Les Hautes Écoles
Pédagogiques
entre deux modèles institutionnels
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des
sciences de léducation
Université de Genève
1997
La Suisse met en place des Hautes Écoles pédagogiques (HEP), en visant leur ouverture aux alentours de la fin du siècle. Ce seront des institutions de formation des enseignants dun genre nouveau, de niveau tertiaire, qui relèveront de lenseignement supérieur, au sens large, mais ne seront pas rattachées aux universités. Les HEP regrouperont les forces des établissements qui assurent aujourdhui encore la formation des maîtres, essentiellement des écoles normales pour le primaire et des séminaires pédagogiques pour le secondaire. Ces institutions sont généralement rattachés aux divers départements cantonaux de linstruction publique (DIP).
Réunir sous un même toit plusieurs institutions nest pas facile, surtout en période de crise, sans moyens nouveaux. Il est encore plus difficile de créer une HEP mettant en commun les ressources de plusieurs cantons, comme cest le cas ici ou là. Lois nouvelles, problèmes de structures et dinfrastructures, statut, formation et qualification des formateurs, modalités dadmission des étudiants, programmes et filières de formation, partenariat avec les universités, coopération avec les enseignants et les écoles pour la formation sur le terrain, place à donner à la recherche, coordination entre les cantons les questions ne manquent pas.
Si jen soulève une de plus, ce nest pas pour ajouter à la complexité, mais parce quelle risque dêtre un peu éclipsée par les urgences de la mise en place des nouvelles institutions. Pourtant, elle est fondamentale et devrait être débattue en amont : les HEP sont-elles prêtes à devenir des institutions denseignement supérieur à part entière ? Ou vont-elles rester des écoles apparentées à lenseignement secondaire postobligatoire ou des écoles de niveau tertiaire fortement dépendantes des administrations de tutelle ?
Les HEP ne seront pas universitaires, au sens que lon accorde en Suisse à cette expression, réservée :
On ne voit pas pourquoi le modèle dorganisation des HEP se calquerait sur celui des universités, lui-même en cours de transformation, avec lémergence de rectorats forts et la tendance à régler les rapports entre lÉtat et luniversité à travers des contrats de prestation, dans le sens du New Public Management (abrégé NPM). Est-ce une raison de conserver le modèle scolaire ? Pourquoi les HEP ne chercheraient-elles pas une voie originale, en sécartant du modèle des établissements secondaires supérieurs, en empruntant certains fonctionnements aux universités, voire en innovant vraiment ?
Pour alimenter ce débat, il nest pas inutile dexpliciter les différences entre le modèle scolaire et le modèle universitaire. Elles sont résumées dans un tableau synoptique, puis commentées.
Il semble aller de soi quon rattache les HEP à un ou plusieurs départements de linstruction publique, comme nimporte quel autre service de ladministration. En Belgique, lÉtat central ne possède que 10 % des écoles, le reste relevant de pouvoirs organisateurs locaux (provinciaux ou communaux) ou de pouvoirs associatifs. En Suisse, lÉtat est non seulement propriétaire et gérant, mais il entend contrôler de près la marche des écoles, les nominations, lusage des ressources, en intégrant les établissements à la machine administrative ordinaire de lÉtat. La gestion par projets et le NPM atténuent ces dépendances, les font évoluer vers des contrats, mais les responsabilités des départements restent entières.
Lorganisation des universités est différente. Lhistoire les a constituées soit en institutions privées subventionnées (dans de nombreux pays), soit en institutions de droit public dont la dépendance à légard de lÉtat est ambiguë :
Il serait aventureux de prétendre que ce modèle est à tous égards convaincant. Lexplosion du nombre des étudiants et la crise budgétaire accroissent la tendance à resserrer les liens entre luniversité et la cité, et à renforcer les exécutifs. Les universités les plus lucides sont en quête dune façon " intelligente " de rendre des comptes, à mi-chemin entre une bureaucratie tatillonne et une institution aussi opaque quincontrôlable. Compte tenu de la peur des administrations de voir le contrôle leur échapper, faute dune tradition académique forte dans les cercles qui développent les HEP, on peut donc imaginer quelles sorienteront vers une dépendance administrative classique. Pourtant, il vaudrait la peine dy réfléchir. Si les HEP restent de simples courroies de transmission, des excroissances des administrations scolaires, elles feront des formations calquées sur les besoins de lÉtat, elles nanticiperont pas, ne favoriseront pas la mobilité entre systèmes et renonceront à toute position intellectuelle critique à légard du système éducatif.
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2. Le mode de désignation des responsables
Si les HEP sont placées sous la responsabilité dun directeur nommé par lautorité de tutelle, elles fonctionneront comme des établissements scolaires, avec les avantages et les inconvénients quon connaît : le directeur nest pas lémanation du corps enseignant, il tient son statut et sa légitimité den haut. Il ne peut donc être " lotage des enseignants ". À linverse, il ne peut, sauf sil en a les moyens et le charisme personnels, se poser en leader légitime du projet pédagogique de létablissement. Cest un gestionnaire, invité à ne pas trop se mêler des contenus et démarches de formation, en contrepartie de quoi il régnera sans partage sur les aspects matériels et administratifs de la vie scolaire. Les professeurs ne se sentent pas solidaires dune direction quils nont pas choisie et sur laquelle lorganigramme ne leur donne guère prise. Un chef détablissement a certes, de nos jours, une obligation dinformation et parfois de consultation, mais on est loin dune gestion collective. Il reste possible, comme dans tel établissement, dorganiser des séances de 20 minutes où rien ne se dit, dont lordre du jour est invariablement : 1. Généralités, 2. Divers.
Lorsquune institution est dirigée par un président ou un doyen élu par ses pairs, les professeurs, et quil retourne dans le rang deux, quatre ou six ans plus tard, selon la durée des mandats, il exerce le pouvoir sur délégation dun collège, sous son contrôle et en son nom. Chacun devient dès lors responsable des décisions, donc de létude des dossiers. Chacun participe au débat et partage les incertitudes et les paris de toute décision complexe. Le collège ne peut se désintéresser des décisions dun président quil a élu, qui le consulte sur les options fortes et peut être interpellé en tout temps sur sa conduite des affaires courantes. Cela ralentit parfois les décisions, impose certains compromis, mais garantit en contrepartie une forme de solidarité et une certaine cohérence dans la mise en uvre.
On peut difficilement imaginer une institution denseignement supérieur ne reconnaissant aucun pouvoir à lassemblée des professeurs. Cependant, si le collège reste consultatif, chacun vit lhabituel dilemme de la participation : pourquoi prendre du temps de réflexion, de documentation, de consultation, de réunion, de rédaction de projets sil ny a aucune garantie dêtre entendu, dexercer la moindre influence ? Les établissements scolaires sont peuplés denseignants déçus davoir investi dans des tâches institutionnelles sans avoir été suivis, voire entendus. Certains disent que linstitution après les avoir sollicités pour uvrer au sein de groupes de travail, na même pas pris la peine de leur expliquer pourquoi leurs propositions nétaient pas prises en compte.
Il ny a pas de participation durable au travail sans partage, au moins partiel, du pouvoir de décision. Un fonctionnement collégial est certes plus lent, plus lourd, mais il renforce lidentité et la cohérence de linstitution. Peut-être est-ce ce que craint lautorité de tutelle : il est plus facile de ramener un directeur à la raison que de contrôler un collège, qui ne peut être dans la même dépendance quune personne à légard dune hiérarchie administrative et même du politique.
La nomination dans la fonction publique relève du gouvernement. Il reste à savoir qui a la compétence de proposer une nomination. On sait quelle nest pas négligeable, puisquelle limite en pratique, dans la plupart des cas, les choix de lautorité de nomination.
En confiant cette compétence de proposition à un directeur (nommé ou élu), voire à un service du personnel enseignant situé hors de létablissement, on décharge les enseignants en place dune tâche délicate, avec les risque de cooptation, les dettes, les stratégies de promotion et tous les jeux qui sorganisent autour des nominations.
Si lon confie la compétence de proposer une nomination au collège des professeurs, à partir des travaux dune commission de nomination désignée par lui, comme dans les universités, il importe donc de formaliser des procédures garantissant la confidentialité absolue des dossiers et léquité de traitement. Les commissions de nomination qui nomment les professeurs duniversité sont composées de 4 à 6 enseignants de qualification au moins égale à celle du poste à pourvoir, ils travaillent sous le contrôle dexperts externes (choisis par une instance indépendante) et sous le regard dobservateurs soucieux du respect des procédures et de légalité de traitement entre les femmes et les hommes. À cette condition, le corps enseignant devient responsable de son propre renouvellement, et donc de linsertion des nouveaux professeurs, quon ne découvre pas le jour de leur arrivée, parce quon a examiné leur dossier et proposé leur nomination plusieurs mois auparavant.
On peut difficilement imaginer une procédure aussi lourde dans des écoles secondaires, en raison des contraintes de la gestion de lemploi. Dans lenseignement supérieur, la mobilité nest pas aussi forte. Linstitution de commissions de nomination composées de professeurs est parfaitement envisageable dans une HEP. Elle donnerait un autre statut à linstitution et présenterait aussi lavantage dune mise au concours hors du cercle local et dune procédure accordant le poids principal à la valeur du dossier scientifique et pédagogique.
Dans les universités, louverture dun concours se fonde désormais, de plus en plus méthodiquement, sur les conclusions dune " commission de structure ", chargée de décider de lopportunité de repourvoir un poste ou den créer un nouveau, au vu de lévolution des plans détudes et des besoins. Les universités de Genève et Lausanne ont généralisé depuis quelques années de telles commissions, dont la mission est de réexaminer la division du travail à chaque succession, sans reconduire aveuglément les postes existants, ce qui permet notamment de favoriser des collaborations et des répartitions de tâches entre institutions du même réseau.
Cest un point fondamental. On marche évidemment sur des ufs, compte tenu des implications budgétaires. Pourtant, il faut poser crûment le problème : si lon attribue 18 à 24 heures denseignement par semaine à un enseignant HEP à plein temps, il aura juste le temps de préparer ses enseignements, de se concerter avec ses collègues, dassurer lévaluation et le suivi des étudiants. Il aura alors peu de temps pour la recherche, la gestion et dautres activités. Dans les universités, les charges denseignement des enseignants-chercheurs sont de lordre de 6 à 12 heures par semaine, selon les statuts. Mais leur cahier des charges inclut une activité permanente de recherche, la direction de mémoires et de thèse, lanimation déquipes et de lourdes tâches de gestion.
Les HEP pourraient viser une situation intermédiaire, 8 à 12 heures denseignement par semaine, au maximum 14 heures, avec en contrepartie une obligation dengagement dans la recherche, la gestion et dautres activités, notamment les relations extérieures de linstitution et les tâches de développement.
Les établissements secondaires offrent aux professeurs des salles de cours, une salle des maîtres, parfois un centre de documentation. Lessentiel du travail de préparation et de correction se passe donc au domicile personnel du professeur, si bien que la tradition ne loblige à être présent dans létablissement que lorsquil donne ses cours ou participe à une réunion officielle. Pour le reste, il sorganise à sa guise.
Dans une université, la présence nest pas imposée, mais chacun dispose dun bureau, avec un ordinateur et les ressources élémentaires requises pour faire un travail intellectuel dans une certaine tranquillité. Cela mange évidemment des mètres carrés et accroît les coûts, mais cela rend possible des interactions quotidiennes entre les enseignants et entre eux et les étudiants. Dans les domaines où lactivité denseignement ou de recherche exige des technologies que seule linstitution peut acheter et abriter, le travail chez soi est limité, mais cela vaut aussi pour les sciences humaines.
On insiste aujourdhui sur la culture interne des organisations, leur cohérence, le sentiment dappartenance, lidentité collective. Tout cela dépend de divers facteurs, donc la coexistence sur des lieux de travail. Cest dautant plus important, dans lenseignement, que la nature même de lactivité exclut les contacts entre enseignants durant les cours. Sils arrivent cinq minutes avant et partent immédiatement après
Dans lenseignement secondaire, les enseignants ont une grande liberté méthodologique, mais les contenus de leur enseignement sont en principe dictés par des plans détudes et programmes annuels relativement détaillés. En pratique, les textes laissent une appréciable marge dinterprétation, mais à lintérieur dun cadre tracé par linstitution. Dans lenseignement universitaire, les professeurs sont nommés en vertu dune compétence scientifique pointue, dûment vérifiée. Leur cahier des charges leur assigne un domaine formulé de façon lapidaire : telle discipline ou partie de discipline ou tel objet interdisciplinaire ; il précise éventuellement les titres des enseignements à assurer aux divers cycles détudes universitaire dans leur Faculté. Aucun programme ne décrit par le menu les contenus à couvrir, le professeur étant en principe le mieux placé, en tant que spécialiste du domaine, pour savoir ce quil faut enseigner de plus pertinent en regard des développements de la recherche, du niveau détudes et des objectifs de la formation.
Autre différence, liée à la précédente : alors que dans lenseignement secondaire, de nombreux professeurs enseignent le même programme dans des classes parallèles, dans une université, chaque professeur enseigne en principe autre chose que ses collègues et se trouve donc " le seul de son espèce ". Paradoxalement, ce qui pourrait conduire à un certain isolement devient un facteur favorable au travail déquipe. Les professeurs duniversité ne peuvent former des " groupes disciplinaires " défendant des intérêts identiques, par exemple des heures dans la grille horaire. Ils se regroupent en revanche en départements, équipes de recherche et de plus en plus, en fonction des nouvelles démarches de formation, en équipes denseignement. On exige donc une ouverture à la coopération professionnelle et des compétences de communication, danimation et de négociation sans lesquelles la vie scientifique se sclérose.
Les HEP pourraient, ici encore, chercher une voie médiane. Sans aller vers des spécialisations aussi fortes et pointues que les universités, elles pourraient viser des cahiers des charges clairement différenciés, mais complémentaires, au sein déquipes, avec un recrutement sur dossier, évaluant non seulement un niveau global de qualification, mais lexpérience et les travaux accumulés dans un domaine particulier.
En contrepartie de la liberté académique dont ils jouissent, les professeurs doivent rendre compte régulièrement de leurs activités denseignement et de recherche. Lorsque leur mandat est de durée limitée, par exemple 4 ou 7 ans, renouvelable, une commission analyse le rapport dactivité et les publications et propose la reconduction du mandat. Assez normalement, un surcroît de liberté aboutit à un surcroît de responsabilité. La fonction publique est encore associée à une garantie demploi à vie dans la plupart des secteurs. Dans les universités, les professeurs sont des fonctionnaires, mais leur mandat est régulièrement remis en jeu. On sen doute, il faut de sérieuses raisons pour ne pas le renouveler, mais cela arrive
Dans les HEP, les formateurs auront subi une période de mutation au cours de laquelle tous auront tremblé et certains auront perdu des avantages acquis. Ils aspireront donc à un nouveau statut stable, garanti à vie. Peut-être faut-il peser les effets pervers dune telle garantie accordées à des emplois fortement qualifiés, pour lesquels le maintien dun niveau de compétence suppose un travail personnel constant de formation, de réflexion, de recherche.
Il est évidemment très dépendant du statut des formateurs. Si rien ne valorise la recherche dans la procédure de nomination et lévolution de la carrière des enseignants des HEP, cette activité restera marginale, dépendante des initiatives de chaque formateur.
Dans les institutions de formation des enseignants, la présence de la recherche en éducation a trois raisons dêtre très prioritaires :
Ces objectifs devraient faire partie des missions de linstitution et donc être clairement dissociés des enjeux statutaires des personnes et des stratégies de développement de la recherche fondamentale ou appliquée. Si lon veut instituer la recherche comme composante de lactivité des HEP, elle doit être intégrée au mandat des enseignants et des unités qui les regroupent. Cela ne veut pas dire quil faut nécessairement calquer cette recherche sur les standards universitaires et en attendre le même genre de produits. Les HEP pourraient privilégier, non pas la recherche appliquée sous contrat, mais une recherche proche du terrain, dont les effets de formation et dinnovation sont aussi dignes dintérêt que lapport à la connaissance fondamentale.
Dans une administration, traditionnellement, lengagement des ressources se fait sur délégation et sous contrôle de la hiérarchie, dans le cadre de lignes budgétaires précises. Sous limpulsion du NPM, certains secteurs de ladministration évoluent dans le sens de mandats de prestation, avec enveloppe budgétaire et contrôle a posteriori. Il serait paradoxal que les HEP à créer soient, sous cet angle, moins audacieuses que le service des automobiles
Une certaine indépendance financière et administrative des HEP permettrait aussi de ne pas calquer les budgets et la définition des postes et des salaires sur les traditions de ladministration scolaire. Le statut de luniversité permet plus facilement que dans un établissement scolaire :
Si chaque HEP est enfermée dans la logique des fonctions, des salaires, des procédures comptables dune administration cantonale, elle en restera un rouage plutôt que de devenir un acteur institutionnel.
Lorsque les tâches de planification, budget, informatique, locaux sont prises en charge par le directeur, qui mobilise des collaborateurs administratifs et techniques, les professeurs ne sen plaignent pas, dans la mesure où ils naspirent pas à régler de tels problèmes et ne sont pas particulièrement compétents, au départ.
Réparties entre les professeurs, ces tâches ne sont sans doute pas accomplies aussi vite et sûrement que par des experts, mais elles sont connectées plus étroitement aux missions principales de linstitution, formation et recherche. Si les professeurs ne sont pas spécialistes des équipements informatiques, des constructions ou des budgets, ils ont au moins le souci de lutilité et de la cohérence des moyens matériels et techniques engagés.
Dans la tradition des Écoles normales et séminaires pédagogiques, les stages dans les écoles sont placés sous la responsabilité principale du DIP, pouvoir organisateur. Linstitution de formation na pas besoin de convaincre, les places de stage lui sont fournies par lautorité scolaire.
Lun des signes de lindépendance administrative des HEP pourrait être la négociation dun contrat de partenariat entre la HEP et ladministration scolaire, doublé de contrats plus spécifiques passés avec des établissements, des équipes et des enseignants accueillant et formant des stagiaires.
À lintérieur de lappareil dÉtat, la pratique des conventions se développe. Elle remplace une coordination imposée den haut par une négociation entre parties contractantes, ce qui oblige à des compromis équilibrés, chacun des partenaires ne signant et ne renouvelant le contrat que sil y trouve son compte.
Un contrat de partenariat négocié entre la HEP et ladministration scolaire ne saurait évidemment être dénoncé sans préavis. Compte tenu des enjeux institutionnels, dans le souci du bien public, les parties semblent condamnées à sentendre. Du moins chacune serait-elle alors en droit de négocier, de poser des conditions, plutôt que de recevoir un mandat.
En formation des enseignants, lindépendance juridique de linstitution de formation est, paradoxalement, un garant de la qualité du travail sur le terrain : si les praticiens doivent être formateurs de leurs futurs collègues, il est essentiels quils soient totalement volontaires et entrent en dialogue direct avec les formateurs HEP. Cette dernière devrait avoir la responsabilité de recruter les maîtres de stages (appelés aussi " formateurs de terrain "), plutôt que de subir des collaborations décidées par ladministration, comme cest clairement le cas en France, par exemple, où le Ministère fait connaître aux IUFM les places de stages disponibles
Les jeunes et moins jeunes qui sinscriront dans les HEP seront des adultes, mais les traitera-t-on comme des étudiants ?
Dans les université moderness, les étudiants :
Les HEP pourraient, dans ce domaine, aller nettement plus loin que les écoles secondaires.
Etre élève, cest assister régulièrement au cours, ou à défaut présenter une excuse. Cest faire régulièrement un travail défini comme des devoirs, des exercices, des travaux pratiques, un plan de semaine. Cest se soumettre régulièrement à une évaluation standardisée. Cest être pris en charge du lundi matin au vendredi après-midi, avec 30 à 40 heures de cours. Cest appartenir à une classe, milieu de vie et de travail, sous la responsabilité dun ou plusieurs professeurs. Cest aussi entretenir un rapport docile au savoir, dans un cadre où les professeurs sont des médiateurs, mais ne produisent pas les savoirs transmis. Cest enfin être résumé par une moyenne annuelle, synthèse du niveau dexcellence.
Etre étudiant, cest avoir deux fois moins dheures de cours, de ne pas être tenu dy assister, dêtre jugé une ou deux fois dans lannée sur la base dexamens ou de travaux personnels dune certaine importance. Cest tracer son propre parcours, dautant plus facilement que le programme fonctionne par unités capitalisables et nest pas découpé en années de programme. Cest faire partie de plusieurs groupes et travailler dans divers réseaux. Cest passer beaucoup de temps à lire et écrire. Cest progressivement sinitier à la recherche et à un rapport actif et critique au savoir, dans un cadre où les professeurs sont aussi des chercheurs et participent à la production des savoirs. Cest achever ses études par un travail de diplôme ou un mémoire qui constitue une forme dintégration et de validation des compétences acquises, avec un directeur de mémoire, une soutenance devant un jury.
Les fonctionnements universitaires sont divers et pas tous convaincants. On discerne une évolution générale vers le système des unités capitalisables. On adopte de plus en plus un système eurocompatible de crédits, un crédit valant 9 heures de cours ou léquivalent selon dautres modalités, une année universitaire représentant 60 crédits, soit 540 heures de cours ou leur équivalent. On va aussi vers une diversification des unités de formation et des évaluations continues qui remplacent les examens dans certains domaines ou à une certain niveau détudes.
Les Hautes écoles pédagogiques auront-elles des élèves ou des étudiants ? Fonctionneront-elles selon le régime dune école gymnasiale un peu assoupli ou dune faculté professionnelle ? Trouveront-elles une voie médiane ?
Une école normale est traditionnellement connectée à lemployeur potentiel. Elle module les admissions en fonction des postes denseignants à repourvoir trois ou quatre ans plus tard. Cela traduit une prééminence de la logique de lemploi sur la logique du droit à la formation. À lautre extrême, les universités sont censées accueillir tous les étudiants en possession dune maturité et de les retenir dans leurs murs aussi longtemps quils respectent les règlement détudes et progressent normalement dans le cursus universitaire.
Où les HEP se situeront-elles à cet égard ? En formation des enseignants, les places de stages ne sont pas illimitées et les conditions dencadrement des étudiants ne devraient pas descendre au dessous dune limite raisonnable, ce qui peut justifier une sélection. Faut-il également tenir compte de façon très précise des besoins des employeurs ? Ou considérer que les étudiants ont le droit de se former, puis de se présenter sur un marché du travail ouvert, donc dentrer en compétition avec dautres diplômés ?
Le coût social des formations supérieures entre en conflit avec le droit à la formation. Les universités sont en quête de bases légales pour limiter laccès à certaines filières. Les HEP feraient bien danticiper, mais sans verrouiller lentrée en fonction des seuls besoins des administrations scolaires. La reconnaissance mutuelle des diplômes, qui se développe, rend dailleurs de moins en moins raisonnable le couplage local de la formation et de lemploi. En outre, plus les HEP limiteront les admissions pour des raisons essentiellement budgétaires, moins elles seront, symboliquement et pratiquement, proches des universités, plus elles apparaîtront des instruments au service des administrations scolaires plutôt que de la formation du plus grand nombre
Les procédures dadmission dans les filières professionnelles sont souvent fondées sur des prédicteurs de ladaptation professionnelle. On chercherait alors, à 20 ans, à détecter les jeunes susceptibles de devenir de bons enseignants. Les universités ne peuvent se rendre aussi dépendantes des exigences du marché. Lorsquelles sélectionnent les étudiants, c'est en principe selon des critères favorisant les meilleurs étudiants. Cela peut conduire à une sélection par lexcellence académique, mais tout aussi bien à des démarches qualitatives (dossiers, entretiens) qui évaluent la capacité à sengager par exemple dans une formation professionnelle en alternance, orientée vers une pratique réflexive. Que feront les HEP ?
Enfin, lune des différences concerne la reconnaissance des acquis. Les écoles exigent en général que leurs nouveaux élèves aient suivi les cycles détudes antérieurs, obtenu une certification ou passé un examen équivalent. Les universités accordent déjà des équivalences pour des formations suivies dans dautres institutions suisses et étrangères. Cette pratique saccentue avec les programmes européens déchanges, qui favorisent la mobilité des étudiants. Ladmission sur dossier détudiants non titulaires de maturité devient une pratique courante dans plusieurs facultés suisses et dautres y viennent. En suivant lexemple duniversités étrangères, elles sengagent ou sengageront progressivement dans le développement de procédures de reconnaissances des acquis expérientiels, professionnels ou non. Elles sont en effet confrontées à des publics de plus en plus hétérogènes, et notamment à des professionnels qui souhaitent reprendre des études après huit ou quinze de pratique. Il sagit de valider des acquis qui ne prennent pas la forme de cours, mais dexpériences formatrices, dans le cadre associatif, familial, politique professionnel.
Au moment de créer les HEP, deux voies se présentent : conformer linstitution à son cadre cantonal, éventuellement intercantonal, ou linscrire dans un réseau sans frontières dinstitutions de formation qui, sans être indépendantes des sociétés politiques dont elles tiennent lessentiel de leurs moyens, ne sy enferment plus.
Aucune institution ne peut survivre dans un monde en transformation sans se restructurer régulièrement. À qui appartient-il de prendre linitiative dengager un processus dévaluation-bilan, puis de projet ? Si cest le directeur ou lautorité de tutelle, les professeurs participeront du bout des lèvres. Ils seront mis sur la défensive par des évaluations externes ou des audits qui les mettront en demeure de faire mieux avec moins, sans tenir compte de leur avis.
Si la HEP se donne une véritable démarche de projet, la question des finalités et des structures sera portée par le collège des professeurs et peut-être par les étudiants, et le fonctionnement même de linstitution prendra en charge sa propre évolution.
Luniversité est un monde assez formel : les décisions sont protocolées, les rapports des commissions approuvés par les collèges, les plans et règlements détudes adoptés selon des procédures assez exigeantes. Paradoxalement, cela donne des possibilités de changement à certains égards analogues à celles dune association, chacun peut amener des propositions, qui seront étudiées, traitées et qui, si elles sont adoptées, détermineront une partie de lévolution du système. Les établissements scolaires ont sans doute, dans le cadre des lois et règlements qui les organisent, une marge importante de manuvre, mais qui protège davantage lautonomie de personnes ou de sous-groupes que la possibilité de créer des institutions internes. Les organisations complexes changent constamment au gré des stratégies des acteurs. Pour changer de façon concertée, négociée, démocratique, elles ont besoin dun espace dautonomie structuré par des institutions internes et assortis de procédures claires pour les évaluer et les transformer.
Il importe également de donner une place importante à la fois à des procédures dautoévaluation et à des évaluations externes, en considérant que cela fait partie du fonctionnement, donc du budget, et que ce nest pas une réponse à une situation de crise, mais une routine qui facilite la régulation continue des objectifs et du fonctionnement dune organisation.
Pourquoi est-il important de débattre de cette question et de chercher une voie médiane entre le modèle scolaire et le modèle universitaire ? Ce nest pas parce que ce dernier représenterait une norme ou un idéal dont il faudrait à tout prix se rapprocher. Je vois quelques enjeux essentiels :
La recherche
Si lon veut que les HEP deviennent vraiment des partenaires de la recherche, il importe quelles adoptent des modes de gestion, de participation, de nomination et de contrôle compatibles avec une activité intellectuelle indépendante de production et diffusion de savoirs. Cest la principale justification de la relative complexité du modèle universitaire. Le but de luniversité nest pas dincarner les principes de collégialité, de participation ou de liberté académique. Ils sont au service dune cause qui les dépasse : favoriser le renouvellement des connaissances et des idées et le débat critique à leur propos.
Le rapprochement avec les universités et la question identitaire
Si lon veut faire travailler les HEP en partenariat et en réseau avec les universités, mieux vaudrait quil ny ait pas des années-lumière entre les cultures et les structures des unes et des autres. Cest un gage de respect mutuel et de collaboration entre des personnes qui choisissent de travailler ensemble.
Les instances responsables de deux institutions peuvent bien passer des conventions, elles ne détermineront que des prestations de service ou des regroupements de ressources, par un travail intellectuel commun sur des problèmes de recherche ou de formation.
Pour coopérer, il nest pas nécessaire de se ressembler trait pour trait. Il importe en revanche que chaque institution ait une identité affirmée et partagée par la plupart de ses membres. Le partenariat confiné aux accords au sommet a un intérêt limité. Pour quil sétende aux collaborateurs des institutions en présence, il faut que chacun se sente jusquà un certain point dépositaire et garant de lidentité institutionnelle, quil ne se dise pas " Cest laffaire de la direction "
La professionnalisation des formateurs et des enseignants
Comment former des esprits libres dans une institution fortement dépendante du futur employeur ? Comment devenir un formateur critique si le mandat est de conformer les futurs enseignants à un profil défini par ladministration scolaire ?
Pour quil y ait partenariat équitable, il faut quil y ait négociation entre égaux. Pour que formateurs des HEP et formateurs de terrain se parlent dégal à égal, chacun devrait pouvoir se réclamer dun métier en voie de professionnalisation.
Vers un enseignement supérieur cohérent
La qualité et lindépendance de la formation et de la recherche dans les HEP ne se joueront pas sur les structures seulement. On cherche partout un modèle optimal, tant pour la forme juridique des institutions que pour le statut des professeurs, car il sagit en fin de compte de vivre une tension entre des logiques pas faciles à concilier : rendre des comptes sans renoncer à toute initiative, travailler dans le sens du bien public sans être au service des politiques du moment, être constructif sans renoncer à être critique. Les structures ne sont que des moyens.
La création des HEP sétalera sur une décennie. Il nest pas nécessaire que tout soit clarifié immédiatement. On peut cependant craindre que certains options rassurantes à court terme - rester proche de ce quon connaît - se révèlent à moyen terme une condamnation à faire " plus du même ". Il y a des enjeux financiers, mais peut-être sont-ils plus conjoncturels que les enjeux juridiques. En Suisse, il ny a pas de véritable identité de lenseignement dit tertiaire. La création de la maturité professionnelle et des Hautes écoles spécialisées va remanier profondément le paysage. Il se peut quil faille introduire des distinctions dans lensemble des écoles faisant suite à une maturité académique ou professionnelle. Les HEP peuvent, en simplifiant, se fondre dans les HES et ne pas mettre en avant la différence de niveau scolaire des étudiants à lentrée. Elles peuvent aussi viser à constituer, avec les universités et les hautes écoles, un véritable système denseignement supérieur universitaire et non universitaire, qui partagerait un rapport scientifique et critique au savoir et à la recherche.
Pour aller dans ce sens, il est temps de faire preuve dimagination institutionnelle, dinventer des formes juridiques et des fonctionnements qui, au début, paraîtront insolites et feront craindre une perte de contrôle.
Des structures de transition
Il est sûr que si les HEP ne se limitent pas à un simple replâtrage des institutions existantes, on ne peut quamorcer un processus de changement que personne ne peut complètement anticiper et contrôler, ne serait-ce que parce que vont émerger de nouvelles catégories dacteurs, étudiants aussi bien que formateurs, de nouvelles alliances, de nouveaux savoirs institutionnels. La France a mis en uvre les Instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM) sans que tous les textes aient été adoptés auparavant. Ils ont été écrits progressivement, au gré des besoins et des négociations, et ont donc collé à la réalité de la démographie, des stratégies des acteurs, des problèmes dintégration de corps de formateurs issus dinstitutions auparavant bien distinctes en une seule organisation.
Pourquoi ne pas faire de nécessité vertu, pourquoi ne pas donner aux futures HEP un statut ouvertement et légalement expérimental et évolutif ? Cela permettrait dinscrire dans les textes une mission et des dispositifs de développement. Pour ne prendre quun exemple : les cantons seront fortement tentés de conserver une direction forte, nommée den haut, pour avoir un interlocuteur unique et prévisible. Si on nest pas prêt à franchir immédiatement le pas vers une direction collégiale et des présidents ou doyens élus par les professeurs, pourquoi ne pas prévoir dans la loi une direction ayant mandat, en cinq ans, de mettre en place la culture et les règles garantes dun fonctionnement collégial ?
De plus en plus souvent, dans les institutions, il faudra affirmer des intentions sans être immédiatement capable de les réaliser, mais sans pouvoir se borner à " étudier le dossier " durant des années. Pourquoi ne pas concevoir des structures permettant une évolution graduelle, sans retour à des procédures parlementaires ou référendaires lourdes, parce que la loi elle-même aura planifié le développement, prévu le changement ?
http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1997/1997_06.html
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© Philippe Perrenoud, Université de Genève.
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