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Structurer les cycles dapprentissage
sans réinventer les degrés annuels
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1997
De la difficulté de penser une scolarité sans degrésVertus et limites dune gestion intégrée du curriculum dun cycle dapprentissage
Esquisse dune organisation modulaire dun cycle dapprentissage
La question de lorganisation de la scolarité intéresse dordinaire les historiens, les sociologues, les spécialistes de léducation comparée et pour dautres raisons les responsables des administrations scolaires. Peut-être devrait-elle concerner aussi ceux qui veulent combattre léchec scolaire et réduire les inégalités, notamment par une différenciation accrue de lenseignement. La pédagogie différenciée trouve en effet rapidement des limites si on lenferme dans lorganisation actuelle de la scolarité. La création de cycles dapprentissage dau moins deux à trois ans, formant des entités globales à lintérieur desquelles on ne pratique ni redoublement ni aucune autre forme de sélection, est une condition de lindividualisation des parcours de formation dans lenseignement obligatoire (Bautier, Berbaum & Meirieu, 1993 ; Perrenoud, 1995 c, 1996 b et e).
Le présent essai sattache à une question centrale : peut-on, et comment, créer des cycles dapprentissage sans les structurer en étapes annuelles reconstituant insidieusement des degrés de programme ? Nest-ce pas, dira-t-on, ce que vise lidée même de cycle dapprentissage ? Cest vrai, mais le concept nest pas entièrement stabilisé et des usages laxistes ou prudent saccommodent de lexpression comme dun équivalent plus moderne des classiques cycles détude. Même lorsquon pense explicitement les cycles dapprentissages comme une alternative à lorganisation de la scolarité en années de programme, il y a loin de la coupe aux lèvres, pour des raisons qui ne tiennent pas à la mauvaise volonté ou à lincohérence des acteurs, mais à la grande difficulté de penser lorganisation de la scolarité obligatoire, à large échelle, sans réinventer les degrés, dans les représentations et dans les pratiques, sinon dans les textes.
Peut-on mettre les finalités entre parenthèses ?
Une réorganisation de la scolarité ne vaut que si elle permet à davantage délèves de mieux apprendre. Il importe notamment quelle représente un progrès sensible pour les élèves en difficulté, car ceux qui réussissent sans peine dans lorganisation actuelle de lécole ne justifient pas sa réforme. En contrepartie, une réorganisation visant les moins favorisés ne doit pas pénaliser les " bons élèves " daujourdhui. Visant à réduire les écarts, les cycles dapprentissage ne sauraient y parvenir au prix dun nivellement par le bas. Cest pourquoi on ne peut les considérer uniquement comme une extension des mesures daide aux élèves en difficulté ou en échec. Ils ne valent que sils rendent possible une meilleure formation de base de lensemble des élèves.
Le but des cycles dapprentissage nest pas dinnover dans la définition des finalités de lécole, mais de développer des dispositifs permettant à chacun de mieux sapproprier les savoirs scolaires. Une transformation des structures dans le sens des cycles oblige cependant à réorganiser les contenus et à les préciser, notamment pour les formuler en termes de compétences clés ou dobjectifs-noyaux associés à lensemble dun cycle dapprentissage. Inévitablement, toute reformulation, toute clarification relance le débat sur le bien-fondé des programmes et sur les finalités de lécole, parce que le consensus est toujours fragile, construit sur un certain flou (Perrenoud, 1995 a). Dès quon tente de le dissiper, des débats apaisés reprennent de plus belle.
Sans nier son importance, on peut souhaiter que la clarification ultime des buts de léducation scolaire ne soit pas un préalable à la réflexion sur les structures. Si lon devait lattendre, on différerait indéfiniment le débat sur les structures. Or, quelles que soient les finalités affichées, ce débat est nécessaire, car il répond à une préoccupation pragmatique : comment faire pour que les objectifs affichés soient réellement atteints par la majorité des élèves ? À quoi servirait-il en effet de se battre pour la redéfinition de la culture scolaire pour constater, une nouvelle fois, quon ne parvient pas à donner à tous les mêmes chances de se lapproprier ? Le présent essai invite donc à suspendre un instant les controverses sur le bilinguisme, léducation à la citoyenneté ou les objectifs de lenseignement de la langue maternelle ou de la mathématique, pour se demander : comment travaille-t-on à former tous les élèves dans le sens des finalités du moment ? De ce point de vue, même si elle se développe dans le cadre de la rénovation de lenseignement primaire à Genève, la réflexion proposée ici ne vise pas une système éducatif particulier, dans la mesure où presque tous sont confrontés à lhypothèse des cycles dapprentissage ou aux aléas de leur mise en place à lécole primaire. À lécole secondaire, les choses se compliquent encore du fait de la sélection et de la diversification des filières ou des niveaux, mais la question des degrés est aussi ouverte. Lexpression " cycle dapprentissage " a dailleurs été adoptée par lenseignement secondaire dans certains pays.
Je mintéresse ici moins aux concepts organisateurs dans leur abstraction quaux fonctionnements quils sous-tendent. La vertu des structures ne se joue pas principalement dans les textes, mais dans leur mise en uvre au quotidien par des acteurs dont elles définissent les tâches, les responsabilités, les coopérations nécessaires, mais auxquels elles laissent une large marge dinterprétation et dautonomie. Si le Ministère institue des cycles dapprentissage alors que tous les acteurs du terrain préfèrent continuer à fonctionner en degrés, les cycles nexisteront que dans les textes
Il sagit du travail enseignant, des pratiques pédagogiques telles quelles sont déterminées par la structuration du cursus et la division du travail entre les professeurs. Le regard porté sur les pratiques sinspire de la sociologie du travail et des organisations, avec des parallèles avec dautres secteurs de la vie active. Le propos nest pas critique, mais la posture adoptée pourra provoquer quelques réactions vives : quand bien même lenjeu est la formation des élèves, léclairage proposé porte sur le travail des enseignants et sur lorganisation. Non parce que la réalité des élèves, de leurs attitudes, de leurs capacité dapprendre, de leur diversité ne jouerait aucun rôle dans la fabrication de léchec scolaire et des inégalités. Simplement, les élèves sont ce quils sont, comme les familles, les classes sociales, la société. La seule dimension sur laquelle lécole a prise, cest son propre fonctionnement !
Lorsque la pédagogie différenciée se heurte aux structures
Tout effort de différenciation de la pédagogie se heurte, tôt ou tard, à la " coutume " selon laquelle un groupe délèves ayant à peu près le même âge et les mêmes acquis antérieurs travaillent, un an durant, avec un ou plusieurs professeurs, pour assimiler un programme conçu à cette fin et qui représente un palier bien identifié dans le cursus. La scolarité est ainsi découpée en étapes annuelles quon nomme, selon les traditions nationales, degrés, niveaux, classes, sections (petites et grandes), cours ou grades. Je parlerai ici de degrés, entendus comme des étapes de progression dans un curriculum structurée en années de programme.
Depuis trente ans, les efforts de différenciation de lenseignement tentent dassouplir cette structure. Mentionnons en vrac :
Ces mesures ne sont pas exclusives. Toutes représentent un certain assouplissement des contraintes, donc des possibilités accrues de différenciation et dindividualisation des parcours. Toutes se fondent sur certains présupposés théoriques ou idéologiques qui en limitent la portée. Aucune nest véritablement à la hauteur des défis posés par lhétérogénéité des apprenants.
Cest pour aller plus loin quon a, dans divers systèmes éducatifs, envisagé ou décidé la création de cycles dapprentissage de deux ou trois ans. Hélas, la notion est ambiguë et peut cacher aussi bien un maintien à peine dissimulé des degrés quune organisation réellement alternative du cursus et des progressions individuelles. Pourquoi ? Parce quil est très difficile de concevoir et de faire fonctionner des structures aussi simples et pratiques que les degrés annuels On se trouve dans une situation assez comparable à celle quon rencontre lorsquon veut supprimer les notes : toute alternative apparaît moins familière, évidemment, mais au-delà, effectivement plus exigeante et complexe. Pour affronter résolument cet obstacle, mieux vaut avoir dexcellentes raisons !
Historiquement, la forme scolaire déducation na pas toujours été associée à une organisation en degrés de programme. Elle a été " inventée " par les premiers collèges, au XVIème ou XVIIe siècle (Chartier, Julia et Compère, 1976) sans devenir aussitôt la seule forme de structuration des études. À lécole primaire, elle ne sest imposée que progressivement, contre des formes plus individualisées aussi bien que contre lenseignement mutuel, organisation dun tout autre type (Giolitto, 1983, Vincent, 1980). Encore faut-il ajouter que, jusquà un passé récent, lécole primaire, en raison de la dispersion géographique des établissements, a souvent réuni dans la même classe des élèves suivant des programmes différents, jusquà six ou huit dans certains cantons suisses. La classe à degré unique sest imposée dabord dans les zones urbaines, puis sest étendue progressivement aux zones rurales, à la faveur de regroupements scolaires.
Cette rationalisation de lappareil éducatif a permis de scolariser massivement tous les enfants de 6 à 16 (voire 18) ans, et daccroître, de décennie en décennie, les taux de scolarisation préobligatoire et postobligatoire. Elle applique à la formation des individus certains principes de la production industrielle, notamment :
Une telle gestion des flux suppose donc lexistence de deux mécanismes étroitement complémentaires :
La relative simplicité de ces mécanismes est au principe de leur force. Il faut ajouter que lédition scolaire a calqué la conception et la production de masse des manuels et moyens denseignement sur cette structuration du cursus, ce qui, en retour, la renforce terriblement. Toute organisation alternative se heurte au fait que la plupart des moyens denseignement disponibles ont été conçus pour une année de programme déterminée, ce qui condamne les enseignants et les équipes qui sécartent de cette ligne à adapter, voire à créer leurs propres moyens aussi longtemps que le système éducatif na pas donné aux maisons dédition des gages dune mutation à large échelle.
Comment sétonner dès lors que le degré reste un pivot de lorganisation scolaire, qui sarticule autour de cet invariant. On tente certes, depuis quelques années, dassouplir ce système, mais cest une façon de garantir sa pérennité : si lon décloisonne les degrés ou si lon rend les passage plus fluides entre eux, nest-ce pas quils existent toujours comme catégories de référence ?
Les cycles dapprentissage : une notion ambiguë
Lidée de cycle dapprentissage ne permet pas de saffranchir ipso facto de la notion de degré. Aussi longtemps, par exemple, quon se demande comment sopère le passage dun degré à lautre à lintérieur dun cycle, ou si un élève peut appartenir à plus dun degré, cest quon na pas véritablement rompu avec lidée quun cycle nest quune succession de degrés, sans doute un peu plus perméables et articulés que dans une école sans cycles.
Un cycle dapprentissage peut désigner, dans son sens minimaliste, un cycle détude traditionnel à lintérieur duquel on aurait limité le redoublement. Pour le Petit Robert, un cycle détude désigne une succession de degrés consécutifs, par exemple " de la sixième à la troisième ". Cest donc une suite dannées de programme. Peut-on libérer la notion de cycle dapprentissage de ce lourd héritage ?
Pour quun cycle dapprentissage apparaisse comme une entité à part entière, et non comme une succession détapes annuelles, peut-être faudrait-il dabord, comme le suggère Linda Allal, dissocier la fin de lannée scolaire de la fin dun cycle et ne pas superposer les rythmes traditionnels des vacances aux décisions de progression dun cycle au suivant. Cela permettrait de bâtir des cycles dun nombre quelconque de mois, 30 ou 45, ce nombre nayant pas en soi dimportance, mais cassant le rythme des saisons et des années scolaires
Même lorsque les cycles dapprentissage sont introduits à large échelle, nous sommes loin dun abandon clair et explicite des degrés annuels. Les textes officiels ne renoncent pas, au contraire, à les mentionner, sans doute pour rassurer les parents et les enseignants. La Nouvelle Politique pour lÉcole, introduite en France par la loi dorientation de 1989, maintient une référence aux degrés : Grande section de maternelle, cours élémentaire, cours préparatoire 1 et 2, cours moyen 1 et 2. Elle insiste simplement sur la continuité éducative, avec des objectifs de fin de cycle assimilés au niveau dexigence du dernier degré et en principe une prise en charge des élèves par le même maître ou la même équipe pédagogique durant toute la durée du cycle.
En Belgique, le Décret relatif à la promotion dune école de la réussite dans lenseignement fondamental, du 9 mars 1995, qui simpose à lenseignement belge francophone de tous les réseaux scolaires, définit un cycle comme " un ensemble dannées détudes à lintérieur duquel lélève parcourt sa scolarité de manière continue, à son rythme et sans redoublement ". La formule " ensemble dannées " reste ambiguë : sagit-il simplement dune période de plusieurs années ou de la réunion dannées de programme ? Larticle 3 lève cette ambiguïté en faveur de la seconde interprétation :
Toutes les écoles fondamentales maternelles et primaires sont tenues de mettre en place, pour le 1er septembre 2005 au plus tard, un dispositif basé sur une organisation en cycle permettant à chaque enfant :1° de parcourir la scolarité dune manière continue, à son rythme et sans redoublement, de son entrée à la maternelle à la fin de la deuxième année primaire.
2° de réaliser sur ces périodes les apprentissages indispensables, en référence à des socles de compétences définissant, après concertation avec les pouvoirs organisateurs, le niveau requis des études.
Larticle 4 étend la même obligation au cycle allant " de la troisième à la sixième de lenseignement primaire ". Cette formulation indique bien le balancement entre deux conceptions dun cycle dapprentissage :
À Genève, la rénovation de lenseignement primaire va vers lintroduction de cycles dapprentissage, mais la suppression des degrés ne viendra que progressivement, les écoles engagées dans la phase dexploration ayant surtout donné une nouvelle jeunesse à la classe " à degrés multiples ", appelée ailleurs classe " à plusieurs cours ", voire " classe unique ", ou misé sur des groupes " multiâges " réunissant plus ou moins longuement des élèves qui restent formellement identifiés par leur appartenance à un degré annuel. Ces tentatives sont intéressantes et poseront tôt ou tard la question du sens des degrés, dès lors que les objectifs sont définis au niveau du cycle, que chacun progresse en principe de façon plus individualisée et quon exclut le redoublement comme simple répétition dun parcours annuel. Même dans ce cas, la progression peut rester globalement pensée par degrés, avec des assouplissements.
En résumé : les tentatives les plus avancées dindividualisation des parcours nont, à ce jour, pas vraiment rompu avec les degrés, pour des raisons assez compréhensibles en regard des peurs que suscite toute organisation radicalement nouvelle. Létape suivante passera par une transformation des représentations sociales. En effet, même si les textes officiels franchissaient définitivement le pas et ne définissaient plus que des objectifs de fin de cycle, sans aucune référence à des années de programme, la notion de degré demeurerait sans doute prégnante, longtemps encore, dans les esprits. Pourquoi ? Certainement en raison de cette sorte dinertie ou de rigidité des mentalités qui fait par exemple quen France, on compte encore en anciens francs plus de trente ans après leur abandon, ou quil est plus difficile de réformer les claviers de machine à écrire que la constitution dun État.
Cependant, la prégnance des degrés annuels va au-delà dune habitude mentale ou langagière dont on aurait du mal à se défaire. Nous pensons en termes de degrés de programme parce que nous navons rien déquivalent à mettre à la place, aucune catégorie aussi simple et commune, qui rende les mêmes services pour gérer les flux, le curriculum et le cursus, les disparités de niveaux.
Un degré annuel de programme fonctionne en effet simultanément :
Lhistoire de lenseignement nous apprend que les sociétés scolarisées ont fabriqué la notion de degré, mais la plupart des contemporains lignorent et imaginent difficilement quon puisse construire un système scolaire sur dautres bases, du moins à large échelle. À petite échelle, diverses écoles alternatives ou expérimentales se sont affranchies de cette servitude, mais la notion de degré reste la seule qui soit partagée à léchelle du système éducatif dans son ensemble, responsables, usagers et enseignants réunis, la seule qui paraisse évidente, lexpression du bon sens même.
Cest pourquoi lintroduction des cycles dapprentissage conduit souvent :
Peut-on aller plus loin, saffranchir totalement du découpage annuel du curriculum ?
De la nécessité dy voir plus clair
La conception dun cycle comme ensemble dapprentissages dans un groupe multiâge est ce qui séloigne le plus des degrés traditionnels. Cependant, la notion de " groupe multiâge " présente un inconvénient sémantique majeur : tout groupe de formation est, au sens strict, multiâge, sauf à ne regrouper que des élèves nés le même jour à la même heure Lexpression ne dit rien de la façon dont on limite lhétérogénéité, dont on structure les tâches, dont on groupe les élèves et dont on gère leurs progressions. Or, là est pourtant lessentiel. Dire " groupe multiâge " nest encore rien dire et ne donne pas la garantie quun cycle dapprentissage ne reconstituera pas, plus ou moins rapidement, des progressions par degrés de programme, au moins dans les esprits.
Aucune structure nest à labri deffets pervers. Toutefois, ils sont ici " programmés " aussi longtemps quon ne parvient pas mieux à penser et à nommer lorganisation du travail, les groupements, la progression des apprentissages et les modes de régulation à lintérieur dun cycle. Lopacité actuelle du fonctionnement interne des cycles peut être un gage de flexibilité et de diversité, mais elle peut aussi couvrir de grandes rigidités ou le retour subreptice à lordre ancien. La responsabilité du système nest pas de normaliser les pratiques et les dispositifs, mais de permettre de les penser dans un langage commun sans laisser le droit à la différence sinstaller à la faveur de la simple confusion conceptuelle.
À la question de savoir ce que font un enseignant isolé ou une équipe lorsquils tentent de fonctionner en cycle dapprentissage, les intéressés pourraient répondre : " Nous faisons de notre mieux, nous savons ce que nous faisons, accordez-nous votre confiance ". Cette prudence, bien compréhensible, me semble empêcher le progrès collectif et la professionnalisation interactive (Gather Thurler, 1994, 1996). Que chacun fasse à sa façon, autrement que tous les autres sil le veut, mais à condition de pouvoir dire ce quil fait et, jusquà un certain point, le justifier par des observations et une argumentation rationnelle. Cette exigence devrait dailleurs sappliquer aux classes actuelles dans la structure en degré. Elle devient vitale dans le cadre des cycles dapprentissage, pour au moins deux raisons :
a. Les fonctionnements internes des cycles dapprentissage ne sont pas stabilisés, là où ils existent ou sesquissent. Il est donc très utile quils soient décrits et confrontés les uns aux autres avant que les praticiens ne senferment dans de nouvelles routines, qui deviendront de moins en moins pensées et explicites, même pour eux
b. Le dysfonctionnement dune classe durant un an peut faire des dégâts, mais ils sont sans commune mesure avec ceux quengendrerait le dysfonctionnement dun cycle dapprentissage durant trois ou quatre ans. Doù limportance de rendre compte et de sexposer au questionnement, voire à la critique, des collègues ou dautres professionnels.
On ne peut faire dune complète professionnalisation du métier denseignant un préalable à la mise en place de véritables cycles dapprentissage. Au contraire, le développement de parcours plus individualisés gérés par des équipes favorisera la professionnalisation en poussant à la coopération et à lexplicitation des pratiques au sein dune école et entre elles. Cependant, ce mouvement vers la professionnalisation nest pas automatique, car la transparence fait toujours peur, on la vit comme un risque. Cest pourquoi on ne fait volontiers état que de ce qui est assuré, de ce qui " tourne " et on parle trop peu et trop tard des problèmes. Mon propos nest pas dexaminer ici cette sorte de censure, ni les rapports entre professionnalisation et introduction des cycles dapprentissage (Perrenoud, 1994 b, 1996 f, 1997 a).
Je ne retiendrai quun seul obstacle à la communication, qui renforce les non-dits : le manque de mots, de représentations, de concepts partagés pour penser lindividualisation et la régulation des parcours de formation. On shabitue progressivement, à lécole primaire, à parler de didactique, dévaluation, de différenciation, de gestion de classe, de situations-problèmes, de relations intersubjectives, de dynamique de groupe, avec des concepts et des mots de moins en moins naïfs, grâce aux apports des mouvements pédagogiques, de la recherche en éducation, des enseignants innovateurs. Sans se leurrer sur le pouvoir des mots, on peut dire quils rendent possible lévolution des représentations et, parfois, des pratiques. En regard des problèmes nommés et travaillés, il reste un point aveugle dans la culture professionnelle : comment pense-t-on, comment nomme-t-on ce qui se joue autour de la progression des élèves dune situation dapprentissage à la suivante, puis dun temps et dun espace de formation au suivant ?
Affrontons lhorreur du vide et la peur du désordre
Supposons quon demande à un groupe dexperts de proposer une structuration de la scolarité obligatoire en cycles détudes permettant à tous les enfants, entre 3-4 et 16-20 ans, dacquérir une culture de base comprenant à la fois un noyau commun et des extensions ou des approfondissements différents. Le contrat devrait expressément prévoir que leur projet ne doit, ni de près ni de loin, ni ouvertement ni implicitement, réinventer les degrés comme base de lorganisation des études.
Les experts auraient la prudence de ne pas demander pourquoi linstruction est obligatoire, ni au nom de quoi il est plus important de maîtriser lalgèbre plutôt que lart de cuisiner. Ils prendraient donc pour donnés les contenus de la culture scolaire et le principe dune instruction de tous durant lenfance et ladolescence. Dégagés des impasses où conduisent de telles questions politiques et philosophiques - au demeurant fondamentales ! -, ils pourraient se concentrer sur leur tâche spécifique : organiser la scolarité obligatoire sans degrés annuels, en visant à atteindre les mêmes objectifs, si possible pour une proportion nettement accrue de chaque génération. Leur première étape serait donc de construire des concepts et un langage permettant de poser des questions dorganisation pédagogique sans induire immédiatement des réponses en termes de degrés de programme.
Au fait des acquis des sciences de léducation, les experts sauraient que nul ne peut apprendre à la place dautrui, que cest le sujet qui apprend et doit donc simpliquer activement dans son apprentissage. Ils sauraient aussi quen laissant chacun apprendre ce quil veut, quand il veut, sans aucune intervention des adultes, la probabilité que les jeunes maîtrisent la culture visée avant 16 ou 20 ans serait extrêmement faible, aussi faible que celle que les statisticiens prêtent à un singe de reconstituer la Bible en frappant au hasard sur un clavier
Les experts poseraient quelques postulats initiaux :
1. Les enfants et les adolescents napprennent que sils sont placés dans des situations dapprentissage qui les rendent actifs et les poussent à écouter, lire, observer, comparer, classer, analyser, argumenter, tenter de comprendre, de prévoir, dorganiser, de maîtriser la réalité, symboliquement et pratiquement.
2. Ces situations doivent être créées, organisées, parce quelles ont peu de chances de se produire spontanément de façon assez dense et judicieuse pour susciter, en temps utile, les apprentissages visés.
3. Comme nous le rappelle le CRESAS (1987) " on napprend pas tout seul ", les situations exigeront très souvent que sengagent des interactions didactiques entre des personnes, donc une dynamique de groupe, complexe et partiellement imprévisible.
4. Il faut donc créer des dispositifs didactiques et les intégrer à ce quon pourrait appeler des espaces-temps de formation, forme dinstitutionnalisation dun travail dune certaine durée poursuivant des objectifs définis avec un groupe de composition stable.
5. Dans le cadre dun même espace-temps de formation, il nest ni possible ni souhaitable que tous les élèves (pas plus que les enseignants) vivent exactement les mêmes situations, en raison de leur place dans les dispositifs didactiques, de leurs investissements, des jeux de pouvoir, des enjeux relationnels, des initiatives et des projets des uns et des autres, de la division des tâches, et plus encore des compétences, savoirs et intérêts déjà construits dans lesprit de chacun. On ne peut donc ni anticiper, ni contrôler précisément ce que chacun vivra une fois entré dans un espace-temps de formation. Tout cela est vrai aussi de chaque dispositif didactique, même sil est possible de contrôler un peu mieux ce qui se passe dans des temps courts.
6. Le principe de la différenciation commande que chaque apprenant se trouve, aussi souvent que possible, dans des situations dapprentissage fécondes pour lui (Perrenoud, 1996 b) cest à dire susceptibles de le faire progresser ; il importe de reconnaître quun dispositif ou une situation ne peuvent que sapprocher de cet inaccessible idéal.
7. Cette limite et le temps long requis par les apprentissages fondamentaux exigent une forme de redondance qui interdit de faire reposer lacquisition dune compétence durant un seul temps et à lintérieur dun seul espace de formation. On rejoint alors la notion dapprentissage en spirale qui sous-tend déjà de nombreux plans détudes organisés en années de programme.
8. Aucun dispositif, aucun espace-temps de formation, aussi riches et durables soient-ils, ne peuvent, à eux seuls, garantir tous les apprentissages visés ; il faut donc penser immédiatement à un ensemble diversifié despaces-temps de formation, dont lenchaînement couvre plusieurs années.
9. Pour tenir compte de laspect progressif de la construction des connaissances et des compétences, la progression dun espace-temps à un autre ne devrait pas se faire au hasard, mais suivre un ordre, qui ne saurait cependant quêtre approximatif et partiel. Il faut quune régulation soit mise en place pour optimiser la circulation des apprenants dun espace-temps de formation à un autre. Cest un premier niveau de différenciation.
10. Il importe quune forme de régulation soit présente à lintérieur des dispositifs didactiques et de lespace-temps de formation qui les abrite, de sorte à optimiser les situations sous langle des apprentissages visés, en misant sur lautorégulation de son travail et de sa formation par lapprenant, mais en lui offrant de laide méthodologique, des incitations et des conseils. Cest un second niveau de différenciation, aussi essentiel que le précédent.
11. Sans mécanismes dincitation, voire de coercition, les enfants ou les adolescents ne se placeront pas constamment dans des situations dapprentissage, et ne choisiront pas spontanément celles qui les conduiront de façon progressive aux maîtrises visées.
12. De même, il est peu vraisemblable que la circulation entre les espaces-temps de formation puisse être laissée à la libre initiative de chaque élève.
13. Le fonctionnement du curriculum et la gestion des problèmes quil pose (territoire, décisions, justice, attribution de tâches) exigent une forme dautorité maintenant la cohésion et la cohérence du tout.
La notion despace-temps de formation reste, à ce stade, volontairement vague quant au nombre denseignants et délèves impliqués, quant au temps quon y passe, quant aux contrats et dispositifs didactiques à mettre en uvre, quant aux objectifs et à lévaluation. Elle indique simplement que le champ de la scolarité primaire ou obligatoire est trop vaste pour quon puisse se passer :
Structurer des temps et des espaces de formation
On peut considérer un groupe-classe travaillant durant une année scolaire, dans le cadre dun degré de programme, comme un espace-temps de formation dun type particulier, celui qui nous est le plus familier et apparaît donc " naturel ". Dans un tel espace-temps peuvent déjà se déployer, en parallèle ou en succession, des dispositifs didactiques très divers, selon la conception pédagogique globalement adoptée : de lalternance entre leçons, exercices et travaux écrits, aux classes gérées selon des méthodes actives et des démarches de projet, divers fonctionnements contrastés coexistent, parfois dans le même établissement. Une structuration forte et uniforme du cursus en degrés annuels ne préjuge pas entièrement des modalités dorganisation interne de ces espaces-temps. Il serait donc absurde de soutenir que lorganisation actuelle de la scolarité empêche absolument le respect des treize postulats précédents. Elle fait simplement reposer lessentiel de la différenciation sur ce qui se joue dans le cadre de la classe et dune année de programme, dans la mesure où la rigidité des degrés et le caractère sommaire des mécanismes de promotion/redoublement ne contribuent guère, pour leur part, à une individualisation optimale des parcours de formation.
Un cycle dapprentissage, dans la mesure où il veut affranchir de ces limites annuelles, peut être conçu comme un espace-temps nettement plus large quun degré. Il nest pas possible de le gérer, même avec un groupe restreint délèves, en transposant purement et simplement des habitudes et des savoir-faire développés à léchelle dune année de programme. Piloter des progressions individualisées sur trois ou quatre ans est un problème inédit, qui appelle des solutions nouvelles. Lespace-temps que forme un cycle dapprentissage est trop vaste pour quon puisse espérer le gérer sans le structurer en espaces-temps plus limités, poursuivant des objectifs moins larges ou à moins long terme. Or, faute dune conception claire et partagée de lorganisation interne dun cycle, on sera tenté de revenir à une structuration en degrés annuels, pour ne pas se perdre !
Je vais tenter de montrer quà partir des treize postulats précédents, on nest pas condamné à réinventer les degrés de programme et lorganisation classique de lécole obligatoire. À ce stade, il serait présomptueux de proposer des structures qui pourraient être mises en place demain. Je mattacherai plutôt à développer des utopies gestionnaires permettant de penser diverses formes dindividualisation des parcours de formation. Ce type dutopie nest pas original, comme en témoignent les travaux de Meirieu (1989 a et b) sur litinéraire des pédagogies de groupes et avant lui les propositions émanant des mouvements de pédagogies nouvelles ou institutionnelles, qui ont toujours tenté de penser simultanément lorganisation scolaire et les situations dapprentissage. Toutefois, en dehors des équipes directement inspirées par des mouvements pédagogiques ou par les sciences de léducation, la culture professionnelle des enseignants nest pas très riche dans ce domaine, sans doute parce que penser lorganisation de la scolarité semble relever de lautorité et du politique davantage que des praticiens qui occupent une place définie dans la structure et nont donc pas besoin de la percevoir dans sa globalité et ses fondements. La professionnalisation du métier denseignant et lémergence de létablissement comme acteur collectif peuvent élargir le cercle des gens impliqués dans cette " démarche utopique ", qui peut salimenter à dautres sources encore :
Pour élargir la réflexion sur lorganisation scolaire, en impliquant de plus en plus denseignants et déquipes dans un travail de conception, on tentera déviter deux écueils connus :
Je proposerai ici deux scénarios, conçus comme des modèles qui sancrent pour une part dans les expériences en cours, mais tentent daller un peu au-delà. Je les opposerai, pour faire court, en parlant pour lun dune organisation intégrée du curriculum dun cycle, pour lautre, dune organisation modulaire.
Dans une organisation dite intégrée du curriculum, lensemble des contenus et des objectifs sont travaillés en parallèle tout au long du cycle. Cette organisation transpose à léchelle dun cycle, en le complexifiant, le fonctionnement actuel dun degré de programme. Ce qui suppose une grille horaire attribuant leur juste part aux diverses disciplines et des modes variés de groupement des élèves, groupes multiâge, groupes de niveaux, groupes de besoins, groupes de projets, groupes de tutorat.
Dans une organisation dite modulaire, inspirée des formations professionnelles et de léducation des adultes, un cycle serait conçu comme un réseau de modules denseignement-apprentissage présentant chacun une spécificité thématique et une certaine clôture. Larchitecture du réseau serait explicite et relativement stable. La répartition du travail entre enseignants porterait essentiellement sur la prise en charge des divers modules. La gestion des progressions se ferait clairement à deux étages : la circulation - individualisée - des élèves entre modules et, à lintérieur de chacun, des progressions tout aussi individualisées.
Par curriculum, jentends ici lensemble des apprentissages quon prétend provoquer chez les élèves traversant un cycle. Cest un curriculum prescrit, que les acteurs transformeront en contenus réels denseignement et de travail et qui donneront lieu à des apprentissages effectifs encore différents (Perrenoud, 1993 a). On peut assimiler la notion de curriculum à celle de programme ou de plan détudes si lon se défait du découpage annuel.
Je laisserai ouverte, dans un premier temps, la question de savoir si le mode de structuration du curriculum dun cycle dapprentissage doit relever de la marge dautonomie des établissements ou dune règle commune. Une chose est sûre : ces fonctionnements concernent un ensemble denseignants qui doivent travailler de manière coopérative. Les choix individuels nont donc de sens quau stade du débat. Pour passer à lacte, il faudra se mettre daccord.
Les deux modèles esquissés ici ne visent donc pas à préparer une mise en uvre, mais plutôt à alimenter le débat. La posture quils exigent du lecteur nest pourtant pas tout à fait la même :
En conclusion, jenvisagerai larticulation ou la combinaison des deux modèles, car on se doute que chacun comporte des points forts et des points faibles et quil resterait à chercher une synthèse.
Lorsquon définit un cycle dapprentissage comme une structure où les élèves " passent " plusieurs années pour construire des connaissances et des compétences définies, lorsquon refuse en même temps de réinventer les degrés, on ne lève pas ipso facto lopacité quon connaît aujourdhui à propos de ce qui se passe durant les neufs mois dune année scolaire lorsque le cursus est structuré en degrés. Au vrai, on lamplifie :
Il y a quelques décennies, linstitution scolaire imposait un découpage mensuel de la progression durant une année scolaire et exigeait le strict respect dune grille horaire, dont témoignait un journal de classe permettant de vérifier que, tous les mardis de lannée, de 9 à 10 heures, on avait fait de la grammaire. Il ne sagit pas de réinventer un tel système de normes à léchelle dun cycle dapprentissage. Lenjeu nest pas de contrôler le respect de règles qui nexistent pas encore, ni den inventer au plus vite pour uniformiser et contrôler. Lenjeu est de penser ce qui se passe à lintérieur dun cycle considéré comme un espace-temps de formation tellement vaste quon sy perdrait si lon norganisait pas le travail et les progressions.
Considérer un cycle dapprentissage comme un " superdegré ", plus étalé dans le temps, offrant donc plus de flexibilité, nest pas absurde. Limportant est de savoir si, ce faisant, on ne court pas le risque majeur daggraver les écarts.
Du bon usage du multiâge
Un cycle dapprentissage est associé à un ensemble dobjectifs à atteindre en plusieurs années. Cela permet toutes sortes dorganisations internes. Actuellement, elles sont diverses, mais se construisent en général à partir dun assouplissement du système des degrés, par décloisonnement des programmes annuels, travail en groupes multiâge et diversification des trajectoires et des positions des élèves.
Lingéniosité et lénergie des équipes peuvent faire émerger des modalités tout à fait intéressantes de formation et de gestion des progressions. Je crains quelles soient trop fragiles et artisanales pour faire face à la complexité des problèmes, parce quelles se construisent au gré dune sorte de bricolage pragmatique qui ne sappuie guère sur une conception explicite et cohérente dun cycle dapprentissage. Est-ce la seule démarche possible de changement qui tienne compte de la réalité du terrain et des acteurs ? Ce nest pas sûr. Si lon compare un cycle dapprentissage à une maison dont les façades resteraient en place alors quon restructure complètement laménagement intérieur, on voit bien quon peut procéder selon deux logiques qui ont, lune et lautre, leurs lettres de noblesse :
Il ny a pas de raison de préférer a priori lune de ces stratégies à lautre. Tout dépend du moteur du changement et de la rigidité des habitants. Sil sagit de répondre concrètement à des problèmes concrets, au coup par coup, la stratégie du bricoleur sera moins coûteuse. Si les problèmes sont structurels et nadmettent quune solution densemble, la stratégie de larchitecte simposera.
La rénovation de lenseignement primaire genevois, étant donnée la pente normale des enseignants, va favoriser la stratégie du bricoleur, qui donne à chacun davantage de pouvoir sur son environnement proche, enjeu de ceux qui sont relativement indifférents à la structure dans son ensemble, mais souhaitent peser sur laménagement de la zone où ils travaillent. Je ne propose pas de prendre le contre-pied, mais de chercher une voie médiane : construire un plan densemble, pour savoir, au minimum, dans quelle direction vont les transformations ; puis le réaliser en acceptant un certain désordre et de nouvelles négociations, pour tenir compte des conditions locales et des préférences de chacun.
Les tentatives actuelles ne me semblent pas dessiner encore une architecture pour une organisation intégrée du curriculum. Sans doute est-ce pour plus dune raison :
1. Lidée même dorganisation intégrée, sans lexclure, ne pousse pas à définir une architecture stable des espaces-temps de formation ; on commence plutôt par abattre des cloisons, sans savoir encore sil faut en reconstruire et comment ; dans un premier temps, on rêve plutôt de cloisons mobiles ; il sagirait ici de favoriser le développement dune " pensée architecturale " sans imposer un plan unique, chaque équipe mettant son autonomie à profit pour naviguer à vue, sans concepts ni schéma directeur, pour construire sa propre maison.
2. Les outils de structuration interne dun cycle dapprentissage ne sont pas stabilisés ; les travaux de Meirieu (1989 b et c) sur les pédagogies de groupe ont mis un certain ordre dans les notions de groupes de besoin, de niveau, de projet, mais on ne peut pas dire que les gens décole disposent déjà dun langage commun pour distinguer clairement ces dispositifs, encore moins pour décrire leurs rôles respectifs et les logiques qui sous-tendent lattribution des élèves à tel ou tel groupe et sa progression de lun à lautre.
3. Il subsiste une forme de dissociation entre les dispositifs et les didactiques. Autrement dit, une école peut penser de façon concertée un ensemble despaces-temps de formation interconnectés, au point parfois que le visiteur a limpression de contempler une raffinerie ou à une usine à gaz, sans quon sache pour autant ce qui se passe à lintérieur de chaque espace-temps. Façon subtile de concilier la coopération au niveau de larchitecture et la liberté de chacun daménager et dutiliser son espace-temps à sa guise.
Flux poussés, flux tendus
Pour poser les problèmes de façon un peu neuve, empruntons quelques éléments aux conception du travail comme flux dactivités orientées vers un ou plusieurs buts. À lécole, le but est de construire des connaissances et des compétences définies. Les situations et les activités dapprentissage sont en principe ordonnées à cette fin. Il reste à en maîtriser le rythme et les enchaînements. De cette maîtrise dépend non seulement la progression de chacun, mais laffaiblissement ou lamplification des écarts entre élèves, voire entre écoles.
Je vais, en minspirant de concepts empruntés à lorganisation du travail, tenter de contraster une gestion à flux tendus et une gestion à flux poussés :
On ne travaille pas moins dans une gestion à flux poussés, mais on suit un plan relativement fixé, on met un pied devant lautre en suivant un itinéraire tracé et linconnue est la durée de chaque étape. Dans une gestion à flux tendus, il y a un compte à rebours qui est au principe de la tension et oblige à revoir et à optimiser constamment la planification du travail, dans une approche inspirée de la résolution de problèmes ou de la pensée stratégique.
Voyons comment ces notions, au demeurant assez proches du sens commun, nous aident à penser la progression des élèves dans le cadre scolaire. On sen doute, toute organisation complexe mêle inévitablement ces deux logiques, la question est plutôt de savoir laquelle est dominante. Lécole est de ce point de vue un lieu paradoxal : elle maîtrise la gestion à flux tendus aussi longtemps quil sagit denseigner à un groupe, alors quelle bascule dans une gestion à flux poussés dès quil est question de faire apprendre par des chemins individualisés !
Un enseignement strictement frontal ne gère quune progression, celle du groupe dans le programme. Les élèves lassimilent inégalement, mais le maître peut feindre de lignorer. À la fin de lannée scolaire, il " fait les comptes " et prend, ou propose, pour chaque élève cette fois, une décision de redoublement, de progression ou de dorientation, qui représente une forme très sommaire dindividualisation. Quune telle pédagogie frontale fabrique de léchec ne lempêche pas dillustrer assez bien une forme de gestion à flux tendus, car le principal souci de lenseignant est de " boucler la boucle ", autrement dit de parcourir tout le chemin dans le temps imparti, au besoin en sacrifiant un chapitre ou en le survolant. Il lui importe notamment de ne pas avancer trop lentement dans les premiers chapitres, pour ne pas être " pris de court " en fin dannée. Il sapplique donc à tourner régulièrement les pages du " texte du savoir " (Chevallard, 1991), pour avancer méthodiquement dun chapitre à lautre. Lorsquil se sent ou craint de se mettre " en retard " lenseignant est poussé à tourner certaines pages plus vite que dautres, voire à se contenter de les feuilleter ou de les résumer. Maîtriser cette progression nest pas aussi facile quil y paraît. La tentation est réelle de passer sur tel ou tel thème plus de temps que prévu, parce que le maître se prend au jeu ou parce que les élèves ne comprennent et napprennent pas aussi vite quil lespérait, quil doit réexpliquer, revenir en arrière, ralentir pour ne pas " larguer " le gros de la classe. La progression des élèves nest donc pas absente des préoccupations du professeur pratiquant un enseignement frontal dans une classe suivant un programme annuel, mais elle est pilotée à léchelle du groupe, les décisions davancement dans le programme étant modulées en fonction de la proportion délèves qui semblent prêts à passer plus loin.
On a ici lexemple dune gestion à flux tendus, parce que les régulations se font constamment en fonction de lobjectif, dans une tension entre le temps qui passe et les obstacles plus ou moins inattendus qui déjouent la programmation la plus réaliste. Il nen va pas autrement sur un chantier de construction, dont les échéances sont impératives. La gestion à flux tendus est une gestion optimale du temps qui reste. Les pédagogies frontales les plus traditionnelles ont développé dans ce domaine des savoir-faire et des savoirs dexpérience, hélas rarement formalisés par les enseignants eux-mêmes. Des études ont montré (Lundgren, 1972, 1974, 1977 ; Lundgren and Pettersson, 1979) que la progression dans le programme est pilotée en référence à un groupe délèves moyens, le maître faisant demblée un double deuil : celui davancer suffisamment vite pour les élèves les plus rapides, et suffisamment lentement pour les plus lents. Il renonce donc, dans une telle pédagogie, à la réussite des plus lents, et privilégie lavancement dune proportion convenable du groupe. Les taux de redoublement ne donnent pas nécessairement une bonne approximation de la proportion délèves " sacrifiés ", car dans les systèmes qui luttent contre le redoublement, ce dernier tend à se limiter aux élèves en grandes difficultés. Cela ne signifie pas que tous les autres ont maîtrisé le programme !
En contrepoint, les pédagogies différenciées ont un immense mérite et affrontent un grand risque. Leur mérite est de sintéresser à la progression de chaque élève et de ne pas se satisfaire dune progression de la moyenne du groupe. Le risque, cest de passer insensiblement dune gestion par flux tendus à une gestion par flux poussés, autrement dit de " pousser " chaque élève vers des progrès sans trop se soucier des échéances et du temps qui reste. Ce nest pas une intention délibérée : les enseignants engagés dans ces pédagogies militent en général contre léchec scolaire et les inégalités. Mais il est très difficile de concilier toutes les logiques. Faire avancer chacun " à son rythme ", cest idéalement, ne lui imposer aucune échéance, cest renoncer à tout acharnement pédagogique (Perrenoud, 1996 d). De là à verser dans une forme dattentisme, le pas est vite franchi. " Le Chat ", personnage des bandes dessinées de Philippe Geluck, dit, perché sur une bicyclette : " Si je devais vraiment rouler à mon rythme, je ne roulerais pas ". Cest pourquoi Meirieu nous met en garde :
il y aurait un danger à vivre la différenciation comme une manière de casser, de briser toute dynamique collective, ou dindividualiser comme une manière de " respecter " les différences et dy enfermer les personnes. Moi je ne " respecte pas " les différences, je le dis avec beaucoup de simplicité, les différences jen tiens compte ce qui est tout à fait autre chose. Cest-à-dire que, si quelquun ne sait pas accéder à la pensée abstraite par exemple, je ne vais pas camper sur une position qui consiste à dire " Je respecte sa différence, il ne sait pas accéder à la pensée abstraite, donc je ne lui fournis que du concret ". Je tiens compte des différences, cest-à-dire que je prends en compte le niveau où il est, mais je vais laider à progresser (Meirieu, 1995 a).
Cette position de principe est difficile à mettre en uvre dans la mesure où lon navigue constamment entre deux écueils : enfermer lélève dans son rythme ou faire un forcing tout aussi peu favorable à des apprentissages durables. On peut " tenir compte du rythme " dautant mieux quon le connaît et quon comprend ses incidences sur les apprentissages. Or, en létat des sciences de léducation et de la formation des enseignants, la notion reste intuitive. Au gré des développements de la recherche et des savoirs dexpérience, les enseignants disposeront sans doute doutils leur permettant de mieux cerner la nature des obstacles à lapprentissage rencontrés par chaque élève et donc de savoir sils appellent une intervention urgente, un détour ou un temps de latence, par exemple pour laisser à lenfant le temps de grandir, mûrir, dépasser des crises familiales ou des troubles identitaires. Aujourdhui, on tâtonne et dans le doute, il paraît plus conforme à lesprit des pédagogies humanistes de ne pas forcer les choses. Dans les cycles dapprentissage, les enseignants qui " essuient les plâtres " sont souvent acquis aux pédagogies nouvelles, avec ce quelles comportent de respect de lenfant et de recherche du sens. Pour exercer de fortes pressions sur le rythme de progression, ce quils naiment pas, les enseignants acquis aux pédagogies nouvelles doivent avoir dexcellentes raisons. Les fondateurs des pédagogies actives navaient pas peur de " faire violence " à lenfant en lui demandant un travail acharné et discipliné pour construire des savoirs. Les enseignants issus des classes moyennes qui adhèrent aujourdhui à ces pédagogies sont moins politisés, plus sensibles aux valeurs humanistes et à lépanouissement personnel quau combat pour la maîtrise du savoir comme garant dun certain pouvoir dans les rapports sociaux. Or, lorsquon nest pas passionnément et presque obsessionnellement porté à faire apprendre, on préfère parfois un climat de classe détendu à une pédagogie efficace. Travailler à flux tendus, cest en effet, comme lexpression lindique, créer une tension quune partie des enseignants daujourdhui nassument pas bien, en vertu dune image de lenfant comme être autonome et protégé et du respect de ses droits.
Les raisons de réintroduire de fortes exigences et une tension saccroissent en général partout lorsque diminue le temps qui reste. Plus il samenuise, plus on sautorise à intervenir de façon insistante auprès des élèves dont on pressent, de plus en plus clairement, quils ne parviendront pas à temps aux maîtrises visées sils se bornent à " continuer sur leur lancée ". Plus les échéances restent lointaines, plus la tentation est forte de les oublier, car elles sont génératrices de stress, tant pour les enseignants que pour les apprenants. Il y a déjà tant à faire pour faire face aux difficultés du moment quil faut être héroïque (ou très angoissé) pour regarder le calendrier dès le premier jour. Dans le système des degrés, les échéances sont plus rapprochées que dans un cycle de trois ou quatre ans. Lorsquun enseignant ne dispose que des 8 à 9 mois dune année scolaire standard pour " passer sa classe " à un collègue, il na guère limpression davoir " la vie devant soi ". Il sait quon le jugera au vu du niveau des élèves reçus. " Je ne sais pas ce que tu as fait lan dernier, mais il y a des lacunes, ils ne savent plus rien, je dois tout reprendre à zéro " : nul naime entendre ou deviner de tels propos. Il sensuit, même lorsquon voudrait laisser aux élèves le temps de grandir et dapprendre tranquillement, quon se sent enclin à exercer une pression sur les élèves : " Travaillez, apprenez, le temps passe, dans quelques mois, je ne pourrai plus rien pour vous, vous passerez dans une autre classe ! ".
Parce quil éloigne les échéances, le fonctionnement en cycle dapprentissage accroît le confort et diminue la pression dans le court terme, ce qui peut augmenter les écarts et favoriser le travail à flux poussés. Comme le souligne Linda Allal :
Dans les systèmes de cycles dapprentissage, on insiste davantage sur lespacement des échéances des évaluations et des prises de décision, en les situant au début et à la fin des cycles. Or, dans ces deux cas, dimportants problèmes surgissent. Si, au début dun cycle, on applique un système de dépistage des élèves faibles, afin de leur offrir un parcours ralenti et des formes dencadrement renforcées, on risque de se trouver dans la situation paradoxale où une certaine forme déchec (ou, en tout cas, de retard socialement repérable) est cautionnée et même planifiée davance. Si, au contraire, on prend la décision de retenir un élève une année de plus au terme de la durée normale dun cycle, on instaure de toute évidence une forme de retard scolaire à peine différente du redoublement, en somme un " redoublement déguisé " mais facilement repérable (Allal, 1995).
Lauteur soutient que, pour prévenir ce double risque, il serait sage de " prévoir un même nombre dannées détudes, au total et par cycle, pour tous les élèves, sauf dérogation éventuelle pour des cas tout à fait exceptionnels ". Cest sans doute la seule façon dobliger à une différenciation de la prise en charge dans une logique de flux tendus.
Il reste à trouver les modes de gestion des progressions individuelles et daménagements des situations didactiques susceptibles damener chacun à la maîtrise de lessentiel dans le même temps. Pour aller vers une gestion à flux tendus, un premier principe simpose : les décisions doivent être aussi nombreuses quil le faut pour ne pas laisser durablement un élève dans des situations où il ne progresse plus. Si la différenciation consiste à placer un élève, aussi souvent que possible, dans une situation optimale pour lui, du point de vue des apprentissages (Perrenoud, 1996 b), il est évident que la stratégie doit être reconsidérée presque constamment. Cest en ce sens que Tardif (1992) peut plaider pour un enseignement stratégique, autre façon de désigner une gestion à flux tendu. Une posture stratégique incline en effet à relier constamment laction présente aux effets attendus à long terme, donc, dans lenseignement, à se demander souvent : nous en sommes là, il reste tant dannées ou de mois pour agir, que faire maintenant pour se donner les meilleures chances de rejoindre lobjectif dans un, deux ou trois ans ?
Qui nadhérerait pas à cette logique de la régulation constante en fonction des objectifs ? Elle est au principe de tout pilotage dun système. Dans notre culture, dans labstrait, tout le monde comprend et partage cette forme de rationalité. Les obstacles se situent donc ailleurs :
À supposer quon veuille orienter résolument lenseignement vers une gestion à flux tendus, il y aura donc à surmonter de nombreux obstacles pratiques, dans la mise en uvre, au plan de lorganisation quotidienne du travail et en particulier des décisions attribuant les élèves à des groupes, des tâches et des situations dapprentissage. Examinons quelques problèmes.
De la difficulté de décider
Faisons un détour par le monde hospitalier. À Genève, il existe un seul hôpital universitaire et polyvalent. Il était question, il y a une vingtaine dannée, den construire un second, pour faire face à laugmentation des besoins. On étudia cependant une alternative, qui prévalut : abréger la durée dhospitalisation, donc accélérer la rotation, en accueillant davantage de patients avec la même infrastructure. Facile à dire ! Comment ne pas affaiblir du même coup la qualité des soins ? On découvrit quil suffisait, dans un premier temps, doptimiser le processus de décision. Ces études mirent en évidence le fait que certains patients restaient à lhôpital parce quaucune décision navait été prise à leur sujet. Non par désinvolture, mais parce que le système de décision tendait assez spontanément à parer au plus pressé, donc à se concentrer sur les urgences et les crises. Quand il ny avait rien à signaler, la pression à la décision était plus faible. On conçut donc un système informatique signalant chaque jour les patients qui navaient fait lobjet daucune décision explicite depuis 24 heures. Cela ne poussait pas à les renvoyer chez eux indûment, mais à se poser méthodiquement la question, chaque jour, de sorte à décider explicitement de les garder en observation, dapprofondir les examens, de maintenir ou de varier la stratégie thérapeutique.
Je ne sais si cette approche constitue une réponse aux problèmes complexes de la médecine hospitalière. Elle nous permet de revenir à lécole avec une question quon ne sy pose pas assez souvent : comment décide-t-on, en classe, quun élève doit passer à autre chose de plus facile, de plus difficile ou simplement de différent, comment juge-t-on quil perd son temps à poursuivre lactivité engagée ? Le problème se pose à lintérieur des situations didactiques, et prend alors la forme dune évaluation interactive (Allal, 1988) et dune différenciation intégrée fondée sur les obstacles rencontrés et diverses autres données. On se trouve là dans le champ de la régulation didactique proprement dite (Perrenoud, 1991 a et b, 1993 c).
Il existe un autre registre de régulation, lorsquon oriente lélève vers une autre situation, un autre groupe, un autre niveau, une autre démarche. On se trouve là entre didactique et gestion de classe. Les enjeux sont didactiques, mais les contraintes sont dans une large mesure gestionnaires.
Optimiser le suivi des apprenants et des apprentissages est très difficile, pour plusieurs raisons complémentaires :
Voyons de plus près chacun de ces facteurs.
Entre attentisme et activisme
Dans lhôpital évoqué, il avait été décidé dinterroger le dossier de chaque patient chaque jour, pour savoir si une décision nouvelle avait été consignée. Pourquoi chaque jour, et non trois fois par jour ou tous les deux jours ? Les procédures et les rituels hospitaliers, de même que le décompte de lhospitalisation par journée, expliquent sans doute ce choix. Mais à lécole ? Sil fallait quun ordinateur interroge les enseignants à propos de chaque élève, à quel rythme serait-ce pertinent ? Quel est le moyen terme entre un questionnement tellement espacé quil installe une partie des élèves dans des situations peu fécondes et un questionnement tellement rapproché quil crée sans profit de lagitation et du stress ? Et qui nous dit quil existe une périodicité optimale pour tous les élèves ? Aux soins intensifs, on nattend pas la fin de la journée pour prendre des décisions, le monitoring est constant. Dans les autres services, les patients nouveaux ou en phase aiguë font évidemment lobjet de décisions plus fréquentes. La règle est donc : au moins une décision par jour. Le système informatique nest quun garde-fou, qui protège dune absence durable de décision. Lessentiel repose sur les compétences professionnelles des soignants ou des enseignants. Je ne plaide donc pour aucune automatisation des processus de décision, mais je propose quon accepte aussi les limites de lintuition, du feeling, quon reconnaisse que le " système humain " qui pilote les décisions nest pas infaillible. On se trouve pris entre deux dangers : lun serait de prendre des décisions en vertu dune procédure impersonnelle, lautre de sen remettre au seul bon sens pédagogique. Ici comme ailleurs, entre lintuition et linstrumentation (Allal, 1983), la voie est étroite.
Les acteurs sont eux-mêmes très ambivalents, car un instrument est à la fois un atout et une contrainte. Prenons un exemple familier : toutes les dix minutes, le logiciel de traitement de textes que jutilise me propose denregistrer sur le disque dur le document en cours de rédaction. Jai choisi cette option, déterminé lintervalle et pourtant, cela magace - parfois - quune machine mimpose de prendre une décision. Je sais en même temps, par expérience, que si lordinateur ne me proposait pas denregistrer, je risquerais de ne pas y penser et de perdre une heure de travail à la moindre interruption de courant.
Notre fonctionnement mental - sauf si nous sommes très angoissés et obsessionnels - ne nous incline pas à nous demander toutes les cinq minutes si nous avons pris la bonne option. Nous ne décidons pas constamment, explicitement et en connaissance de cause, de poursuivre, dinterrompre ou de réorienter notre action. Ce sont les carrefours, les obstacles ou les incidents critiques qui nous " obligent " à prendre des décisions. Le suivi des élèves est, de la même façon, dépendant dévénements qui nous incitent à reconsidérer la stratégie en cours. Jusquà un incident critique, notre plus forte pente est de continuer sur notre lancée, comme un navire sur son erre, non par légèreté ou manque de conscience professionnelle, mais tout simplement parce que cest le seul fonctionnement économique, qui nous permet de mobiliser sélectivement notre attention pour faire face aux multiples composante dun environnement mobile. Comme le rappelle Durand (1996), lenseignant expert " a des yeux derrière la tête " et se montre capable de " suivre plusieurs émissions en parallèle ". Peut-être doit-il cette expertise a une capacité de ne pas voir ce qui nest pas - ou pas encore - un signe avant-coureur de problème. À court terme, le non apprentissage nest pas un problème comparable à une déviance comportementale ou à un refus de se mettre au travail. Si lenseignant expert régule avec maestria dans le registre de lordre et des activités, cest parfois au prix dune moindre attention portée aux endroits où, justement, " il ne se passe rien ". Le métier denseignant, parce quil sexerce dans un groupe dont la dynamique est cruciale, porte à donner la priorité, pour éviter que le fonctionnement collectif ne se dégrade, aux élèves et aux situations qui exigent une intervention rapide. Or, il nen manque pas ! Pour reconsidérer régulièrement ce qui, de loin, semblent satisfaisant, il faut une méthode et, en quelque sorte, une conscience aiguë des risques daffaiblissement de la vigilance lorsque aucun signal dalerte nimpose dagir. On peut programmer un ordinateur pour quil suscite une décision à intervalles réguliers, quelle que soit la situation. Lesprit humain fonctionne différemment.
Les apprenants ne sont pas dune grande aide. Une fois le métier délève intériorisé, ceux qui auraient le plus besoin dun suivi sont capables de fonctionner durablement sans rien apprendre, sans même comprendre la tâche. Il ne se sentent pas pour autant révoltés ou malheureux, et ne donnent donc aucun indice quil ne se passe plus rien dans leur tête, soit parce quils ont renoncé, soit parce quils dominent la situation et sennuient. Il arrive même que cela les arrange, car cest autant de gagné sur le travail scolaire. Sils signalent quils napprennent plus, on les remettra à la tâche. Tous ny tiennent pas. Même ceux qui veulent apprendre et ne craignent pas de travailler ne sont pas toujours lucides : il est très difficile de savoir si on lapprend ou si lon est simplement actif. Les élèves sont plus sensibles à lennui ou à léchec devant une tâche quaux progrès quils font ou ne font pas, moins perceptibles dans linstant. De plus, ils nosent pas toujours intervenir, dans la mesure où leur demande peut être reçue avec impatience, amalgamée par le maître à la série des questions quon ne poserait pas si on avait écouté ou lu la consigne
Peut-être les médecins sont-ils en partie aidés par les angoisses des patients et de leur proches : " Docteur, que donnent les analyses, quest-ce quon va me faire demain, est-ce que ça progresse, est-ce que je pourrai sortir bientôt ? ". Les élèves ne sont pas aussi impatients quon fasse évoluer leur " traitement ", dabord parce quils nont aucun espoir de " sortir " rapidement de lécole, ensuite parce que leur enjeu nest pas dapprendre le plus vite et le mieux possible, mais de vivre une vie supportable durant leurs longues années de scolarité. Le métier délève (Perrenoud, 1996 a), du moins dans son exercice traditionnel, ne pousse pas à la régulation optimale des situations dapprentissage du point de vue de leurs effets sur la construction des connaissances et des compétences. Au contraire, une régulation optimale dans ce registre peut être vécue comme une " agression ", parce quelle confronte sans cesse lapprenant à de nouveaux obstacles et ne lui laisse guère ce répit dont rêvent même les bons élèves. Le patient hospitalier connaît au moins une certaine ambivalence : il aimerait aussi quon le laisse tranquille, et souhaite par moments quon loublie, quil ny ait pas de nouveaux examens, de nouveaux essais thérapeutiques. Toutefois, son envie de guérir limite ses manuvres dautoprotection, alors que pour certains élèves, lessentiel est déchapper à la fois au travail et à la confrontation avec leurs limites. Le poids de la régulation repose alors presque entièrement sur les enseignants. À linverse, dautres élèves saturent le système dinteraction didactique de demandes qui nappellent pas de décisions, plutôt des confirmations rassurantes.
La régulation repose donc très fortement sur les enseignants, et le défi est de ne pas laisser aller les choses sans tomber dans lexcès inverse, qui casse des processus dapprentissage et empêche les élèves de penser et de sengager dans une tâche de longue haleine. Léquilibre est évidemment une question de compétence professionnelle, il ny a pas de règles, encore moins de recettes, mais il y a des méthodes qui rendent la régulation moins aléatoire. Aussi longtemps quau soir dune journée décole, un enseignant consciencieux et compétent naura rien à dire des acquis ou des démarches de certains de ses élèves durant les heures précédentes, on pourra estimer quil est loin de pratiquer un enseignement stratégique !
Des décisions fragiles
À quoi sert-il de se poser des questions si on na pas les moyens de les trancher ? Une partie des décisions de progression vers de nouvelles situations ou dautres groupes sont des dilemmes, soit parce que les indices sont contradictoires, soit parce que les critères solides font défaut.
Cela renvoie évidemment à la question de lévaluation et de lobservation formatives comme bases de décisions pédagogiques et didactiques. La culture professionnelle des enseignants les incite plutôt à fuir les questions qui nadmettent aucune réponse immédiate, alors même quil est parfois " urgent de ne rien décider ", en toute connaissance de cause. Lorsquun médecin estime quil manque de données pour réorienter son action thérapeutique, il peut soit attendre que le temps fasse son uvre, soit forcer ou affaiblir un peu certaines composantes du traitement, soit encore affiner le diagnostic. Il ne se sent pas pour autant impuissant, sauf si le problème perdure. Sa formation lincline plutôt à considérer ces situations comme banales. Il sait à la fois que décider pour décider nest pas dans lintérêt du patient et quon peut prendre des mesures actives pour être en meilleure posture pour décider demain. Cela suppose une pratique du tâtonnement expérimental, du diagnostic progressif, de la décision différée, mais préparée.
Cette sérénité nest sans doute tenable que parce que les compétences cliniques du médecin, et ses outils, lui permettent de juger avec une certaine sécurité de la progression de la maladie et du traitement. Sous cet angle, les compétences des enseignants sont moins évidentes et les connaissances et procédures quelles mobilisent sont souvent faiblement verbalisées, voire conscientisées, et nenrichissent pas, par conséquent, leur culture professionnelle commune.
La problématique des cycles permet de distinguer plus clairement plusieurs registres de compétences en observation formative :
Ces trois formes de différenciation sont étroitement complémentaires. Idéalement, la seconde devrait prendre le relais lorsque tel ou tel élève a épuisé les vertus formatrices dune situation ou dune activité, la troisième intervenir lorsquil a épuisé les ressources dun dispositif de formation. Au moment où il observe un élève aux prises avec des obstacles, lenseignant ne sait pas toujours immédiatement dans quel registre de différenciation il faut agir. Ces divers moments dobservation formative ne portent pas sur des réalités tout à fait distinctes, mais lenjeu nest pas le même selon quon fait le pari que la situation ou lactivité conservent leur sens - à condition de les aménager - ou quon conclut au contraire à la nécessité de " passer à autre chose ".
Il nest pas sûr que tous les enseignants puissent incarner ces diverses logiques avec la même aisance, en particulier lorsquil sagit dorienter lélève vers des collègues. Dans le premier cas, ils gardent le contrôle des opérations et ne renoncent pas à leur projet. Dans le second, ils " passent la main ", parfois avec un sentiment de frustration ou de soulagement. On peut faire lhypothèse que la tentation est forte de passer la main en fonction des attitudes des élèves autant que de leurs progrès cognitifs. Il y a des élèves dont on rêve de " se débarrasser " avant même quils ne se mettent au travail. Cette envie va se renforcer au gré de lavancement dans la tâche, sils ne simpliquent pas ou font de lobstruction. En revanche, lenseignant peut garder " auprès de lui " plus longtemps que de raison un élève plus gratifiant, dans une forme dacharnement pédagogique dont il attend une certaine satisfaction en cas de réussite. Même les décisions de redoublement néchappent pas à de tels mécanismes.
Ces hypothèses mériteraient dêtre nuancées. Elles visent surtout à souligner que les décisions de progression suivent diverses logiques daction et de relation et nobéissent quen partie à la prise en compte des apprentissages. Pour que la régulation optimale prenne le pas sur les autres logiques, il faudrait disposer doutils efficaces dobservation formative, qui suggèrent des conclusions à la fois claires et légitimes :
La clarté des conclusions dépend de la pertinence des outils et des raisonnements. On peut, dans cette perspective, souhaiter une meilleure formation des enseignants en psychologie cognitive, en didactique, en observation formative, pour quils soient au fait des développements de la recherche dans ces domaines ; il importe que cette dernière progresse de son côté et prenne de mieux en mieux en compte les contraintes et les contingences des situations de travail en classe.
Si la légitimité des conclusions vient en partie de leur clarté et de la force des arguments, elle dépend aussi des représentations et des concepts partagés par les enseignants. De ce point de vue, il est plus difficile de gérer des décisions de progression en équipe, parce que chacun manque de mots et de raisons pour justifier des intuitions qui, sil était seul maître à bord, suffiraient à fonder ses décisions. Il y a là une occasion dintégrer à la culture professionnelle ce qui relève de savoirs dexpérience et de savoirs daction très mal connus, sans doute plus riches et diversifiés quon ne le croit (Barbier, 1996 ; Perrenoud, 1996 c). Faute dune confrontation, lenseignant dune classe multiâge développe des procédures de décision - en matière de progression notamment - qui deviennent des routines peu interrogées et donc peu évolutives.
Des alternatives qui restent à construire
Dans un ensemble à taille humaine, on peut improviser, construire les solutions lorsque les problèmes surgissent, bricoler, naviguer à vue. Dans un cycle dapprentissage, il faut davantage de méthode. Qui ne connaît la NASA, cette agence américaine qui a pris en charge les programmes dexploration spatiale ? Elle nest parvenue à ses fins quen organisant une rigoureuse division du travail. Si lon veut assurer la coopération dun nombre important de personnes, il faut une structure, des règles, des espaces, un ordre préalable. Cet ordre, lécole le crée en définissant des programmes, des bâtiments, des degrés ou des cycles, des classes. Il arrive toutefois un moment où des enseignants ou des équipes se retrouvent " seuls maîtres à bord ". Ils ne sont pas libres quant au choix des finalités et ils sont tenus de rendre quelques comptes quant aux modalités, mais ils sont largement autonomes dans lorganisation du travail. Il ne leur est pas interdit de structurer leur espace-temps de formation comme la NASA, mais ce nest pas en général jugé indispensable, on dira même volontiers que cest peu efficace et peu gratifiant. Une classe paraît souvent une oasis dans lordre bureaucratique, une zone, non de désordre, mais dordre négocié, improvisé, remanié au gré des événements et des besoins.
Peut-on transposer cette spontanéité à léchelle dun cycle dapprentissage ? On peut en tout cas imaginer que les équipes pédagogiques connaîtront la tentation anarchique, à la fois pour éviter les conflits, différer des deuils et parce quil est plus intéressant de créer des situations et des dispositifs que de les faire fonctionner régulièrement avec une forte rigueur. Les enseignants innovateurs, qui se lancent dans laventure des cycles dapprentissage et de lindividualisation des parcours ne sont sans doute pas les plus portés à ajouter des carcans de leur cru à ceux que linstitution leur impose. Pourtant, cette liberté a un coût en matière dindividualisation : faire progresser des élèves vers des situations et des dispositifs constamment à concevoir ou à remanier, cest un beau défi, mais qui trouvera lénergie de le relever tous les jours ? Si un élève napprend pas ou napprend plus dans le cadre dune activité ou dun dispositif, et quon a fait le tour des aménagements qui lui permettraient de réinvestir dans la même situation ou le même dispositif didactique, il faut lorienter vers autre chose de plus pertinent. À ce moment, on ne peut toujours proposer du " sur mesure ", il importe de pouvoir aiguiller les élèves vers une activité déjà en cours ou du moins de mettre en uvre une situation ou un dispositif déjà pensés et préparés.
Dans une classe à un degré ou dans un groupe multiâge, il ny a pas trente-six façons " évidentes " de faire face à ce problème. On peut :
Lorsque ces modalités ne suffisent pas, la régulation se fait par un changement global dactivité ou par des dérogations marginales, qui dispensent tel élève dune activité dénuée de sens ou proposent un travail différent à tel autre.
Une équipe pédagogique responsable dun cycle dapprentissage peut assurer une plus grande flexibilité et une diversité des dispositifs. Cest la raison dêtre de la coopération : on peut diversifier les activités et les rôles, de mille manières, à condition de penser une division du travail et un système de tâches, ce qui exige planification et respect des règles.
Peut-être une partie des enseignants rêvent-ils déquipes pédagogiques qui allieraient la force du groupe et la capacité de lindividu de naviguer à vue, dimproviser sans " se planter " et dagir sans avoir toujours une représentation explicite de ses propres intentions, de ses moyens et de ses stratégies. On met souvent laccent sur les difficultés relationnelles du travail en équipe, sans voir quelles sont souvent la conséquence dune impossibilité de partager les concepts flous et les intuitions privées qui fondent en partie les actions pédagogiques efficaces et les autres.
La surcharge cognitive des décideurs
Astolfi (1992) nous rappelle que lêtre humain moyen a du mal a faire tenir plus de sept entités cognitives distinctes - problèmes, projets, tâches - dans sa " mémoire de travail ". Au-delà, cest la surcharge, et tout problème nouveau prend la place de lun des problèmes jusqualors en mémoire. Ce nest pas un oubli total, lacteur retrouvera le problème plus tard, au moment où sa mémoire de travail sera moins chargée, du moins si un indice provoque ce rappel.
La surcharge cognitive nest pas propre aux enseignants. Elle caractérise tous les métiers dans lesquels les problèmes - souvent incarnés par des personnes - surgissent sans que le professionnel puisse demblée filtrer ou sérier les demandes. Sil est très méthodique, il parvient à sintéresser au moins un instant à chaque demande nouvelle, pour la mettre explicitement " en attente ". Les pilotes de lignes sont à cet égard plus disciplinés que les enfants : lorsquun contrôleur aérien leur enjoint de se mettre en boucle, ils ne renoncent pas à leur intention datterrir et ne font pas de scène. Un enseignant ne cesse de mettre des enfants, des demandes et des problèmes en attente. Ce faisant, il doit affronter trois difficultés spécifiques :
1. Dans lespace exigu de la classe, il est difficile dignorer ceux qui attendent ; les médecins et les dentistes ne voient pas leur salle dattente bondée et les personnes qui travaillent à un guichet reçoivent une formation antistress les aidant à ne pas perdre leurs moyens lorsque la file sallonge Les enseignants sont moins protégés.
2. Dans une école, lattente peut se faire impatiente ou inquiète. Le métier délève consiste certes à attendre sagement son tour, de préférence en " soccupant intelligemment ". Même lorsque les élèves rongent leur frein en silence, le maître peut craindre une démobilisation regrettable.
3. Une partie des élèves oublient leur question ou la raison de leur demande. Du coup, lorsque le maître devient disponible, le demandeur a disparu, mais cela ne signifie pas que le problème est résolu
Bref, à la tension que provoque toute surcharge cognitive sajoute, dans le métier denseignant, la difficulté de sérier véritablement les problèmes. Jai analysé ailleurs (Perrenoud, 1994 a) livresse de la dispersion. Ce peut être aussi un fardeau, qui a des conséquences sur la gestion des progressions. Dans les institutions spécialisées, comme dans les bureaux détudes ou les cabinets médicaux ou juridiques, la culture professionnelle autorise à se concentrer sur un cas jusquà ce quil soit suffisamment analysé pour quune décision sensée soit possible. Pendant ce temps, on ne fait rien dautre, au besoin, on branche le répondeur et on ne répond plus aux sollicitations externes.
La culture professionnelle des enseignants ne semble pas leur donner ce droit et cette habitude. Tout se passe comme si les décisions de progressions pouvaient et devaient se prendre sans aucune interruption du fonctionnement didactique. Le code implicite est le suivant : lorsque les enfants sont à lécole, on agit ; on pense lorsquils sont partis, en réunion déquipe ou chacun pour soi. Une gestion à la fois plus " rationnelle " et plus collective des progressions exigera peut-être dautres méthodes. Si les décisions à prendre ne se donnent pas à voir " à lil nu ", cest sans doute quil faut observer mieux, parler et travailler avec lélève, voir éventuellement les parents, discuter avec les collègues, réfléchir tranquillement. Dans le secondaire, les conseillers dorientation nenseignent pas. Dans la mesure où les décisions de progression ont quelque parenté avec les décisions dorientation, on pourrait retenir la leçon. Non pas pour faire émerger un rôle spécialisé, mais pour prévoir une division du travail et des dispositifs qui permettent un suivi individualisé des élèves dans de bonnes conditions. Le temps voué à lévaluation formelle peut aller jusquà 40 % du temps de travail des élèves en classe. Cest trop ! Mais le temps de la régulation, le prend-on ? Un conseil de classe, un " Quoi de neuf ? " permettent une régulation des relations et des attitudes dans le cadre dun groupe. Pour gérer la progression des apprentissages, cest un travail et un dialogue métacognitifs quil faut mettre en place.
Mieux vaudrait, pour résumer, rompre avec lidée que la gestion des progressions dépend principalement de la perspicacité du regard et de la capacité de " voir " immédiatement ce quil faut faire. Sans nier que lexpertise permette dévaluer rapidement une situation complexe, les décisions de régulation restent de lordre dun travail, laboutissement dune démarche inscrite dans le temps, qui suit une méthode, mobilise de lénergie et des compétences, et ne saurait donc être réalisée dans linstant.
Les dilemmes de lorganisation intégrée du curriculum
Une telle organisation peut séloigner assez peu dun fonctionnement cloisonné. Même si elle ne reconstitue pas des degrés, elle peut aboutir à la rigidification despaces de formation dont larchitecture résulte davantage de bricolages décentralisés que dune vision densemble. Dans les premiers temps dune démarche dinnovation, tout est mobile et les acteurs souffrent plutôt de ne pas pouvoir se raccrocher à des routines. Ils nimaginent donc pas que la sclérose les guette plus vite quils ne pensent, justement parce que cette mobilité repose sur un enthousiasme, des échanges intensifs, un engagement qui iront inévitablement en saffaiblissant. Le jour où la fatigue poussera chacun à un certain repli, ils cultivera le pré carré qui lui échoit à ce moment là, un peu comme au jeu des chaises musicales : nul ne choisir vraiment son siège et lorsque la musique sarrête, ceux qui en ont un sy accrochent. Si le jeu cesse à ce moment, ils y restent.
Une architecture mobile fondée sur leffervescence des débuts est par définition peu à même daffronter la durée. La multiplication des dispositifs et des groupes, qui sont dans un premier temps des atouts dans une différenciation flexible, peuvent devenir des pièges, qui inclinent à revenir à un travail à flux poussés.
Peut-être, pour aller plus loin, est-il fécond de faire un détour par une hypothèse différente, lorganisation modulaire du curriculum dun cycle. On peut la voir comme une alternative radicale à lorganisation intégrée ou comme son prolongement, un essai de structuration durable qui pourrait succéder aux essais tous azimuts des écoles les plus dynamiques ou proposer aux écoles les plus hésitantes une organisation viable sans degrés.
À ce stade, il serait prématuré de proposer une structure pensée jusquau bout et quon pourrait faire fonctionner immédiatement. Je me bornerai ici à développer un schéma allant dans le sens dune organisation modulaire du curriculum, puis den identifier demblée quelques limites. Mon but est de poser des problèmes et de forger quelques outils conceptuels utiles dans toute éventualité.
Lidée générale est que lensemble dun curriculum couvrant léquivalent de plusieurs années de programme soit structuré en une série de modules se caractérisant chacun par une unité thématique et des objectifs de formation définis. Plutôt que dêtre inscrits dans une classe où " on fait de tout chaque semaine ", par bribes, au gré dune grille horaire stable, durant toute lannée, les élèves participeraient, durant plusieurs semaines, voire plusieurs mois, en parallèle, à deux ou trois modules au maximum, chacun explorant de façon intensive une facette déterminée du savoir ou des compétences. Cette organisation fonctionne déjà en formation dadultes ou dans certaines formations professionnelles ou universitaires. La question est ici de savoir si elle peut convenir à la scolarité de base.
Je présenterai lorganisation modulaire à léchelle dun cycle dapprentissage de plusieurs années, sans spécifier sa durée. Cela ninterdirait pas de considérer lenseignement primaire, voire lenseignement obligatoire, comme un cycle unique. Une organisation modulaire affaiblirait la priorité donnée aux cycles courts, car la logique de flux tendus qui devrait gouverner chaque module rendrait moins nécessaires des bilans certificatifs rapprochés. Selon la taille des établissements et les ressources disponibles, il pourrait être opportun ou non de diviser la scolarité en cycles. Si on le faisait, il ne serait dailleurs pas indispensable que chaque module appartienne à un seul cycle. Lapproche modulaire relativise la question du nombre de cycles successifs et de leur durée. Il vaudrait mieux concevoir une architecture modulaire à léchelle de la scolarité primaire, voire plus largement encore, en introduisant par la suite un éventuel découpage en cycles de 3-4 ans. Des cycles de deux ans seulement constitueraient alors un handicap, mais on peut y adapter lidée de modules thématiques. À vrai dire, elle pourrait même inspirer lorganisation des apprentissages dans le cadre dune classe conventionnelle et dune année de programme. Certains enseignants mettent leur autonomie à profit pour travailler parfois de cette manière. Mais sans doute faudrait-il que le système soriente dans ce sens pour quune telle forme de travail devienne légitime
Contre le zapping scolaire
On se plaint parfois des mauvaises habitudes que les élèves contractent devant la télévision. Zappe-t-on beaucoup moins à lécole ? À peine. La différence, cest que ce sont les enseignants qui manient la télécommande : toutes les 45-60 minutes, les élèves sont invités à changer de chaîne, et durant chaque période, plusieurs émissions se succèdent sous le contrôle de lenseignant.
Une organisation modulaire offrirait une réponse au zapping permanent entre disciplines et, à lintérieur de chacune, entre diverses composantes. Lidée de module répond dabord au souci de créer des espaces-temps de formation suffisamment centrés sur des acquis déterminés pour que quelque chose sy passe pour tous les élèves. Le fonctionnement actuel de lécole, fondé sur un perpétuel coq-à-lâne, sil permet une salutaire variété des activités, empêche une véritable construction des apprentissages chez les élèves qui nont pas tous les atouts pour apprendre de façon aussi décousue.
Un module propose une autre organisation du temps : plutôt que de faire de tout chaque semaine, au gré dune grille horaire dosant savamment les disciplines et progressant dans chacune à raison de quelques heures par semaine durant toute lannée, les modules auraient pour fonction de rompre avec cette continuité dans la diversité qui, pour certains élèves, ne construit pas dapprentissages à la mesure de leurs besoins. Risquons une image, en invitant le lecteur à ne pas sy enfermer : un module se rapprocherait davantage dun stage intensif de langue étrangère - dans lequel on entre parfois en ne sachant pratiquement rien et dont on sort avec une vraie maîtrise -, que de lenseignement traditionnel dune langue seconde, étalé sur six à dix ans, dont on sait lefficacité discutable.
Je ne méconnais pas le risque de lassitude ou dacharnement. Par ailleurs, aucun savoir large ne peut être assimilé, aucune compétence construite en un seul moment de la vie. Un module ne vise donc pas à " épuiser " un sujet, à le traiter " une bonne fois pour toutes ". Chaque thématique essentielle devrait être reprise deux ou trois fois durant la scolarité, de façon discontinue et à des niveaux croissants de maîtrise.
Puisque sa mission est de faire un pas décisif dans lacquisition de maîtrises bien déterminées, un module devrait en principe donner une priorité absolue à la régulation des activités en fonction des objectifs, donc à une logique de flux tendus. On sécarterait alors de ce qui arrive lorsquon travaille selon une grille horaire stable : juste au moment où les élèves commencent à être " dans le bain " et se heurtent à de véritables obstacles dans la compréhension ou la réalisation de tâches complexes, il est temps de passer à une nouvelle activité Maître et élèves sont en quelque sorte " sauvés par le gong ". Ces ruptures temporelles les dissuadent de sattaquer résolument aux obstacles rencontrés. Alors quil importerait de se confronter à lobstacle au moment où il surgit, en y mettant le temps et lobstination quil faut, on zappe. Il est, il est vrai, plus confortable de refermer son livre ou son cahier en se disant : demain est un autre jour. Même si lon reprend le travail dans le cadre du même chapitre, on butera sur un autre exercice, pour être, une fois encore, interrompu par la fin de la période, et ainsi de suite, de semaine en semaine, jusquà la fin de lannée scolaire.
Cela se produit de façon plus visible lorsque la relation est difficile : la sonnerie, le fait quon se sépare ou quon change dactivité, permet aux uns ou aux autres de sauver la face. On trouve léquivalent dans le registre didactique et cognitif. Ce système, qui peut paraître aberrant, perdure sans doute parce quil procure à tous quelques bénéfices secondaires. Dun point de vue didactique, il est plus simple deffacer les compteurs et de commencer une " nouvelle partie ". Préparer le début dune activité et mettre les élèves au travail demande une consigne, du matériel, du métier. Toutefois, des compétences didactiques plus pointues sont requises lorsquon veut réagir aux questions et aux productions des élèves, comprendre leurs manières de raisonner, leurs erreurs typiques, leurs blocages. La sonnerie évite souvent de mettre en échec tant les maîtres que les élèves Une organisation modulaire obligerait à aller au fond des choses, parce quelle interdirait de séchapper vers dautres tâches, voire dautres objectifs.
Lhypothèse modulaire ne présente cependant dintérêt quà la double condition de :
La métaphore du voyage
Peut-être faut-il, pour se détacher des représentations convenues de lorganisation pédagogique, faire un détour par la métaphore du voyage. Lécole, telle que nous la connaissons, est déjà une sorte de " voyage organisé " : au début de la scolarité, on forme un groupe dapprenants censés avoir le même niveau de développement. Ce groupe " voyage ensemble " durant toute une année, à lissue de laquelle quelques participants abandonnent définitivement la partie ou retournent à la case départ pour refaire le même trajet, dans le cadre dun autre groupe, puisquils nont pas atteint le niveau requis pour poursuivre. Dans leur majorité, rejoints par quelques nouveaux arrivants, les élèves continuent le voyage ensemble, pour une nouvelle année, et ainsi de suite jusquà la fin de la scolarité de base. En principe, le jeu de la sélection garantit quà chaque nouvelle étape les participants ont approximativement le même niveau scolaire et les mêmes acquis.
Les voyages organisés présentent à la fois des avantages et des inconvénients. Les avantages sont à la fois psychologiques et économiques : on ne peut toujours voyager seul, comme on ne peut toujours apprendre seul, parce que les sociétés nont pas les moyens dorganiser des dispositifs entièrement personnalisés, mais aussi et surtout parce que la nature même de lapprentissage exige un groupe, à la fois comme lieu identitaire, acteur collectif et environnement propice à des interactions. Le point faible de ce mode dorganisation est que le voyage est organisé dun bout à lautre, avec des groupes standards, des étapes invariables, des itinéraires imposés, des trajets annuels à refaire intégralement ou pas du tout, au total très peu de degrés de liberté, aussi bien pour le groupe que pour chacun de ses membres, le guide nayant pas beaucoup plus dautonomie que les passagers.
Peut-on concevoir un système de transport alliant la souplesse du voyage individuel et les avantages psychologiques et économiques du déplacement en groupe ? Il suffit de prendre notre métaphore au sérieux et dexaminer le système des transports publics urbains ou interurbains. Chacun peut voyager à son heure, dun point de départ à un point darrivée de son choix. Pourtant, il nest presque jamais seul. Il fait un bout de chemin avec dautres gens, mais ce ne sont pas toujours les mêmes, car tous ne font pas le même trajet global. Si nous suivons un voyageur du début à la fin de son trajet, par exemple dans le métro parisien, nous constatons quau gré de ses changements de ligne, le groupe des gens qui lentourent sest plusieurs fois recomposé. Chaque fois quil monte dans une voiture, il rejoint des gens qui arrivaient dailleurs. Chaque fois quil quitte une voiture, une partie du groupe continue sans lui. Pour cela, il faut évidemment quexiste une institution qui gère un parc de moyens de transport et un réseau. Il faut que des véhicules circulent sur le réseau tout au long de la journée. Il faut enfin que chacun sache où il va et suive son itinéraire sans trop détats dâme lorsquil doit se séparer dune partie des autres voyageurs.
Comment imaginer léquivalent dans lécole ? Lorganisation pédagogique actuelle suit en partie cette logique, mais il nexiste quune ligne, il faut lemprunter dès le départ et la norme est que tous avancent à la même allure. En persistant dans la métaphore du voyage, on pourrait dire quune volonté dindividualisation des parcours de formation pousserait à multiplier les lignes, les embranchements, donc les itinéraires possibles. Cela ne conduirait pas à lisolement : chacun voyagerait en groupes dont la composition résulterait de la réunion, pour quelques semaines ou quelques mois, dapprenants engagés dans le même cheminement spécifique. On dira sans doute que les transports urbains ne sont pas un modèle de sociabilité et quune recomposition aussi anomique des groupes ne pourrait que nuire à la formation dun sentiment dappartenance et dune identité. De fait, si les voyages duraient plusieurs semaines, les voyageurs formeraient de véritables groupes. Lexpérience quotidienne et les recherches de psychologie sociale démontrent quil suffit dune assez brève coexistence pour se sentir membre dun collectif, et que cela va plus vite encore si quelque événement survient, qui oblige chacun à sortir de sa réserve.
De toute façon, si la recomposition des groupes plus dune fois par an devait nuire à la sécurité et à lidentité des élèves, ce qui dépendrait sans doute de leur âge et de leurs besoins, rien ninterdirait de faire coexister des modules thématiques et un groupe dappartenance se réunissant tous les jours ou quelques fois dans la semaine, qui aurait à la fois des fonctions de renforcement identitaire, de suivi et de socialisation par la communauté. Jy reviendrai, car cest un point très sensible.
La classe coopérative préfigure-t-elle un curriculum modulaire ?
Lorsquune classe est organisée selon le système des ateliers, chacun pourrait figurer une sorte de petit module de formation. Peut-être est-ce limage qui vient spontanément à lesprit de ceux qui pratiquent les pédagogies nouvelles. Nous allons voir quil y a une parenté de fonctionnement, avec une différence essentielle : contrairement aux ateliers, les modules sont orientés vers des objectifs de formation à la fois délimités et ambitieux, ce qui justifie dailleurs quon leur accorde beaucoup plus de temps.
En dépit de cette différence, il nest pas inutile de sarrêter au fonctionnement par ateliers, ne serait-ce que parce que certains savoir-faire à luvre dans une classe coopérative sont transposables à une organisation modulaire. De quoi sagit-il ? La classe est organisée comme un ensemble dateliers ou de postes de travail ayant des tâches et du matériel spécifiques. Avec ou sans la présence du maître, en fonction des tâches et du matériel proposé, les élèves qui rejoignent un atelier sintègrent aux activités en cours, censées stimuler certains apprentissages plutôt que dautres. Dans une classe primaire organisée sur ce modèle, on peut imaginer des " coins " pour la lecture, la peinture, linformatique, la construction dune maquette, la résolution dune énigme mathématique, la constitution dun herbier, etc. Chacun se rend librement dun endroit à un autre, où il retrouve pour un temps dautres élèves qui, pour le reste de leur " voyage personnel ", suivent dautres itinéraires et progressent peut-être, globalement, à dautres rythmes. Un atelier peut être un dispositif complexe qui ménage diverses situations. Les élèves qui sy trouvent ne font donc pas nécessairement la même chose. Selon les règles mises en place, il nest pas nécessairement requis quils arrivent et partent en même temps.
On impose parfois le passage de tous les élèves par chacun des ateliers organisés en parallèle dans une classe. Dans ce cas, lindividualisation des parcours ne porte que sur lordre dans lequel chaque élève sinscrit aux divers ateliers et sur le détail de ce quil y fait. Sil nest pas obligé de passer partout, lélève peut choisir en fonction de ses goûts ou de ses besoins, pour autant quil les connaisse. Se déplacer dun atelier à lautre, dans nimporte quel ordre, ne demande pas une planification à long terme, ni des décisions particulièrement avisées. Un élève peut naviguer de proche en proche, sans itinéraire précis, passer de la poterie à linformatique, dun atelier décriture à la construction dune maquette, comme on le fait dans un centre de loisirs.
Un tel système de travail peut-il sétendre à léchelle dun cycle dapprentissage dune ou plusieurs années, voire à la scolarité de base dans son entier ? Autrement dit, peut-on concevoir une organisation modulaire comme un ensemble dateliers de plus longue durée, les changements sopérant non à léchelle de la matinée, voire de la semaine, mais du mois ou du trimestre ? Sans dénier une certaine analogie, je vais en montrer immédiatement les limites.
Première différence : la circulation des élèves dun module de formation à un autre ne saurait être laissée à linitiative des élèves aussi libéralement que leurs mouvements dun atelier à lautre. Dans une classe, si un atelier est désert et un autre surchargé, chacun na que quelques pas à faire pour traverser la classe. À léchelle dun établissement, cest gérable aussi : Meirieu (1995) évoque un collège expérimental quil a animé durant plusieurs années et dans lequel, chaque matin, les élèves décidaient de lactivité et du groupe où ils se rendaient. Ce système fonctionne dans certaines écoles alternatives, ici et là. On voit cependant quil nest praticable facilement quà une échelle locale, mais avec un nombre délèves et denseignants suffisant pour proposer un assez grand éventail doffres et donner réellement un choix. Il est également limité dans le temps : on peut choisir un atelier dune demi-journée au hasard ou au gré de son humeur. On ne saurait sinscrire aussi " légèrement " à un module de formation de plusieurs semaines, ni en changer aussi aisément, du simple fait quil paraît surchargé, peu intéressant ou trop difficile.
Seconde différence : on ne peut concevoir quil ny ait aucun ordre de successions des modules, alors que cest parfaitement imaginable pour des ateliers, puisquils offrent des activités parallèles à des élèves de niveau comparable. Du fait quils visent des apprentissages définis, certains modules devraient senchaîner comme des étapes dune progression.
Troisième différence : les ateliers se définissent par des contenus et des activités davantage que par des objectifs de formation ; on ne saurait le leur reprocher : il serait assez ridicule despérer en quelques heures à peine atteindre de nouveaux seuils de maîtrise. Les ateliers sont plutôt des postes de travail qui permettent de varier les activités et déviter la lassitude, mais les objectifs de formation sous-tendent lensemble des ateliers plutôt que chacun pris pour lui même. Un module, en revanche, se définit par des objectifs spécifiques et relativement ambitieux.
Il importe donc de retenir du système des ateliers, à léchelle de la classe ou de létablissement, quelques principes transposables, mais on ne peut imaginer lorganisation modulaire dun cycle comme une impressionnante collection dateliers de grande taille et de longue durée. Ce qui ne condamne nullement cette forme de travail : elle peut renaître à lintérieur dun module. Dans ce cadre, on devrait rechercher alors une plus grande rigueur dans lexplicitation du rapport entre les activités proposées et les objectifs de formation du module. Le risque de tout système dateliers est en effet de basculer insensiblement dune stratégie de formation à un mode de fonctionnement dont, progressivement, on ninterroge plus les effets de formation. Peut-être faudrait-il distinguer plus clairement ce qui relève de lentraînement et ce qui exige une structuration et un encadrement forts pour que des concepts ou des représentations se forment, au gré dune " rupture épistémologique ". On raisonnera différemment selon les disciplines, les compétences et les connaissances en jeu.
Leur " dégradation " en ateliers définis avant tout par un contenu pourrait dessiner une dérive possible des modules : même si leur spécificité répond à une logique de flux tendus, il serait présomptueux de croire que cette rationalité affirmée résistera facilement à lérosion. Lenfer des dispositifs didactiques est pavé de bonnes intentions !
Construire le curriculum comme un réseau de modules de formation
Pour aller dun module de formation à un autre, il faut évidemment quils existent et soient reliés les uns aux autres pas des " voies de circulation ". On peut imaginer quun réseau de transports se construise progressivement, sans plan densemble, quon ajoute une ligne ou une station, puis dautres, au gré des besoins. Un réseau de formation peut sétendre de cette façon, mais il est peu probable quune telle genèse permette des progressions complexes si larchitecture du réseau na pas du tout été pensée dans ce sens. Cest en partie le rôle dun plan détudes ou dun plan de formation, mais ces expressions évoquent immédiatement des cursus standards, voire des années de programme.
Dans les systèmes dunités capitalisables, on tente généralement de résoudre le problème en assortissant tout ou partie des modules de formation de prérequis, formulés soit comme un ensemble de modules à fréquenter, voire à réussir, avant de sinscrire, soit comme un ensemble de compétences dont il faut témoigner à lentrée. Cela implique une gestion intégrée de lensemble des offres de formation et une logique de progression qui ne se traduirait pas en programmes annuels, mais en ordres partiels à respecter. La formation continue des adultes et diverses formations initiales universitaires ou professionnelles prouvent que de tels fonctionnements sont possibles, même sils obligent à une gestion très différente du curriculum.
Plutôt quen termes de programme, on penserait alors larchitecture du réseau en termes de points nodaux, de règles du jeu et ditinéraires conseillés. Les points nodaux seraient les modules indispensables pour la maîtrise du curriculum : à chaque module correspondrait un ou plusieurs objectifs-noyaux (Meirieu, 1995), mais les modules " de base " seraient, plus encore, au coeur de lintention dinstruire. Il serait indispensable de les doter de ressources adéquates pour assurer une progression décisive à ceux qui nont pas construit ailleurs les compétences visées, mais cela nimposerait pas que leur fréquentation soit obligatoire pour tous les élèves. Limportant serait dacquérir les maîtrises, par nimporte quel itinéraire, non de suivre tel ou tel module. Les modules de formation ne seraient que des " roues de secours ", dont on ne se servirait quen cas de besoin et pas plus longtemps que nécessaire.
Les règles de progression didactique imposent un certain ordre dans le choix des modules successifs et certaines restrictions de la liberté de mouvement. Le dilemme est évident : à laisser les progressions trop libres, on favorise des errances et des choix peu judicieux ; à linverse, si tout est codifié, on peut aussi bien en rester aux programmes annuels. Le savoir nest pas à ce point construit que, dans tous les domaines, un cheminement unique simpose. Entre les progressions qui tiennent à la nature des savoirs à construire et celles qui naissent des habitudes, un tri simpose, qui ne fera pas léconomie de conflits de doctrine aussi bien que dintérêts. Le monde de léducation scolaire, par exemple, reste presque entièrement acquis à la logique des programmes. Tous les manuels regroupent des exercices et autres contenus destinés aux classes suivant un programme annuel défini. Quon imagine la reconversion quimposerait une organisation modulaire au niveau de lécole obligatoire
Durant la scolarité de base, lordre dans lequel on suit les modules importerait dautant plus quil sagit dapprentissages fondamentaux ; cest ainsi que la maîtrise de la lecture est un prérequis absolu de certains apprentissages, alors quune fois atteint un certain niveau de formation, il devient plus facile dapprendre les choses en parallèle, ou de combler des lacunes le jour où elles deviennent de réels handicaps. Cest ainsi quà luniversité, il vaut mieux avoir acquis quelques notions de statistique multivariée avant de suivre un cours de méthodologies de recherche quantitative ; toutefois, si elles font défaut, la situation nest pas désespérée, en partie parce que les capacités dautoformation des adultes sont plus fortes et quils peuvent construire les savoirs qui leur font défaut au moment où cela devient indispensable.
Ces problèmes se posent toutefois en des termes assez différents selon la conception quon adopte du curriculum et des objectifs. Si chaque module de formation était censé rendre possible et certifier un niveau de maîtrise standard, la tendance à multiplier les prérequis saccentuerait et lon ne serait pas loin de réinventer les années de programme, avec une construction rigide des savoirs. Si, au contraire, on admettait que les modules sont des lieux dentraînement - et non de drill - à la manière dun stade où travaillent des athlètes de divers niveaux visant chacun un seuil de performance personnel, il serait plus facile daccueillir les élèves en les prenant au niveau où ils sont. Si lon adoptait une forte exigence dhomogénéité du groupe dapprenants admis à un module, on reviendrait insensiblement à la logique des degrés, avec sans doute le même décalage entre lhomogénéité affirmée et lhétérogénéité de fait. Il paraît certes raisonnable de ne pas faire coexister dans le même module des apprenants dâges et de niveaux totalement hétérogènes : on peut sans doute imaginer un module réunissant des enfants qui ne savent pas lire et dautres qui maîtrisent la production et lexplication de textes complexes, mais il est douteux quun aussi large éventail soit fécond, voire tout simplement gérable. Les niveaux de maîtrise visés à lintérieur dun module ne peuvent, pour cette raison, aller du B-A-BA à une compétence très avancée. Il devrait être possible, cependant, de ne pas subordonner ladmission à un module à des prérequis considérés comme des conditions de réussite. Si la différenciation interne est la règle, on devrait pouvoir fonctionner avec des groupes hétérogènes, alors quune pédagogie frontale exige une forte homogénéité, sous peine de produire une hécatombe !
Les modules pourraient être disciplinaires, se situer à un carrefour interdisciplinaire ou porter sur des compétences réellement transversales, si elles existent (Rey, 1996). Un module couvrirait nettement moins de matière quune année de programme, mais il pourrait néanmoins sétendre sur des semaines. Il pourrait occuper les élèves qui y sont inscrits à plein temps, mais ce nest pas lidéal. Il vaudrait mieux quun élève partage son temps, durant une semaine, entre deux ou trois modules différents. Toutefois, il ne sagirait pas de réinventer le cours filé dhistoire ou de sciences, à raison dune ou deux heures par semaine toute lannée, dans le cadre dune grille horaire stable. La participation à un module supposerait - pour fixer les idées - une disponibilité minimale dun à deux jours par semaine, durant plusieurs semaines consécutives. Des contenus similaires pourraient faire lobjet de modules différents, qui se distingueraient alors par le niveau de maîtrise visé, par exemple sensibilisation, structuration, approfondissement. On pourrait aussi concevoir des modules qui ne se distingueraient les uns des autres que par la démarche de travail et le type de tâches, à objectifs semblables.
Larchitecture des modules dépendrait évidemment du curriculum et des âges considérés. Sil fallait en imaginer pour lécole primaire, on pourrait les concevoir, en mathématiques, autour de certaines opérations (soustraction, division), de certains concepts (angles, distances, unités de mesure) ou de certaines postures (observer, comparer, mesurer, faire des hypothèses). En français, autour de certaines maîtrises (savoir parler, écouter, lire, écrire), mais aussi de types de textes ou de compétences spécifiques de communication (sinformer, argumenter, résumer, faire une synthèse). Jhésite à donner de tels exemples, dans la mesure où ils préjugent dune architecture qui reste entièrement à construire et de choix épistémologiques et didactiques à débattre. Quon les utilise ici pour se faire une idée de la taille et des fonctions des modules : plus petits quune année, plus grands quun simple chapitre du programme actuel, et nécessairement construits autour de noyaux de connaissances ou de compétences, dont lappropriation serait lobjectif principal, autour duquel sorganise un travail intensif. Une telle organisation du curriculum est donc en pleine cohérence avec la définition dobjectifs-noyaux ou de compétences clés. Une organisation modulaire donnerait toute son ampleur à cette approche à lécole obligatoire, parce quelle est inséparable dune gestion à flux tendus des progressions individuelles, les objectifs devenant de véritables outils de régulation des parcours de formation. On retrouve ici le principe de Carroll (1965) : optimiser le temps que lélève passe " sur la tâche ", le seul dont on puisse attendre des apprentissages.
Puisque lenjeu nest pas, à travers une réorganisation de curriculum, dintroduire de nouveaux contenus ou de changer les objectifs de la scolarité, les contenus des modules évoqueraient des connaissances et des compétences familières. Toutefois, leur reformulation en termes de compétences clés ou dobjectifs-noyaux ne pourrait manquer de rouvrir le débat sur les finalités de la scolarité, dans la mesure où laffinement des objectifs et des démarches didactiques mettrait en évidence des contradictions ou des zones dombre restées inaperçues ou mises en sommeil.
Quelle liberté de choix des itinéraires ?
Larchitecture du réseau, qui relie un ensemble de modules de formation par des règles de progression, serait une contrainte de base. Pour préserver une véritable individualisation, vaudrait-il mieux laisser une assez forte liberté de mouvement aux élèves ou à leurs parents, ou au contraire exercer une contrôle fort sur les parcours ? Lesprit des modules se perdrait si lon voulait reconstituer des cursus standards, une scolarité réussie supposant linscription, dans un ordre unique, de modules incontournables. On devrait concevoir une architecture plus souple, moins contraignante, avec des modules incontournables, dont nul ne serait dispensé - sauf à faire la preuve quil maîtrise déjà les acquis visés - et des modules moins indispensables.
À lécole obligatoire, toutefois, lautonomie limitée des élèves ninvite guère à leur déléguer entièrement le choix de leur itinéraire, cela dautant moins quune partie dentre eux nadhèrent pas au projet de les instruire et ne pensent quà échapper au travail scolaire. Le système serait tenté dimposer à chacun un itinéraire optimal. Il serait utile de se poser auparavant la question de savoir si lon peut faire confiance aux parents, puis, progressivement, aux élèves eux-mêmes, pour faire des choix raisonnables. Dans ce domaine, les abus dune minorité conduisent hélas souvent à imposer des décisions unilatérales au plus grand nombre
Que feraient les élèves et leurs parents de la liberté que le système leur laisse ? Sauraient-ils lutiliser à bon escient ? Selon quon parle des parents des classes populaires, désorientés et démunis de stratégies, ou des " consommateurs décole " les plus avertis, appartenant aux classes moyennes et supérieures, dont le seul souci est de sauter les étapes pour que leur enfant passe son bac au plus vite, peut-on donner le même sens à la liberté ? Gardons-nous des solutions noir blanc : entre limposition et le laisser-faire, on peut imaginer des dispositifs de conseil et dorientation. Placer des balises et flécher les parcours nest pas encore les rendre obligatoires !
Il est assez simple, pour commencer, de définir des itinéraires conseillés, à la manière dont Bison Futé propose des itinéraires aux automobilistes. Nest-ce pas une régression vers une logique uniforme ? Non, car lindividualisation nest pas un dogme, mais une réponse à de vraies différences. Or, tous les cas ne sont pas particuliers. Il nest pas indispensable que chacun voyage dans le réseau en inventant de toute pièce son itinéraire. Dans une architecture ouverte, il importerait daider les élèves et leurs familles à sy retrouver, dabord en leur offrant des cartes du réseau aussi claires que possibles, avec un mode demploi et des suggestions. Les parcours conseillés sont des progressions types, qui nenferment personne, puisque chacun peut sen écarter à condition de connaître et de respecter les règles de progression.
Ni architecture explicite, ni cartes, ni itinéraires conseillés, ne dispenseraient dune régulation interactive des circulations. Pour ceux qui sécarteraient dun itinéraire conseillé, et plus encore pour ceux qui nen trouveraient aucun qui corresponde à leur projet, à leur niveau initial, à leur façon dapprendre, il serait judicieux que le système mette à disposition des ressources dorientation et de conseil qui sont actuellement presque inexistantes au primaire (sauf sil est question dune prise en charge médico-pédagogique) et limitées dans lenseignement secondaire aux changements de filières ou de niveaux.
Ce rôle pourrait être, en partie, joué par les enseignants intervenant dans tel ou tel module, dans la mesure où ils seraient en interaction avec les élèves :
On pourrait envisager de mettre dautres ressources de conseil à disposition. Aux classiques conseillers dorientation sajouteraient des conseillers en formation ou conseillers aux études, connaissant bien les élèves, mais mieux encore les modules et larchitecture du système. Si les élèves étaient, pour une part régulière de leur temps, intégré à une classe de composition stable, lenseignant responsable de ce groupe jouerait assez naturellement un rôle de tuteur et de conseiller aux études, assurant donc le suivi standard, sans exclure lappel à des spécialistes dans certains cas.
Le rôle des enseignants-formateurs
Si chaque module figurait un vol charter, pour reprendre la métaphore du voyage, il vaudrait mieux quil y ait un ou plusieurs pilotes dans lavion. Ce seraient des enseignants-formateurs, à la fois concepteurs et animateurs de dispositifs didactiques, pivots de la dynamique collective, mais aussi interlocuteurs privilégiés de chaque élève, non seulement sous langle de son intégration au groupe, de son bien-être, de son projet personnel, mais aussi de son travail dapprenant et des apprentissages spécifiques quil tente de faire. Ils seraient également des hôtes - le module serait leur maison -, des responsables et des garants du respect des règles - le module serait sous leur autorité -, des organisateurs, des animateurs, des personnes-ressources.
Le rôle de responsable dun module différerait fortement de celui dun professeur qui avance dans son cours en " faisant le programme ". Si chaque module devenait un simple cours, on retrouverait un fonctionnement peu porteur de différenciation. Lenjeu serait plutôt de concevoir et de mettre en place, dans le cadre du module, des dispositifs didactiques permettant à chaque élève de vivre des situations dapprentissage fécondes pour lui. À cette fin, il ne suffirait pas de progresser dans un texte du savoir, sorte de programme du module. La tâche essentielle consisterait à orienter chaque apprenant vers des situations dapprentissage porteuses de sens et de régulation, cohérentes avec son projet et son itinéraire personnels aussi bien quavec les finalités globales de la scolarité et les objectifs spécifiques du module. Comme entraîneur, lenseignant-formateur serait alors disponible et capable daccompagner chacun dans ses essais et erreurs, si la gestion globale du groupe et du module ne laccapare pas entièrement Toute forme dauto-organisation, toute institution interne de gestion du groupe et des tâches, toute forme de délégation de pouvoir constitueraient autant dallégements des tâches gestionnaires des enseignants-formateurs, ce qui libérerait de lénergie et du temps à investir dans le suivi personnalisé des élèves. Les dispositifs coopératifs proposés par le mouvement Freinet, développés par la pédagogie institutionnelle, offriraient ici des moyens efficaces de régulation du fonctionnement dun module, même avec de jeunes élèves. Tout module instituerait, à sa manière, un conseil ou toute autre instance de régulation, dont feraient partie aussi bien les enseignants-formateurs que les apprenants. Même sil subsistait en parallèle une classe stable avec son " conseil de classe ", il importerait en effet de prévoir dans chaque module un lieu de concertation et de négociation des activités et des relations de travail, dans le cadre des objectifs spécifiques et des règles générales de linstitution.
Groupe stable ou recomposé ?
Les développements précédents pointent sur un problème quil faut débattre en tant que tel : les élèves travaillant ensemble le temps dun module constitueraient un groupe qui, sans être un groupe-classe traditionnel, en conserverait quelques traits, ne serait-ce que parce quun travail collectif régulier crée des liens et un sentiment dappartenance.
Ce groupe devrait-il être stable tout au long du module ou pourrait-on envisager quil se recompose au gré darrivées et de départs décidés pour des raisons pédagogiques ? Le problème est abordé ici en termes didactiques. Serait-il nécessaire quun module ait un début et une fin, à la manière dun spectacle ? Dans un théâtre, on ferme les portes, ce qui indique bien la règle du jeu : les spectateurs sont censés être présents dun bout à lautre. À cette image, on peut en opposer une autre : lorsque des enfants construisent un château de sable au bord de la mer, leur construction avance sans être toujours luvre dun groupe stable. Certains " prennent le train en marche ", dautres sen vont avant lissue fatale, entendez larrivée de la marée montante ! Pourtant, chacun contribue un certain temps à lavancement du projet, en linfléchissant en fonction de ses propres façons de voir et de faire. De la même façon, au cours dune réception mondaine, une conversation se poursuit alors que le cercle des interlocuteurs se renouvelle, au gré de larrivée des uns et du départ des autres. À une autre échelle, les associations de droit civil ou les entreprises ne fonctionnent pas autrement. Nous avons tous lexpérience dorganisations ou de réseaux dont la culture permet dintégrer des nouveaux ou de se séparer des anciens sans que le travail ne sinterrompe. Des procédures de socialisation rapide des nouveaux venus et la volonté de traiter comme membres à part entière aussi bien ceux qui viennent darriver que ceux qui vont partir aident sans doute à la continuité dune dynamique de groupe et dun processus de production par-delà le renouvellement des personnes.
Dans son fonctionnement actuel, lécole maîtrise en partie ces savoir-faire, puisquelle ne peut, en cours dannée, échapper aux mouvements des élèves pour des motifs étrangers à la scolarité. Le modèle de référence reste cependant un groupe stable, déjà constitué ou formé en début dannée, dans lequel lessentiel du travail de socialisation se fait au départ, lorsque se précisent le contrat didactique, le métier délève, les règles du jeu et le mode de relation. Les grandes vacances mettent en quelque sorte les compteurs à zéro, on reconstruit un petit système social à la rentrée, du moins lorsque les élèves changent de maître. On se félicite de la stabilité de ce système aussi longtemps que tout va bien, on sen plaint si la classe est " impossible ", parce que tous sont, pour un an, " embarqués sur la même galère ".
Lécole nest pas habituée à organiser des activités avec des groupes qui se recomposent incessamment. Alors même que, par le jeu des absences, de lenvoi dans un groupe de soutien ou dapprentissage de la langue, des déménagements ou des migrations en cours dannée scolaire, les enseignants de certains pays sont de fait accoutumés à travailler avec une classe " à géométrie variable ", dans limaginaire de la plupart dentre eux, il faut que " tout le monde soit là " pour que le travail progresse. On fait avec les aléas du moment, mais dans une certaine nostalgie du groupe stable.
Lorsquon imagine un module, on est sans doute, spontanément, plus proche du théâtre où lon joue porte fermée que du château de sable. Y a-t-il de bonnes raisons pédagogiques ou didactiques daller contre cette pente " naturelle " ? Elles devraient être très convaincantes, car il est plus difficile dassurer la cohésion du groupe et la coopération de personnes qui ne vivent pas ensemble la même aventure, du début à la fin. Ce serait dautant plus difficile que chacune vient pour apprendre ! Dans le monde du travail, on exige quun nouveau salarié ait une qualification au moment de son engagement. On sassure de la sorte que lessentiel des compétences requises pour ne pas perturber le fonctionnement sont déjà construites. Il suffit alors dune adaptation marginale au poste de travail pour que le nouveau collaborateur devienne opérationnel. À moins de multiplier les prérequis et les filtres, un module de formation aura toujours affaire à un public hétérogène, puisquil na pas pour enjeu de fonctionner efficacement dans des tâches productives, mais de favoriser des apprentissages définis.
Tout porte donc à dire quon ne saurait concevoir des modules que chaque élève pourrait rejoindre ou quitter " à son heure ", en cours de route. Pour ne pas céder trop facilement aux vertus du groupe stable et fermé, on peut cependant avancer quelques arguments en faveur dun groupe à géométrie variable :
1. Ne travailler quavec des groupe stables dun bout à lautre standardiserait la durée de passage des élèves dans le module, en dépit de la diversité des niveaux à lentrée, des investissements et des rythmes des uns et des autres. Cela obligerait à faire porter tout leffort de différenciation sur les autres paramètres, puisque le temps est constant. Peut-être pourrait-on jouer en partie sur les horaires.
2. Les mouvements de population en cours dannée ne seraient pas plus maîtrisables quaujourdhui et il resterait nécessaire dintégrer des élèves arrivant dailleurs au cours dun module. Pourquoi ne pas faire de nécessité vertu, ne pas construire des savoir-faire pédagogiques et didactiques moins dépendants de la fermeture du groupe de travail ?
3. Une composition stable pousserait davantage, en dépit de la centration modulaire, à revenir à une gestion à flux poussés, voire à lavancement dans un texte du savoir, comme dans une classe traditionnelle.
4. La stabilité du groupe pourrait induire une différenciation orientée par le paradigme de la remédiation : tous les élèves commençant le module ensemble, on pourrait être tenté denseigner frontalement aussi longtemps quune première évaluation naurait pas révélé des écarts insoutenables ; il serait alors trop tard pour que les inégalités soient réversibles dans lespace-temps du module.
5. Dernier argument : la stabilité des groupes obligerait à normaliser la durée des modules, pour que la fin dune série de modules parallèles coïncide avec le début dune nouvelle série, entre lesquels les élèves se répartiraient. Cest le problème bien connu des correspondances dans les transports publics, donc de la coordination des horaires de sorte que chaque voyageur ne souffre pas de temps dattente trop répétés ou trop nombreux. On voit poindre assez vite le retour à un " horaire cadencé " et à un découpage en périodes standards (semaines, trimestres) scandant la redistribution des élèves entres modules, contrainte peu favorable à des démarches de formation difficiles à calibrer de la sorte. On maintiendrait alors une gestion des flux concentrée sur des périodes charnières, comme dans la progression de degré en degré
Sans suffire à justifier pleinement des modules quon rejoindrait ou quitterait librement, ces arguments plaident pour une extrême lucidité : le fonctionnement en groupe fermé peut faire oublier que la différenciation interne au module nest nullement un luxe, une pièce rapportée, un étage ajouté à lédifice, quelle est au contraire le fondement de lidée même de module comme cadre optimal dune différenciation. continue, préventive et intégrée. Doù lhabituelle quadrature du cercle, dont un système modulaire ne libère pas complètement : comment apprendre en groupe en suivant sa propre trajectoire ?
Le voyage dans le voyage
Lindividualisation des parcours ne saurait sarrêter à la personnalisation des itinéraires reliant les modules, elle devrait se poursuivre, sous une autre forme, à lintérieur de chaque module. Répétons-le : le module est conçu ici comme le lieu par excellence de la différenciation pédagogique, nécessaire même quand les élèves arrivent ensemble pour le parcourir de conserve, même quand ils paraissent de niveau relativement homogène. Un module devrait être une collectivité en mouvement qui permette à chacun daccomplir un trajet personnel. La résolution de ce paradoxe est la clé de toute différenciation, du moins si lon renonce au rêve fou et totalitaire dun itinéraire et dun rythme standards qui conviendraient parfaitement aux moyens et aux besoins de chacun à la seule condition quil soit bien " orienté ". Je me rallie ici à lapproche en termes de régulation et de différenciation interactives (Allal, 1988, Meirieu, 1995, 1996 b) et jexclus donc que les situations et dispositifs didactiques proposés dans un module de formation puissent demblée convenir à chacun, même lorsque lhomogénéisation du public est forte.
Bien entendu, il serait préférable de norienter vers un module que les élèves ayant des chances dy trouver au moins en partie leur compte ; cest le rôle des conseillers aux études et de chaque formateur en tant que gate-keeper de son propre module. Non pas pour dire " Nul nentre ici sil na pas toutes les bases pour réussir sans effort ", mais " Nul na intérêt à entrer ici si ce quon y apprend ne correspond pas assez largement à son projet et à son niveau ".
Il resterait à faire advenir le plus improbable : que chacun sinvestisse presque constamment dans une tâche à sa mesure, qui ne le décourage pas, tout en le forçant à dépasser ce quil sait déjà. On sait que dans une démarche de projet, par exemple, la probabilité est forte que chacun se retrouve dans un rôle où il excelle ou fait du moins bonne figure, de sorte que la tâche collective avance alors même que nul napprend grand chose de neuf, les plus actifs consolidant leurs acquis Pour que chacun soit sollicité aussi souvent que possible dans sa zone de développement proche, il serait souhaitable que les dispositifs soient diversifiés et que des régulations constantes sopèrent, quelles émanent du dispositif lui-même (structure des tâches, matériel, consignes, règles du jeu), dune interaction avec un ordinateur, du groupe, des enseignants-formateurs responsables du module ou dautres intervenants. Ces dispositifs et ces régulations sont le seul rempart qui puisse protéger dun retour insidieux à la logique des flux poussés. La centration thématique dun module et son caractère intensif devraient éviter le zapping, mais on peut concevoir un repli progressif sur des routines et un enseignement faiblement stratégique, vers une succession dactivités qui ne seraient plus pensées dabord en fonction de la progression vers les objectifs spécifiques du module.
Bref, les modules ne résoudraient pas par magie les problèmes que posent la différenciation intégrée, les régulations interactives et les didactiques des disciplines. On peut simplement espérer quun moindre zapping et une gestion à flux tendus permettraient le développement des compétences professionnelles des enseignants et une capitalisation accélérée aussi bien des savoirs dexpérience que des résultats de la recherche.
Lévaluation formative et certificative
Une évaluation synchrone, normative et comparative est un obstacle majeur à la différenciation de lenseignement et à lindividualisation des parcours de formation. Rompre avec cette forme dévaluation est donc essentiel, mais cela néquivaut nullement à renoncer à toute évaluation, bien au contraire. Elle interviendrait, dans un module, à plusieurs moments :
Elle surviendrait en amont : le choix dun module devrait se fonder sur un bilan de compétences, une prise en compte du niveau, des besoins, des projets des élèves. Sans homogénéiser les niveaux de départ, lessentiel serait de les connaître. Pour tenir compte des différences, il est indispensable de faire un " état des lieux ", à condition de nenfermer personne dans son niveau de départ. On peut imaginer que les premiers temps dun module feraient une part à des activités qui permettraient à chacun de se mesurer à la matière et de procéder à un premier repérage ce qui fait obstacle - pour lui - aux apprentissages visés, que ce soit dans les acquis préalables, la méthode, le rapport au savoir ou la représentations des objectifs du module.
Laccompagnement de chacun à lintérieur dun module déterminé exigerait un suivi individualisé centré sur les processus dapprentissage en cours. Dans tous les cas, on se trouverait dans le registre de lobservation formative, orientée vers la régulation optimale des choix et des apprentissages de lélève. Cette fonction de régulation serait incorporée au dispositif et aux interventions didactiques et naurait aucune raison dêtre standardisée. Son but serait de donner en temps utile des feed-back utilisables et de favoriser des régulations efficaces. Jai plaidé ailleurs pour une approche pragmatique de lévaluation formative (Perrenoud, 1991 a). Cest cohérent avec lesprit dune pédagogie différenciée, mais cela pose de nombreux problèmes théoriques, méthodologiques et pratiques.
A la fin dun module, on sacheminerait vers une évaluation-bilan plus formelle. On pourrait envisager de la repousser à la fin du cycle dapprentissage ou de la scolarité obligatoire et sen tenir, jusque là, à une évaluation purement informelle. On peut douter du bien fondé pédagogique et didactique dune telle formule, à supposer quelle soit socialement acceptable. Une organisation modulaire du curriculum, surtout à lintérieur de cycles dapprentissage de plusieurs années, ne pourrait fonctionner sans bilans intermédiaires des acquis, non seulement pour informer les parents et permettre au système éducatif dévaluer lefficacité de sa propre action, mais pour fonder des décisions dorientation dans le réseau modulaire. Il importerait à cet égard de dissocier trois fonctions généralement confondues des évaluations-bilans :
Les deux premières fonctions sont incontournables. On ne peut notamment concevoir une individualisation des parcours de formation sans procéder assez régulièrement à des évaluations-bilans. Elles sont la meilleure garantie dune régulation progressive, la seule façon dempêcher que les écarts se creusent et deviennent irréversibles.
La certification à légard du système a également du sens : le système éducatif nest pas une grande famille où tout le monde se connaît ; sans tomber dans les travers du " casier judiciaire ", il serait absurde de reprendre à zéro le bilan de compétences chaque fois quun élève change décole ou de module. Ce bilan serait avant tout destiné à un usage interne au cycle dapprentissage en cours. Reste à envisager une certification en fin de cycle. À lécole primaire, la décision dadmission au cycle suivant en tient lieu. Dans lenseignement secondaire ou professionnel, on recourt plus souvent à des procédures dadmission. Dans lenseignement professionnel, on trouve des systèmes dunités capitalisables, dans lesquels, lévaluation de chaque module contribue à la certification finale, puisque celle-ci dépend de laddition de crédits accumulés dans les divers modules, sans nouvelle évaluation.
Le véritable enjeu est double : dune part ne pas fonder sur les évaluations-bilans des décisions prématurées de sélection ou dexclusion ; dautre part, construire de véritable bilans de compétences, dépassant les classements et les notes qui ne donnent guère dinformations, mais aussi les évaluations critériées décomposant les acquis au point de leur faire perdre leur sens. Lorsquon établit quun élève sait accorder un participe passé, conjuguer le verbe chanter au passé simple, réciter la table de sept et tracer une perpendiculaire à une droite donnée par un point donné, a-t-on vraiment cerné ses compétences ?
Quelle serait la place de lévaluation-bilan " certificative " dans un système modulaire ? Conviendrait-il de lintégrer au fonctionnement même du module ? On connaît les systèmes de brevets ou de ceintures développés par la pédagogie Freinet ou les pédagogies institutionnelles, repris par Authier et Lévy (1996) à propos des arbres de connaissances : cest lélève qui demande à être évalué, au moment de son choix et qui fixe le niveau de maîtrise quil prétend atteindre, un peu comme un sauteur à la perche décide de la hauteur de la barre. Sil réussit, il est certifié à cette hauteur, sil échoue, cela na pas de conséquences graves, il continue à sentraîner et se présente plus tard à une nouvelle évaluation.
On peut envisager de tels moments dévaluation-bilan à lintérieur des modules. Cest probablement le plus simple, même si cela reconstitue la tension connue entre une posture formative favorable à un jeu coopératif et une posture certificative, poussant maîtres et élèves au jeu du chat et de la souris.
Pourquoi ne pas envisager de créer, au côté des modules de formation, des modules dévaluation qui nauraient pas pour but premier de faire apprendre, mais dapprécier et certifier des acquis. Je ne propose pas de réhabiliter de la sorte les examens comme jugements ponctuels sur une performance saisie hors de tout contexte de travail significatif. Un module dévaluation pourrait fonctionner comme un module de formation, autour dune tâche et dun projet, durant plusieurs jours, voire davantage, mais lenjeu serait, pour lélève, de donner à voir ce quil sait et sait faire, pour le responsable du module de lobserver à la tâche et de jauger ses compétences, avec une part dautoévaluation et de concertation. En formation professionnelle, certains stages fonctionnent comme des modules de certification, comme le font certains mémoires ou certains projets (ingénierie, architecture) à lissue détudes universitaires. Lidée de modules dévaluation nest donc pas nouvelle, mais elle na pas cours durant la scolarité obligatoire, où on ne connaît que des épreuves, tests, interrogations. Lidée du portfolio de travaux représente une avancée, mais il faudra bien admettre un jour quon ne peut véritablement évaluer les compétences de quelquun quen lobservant en action, aux prises avec une situation nouvelle et complexe, donc en général dans le cadre dune activité collective ou du moins coordonnée avec dautres (Tardif, 1996).
Lexistence de modules dévaluation indépendants des modules de formation permettrait de valider des connaissances et des compétences acquises hors de lécole ou dans un autre système éducatif. Il serait par exemple inutile quun enfant qui sait lire en entrant à lécole passe à tout prix par le module " Lecteur débutant ". Il pourrait se présenter au module dévaluation et, sil atteste des compétences évaluées, progresser sans " perdre son temps " vers dautres modules. On voit immédiatement les effets pervers possible dune telle possibilité : drill, " école à la maison ", cours particuliers. Mais il faudra bien un jour accepter que le rôle de lécole nest pas davoir le monopole des apprentissages, quelle sert surtout à compléter dautres sources de formation, familles, médias, expériences de vie diverses. Une partie des ressources du système éducatif sont englouties dans lencadrement délèves qui nen ont pas besoin. Il nest pas rare de voir des enfants ou des adolescents qui en savent plus que leurs professeurs, par exemple en musique, en arts plastiques, en sport, en langues étrangères ou en informatique, astreints à suivre un cours qui ne leur apprend pas grand-chose. Quelles sont les vertus attendues dun enseignement inutile, que lélève ne peut vivre que comme une brimade, une perte de temps et de sens ? Ne vaudrait-il pas mieux, en sorganisant pour contrôler les acquis, se dire que " Tout ce qui a été appris ailleurs est un gain net pour lécole et représente autant de ressources de formation à investir dans lencadrement de ceux qui en ont réellement besoin " ?
La tour de contrôle
Dans un ciel encombré, chaque pilote ne choisit pas sa route librement. Il dépend des aiguilleurs du ciel, dont la tâche est de coordonner les trajectoires pour éviter tout accident. Une scolarité organisée en modules exigerait une sorte de tour de contrôle, pour que soient gérés aussi bien le partage des espaces, du temps, des ressources entre modules que leur enchaînement dans la carrière de lélève et les équilibres entre loffre et la demande.
Il ne sagirait plus ici de définir les progressions, mais de les faire respecter, de gérer déventuelles dérogations liées à des demandes individuelles ou à des impossibilités matérielles. Le système éducatif actuel fait varier le nombre denseignants et leffectif des classes pour absorber les fluctuations démographiques et les effets variables des mécanismes de sélection situés en amont aussi bien que des débouchés situés en aval dans le cursus. En période de crise budgétaire, cette gestion nest pas facile. Elle apparaît pourtant très simple en regard de ce quil faudrait mettre en place pour gérer un système modulaire.
Lune des difficultés tient notamment à la maîtrise des phénomènes de marché. Lécole traditionnelle nest pas entièrement maîtresse des flux, mais elle limite au maximum les inconnues liées aux choix individuels. Sachant les effectifs par degré et les taux de transition habituellement observés, on peut calculer assez précisément les effectifs à accueillir lannée suivante. La fréquentation de modules de formation digne de ce nom serait nettement moins prévisible, si bien quil faudrait à la fois une gestion plus flexible et plus large des ressources humaines et certains garde-fous pour éviter des déséquilibres majeurs.
On pourrait imaginer que chaque établissement, sur la base de lignes directrices minimales, offre des modules pris en charge par un ou plusieurs enseignants, au gré dune division du travail à la fois assez durable pour que chacun accroisse sa maîtrise au gré de lexpérience et assez souple pour ne pas spécialiser définitivement les uns et les autres. Dans une école comptant une douzaine denseignants primaires et 250 élèves, par exemple, on pourrait concevoir louverture simultanée de 20 à 30 modules au moins, chacun noccupant quune partie du temps de travail de la semaine. Un élève partagerait son temps de travail à lécole, durant la semaine, entre trois modules distincts, lun exigeant par exemple trois demi-journées, le second et le troisième deux chacun, une demi journée restant à la disposition dun groupe de base se réunissant toute lannée dans la même composition.
On devine la complexité de cette organisation, les négociations à mener au sein de létablissement pour une répartition équitable des tâches, les aménagements requis selon la taille de lécole : avec 60 élèves de 4 à 12 ans, on ne peut faire la même chose quavec 600. Cette complexité et cette diversité peuvent effrayer. Quon se dise simplement que toute forme dindividualisation accroîtra la complexité de gestion du système, que cest le prix à payer. Quant à la diversité des aménagements locaux en fonction de la taille de lécole et de la configuration du corps enseignant, nexiste-t-elle pas déjà ?
Oui, mais
Jai détaillé, parfois à travers des images ou des métaphores, une organisation modulaire familière aux formateurs dadultes, mais encore assez étrangère aux gens décole. Expliciter un modèle, pour le " donner à voir ", ne veut pas dire le défendre inconditionnellement, notamment pour lécole primaire. Il est sans doute praticable plus facilement dès la fin de la scolarité obligatoire, et notamment dans lenseignement supérieur ou professionnel. La nouvelle formation des enseignants primaires et de façon générale les études en sciences de léducation vont dans ce sens, à la recherche dun compromis entre lorganisation traditionnelle en cours annuels ou semestriels filés et la création dunités de formation compactes, caractérisées par un investissement intensif dans un thème (Perrenoud, 1996 j et k). En Belgique, on envisage une organisation entièrement modulaire des études dans les hautes écoles (Paquay et Saussez, 1996). Tous les systèmes qui fonctionnent par unités capitalisables constituent des terrains dexpérimentation.
Il serait cependant difficile concevoir une structure modulaire in abstracto, sans référence aux apprentissages visés et à lâge ou à dautres caractéristiques des apprenants. Les objections que lon peut faire à un telle approche sont évidentes. Jen vois de plusieurs types :
1. Éclatement dun groupe-classe, manque dintégration à une communauté, de continuité, donc de sécurité pour des enfants ou des préadolescents, donc défaut de socialisation.
2. Manque dautonomie des apprenants, de discernement dans les choix. Donc impossibilité de faire confiance, nécessité dune tutelle.
3. Concentration dapprentissages intensifs sur de courtes périodes, risque doverdose.
4. Problème des élèves qui, ayant dûment suivi les modules conseillés, nont pas progressé de façon significative dans le registre des connaissances et compétences visées.
5. Trop grande complexité de lorganisation, risque de conflits ou dinégalités.
6. Dilemmes de lorientation et de la liberté de choix chaque fois quil faut décider du cursus.
On peut sans doute proposer certaines contre-mesures à chacune de ces objections, mais elles sont justifiées et méritent dêtre prises au sérieux. Peut-être pourrait-on adopter quelques règles de méthode :
Lhypothèse modulaire mérite quon la travaille, même si cest pour la juger en fin de compte impraticable, car elle aura obligé à clarifier des aspects essentiels du curriculum et des fonctionnements didactiques.
Jai examiné deux organisations différentes du curriculum, lune intégrée, plus proche de ce que nous connaissons, lautre modulaire, plus difficile à " visualiser ". Pour conclure, je voudrais relativiser lopposition et mettre en évidence quelques convergences.
Apprendre et vivre en groupe
Les deux modèles sécartent dune individualisation des parcours qui se traduirait pas des itinéraires solitaires, un enseignement purement individualisé. Ce qui fait lindividualisation, ce nest pas la solitude dans le travail, cest le caractère unique de la trajectoire de chaque élève sur lensemble de sa scolarité primaire. On peut parcourir le monde de façon originale sans être jamais seul. Et on peut être seul sur un chemin unique, que chacun parcourt à son heure, comme dans une course cycliste contre la montre.
Conserver lapprentissage dans un groupe se défend pour au moins trois bonnes raisons, que je rappelle simplement :
Même si les deux premières fonctions étaient assurées autrement, il reste que, décidément, on napprend pas tout seul (CRESAS, 1987) et quon a besoin des autres, comme contradicteurs ou partenaires, comme membres dun acteur collectif aussi bien que comme composantes dun " écosystème " stimulant, favorable à lévolution de chacun. Il sensuit quune individualisation des parcours qui isolerait lélève et le mettrait la plupart du temps face à un cahier ou un ordinateur ne serait pas une bonne piste, ce qui nexclut pas des moments de ce genre dans toute autre organisation du travail.
Il reste, dans toute organisation pédagogique, possible de préserver lappartenance de chaque élève à un groupe stable durant toute une année ou davantage, lui assurant une certaine sécurité affective. Rien nempêche, en effet, de faire coexister des modules ou des groupes multiâge à " géométrie variable " avec un temps passé régulièrement au sein dun groupe de base composé pour lannée entière, dont la place dans lhoraire hebdomadaire serait fonction :
On pourrait aussi concevoir, au-delà des fonctions dancrage social, quun tel groupe stable ait des missions de formation sur le modèle dune classe traditionnelle. Pour faire quoi ? On entend souvent avancer lidée que les activités créatrices ou sportives, par exemple, se prêtent bien à un travail en groupe-classe. On peut cependant se demander dans quelle mesure cette " évidence " ne traduit pas une forme convenue de hiérarchie entre les disciplines ou limpression que les disciplines artistiques ou sportives ne poursuivent pas des objectifs de formation bien exigeants et se bornent à stimuler des " activités ", auquel cas une logique de flux poussés suffirait, ce qui permettrait de saccommoder de la coexistence denfants dâges et de niveaux très divers. Je proposerai une démarche plus rigoureuse : soit on limite le rôle dun groupe stable à des fonctions de socialisation, dancrage identitaire et de tutorat, et on ne prétend pas poursuivre des objectifs dinstruction ; soit on attribue à ce groupe de véritables objectifs de formation, et on lui réserve les disciplines et les contenus dont une analyse - qui reste à faire ! - laisse présager que la continuité durant une année constituerait un atout didactique.
De toute façon, aucune organisation en cycle ne peut, par définition, laisser la classe actuelle omniprésente et inchangée. Plutôt que de mener des combats pour une classe mythique, tentons de cerner au plus près les besoins des élèves et de les prendre en compte dans une autre organisation, quelle quelle soit.
Dun cycle lautre
Lopposition entre organisation intégrée et organisation modulaire permet aussi daffronter un problème difficile, celui de larticulation des cycles dapprentissage et de la progression des élèves dun cycle au suivant. Dans le meilleur des mondes, la durée dun cycle est la même pour tous et conduit tous les élèves à passer en même temps au suivant, en ayant maîtrisé les compétences attendues en fin de cycle. La réalité est moins simple :
Une organisation intégrée du curriculum nest concevable quà lintérieur de cycles dapprentissage de deux ans, trois au maximum, sous peine de réintroduire les degrés pour gérer lhétérogénéité. Ce qui commande de diviser la scolarité préobligatoire et obligatoire en trois à cinq cycles successifs allant de 3-4 ans à 15-16 ans. La problématique du passage dun cycle à lautre est donc incontournable et cest évidemment là où le bât blesse pour linstant, comme le souligne Allal (1995) : allonger dun an le temps passé dans un cycle nest pas un redoublement, mais le sens de cette année supplémentaire nest guère différent et son efficacité reste douteuse. De deux choses lune, en effet : soit on anticipe les difficultés et on crée demblée des parcours à plusieurs vitesses, dans lesquels les élèves sont vite enfermés. comme dans les filière de lenseignement secondaire ; soit on attend dêtre proche de la fin " normale " du cycle, et lon prend des mesures de " remédiation " pour ceux qui sont loin des objectifs.
Lorganisation modulaire permettrait à la rigueur de considérer la scolarité primaire, voire la scolarité obligatoire, comme un unique cycle dapprentissage. On névitera pas une rupture lorsque les élèves doivent quitter cette structure pour passer à des enseignements organisés de façon plus traditionnelle, mais on pourrait faire léconomie de cycles courts (deux ou trois ans), qui créent, semble-t-il, plus de problèmes quils nen résolvent. Aujourdhui, les cycles courts ressemblent à des pare-angoisse plutôt quà des nécessités fonctionnelles. Ils évitent les risques dune gestion à flux poussés qui amènerait à prendre acte, au terme dun cycle de 4, 6 ou 9 ans, dinégalités irréversibles. Dans la mesure où une architecture modulaire couvrirait lensemble du cursus de façon cohérente, pourquoi aurait-on besoin denfermer les modules dans des cycles courts ? Le principe de réalité ne ressemblerait pas à un couperet qui tombe tous les deux ou trois ans et provoque dincertaines remédiations, mais à un bilan de compétences à la fin de chaque module, commandant des mesures immédiates en cas dinsuffisance notable, sauf si le diagnostic établit la nécessité dune rupture ou dune phase de maturation ou de latence.
Vers une approche en termes de compétences
Quelle que soit la structuration du curriculum dun cycle, elle ne constituera un progrès que sil y a rupture avec la gestion à flux poussés et avec le zapping, quil y ait ou non modularisation.
Lapproche du curriculum en termes dobjectifs-noyaux et de compétences clés est alors une nécessité absolue, puisque ce sont les bases indispensables de la régulation des progressions aussi bien que des situations denseignement et dapprentissage [Perrenoud, 1995 b et d, 1996 b et e, 1997]. Ce chantier est ouvert depuis quelques années, et la problématique des cycles dapprentissage a été demblée liée à la définition de " socles de compétences ". Peut-être aperçoit-on progressivement que la rédaction de référentiels nest que la partie visible de liceberg et que lessentiel touche aux transformations du métier délève et de professeur, des façons dapprendre et denseigner.
Par ailleurs, se centrer sur les compétences des apprenants exige de nouvelles compétences des enseignants, qui ne se construiront pas en un jour. Elles naîtront des essais et erreurs des équipes aussi bien que de la formation initiale ou continue. Ce seront en partie des compétences collectives, développées à léchelle des établissements. La complexité de lorganisation appelle à lévidence de nouvelles compétences transversales : la gestion de classe sétend, lobservation formative et la régulation interactive exigent des capacités danticipation, de négociation, de construction de dispositifs. Les problèmes de communication avec les enfants ou dautres adultes appellent aussi de nouvelles compétences.
Mais lessentiel est peut-être moins apparent : sans connaissances et compétences didactiques plus pointues, les structures auront des vertus limitées. Même si la problématique des cycles ne concerne pas, de prime abord, les didactiques des disciplines, elle leur pose des questions et en attend des outils de plus en plus fins pour observer les apprentissages, construire et ajuster les dispositifs et les situations, bref, faire des choix éclairés face à la diversité des possibles. Sans investissement important dans ce sens, lénergie risque bien dêtre absorbée par la seule gestion dun système plus complexe. On ne réduira pas la part des sujets et leur diversité, mais des compétences pédagogiques et didactiques plus substantielles permettraient des coopérations sur une base rationnelle, à partir dune culture commune permettant didentifier, de poser et de résoudre des problèmes ensemble.
Organisation modulaire et organisation intégrée ne sont pas véritablement en opposition. Une partie des problèmes que rencontre une organisation intégrée finissent pas se retrouver à léchelle de chaque module, même si sa centration thématique lui donne de meilleures chances de travailler dans une logique à flux tendus. Pour maîtriser lindividualisation des parcours, il faut explorer les deux modèles et les marier intelligemment. Ce mariage peut dépendre de toutes sortes de conditions et de traditions, et notamment du niveau de formation, de lautonomie et de la professionnalisation des enseignants et des cadres.
Pour Genève, il me semble que les esprits ne sont pas prêts à aller dans la direction dune organisation modulaire, pour de bonnes et de mauvaises raisons : vrais obstacles et confort des habitudes. Sil fallait proposer une stratégie de changement dans le cadre de la rénovation genevoise, elle serait paradoxale :
1. Se donner toutes les représentations, tous les concepts, tous les savoirs requis pour penser jusquau bout une organisation modulaire du curriculum, en explorant obstacles et impasses comme si on voulait passer à une mise en uvre en vraie grandeur.
2. Renoncer à cette mise en uvre et réinvestir cet acquis de conception et de formation dans une organisation intégrée plus précise et plus professionnelle
Ce paradoxe est assez explicable : pour affiner le modèle actuel dans la direction dune organisation intégrée fonctionnant sur le modèle des flux tendus, il faudrait être capable de concevoir et de faire fonctionner le modèle modulaire. Ce dernier exige en effet une clarification des connaissances et compétences visées et des stratégies didactiques, alors que lorganisation intégrée saccommode dun plus grand flou. Imaginer une organisation modulaire obligerait à préciser les représentations et à développer fortement les compétences des acteurs en termes de curriculum, de dispositifs denseignement et dapprentissage, de différenciation, de pédagogies de groupes, dévaluation, de didactique et de pédagogie.
Sil est vrai, comme le souligne Bourdieu (1967), que la culture dune époque se définit par un consensus sur les questions davantage que sur les réponses, alors, la réflexion sur les avantages et limites des modules devrait faire partie de la culture professionnelle de ceux qui prétendent développer des cycles dapprentissage, sans que cela aboutisse à une adhésion a priori, ni même a posteriori. Comme souvent, face à la complexité, il faut développer de façon assez détaillée plusieurs scénarios alternatifs, en sachant quon nen réalisera probablement aucun, que la réalité sera encore différente. Elle aura été préparée par ce travail danticipation et tous les scénarios imaginés auront permis daffronter la complexité.
Il nest pas interdit de penser que le " statu quo assoupli ", avec les aménagements et assouplissements déjà apportés, en travaillant selon divers regroupements, dans des groupes multiâge, pourrait être " la moins mauvaise " solution, à linstar de ce que Churchill disait des démocraties. À condition de ne pas en faire une pétition de principe, lit de tous les conservatismes !
Le lecteur qui ma suivi tout au long de ces pages se dira sans doute quelles posent plus de questions quelles nen résolvent. Cest malheureusement vrai, parce quil faudra affronter encore quelques temps toutes les interrogations qui surgissent dès lors que nous voulons rompre avec les degrés annuels. Je ne plaide ici ni pour une organisation définie, ni même pour une approche résolument modulaire, dont la séduction tient en partie au fait quelle est moins connue dans le cadre de la scolarité obligatoire. Je plaide pour une approche relevant de la psychosociologie des organisations et du travail autant que de la pédagogie et de la didactique. Ces niveaux sont bien entendu complètement imbriqués sur le terrain, mais la didactique la plus pointue, la relation pédagogique la plus féconde, le groupe le plus formateur doivent " se nicher " dans une organisation scolaire pensée à large échelle et favorable aux régulations fortes et continues sans lesquelles lindividualisation des parcours de formation nest quune chimère, voire un danger.
Qui pourrait croire encore que ces choses sont simples ?
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