue un collègue est moins menaçant quun supérieur hiérarchique ou un spécialiste qui na pas de classe. Cela ne devrait pas masquer lessentiel : nul naime être observé et évalué sil sent que cela peut tourner à son désavantage, que ce soit dans des domaines très concrets (notation, stabilisation, avancement, revenu) ou dans un registre plus symbolique. Un acteur a du mal à ne pas traiter comme un adversaire, voire un ennemi, celui qui a le pouvoir de lévaluer et, sil ne répond pas aux exigences, de lui compliquer la vie et de lui infliger une blessure narcissique. Le crédit dont bénéficie a priori un pair réputé bienveillant peut faire place à une conduite défensive dès le moment où il joue un rôle dévaluateur. On peut même, au moment où les choses tournent mal, regretter de ne pas avoir à faire à quelquun qui " ny connaît pas grand chose ". Un enseignant sévèrement jugé par sa hiérarchie parvient en effet à maintenir intacte son estime de soi en déniant toute compétence à son juge. Il est difficile de se défendre aussi facilement contre le jugement dun collègue jouissant de lestime de la corporation.
Sommes-nous dans une impasse ?
Sommes-nous devant une mission impossible ? Il se peut - la lucidité commande denvisager cette éventualité - quil ny ait aucune réponse vraiment satisfaisante au problème du contrôle des compétences, dans létat présent des mentalités et des rapports de force, du moins dans le cadre de la fonction publique. On se trouve en effet dans une situation de transition où le corps enseignant revendique une autonomie quil nassume pas vraiment, où lautorité nest plus assez légitime pour incarner la norme et entamer souvent une épreuve de force, où la professionnalisation est assez avancée pour " délégitimer " toute forme de contrôle externe, mais pas assez pour que les professionnels prennent le relais.
Ce pessimisme quant à la recherche dune solution vraiment convaincante nempêche pas de travailler à un progrès. Chacune des formules passées en revue, en dépit de ses limites, accomplit une partie de la tâche. On pourrait viser à les améliorer et à les compléter. Plutôt que de chercher un système unique, mieux vaudrait faire coexister plusieurs modalités et plusieurs réseaux dévaluation externe.
On pourrait aussi tenter de poser le problème en dautres termes. Jusquici, le contrôle des compétences a été placé implicitement dans le cadre dune rencontre - et parfois dun duel - entre lévaluateur et lévalué, avec un enjeu institutionnel, une forme de certification des compétences à légard de tiers. Et si lon concevait plutôt un dialogue formatif ? Il pourrait sétablir à la fois :
Cela supposerait une évolution des modes de gestion du système éducatif, amorcée, mais encore bien fragile, et lémergence de rôles et de contrats nouveaux. Est-ce une voie davenir, du point de vue de lobligation de compétences et de son contrôle ? ou une façon nouvelle de " noyer le poisson " ? Pour le savoir, il faut savancer un peu plus loin dans la description de dispositifs alternatifs. Ce sera lobjet dun nouvel article.
Jai plaidé, à partir de lexpérience conduite dans lenseignement primaire genevois, pour une formation continue explicitement orientée vers le développement de compétences professionnelles identifiées (chapitre I). Il eut été possible den rester là, cest-à-dire dans le meilleur des mondes : des compétences étant définies, des offres de formation seraient faites dans ce sens, et chacun " ferait ce quil a à faire ", sans que linstitution ait à se préoccuper du contrôle et de lévaluation des compétences.
Cette perspective positive rencontre deux obstacles :
1. Lidée même quil faille évaluer des compétences nest pas acquise. Hutmacher (1996) montre quun quart seulement des enseignants pensent avoir des comptes à rendre à linstitution et à la société. Les autres se sentent responsable devant les parents (25 %), les enfants ou les élèves (30 %), les collègues (3 % !) ou eux-mêmes (17 %). Lorsquelle se décide à affronter le problème, lécole oscille entre une impossible obligation de résultats et une stérile obligation de procédure. Jai proposé de sortir de ce dilemme en allant vers une véritable obligation de compétences (chapitre II). Pour cela, il faut rompre :
Honorer une obligation de compétence, cest " faire tout ce qui est humainement et professionnellement faisable ", sans être condamné à réussir, mais sans pouvoir se protéger derrière la formule bureaucratique " Jai observé le règlement à la lettre, on ne peut rien me reprocher ". Un défaut de compétence nest pas de lordre dune infraction à une règle. Cest une réponse décevante à une attente légitime à légard du professionnel : quil fasse preuve de discernement, de jugement, desprit dinitiative et de décision, defficacité dans lidentification et la résolution des problèmes et de respect dun code éthique (la fin ne justifie pas tous les moyens).
2. Même lorsquon opte pour une obligation de compétences, cest un principe plus facile à énoncer dans labstrait quà mettre en uvre. Les difficultés intrinsèques dune évaluation des compétences (Demers, 1995 ; Mazeran, 1995, Pion, 1995 ; Tardif, 1996) se conjuguent inextricablement au fait que les enseignants ne tiennent pas à être évalués et que nul acteur du système nest assez " suicidaire " pour engager un rapport de force à ce propos, ni localement, ni à léchelle de lorganisation scolaire. Lautoévaluation et la coévaluation, aussi souhaitables soient-elles, ne sont pas spontanément pratiquées par tous. Il y a donc nécessité dune évaluation institutionnelle ; or, cette dernière est en quête dacteurs (chapitre III) : les inspecteurs nont plus guère envie dinspecter et rêvent de devenir gestionnaires ou animateurs ; les conseillers pédagogiques préfèrent lanimation globale et laccompagnement déquipes dynamiques au dialogue tendu avec des praticiens ; quant aux systèmes dévaluation par des pairs, ils sont prometteurs et méritent dêtre développés, mais ils butent aussi sur la résistance active ou passive de ceux qui ont tout à perdre dun contrôle régulier des compétences.
Le changement comme enjeu du contrôle des compétences
Sommes-nous dans une impasse ? Je nexclus pas une conclusion pessimiste : toute pratique nest pas évaluable correctement hic et nunc ; elle lest sans doute dans labsolu : il nest jamais impensable détablir des critères, de mener des observations, de les interpréter et de conclure à la présence ou à labsence de certaines compétences professionnelles. Toutefois, tout ce qui est pensable nest pas praticable lorsque cela concerne des personnes, membres dune corporation, dans le cadre dun contrat et de rapports de travail.
Une interaction coopérative
Lévaluation des compétences suppose la coopération active des intéressés et ne peut se faire à leur corps défendant. On peut éventuellement mesurer les acquis de leurs élèves à leur insu ou contre leur gré, sur la base dexamens, dépreuves communes ou encore des notes et travaux quils rendent à lautorité scolaire. La conformité des enseignants aux procédures prescrites suppose une observation dans leur classe, mais elle peut à la rigueur se faire dans le cadre dune obligation administrative : en consultant le journal de classe, les cahiers, les carnets, en inventoriant les moyens denseignement disponibles, en surveillant les horaires et les absences, en évaluant lavancement dans le programme, en sinformant sur la quantité de devoirs donnés à domicile, en examinant quelques leçons, un inspecteur expérimenté peut apprécier la conformité dun enseignant aux règles en vigueur.
Pour évaluer des compétences, il ne suffit pas dobserver un moment, il faut sinstaller plus longuement dans la classe et surtout parler avec lenseignant de façon non défensive. La compétence ne saurait sétablir uniquement en fonction de ce quil fait ou de la manière dont il le fait. Il faut comprendre pourquoi lenseignant fait ce quil fait, comment il raisonne, de quelles données il dispose, ce quil tente de comprendre ou de réaliser. Du fait que, durant une matinée, il ninterroge jamais un élève en difficulté, peut-on conclure quil ne sy intéresse pas ? Pourquoi ne pas envisager que cest une feinte indifférence, qui fait partie dune stratégie ? Si lenseignant ne réprime pas tout bavardage intempestif, est-ce parce quil est laxiste ou parce quil veut construire une relation pédagogique qui ne soit pas constamment cassée par de petites interventions répressives ? Lorsquil ne contrôle pas tout, est-ce un manque de sérieux ou une preuve de confiance ? Le sens de laction pédagogique ne se donne pas à voir de façon simple et univoque, parce que chaque événement appartient à une histoire que lobservateur ignore et parce que les gestes professionnels sinscrivent parfois dans une stratégie à long terme, souvent dans une intention et une tactique à plus courte échéance, qui ne sont ni les unes ni les autres facilement décodables à partir des seules observations, mêmes fines, dun visiteur dun jour. Derrière toute pratique, il y a des conceptions de lapprentissage, des théories didactiques, des valeurs, une interprétation des programmes et des finalités de lécole, une vision de la relation pédagogique, une idée des mobiles et des modes de fonctionnement des élèves, bref des raisonnements et des choix qui orientent et expliquent laction. Pour avoir accès à ces clés, il faut entamer une conversation assez confiante pour que lenseignant sexpose. Sil craint que ses propos soient reçus selon le principe " Tout ce que vos direz peut être utilisé contre vous ", comment imaginer quil aide quiconque à comprendre quelque chose à sa pratique, donc à jauger ses compétences ?
Certains cas sont si limpides quon peut conclure à lincompétence en passant une heure dans une classe ou en recueillant quelques témoignages. Sans doute est-ce vrai lorsquil y a total amateurisme ou faute professionnelle majeure, souvent dans un contexte plus chargé : absentéisme chronique, alcoolisme, toxicomanie, pédophilie, violence. Quon puisse alors intervenir et sévir, même sans la coopération de lenseignant incriminé, fort bien. Mais de tels cas sont marginaux et relèvent de la médecine du travail ou des murs presque autant que de la pédagogie. Le contrôle des compétences serait bien pauvre sil nopérait que dans les cas tellement déviants que chacun voit à lil nu quil y a un gros problème.
Des exigences discutables et discutées
Lenjeu de lévaluation des compétences nest pas seulement de détecter des enseignants qui transgressent des règles élémentaires et méritent donc des sanctions. Ce nest pas alors une question de compétence, mais de respect du cahier des charges et des obligations imposées par la législation ou lappartenance à une organisation. Lenjeu majeur est dentrer en dialogue avec des enseignants honnêtes, sérieux, voire consciencieux, mais qui pratiquent une pédagogie rigide, faiblement différenciée, inutilement autoritaire, mal maîtrisée, donc peu efficace, peu propice au développement et aux apprentissages. De tels enseignants ne sont pas " hors-la-loi ", ils sont simplement en deçà du niveau de compétence attendu.
Qui décide des critères en fonction desquels on juge quun enseignant nest pas ou nest plus " à la hauteur " ? Certains enseignants sous-estiment les exigences du système ou les méconnaissent, parfois parce quelles sont très vagues, sont en train de changer ou sont fortement controversées. Dautres les perçoivent assez bien, mais ny adhèrent pas, parce quils refusent les politiques de léducation, les programmes et les orientations didactiques qui les fondent. La complexité du métier et les ambiguïtés des organisations scolaires permettent de présenter tout défaut de compétence comme un rejet respectable dexigences jugées excessives ou illégitimes. Même lorsquun manque de compétence a de tout autres sources, il est plus facile de le justifier en le présentant comme une résistance à la mode, aux politiques en vigueur, aux réformes " aberrantes ".
Cela complique singulièrement le tableau. Dans certains métiers, lincompétence ne peut se déguiser aussi aisément sous les apparences du bons sens pédagogique, de la fidélité aux " traditions qui ont fait leur preuve ", du dédain des modes ou du refus des " pseudo inventions prétentieuses des spécialistes ou des chercheurs ". On peut aussi se défendre en niant lexistence ou lampleur des problèmes qui appellent des compétences nouvelles, on peut par exemple minimiser limportance de léchec scolaire, des mouvements migratoires, de la violence, ou dégager la responsabilité de lécole. Cest ainsi quon peut refuser toute légitimité aux compétences requises en matière de différenciation ou dinstauration dun contrat social de non violence dans lécole, en définissant le rôle du maître comme celui qui enseigne à des élèves motivés, correctement socialisés et aptes à suivre le programme, en rejetant toute les responsabilités sur la famille ou les collègues si ces conditions ne sont pas réunies.
Le manque de compétence est toujours difficile et douloureux à reconnaître et chaque praticien en difficulté, quel que soit son métier, cherchera dans un premier temps à se trouver des excuses et à légitimer son incompétence en invoquant le droit à la différence ou à la libre expérimentation. Certains métiers semblent toutefois plus propices que dautres à de tels tours de passe-passe. On voit mal un médecin justifier une erreur professionnelle au nom dune conception personnelle de la santé. Certes, il existe une marge dappréciation, autour des traitements ou des opérations à hauts risques, par exemple, mais sans commune mesure avec la latitude quon se donne en pédagogie. Sans doute cela tient-il à la fois au développement limité des sciences de léducation aussi bien quau rapport quentretiennent nombre denseignants aux savoirs issus de la recherche ou de lexpérience des autres. Cela se passerait différemment dans un métier dont la professionnalisation serait plus avancée, où chacun ne se sentirait pas libre de dire à propos de nimporte quelle question " Cest mon opinion et je la partage ". Mais telle est la situation aujourdhui.
Une évaluation négociée
Quen conclure ? Que lévaluation des compétences professionnelles des enseignants nest pas facilement réalisable sur le modèle de métiers où la part de la rationalité technique ou scientifique prédomine, par exemple les pilotes de ligne. À tout moment de leur carrière, ils sont évalués par un expert qui est aussi un collègue. Il ne le vivent pas confortablement, dautant que les enjeux sont majeurs, avec le risque de perdre ou de ne pas gagner lautorisation de voler sur certains appareils, donc certaines lignes. Pourtant, cela fonctionne et cela paraît " normal ", à la fois parce que cest intégré au contrat de travail et parce que les critères paraissent pour la plupart légitimes, même lorsquils sont défavorables. Rien nest en effet plus facile que dadhérer à des normes de qualité face auxquelles on fait bonne figure. La légitimité des critères se mesure lorsquil y a confit entre lenvie dêtre jugé favorablement et une exigence qui vous met en difficulté.
Je nen déduis pas que lévaluation des compétences est impossible, mais quelle doit nécessairement :
Ce dernier point est essentiel : si lévaluation ne permet pas le changement, elle suscite le conflit ou la régression.
On peut, à propos des compétences des personnes, épouser la thèse selon laquelle " Lefficacité des établissements ne se mesure pas : elle se construit, se négocie, se pratique et se vit " (Gather Thurler, 1994).
Concrètement, quels dispositifs mettre en place ? Je propose dinvestir :
Inciter à la professionnalisation interactive
Lidéal serait que chacun évalue ses compétences comme son état de santé, parce quil y a intérêt, parce que cela lui paraît de lordre dune régulation élémentaire de lécart entre ses projets et son action effective. Quiconque apprend une langue parce quil en a besoin dans sa vie professionnelle ou privée progresse plus en quelques mois que durant des années de cours de langue à lécole. Cela vaut de tout apprentissage. La différence, cest que si quelquun napprend pas une langue et se trouve le seul à en souffrir ou à en pâtir, cela reste son problème. Dans une organisation qui voudrait que tous ses employés apprennent des langues étrangères, le problème de la direction serait : comment faire pour leur en donner envie plutôt que de limposer ?
Par des incitations financières, répond souvent le monde de lentreprise. Transposé au monde de léducation, cela conduit au fantasme de quelques administrations scolaires aux idées courtes : le " salaire au mérite ". La volonté déquité pousserait inévitablement à définir et à mesurer le mérite de façon tellement bureaucratique quon imagine mal quil puisse conserver quelque rapport avec une véritable évaluation des compétences en termes defficacité pédagogique. De là à récompenser la docilité, le pas est vite franchi. Mais là nest pas lessentiel : il est vain de croire quon peut, dans un métier de lhumain, fonder la recherche defficacité sur lappât du gain. La raison est aussi simple que fondamentale : quiconque serait mû avant tout par ce mobile aurait dû choisir un autre métier. Sil est tout de même devenu enseignant, on peut douter de sa capacité de sengager dans une relation pédagogique et didactique féconde, qui suppose une forme de générosité, de refus du marchandage.
Dans un métier de lhumain, ce qui pousse les gens à se surpasser nest pas toujours désintéressé. On peut trouver une profonde satisfaction narcissique à éduquer et instruire, à se sentir à fois utile et nécessaire. Le moteur le plus sûr du développement des compétences dun enseignant, cest le surcroît de sens, didentité, de maîtrise et de plaisir professionnels quil en attend. Tout cela peut senraciner dans la satisfaction du devoir accompli, dans la lutte militante pour une bonne cause ou dans des enjeux plus personnels.
Sil en allait ainsi pour tous les professionnels, chacun travaillerait spontanément à évaluer et développer ses compétences, à la manière dun athlète ou dun artiste. Puisque ce nest pas le cas, la question devient : comment atteindre ceux qui ne sont pas spontanément prêts à réfléchir sur leur pratique et à progresser, ceux dont ce nest pas la façon ordinaire de vivre ? Certainement pas en les assujettissant à des procédures formelle dévaluation et de notation, mais plutôt en les impliquant dans diverses formes de professionnalisation interactive.
Monica Gather Thurler (1996 a) la définit comme lun des sommets dun triangle :
On le voit, ce modèle reste assez abstrait en ne renvoie pas à un dispositif unique, mais à lensemble des formes dinteraction et de coopération entre enseignants qui soient susceptibles de favoriser la pratique réfléchie et la professionnalisation, de stimuler des synergies entre développement personnel et travail collectif. On pensera notamment à limplication dans :
Il nest ni nécessaire ni possible que chacun soit constamment impliqué dans toutes ces modalités de professionnalisation interactive. Il reste cependant à sortir dun cercle vicieux connu : la même minorité active simplique dans la plupart des activités mentionnées, alors quune large majorité ne participe à aucune ou presque.
Sans doute pourrait-on envisager dintégrer au cahier des charges de chacun non seulement le souci de se former (qui nimpose pas de suivre la formation continue), mais la responsabilité de sengager fortement selon lune au moins des modalités envisagées, en considérant que " cela fait partie du job ", quon a le choix de la modalité, mais pas le droit de ne simpliquer dans aucune modalité de professionnalisation. On pourrait sinspirer de ces écoles qui imposent la pratique suivie et sérieuse dun sport ou dun instrument de musique, mais laissent toute liberté quant au choix du sport ou de linstrument.
Ici encore, cependant, mieux vaut parier sur lincitation. Cest une des fonctions importantes des cadres : aider les boulimiques du travail collectif et de la militance, à se protéger du burn out et encourager les autres à sengager davantage. Les différences entre établissements ou circonscriptions sont à cet égard spectaculaires, selon que le responsable ne se sent pas concerné ou, au contraire, ne perd aucune occasion de pousser les enseignants à sengager, à prendre des responsabilités et le risque de se confronter à des défis et à des collègues. Le thème de lempowerment est dactualité dans les travaux sur linnovation et la professionnalisation (Gather Thurler, 1996 a). Or, pour prendre du pouvoir, il faut, paradoxalement, au moins au début, y être invité dans un système qui a longtemps envoyé le message : " Chacun à sa place ! ". Une autorité qui craint le changement na aucun intérêt à pousser les enseignants à prendre des responsabilités et du pouvoir. Seuls ceux qui souhaitent le progrès de lécole feront lanalyse inverse et prendront le risque dune autorité négociée.
Où est lévaluation dans tout cela ? Partout et nulle part. Elle devient une composante de la coopération, de la démarche de projet, de la réflexion et de lanalyse. Un acteur engagé dans une entreprise ambitieuse ne cesse de faire le point et dintroduire des régulations, y compris en travaillant au développement de ses propres compétences. Quil en ait alors conscience ou non, il dispense le système de régulations plus lourdes et autoritaires.
Trois dispositifs plus spécifiques
Lincitation à la professionnalisation interactive ne peut suffire. Il faut donc la compléter par des dispositifs plus spécifiquement orientés vers lévaluation ou vers le contrôle des compétences. Jen distinguerai de trois espèces, complémentaires :
Les premiers sont pluriels, et peuvent tenir compte dune certaines diversité, dans les limites des moyens et du temps disponibles. Le contrôle hiérarchique exige une plus grande unicité. Ce nest pas le dispositif le plus sympathique et, dans le meilleur des mondes, lefficacité des deux premiers rendrait son intervention presque exceptionnelle
Ces divers types de dispositifs sont institutionnels, au sens où ils sont organisés, si possible conjointement, par la corporation professionnelle et le pouvoir organisateur, et où les enseignants ne sont pas libres de sen dispenser. Cela signifie que la participation à ces divers dispositifs est inscrite dans le cahier des charges. Cela va de soi - du moins en théorie - pour le contrôle, mais ce devrait être vrai pour les deux précédents, quon considère souvent comme réservés aux volontaires. Cest dire que linstauration de tels dispositifs est en soi un combat, qui na une chance dêtre gagné que sil y a alliance durable du pouvoir organisateur et de laile marchante de la profession, avec toutes les négociations voulues pour quune fois mis en place, de tels dispositifs fonctionnent avec le soutien des principaux acteurs. Développer lévaluation des enseignants sans ou contre les organisation denseignants ne peut quaboutir à des faux-semblants ou à des crises.
Supervision et évaluation formative
Diverses modalités de supervision individuelle ou collective participent de la professionnalisation interactive. Je les isole ici pour les lier plus explicitement à une démarche dévaluation formative.
Il sagirait ici dimposer la participation régulière à une forme ou une autre de dialogue formatif avec un visiteur sans pouvoir hiérarchique, mais qui serait dûment mandaté pour interviewer, observer, dire ce quil voit et entend, poser de bonnes questions, suggérer des pistes. Bref transposer à une relation dadulte à adulte une démarche dobservation formative portant sur les compétences et les pratiques, dans un climat coopératif (St-Arnaud, 1992, 1995).
Le visiteur pourrait être un conseiller pédagogique ou un collègue enseignant qui joue ce rôle, sans cesser de tenir en parallèle sa propre classe. Jai déjà souligné les limites de ce dispositif si on veut linfléchir vers une évaluation certificative, avec des conséquences pour la notation, la progression dans la carrière ou divers avantages statutaires ou salariaux. Je crois en revanche que linstitution gagnerait à imposer lexistence et la qualité dun tel dialogue, sans vouloir en contrôler le contenu ou les suites.
Dans le champ du travail social ou de léducation spécialisée, il y a longtemps que la supervision peut à la fois être imposée par contrat dans son principe et être réalisée dune façon strictement confidentielle, sans aucune interférence avec les rapports quotidiens de travail, notamment les rapports hiérarchiques. Ce nest pas du tout contradictoire, même si ce mode de faire est assez étranger à la culture des organisations scolaires.
Cela suppose évidemment la constitution, la formation, lanimation dun corps de visiteurs. Les deux variantes statutaires ont des incidences différentes. On peut avancer par exemple lhypothèse que des conseillers pédagogiques seront mieux formés en sciences de léducation, se sentiront moins identifiés aux praticiens, plus extérieurs, et moins liés par une solidarité de corps. Les visiteurs issus du corps enseignant et continuant à en faire partie auront une plus grande familiarité avec les ficelles du métier, partageront une culture professionnelle, créeront une relation moins asymétrique. On peut envisager une troisième voie : engager des superviseurs étrangers à lorganisation scolaire, dont ce serait la seule tâche. Cette formule, qui fonctionne dans le registre dune supervision centrée sur lidentité et la relation, devient plus difficile lorsquil sagit des compétences, car il faut alors que le superviseur soit fortement qualifié dans le champ de la pratique observée. Mais pourquoi ne pas envisager de mobiliser des enseignants nexerçant plus le métier ou dautres professionnel de léducation ?
Tout dépendra en fin de compte, autant que du statut, de la trajectoire personnelle des visiteurs et de lesprit dans lequel ils font leur travail. Pourquoi faudrait-il choisir ? On peut imaginer quune partie des enseignants seront plus à laise avec des égaux, dautres avec des conseillers pédagogiques exerçant clairement un autre métier. Lessentiel est que le dispositif soit au-dessus de tout soupçon et soit obsessionnellement confiné à des fonctions formatives, donc à une évaluation au service exclusif de lévalué. La confidentialité ne nourrit pas alors la complaisance ou la complicité, bien au contraire. Elle autorise même une certaine tension, parce que le seul risque que court le praticien, cest de se voir renvoyer une image de lui qui ne lui fait pas plaisir et dentendre des suggestions quil peut ignorer, mais en sachant quil travaille contre lui-même.
Il sensuit, faut-il le dire, que les inspecteurs et les chefs détablissement ne peuvent en aucun cas exercer une telle supervision, ni à ce titre, ni même en prenant une autre casquette. Il est même déconseillé de devenir conseiller pédagogique immédiatement après avoir exercé une fonction dautorité, car on retrouvera difficilement la crédibilité requise. Les systèmes éducatifs qui, dun jour à lautre, débaptisent les inspecteurs pour les appeler conseillers pédagogiques ne rendent pas service à une fonction qui doit se définir, exclusivement, par une relation daide, fondée sur la coopération. Cela ne signifie pas que cette relation est constamment harmonieuse, mais quelle ne perd jamais de vue son but premier : être utile au " client ".
Audit et suivi détablissements
Lévaluation des enseignants évoque encore aujourdhui limage dune relation duale, une rencontre entre un observateur de passage et un enseignant observé. Peut-être est-il temps de rompre avec cette figure traditionnelle. À lheure où on constitue les établissements en personnes morales et en acteurs collectifs, où on leur demande davoir un projet et de rendre des comptes sur son avancement, comment ne pas envisager de connexions entre lévaluation des compétences et laccompagnement de projets détablissement ?
Le sort dun projet détablissement dépend, parmi dautres facteurs, des compétences individuelles et collectives des enseignants impliqués. Concevoir, négocier, conduire un projet détablissement et en rendre compte offrent à chacun loccasion de se confronter aux pratiques des autres et de prendre la mesure soit de ses choix implicites, de ses limites et du rapport entre les premiers et les secondes.
Dans la mesure où le corps enseignant dun établissement est solidairement engagé dans un projet, chacun devient dépendant des autres et a donc des attentes légitimes en termes de disponibilité, de force de travail, dattitude, mais aussi de compétences apportées à la tâche collective ou dans le cadre dune division équitable du travail. Le fonctionnement même dun projet constitue donc un premier niveau de régulation des compétences, à la condition que linstitution rende la solidarité à la fois nécessaire et vivable, ce qui suppose sans doute un aménagement du statut des établissements.
Un second niveau de régulation apparaît dans le dialogue entre létablissement et un interlocuteur externe, au stade de la genèse dun projet aussi bien que de son évaluation après une ou plusieurs années. Cela suppose que les projets détablissement aient un statut, sinscrivent dans un contrat qui oblige les parties à négocier et aussi bien des ressources que des franchises, libertés accordées en dérogation de la règle commune.
Le problème se pose évidemment dans des termes différents selon que lorganisation scolaire prévoit ou non un chef détablissement. Sil existe, il est préférable quil soit solidaire du projet ; il ne peut donc être en même son interlocuteur, même sil est linterlocuteur interne des équipes pédagogiques et du corps enseignant. Linterlocuteur dun projet détablissement peut être le responsable administratif dune zone plus large, mais on peut envisager des formules différentes, par exemple une équipe daccompagnement ou daudit.
Dans le cadre de la rénovation de lenseignement primaire à Genève, linterlocuteur des écoles est un " groupe de recherche et dinnovation " (GRI) sans autorité hiérarchique, mais qui est garant dun suivi du contrat passé entre les écoles et lautorité scolaire. Ce groupe est composé pour lessentiel denseignants sinvestissant dans cette tâche à temps plein ou temps partiel.
Autre piste : dans lacadémie de Lille, tous les établissements ont fait lobjet dun audit, dans le cadre dune démarche expérimentale (Demailly, 1996). Des équipes de quatre personnes ont été constituées : deux inspecteurs, un chef détablissement et un formateur. Elles se sont organisées, dans le cadre dun cahier des charges général, pour préparer, conduire, interpréter et restituer un audit, avec analyse de documents, visites dans les classes, entretiens, rencontres avec les groupes dacteurs.
On peut imaginer dautres dispositifs encore. Limportant est, dans le contexte de lévaluation des compétences, que le feed-back ne porte pas seulement sur le fonctionnement, le réalisme dun projet ou lécart entre le plan et sa réalisation, mais sinscrive dans un bilan et une analyse des ressources humaines et propose une politique de formation faisant partie du projet détablissement.
Un contrôle hiérarchique clairement assumé par les cadres
En dernière instance, si tout le reste ne suffit pas à assurer une régulation douce des compétences, il est légitime que lautorité joue pleinement son rôle. Pour ce faire, il importerait que les inspecteurs sortent de lambiguïté assez générale que constate lOCDE :
Lors de lexamen de ces différents mécanismes, il convient de relever le rôle ambigu des inspecteurs. Beaucoup dentre eux sefforcent de combiner une fonction de contrôle au rôle de conseiller pédagogique. Inspecter, cest évaluer aux fins de gestion ou de contrôle. Donner des conseils, cest rendre un service dont on peut ne pas tenir compte. La clarification du rôle des inspecteurs est une tâche toujours plus nécessaire. Leur compétence technique est un autre problème. La plupart dentre eux sortent des rangs des enseignants les plus appréciés. Ils nont pas nécessairement une vue globale de léducation, ils ne saisissent peut-être pas la manière dont elle sarticule aux autres domaines de la politique sociale ni la contribution que les recherches pédagogiques peuvent apporter. De même, il leur arrive facilement dadopter lattitude dun " amateur éclairé " vis-à-vis de lévaluation. Or, ils doivent avoir une bonne maîtrise technique des différents modes dévaluation ce qui implique la définition de critères, lélaboration de méthodes appropriées de travail sur le terrain, laptitude à établir des rapports qui soient utilisables par ceux qui font lobjet des évaluations comme par ceux qui en sont les destinataires (OCDE, 1996, p. 42).
Les chefs détablissements vivent, selon les traditions nationales, une semblable ambiguïté. Parfois leaders et animateurs pédagogiques, parfois gestionnaires sans responsabilité quant aux démarches didactiques des professeurs, les chefs détablissement sont aussi en quête didentité.
La problématique de lévaluation et du contrôle des compétences nest quun aspect du débat. Toutefois, aussi longtemps que les intéressés et les systèmes éducatifs nauront pas opté clairement pour un rôle ou un autre, lévaluation restera dans lambiguïté, elle aussi.
On ne peut trancher simplement dun problème complexe, qui a partie liée avec la gestion des systèmes scolaires et de linnovation. Je me limiterai donc à un postulat assez simple : les organisations scolaires doivent, dune manière ou dune autre, déléguer le contrôle des pratiques et des compétences de leurs salariés à des cadres dont cest le travail, aussi inconfortable soit-il. À ceux qui ne souhaitent pas assumer cet inconfort, que linstitution propose dautres voies, sans renoncer à la fonction elle-même et en ayant la sagesse dy nommer des gens qui en assument la dimension dévaluation. Il est souhaitable, une fois encore, que tout soit mis en place pour que le rapport dautorité nintervienne quen désespoir de cause et pour quil garantisse au mieux le droit et la dignité des personnes. Il reste à assumer pour une fraction minoritaire des enseignants une véritable tension, voire un conflit ouvert autour des compétences. Le droit dêtre incompétent dans un poste de travail ne fait pas partie des droits de lhomme ! Ce dernier dispositif est en quelque sorte le fondement de tous les autres, il assure que labsence de régulation et de formation ne restera pas sans conséquences.
Pour cela, on ne peut faire léconomie dun réexamen du rôle des inspecteurs et des cadres, dans le sens dune professionnalisation accrue, assortie dune formation adéquate et dune identité plus claire (Gather Thurler, 1996 b ; Perrenoud, 1994, 1996 g).
Entre statu quo et formule magique
Il serait bien illusoire de prétendre avoir fait le tour dune question difficile, qui pose le problème de la norme, du pouvoir, de la liberté, de la responsabilité, de la gestion des organisations. Je ne suis pas certain que les dispositifs suggérés soient à la hauteur du défi, et ce ne sont certainement pas les seuls possibles. Il ny a pas de formule magique et tout dispositif dévaluation des compétences est au coeur des contradictions du système éducatif et plus globalement de la fonction publique aussi bien que du travail salarié.
Ces difficultés ne devraient pas dissuader de rechercher, par approximations successives, des formules viables et perfectibles. Une chose est sûre, en effet : le maintien du statu quo nest pas favorable à la régulation des compétences professionnelles, donc à la professionnalisation du métier denseignant.
Les difficultés de la construction et de lévaluation des compétences professionnelles des enseignants sont telles quelles peuvent décourager les plus convaincus. Affronter les difficultés relationnelles, éthiques et techniques de toute évaluation nest déjà pas facile, et nul ne se précipite pour jouer ce rôle ingrat dans une société prompte à dénoncer labus de pouvoir ou la technocratie dès quon cherche à analyser de près lefficacité du travail humain. À ces enjeux sajoutent les conflits qui se nouent inévitablement autour de la conception, de la mise en place et de la régulation de tout dispositif dévaluation ou de contrôle. Ces conflits sont dautant plus difficiles à surmonter durablement quil y a à la fois confusion quant au rôle de lautorité, divergence sur les politiques de léducation et les figures modernes du métier denseignant, controverse sur les profils de compétences et les niveaux dexigence et crise endémique de léducation scolaire
Sil faut persévérer, ce nest pas peur ajouter un problème, mais parce que la question des compétences et limpuissance à les former et à les évaluer convenablement fait partie du problème. En ce sens, aller vers lidentification des compétences et leur régulation participe du mouvement vers des écoles efficace, vers lémergence dun praticiens réflexifs et détablissements autonomes, bref vers la professionnalisation accrue des métiers de léducation,
Astolfi, J.-P. (1992) Lécole pour apprendre, Paris, ESF.
Authier, M, et Lévy, P. (1996) Les arbres de connaissances, Paris, La Découverte.
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Dix domaines de compétences reconnues
comme
prioritaires dans la formation continue
des enseignantes et des enseignants primaires
Les dix grands domaines de compétences qui suivent ne prétendent pas faire le tour du métier denseignant. Sans pour autant être exhaustif, le tableau répertorie les domaines sur lesquels un accent particulier est mis par le nouveau cahier des charges des enseignants, la rénovation de lécole primaire, la nouvelle formation initiale. À partir de ces domaines de compétences, des propositions de cours et de séminaires vous sont offertes, précisant les contenus disciplinaires et/ou transversaux.
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Genève, Enseignement primaire, Service du perfectionnement, 1996.
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