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De lévaluation
formative à la régulation
maîtrisée des processus dapprentissage
Vers un
élargissement du champ conceptuel
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des
sciences de léducation
Université de Genève
1997
Régulation et autorégulation des apprentissagesLa régulation des processus cognitifs
La place de l'évaluation formative
Deux niveaux de différenciation et de régulation
Animer des situations porteuses de régulation
La revue que présentent Black et Wiliam (1997) me semble très complète. Son organisation paraît respectueuse des sources anglophones. On pourrait souhaiter que de telles revues de la littérature, qui sont déjà des entreprises considérables, couvrent à lavenir plusieurs aires linguistiques et, dans une certaine mesure, les mettent en contact.
Une revue des travaux francophones donnerait sans doute une image différente des recherches sur lévaluation formative. Je ne puis ici me faire le porte-parole dune communauté scientifique dont les approches sont plurielles. Il me semble cependant fondé de dire que, depuis dix à vingt ans, les travaux francophones lient de plus en plus étroitement évaluation formative, didactique des disciplines et différenciation de lenseignement, autour dun concept intégrateur : la régulation individualisée des apprentissages. Je vais tenter dexpliciter et de justifier cet élargissement du champ conceptuel, sans prétendre à une synthèse.
Black et Wiliam identifient lévaluation formative à une pratique du feedback susceptible de renforcer les apprentissages. La tradition francophone met davantage laccent sur les effets de régulation de lintervention. Ce qui ma incité à plaider pour une approche ouvertement pragmatique : est formative toute évaluation qui contribue à la régulation des apprentissages en cours (1991 b, 1991 c). Pragmatique ne signifie pas ici " purement intuitive " ou " sans base théorique ", mais caractérise lévaluation formative par ses effets de formation. Cela suppose, dans limmense majorité des cas, une intention formative, même si on ne peut exclure quune évaluation donnée sans visée formative produise des effets de régulation. Entendue dans ce sens, une évaluation formative nest pas incompatible avec la notion de feedback, mais la simple présence dun feedback nest pas suffisante.
Cela pose évidemment un problème empirique. Il est plus simple dobserver des pratiques évaluatives que de cerner leurs effets. La revue de Black et Wiliam a choisi le " plus petit dénominateur commun ", autrement dit la pratique du feedback. Cela rend certes possible le rapprochement de recherches très diverses. On paie toutefois cet avantage assez cher. Il oblige en effet à faire abstraction :
Sil fallait aujourdhui planifier une revue de la littérature francophone sur lévaluation formative, je tenterais de construire un champ conceptuel plus complexe que celui quont retenu Black et Wiliam. Du coup, jinsisterais moins sur la comparaison des acquis délèves ayant reçu ou non un feedback. Sans doute nest-il pas inutile de vérifier quun feedback régulier favorise des apprentissages plus substantiels, plus intégrés ou plus stables chez un plus grand nombre dapprenants, donc que cette pratique accroît le niveau de maîtrise. Cela ne me paraît plus, cependant, la problématique centrale. Il me semble plus important de sintéresser aux modèles théoriques de lapprentissage et de ses régulations et à leurs mises en uvre, qui constituent de véritables systèmes de pensée et daction, dont les feedback ne sont quun élément.
De ce point de vue, les travaux anglo-saxons apparaissent se réclamer soit du sens commun dinspiration behavioriste, qui suggère que tout feedback aide à apprendre, soit de la pédagogie de maîtrise classique, avec la trilogie objectifs - tests critériés - remédiation. Entre Piaget et Vygotsky, les approches constructivistes de lapprentissage et les apports des didactiques des disciplines ont poussé les chercheurs francophones à développer des modèles plus sophistiqués et systémiques de lenseignement et de lapprentissage. Ils les ont conduits, depuis près de vingt ans, à placer au centre du champ conceptuel la notion de régulation des processus dapprentissage (Cardinet, 1986 a et b ; Allal, 1988 b). Lévaluation formative devient une source de régulation. Ni quelconque, ni marginale, mais une source parmi dautres, inscrites elles aussi dans le système de travail et dinteraction.
Un feedback est un simple message. Pourquoi aiderait-il à apprendre ? Parce que lapprenant en tient compte, parce quil affecte son fonctionnement cognitif. Les théories de la communication nous enseignent que lefficacité dun message se mesure au niveau de son destinataire : une intervention, une information naident un élève à mieux apprendre que si elles modifient ses processus cognitifs. Façon abstraite de dire que nul napprend à la place du sujet. On ne peut que stimuler, renforcer, réorienter, recadrer, accélérer son fonctionnement mental, dans lespoir dinfléchir ses processus dapprentissage.
Cette intention nest suivie deffet que si lon trouve une entrée dans le système cognitif de lapprenant. Il est inutile de lui adresser des messages, sil les traite comme du bruit ou de la redondance, et non de linformation intelligible et pertinente, susceptible de laider à comprendre, mémoriser, assimiler des connaissances ou à construire des compétences. Du coup, il faut admettre quune partie des messages que lenseignant conçoit comme des feedback ne jouent pas véritablement ce rôle pour lélève, parce que leur forme, leur ton, leur contenu (verbal ou non verbal), le moment, la phase de travail et la situation dinteraction dans lesquelles ils surviennent ne lui permettent pas de les comprendre ou den " faire quelque chose ".
Donner régulièrement des feedback efficaces exige une bonne intelligence du fonctionnement des apprenants et de la façon dont ils intègrent les apports externes à leur processus de pensée. Cette intelligence doit être à la fois générale (dans le cadre dune discipline et dun programme destinés à des élèves dun âge et dun niveau moyen donnés) et particulière (dans la mesure où tous les apprenants ne fonctionnent pas de la même façon). On se trouve devant une triple difficulté :
Autant dire quune partie des feedback donnés aux élèves en classe sont comme des bouteilles lancées à la mer. Nul na la certitude que le message quelles contiennent trouvera un jour un destinataire
À la difficulté de penser et démettre, à bon escient et au bon moment, un feedback efficace et pertinent, sajoute, chez les enseignants, une assez fréquente confusion des niveaux de régulation. Parmi les régulations " orchestrées par lenseignant " (Allal, 1993 a), il importe de distinguer la régulation des activités en cours de la régulation des processus dapprentissage.
La régulation des activités des élèves est plus facile à valider, puisque lenseignant observe immédiatement les effets de ses interventions. Le métier denseignant consiste, dans une large mesure, à organiser, contrôler, aiguiller lactivité des élèves. La question est de savoir si la régulation des activités garantit la régulation des processus dapprentissage. Enseigner de façon structurée, mais non rigide, favorise les apprentissages, de même que créer un climat de travail, induire le respect mutuel et la coopération entre élèves. Rendre les élèves actifs, les aider à se faire une meilleure représentation de la tâche et de sa finalité, les guider dans le choix des outils et des procédés, soutenir une démarche plus méthodique, un meilleur usage des ressources et du temps disponibles, une moindre dispersion de lattention et de lénergie : ce sont des aspects très importants du travail de lenseignant qui visent le cadrage et la régulation des activités des élèves aux fins de favoriser leurs apprentissages. Sagit-il pour autant dune régulation des processus dapprentissage ?
La question est dabord conceptuelle : faut-il considérer toute influence sur les processus dapprentissage comme une régulation, ou faut-il réserver ce concept à une modulation, à un ajustement de ces processus ? La question nest pas aussi triviale quon pourrait le croire ; elle oppose deux représentations de laction humaine : lune insiste sur laction planifiée et perçoit la régulation comme une variation marginale autour du plan, faite de fines corrections ; lautre insiste sur la part dimprovisation qui caractérise les métiers complexes, ce qui donne une part beaucoup plus importante à la régulation comme pilotage, navigation à vue.
Pour ne pas identifier toute laction de lenseignant à une régulation permanente, il me semble quon devrait, pour parler de régulation des activités des élèves en un sens strict :
Dans ce sens restreint, la régulation ne couvre pas la mise en place des activités proposées ou imposées aux élèves, mais leur ajustement une fois quelles sont lancées. Cela constitue une part non négligeable du travail des enseignants, très variables selon la pédagogie quils pratiquent : on ne régule pas des exercices scolaires traditionnels comme une démarche de recherche ou de projet.
Même si, idéalement, les régulations qui portent sur les activités sont censées, au bout du compte, favoriser les apprentissages, on ne saurait, pour autant, les confondre avec une régulation des processus dapprentissage. Pour deux raisons distinctes :
Première raison : en réalité, la régulation des activités ne vise pas toujours prioritairement la régulation du processus dapprentissage ! Dans une classe, il importe que les élèves sengagent dans les tâches proposées, en viennent à bout dans le temps imparti et les réussissent honorablement. Lenseignant exerce donc une forte pression normative sur le travail des élèves, pour des raisons qui sont, à la limite, étrangères aux apprentissages. On peut même soutenir que le contrôle des activités peut empêcher la régulation des apprentissages, en particulier lorsque lenseignant, soucieux de la qualité et de lampleur du travail scolaire, pilote son accomplissement sans laisser aux élèves le loisir dhésiter, de se tromper, de réfléchir, de dialoguer, donc dapprendre Dans une pédagogie active et constructiviste, lenseignant est moins obsédé par le produit, plus centré sur le processus, mais dautres enjeux le détournent des apprentissages, pas exemple lenvie de soutenir une dynamique de projet ou de développer un climat coopératif.
Seconde raison : même lorsquelle vise la régulation des apprentissages, la régulation des activités ne peut agir quindirectement sur les processus mentaux, de façon aléatoire et faiblement observable ; il est difficile de savoir à quel moment et sous quelles conditions la régulation de lactivité induit des effets dapprentissage. Entre ce que fait lélève et ce qui se passe dans son esprit, les médiations sont complexes. Et ce qui se passe dans son esprit nengendre pas nécessairement des effets dapprentissage. Ainsi, les enseignants disent de certains élèves : ils sont actifs, ils semblent intéressés, ils posent des questions, ils dialoguent, ils ont lair dapprendre, mais le lendemain, il ne reste rien
La régulation des apprentissages passe par une régulation des processus cognitifs, qui nest elle-même quindirectement maîtrisable et prévisible. En jouant sur les situations et les activités, au mieux, lenseignant espère induire des régulations des processus cognitifs et, en dernière instance, à travers elles, des processus dapprentissage. Cette influence doublement indirecte na quelque chance daboutir que si lon dispose de modèles de plus en plus fins et fondés des médiations ainsi actionnées.
Elles diffèrent selon le type dapprentissage espéré. Le mécanisme le plus évident concerne linformation et les connaissances procédurales. Lorsquau cours dune activité, lintervention de lenseignant enrichit la base de connaissances dont dispose lélève, en lui indiquant où se trouve un document, en lui expliquant le sens dun mot, en lui montrant comment utiliser un index ou tenir son équerre et sa règle pour tracer une parallèle à une droite, il favorise lapprentissage à condition a. que lélève retienne linformation ou la procédure dans sa mémoire à long terme ; b. quil crée les liens nécessaires pour la mobiliser dans une autre situation, à partir de quelques indices. Ces deux conditions sont loin dêtre constamment satisfaites. Les enseignants ne cessent de dire " Je tai déjà dit, expliqué, montré plusieurs fois Est-ce que tu mécoutes ? " On sait pourtant que les choses sont plus complexes, que même linformation la plus factuelle nest mémorisée quau prix dune construction et dune intégration dont tous les élèves nont pas les moyens. Quant à la mobilisation des informations et des connaissances, elle pose tout le problème du transfert et des analogies qui est au principe des compétences (Meirieu et al. 1996 ; Rey, 1996 ; Perrenoud, 1997 a et b).
Dire, expliquer, montrer : ces interventions, nécessaires, ne garantissent pas une régulation du processus dapprentissage, alors même quelles se greffent sur une activité et tentent de loptimiser. Lun des débats qui souvre alors concerne la possibilité de renforcer la mémorisation et lintégration, voire de rendre le réinvestissement et le transfert plus probables, en passant dans le registre métacognitif, autrement dit en indiquant son intention dintervenir au niveau des apprentissages et en travaillant explicitement sur lintégration et le transfert. Il ne suffit pas, dès lors, de dire, dexpliquer ou de montrer, il faut prendre en compte les représentations acquises et les fonctionnements cognitifs du sujet et laccompagner dans un travail métacognitif, au gré dun dialogue qui, sancrant dans une activité, sen éloigne pour se centrer sur la connaissance et lapprentissage
On voit immédiatement que de telles régulations exigent, à la fois, une grande perspicacité dans lidentification des difficultés, une grande adéquation dans le mode dintervention, un grand détachement par rapport aux activités - qui ne sont que des prétextes pour apprendre - et une immense disponibilité pour entrer dans la logique de lapprenant, en lui consacrant " le temps quil faut ".
Lentreprise est encore plus difficile lorsquon entend réguler des apprentissages de niveau taxonomique plus élevé, qui supposent par exemple la formation de concepts ou la compréhension de théories. La régulation de lactivité na, dans ce cas, guère de chances dentraîner une régulation de la construction de concepts et de connaissances, parce quil ne sagit pas alors de mieux maîtriser une activité, mais de sapproprier ses fondements conceptuels. À un enfant de huit ou neuf ans qui na pas construit la notion de nombre, ou pas compris le système de numération en base 10, on peut expliquer cent fois, en pure perte, la retenue dans une soustraction. Il arrivera peut-être, à force de drill, à reproduire par imitation ce quon lui montre, mais sans comprendre, donc sans être capable du moindre transfert à de nouvelles données. De même, un étudiant qui na pas compris la notion dintensité dun courant électrique peut reproduire des réseaux dappareils montés en série ou en parallèle, il restera incapable de construire ou de modifier un réseau en connaissance de cause, car, à proprement parler, " il ne sait pas ce quil fait ", faute de maîtriser quelques principes théoriques.
Quelle est dans ce contexte la place de lévaluation formative ? A-t-elle le monopole des régulations ? Je pense que non, que toute régulation des processus dapprentissage ne passe pas par une évaluation comme unique source de pilotage de lenseignement, des activités des élèves ou des apprentissages.
Une partie des régulations peut être déléguée au dispositif didactique lui-même, aux interactions entre élèves, à des technologies, à diverses formes de métacognition (Perrenoud, 1991 b et c, 1993 b, 1998). Dans une classe qui pratique lévaluation formatrice, en analysant méthodiquement les produits attendus et les méthodes (Nunziati, 1990) ou dans une classe qui développe des compétences métacognitives (Allal et Saada-Robert, 1992 ; Grangeat, 1997), lapprenant devient une importante source dautorégulation, qui complète les feedback externes, voire les remplace. Cest pourquoi le potentiel de régulation dune situation dapprentissage nest jamais analysable abstraction faite des compétences et dispositions des acteurs en présence, qui relèvent dune culture qui sest forgée, dans la classe et dans létablissement, en amont puis au gré des situations, pour se réinvestir progressivement dans chacune.
La nature des régulations et la place de lévaluation formative dépendent de la conception, large ou étroite, quon en a, qui exprime à son tour une conception de lenseignement-apprentissage. Les enseignants qui se réclament dune évaluation formative ont des conceptions et des pratiques très diverses. Les unes se limitent à une prise dinformation fondant un feedback, alors que dautres vont vers une totale intégration de lenseignement et de lobservation formative, lun et lautre exigeant des régulations interactives. Il est donc très délicat de comparer des classes dans lesquelles le statut de la régulation et de lévaluation formative est aussi différent. La différence porte sur la conception même de lenseignement :
On dira quun cours aménage aussi des situations dapprentissage. Cest vrai. Mais elles sont liées à un enseignement magistral qui, même lorsquil est par moments interactif, ne permet pas de régulation. " 300 à lheure ", dit Astolfi (1991). Cest la vitesse du TGV français, mais aussi le nombre de répliques quéchangent en moyenne maître et élèves durant une leçon, dans lenseignement secondaire. La moitié dentre elles émanent de lenseignant. À ce rythme, on ne sétonnera pas que la part de régulation possible soit très faible pour chaque élève. Une pédagogie frontale limite inévitablement la régulation à sa plus simple expression et renvoie lévaluation formative - si elle existe - à des moments de test distincts des cours, même sils sont rapprochés. La régulation rétroactive qui sensuit se limite alors souvent à une reprise des notions qui " nont pas bien été comprises par une fraction importante des élèves ". On limite en quelque sorte le formatif à du microsommatif provisoire, suivi de remédiations.
Linfluence régulatrice de lévaluation formative reste faible si on la limite à une évaluation critériée ex post qui, à lissue dune phase denseignement, met en évidence des lacunes, des erreurs, un niveau insuffisant de maîtrise, pour alimenter des remédiations. On sen tient alors au modèle initial de la pédagogie de maîtrise selon Bloom, qui permet effectivement de distinguer clairement des phases denseignement et des phases dévaluation formative. On se trouve dans le cas particulier dune régulation rétroactive, quAllal (1988 b) distingue dune régulation proactive (intervenant dans lattribution à un " traitement pédagogique ") et dune régulation interactive, qui opère durant lactivité, à la faveur dun échange avec lélève (en face à face ou en groupe). Il ny a aucune raison de mépriser lévaluation critériée comme base dune remédiation rétroactive. Elle vaut mieux que labsence totale de feedback. Cependant, elle ne survient quà lissue dune phase dapprentissage et porte sur un niveau dacquisition, ce qui laisse dans lombre les processus dapprentissage, et rend donc difficile lidentification des obstacles cognitifs que lélève a rencontré.
Si lon se donne de lévaluation formative une conception plus exigeante, qui vise, au-delà de la mesure des acquis provisoires, la régulation interactive des processus dapprentissage, il ny a pas grand chose à observer dans toutes les classes qui pratiquent une pédagogie frontale. Il serait donc opportun de construire des catégories de classes et de pédagogies à lintérieur desquelles on peut légitimement comparer les pratiques dévaluation formative et leurs effets. En sociologie de la famille, on distingue divers types de fonctionnements familiaux, identifiés comme des paradigmes, des modèles organisateurs de la vie commune et des interactions quotidiennes. Il me semble indispensable de faire un travail équivalent pour les classes, éventuellement les établissements, sous langle des régulations à luvre. Sans quoi les comparaisons porteront sur des pratiques sans commune mesure, qui sinsèrent dans des systèmes de travail radicalement hétérogènes.
La revue de Black et Wiliam, faute dune telle typologie, examine des recherches portant sur des pratiques dévaluation formative faiblement comparables. La tâche nest pas simple. On risque, si on va trop vite, de retrouver les différences classiques entre pédagogies traditionnelles, pédagogies actives et pédagogies de maîtrise. Il serait plus fécond, mais plus difficile, de distinguer les classes selon leur potentiel de régulation interactive des apprentissages, tel quil est inscrit dans lorganisation habituelle du travail. Il y sans doute des raisons de penser que les classes se réclamant des méthodes actives et de la différenciation de lenseignement ont un potentiel supérieur aux classes traditionnelles. On peut le démontrer empiriquement. Pour lexpliquer, il nous manque encore une conception systémique de la régulation potentielle des apprentissages inscrite dans telle ou telle organisation du travail et chacune des situations-types quelle engendre régulièrement.
Je vais tenter de suggérer quelques pistes, en distinguant deux niveaux de gestion des situations favorables à la régulation interactive des processus dapprentissage :
Je distingue ces deux niveaux, parce quon peut parfaitement concevoir - et observer - des classes dans lesquelles les conditions dune régulation interactive des processus dapprentissage, pourtant réunies, ne sont pas exploitées, faute dinterventions explicitement orientées dans ce sens et mobilisant des compétences et des ressources didactiques adéquates. Il ne suffit donc pas de mettre en place des situations, il faut les gérer de sorte que leurs vertus potentielles soient effectivement actualisées. À linverse, certains enseignants ont un certain génie de la régulation interactive en situation, mais cela ne produit guère deffets, parce que leur organisation du travail engendre peu de situations favorables.
Dans les deux cas, il est question de pédagogie différenciée. En effet, pour que " chaque apprenant soit, en règle générale, confronté aux situations didactiques les plus fécondes pour lui " (Perrenoud, 1996 b, 1997 c), il faut que la différenciation fonctionne à la fois :
Cette conception de la différenciation, qui rejoint le bon sens, présente lavantage de ne désigner aucune organisation de classe particulière, de ne se référer à aucun modèle standard, par exemple classe Freinet ou classe de pédagogie de maîtrise.
Dans nimporte quelle classe, les élèves sont confrontés à des situations censées les faire apprendre. Certains apprennent, dautres non, ou très peu. Les approches classiques des difficultés dapprentissage et de léchec scolaire cherchent encore lexplication du côté des caractéristiques de lélève : niveau de développement, capital linguistique et culturel, acquis scolaires antérieurs, motivation, projet, rapport au savoir, conditions de vie et qualité de lencadrement familial, etc. En résumé : lécole met en place des situations dapprentissage relativement standards, qui ne sont fécondes que pour les élèves qui sont dans le cas particulier davoir tous les atouts pour apprendre. Ainsi, typiquement, lenseignement de la lecture, au début de la scolarité, est conçu pour des enfants normalement développés du point de vue intellectuel, perceptif et moteur, qui ont envie dapprendre à lire et dont léducation familiale a favorisé lentrée dans lécrit, voire amorcé lapprentissage de la lecture. Comment sétonner quun an plus tard, ces enfants sachent effectivement lire assez bien pour avancer " normalement " dans le cursus de lécole primaire. Les autres redoublent, ou ils progressent avec des manques qui se répercutent sur tous les autres apprentissages, dans la mesure où les programmes supposent la maîtrise de la lecture dès le second degré de scolarité obligatoire. Les difficultés scolaires trouvent leur explication dans les différences entre élèves, souvent décrites comme des manques des élèves en échec par rapport à la norme : handicap socioculturel, pauvreté linguistique, désorganisation familiale, manque de motivation et de soutien, autant dexpressions qui stigmatisent les élèves en difficulté.
Dès les années 1960, Bloom et Bourdieu, séparément, ont montré à quel point cette explication des difficultés et des échecs, donc de linégalité devant lécole, faisait limpasse sur la pédagogie elle-même, comme variable changeable (Bloom, 1980). Bourdieu (1966) montrait que, les élèves étant ce quils sont, cest-à-dire différents, ces différences nexpliquaient les inégalités que parce que lécole les ignorait, au gré dune indifférence aux différences inscrite dans la structure et les programmes scolaires aussi bien que dans la culture et la pratique des enseignants. Bloom (1976, 1988), de lautre côté de lAtlantique, dans un langage plus psychopédagogique et une perspective plus pragmatique, soulignait que 80 % des élèves peuvent maîtriser 80 % du programme si on les place dans des situations dapprentissage optimales pour eux.
Cest un immense renversement de perspective. Sans nier la réalité des différences entre élèves assujettis à suivre ensemble le même programme, on ne pense plus quelles suffisent à expliquer la genèse des inégalités dapprentissage et de réussite. On met au contraire en évidence le mécanisme sur lequel lécole exerce éventuellement un certain contrôle : la prise en compte des différences pour ne pas les transformer en inégalités, modèle dont la variante la plus simple a été baptisée, de façon assez malheureuse, " discrimination positive ".
La question devient : étant donnée la diversité des enfants de six ans en termes de niveaux de développement, de rapport à lécrit, dacquis langagiers, comment les conduire tous à savoir lire convenablement un an plus tard ? La pédagogie différenciée est, dans lidéal, une réponse à cette question. Elle passe par une diversification des traitements, donc, au jour le jour, des situations dapprentissage dans lesquelles sont placés les élèves. Non pas pour prendre acte des différences, en enfermant chacun dans son niveau ou son rapport au savoir. Toute " discrimination positive " vise au contraire à permettre à chacun de sapproprier les mêmes connaissances et compétences de base : diversité des traitements au service dune égalité des acquis !
Que les élèves ne fassent pas tous la même chose en même temps nest pas un but en soi, ce nest quune conséquence dune pédagogie différenciée qui entend placer chacun dans une situation optimale pour lui. Dans la mesure où les élèves nont pas les mêmes moyens, pas les mêmes besoins, pas les mêmes fonctionnements, une situation optimale pour lun ne sera pas optimale pour lautre. La diversification des traitements naît de leur adéquation à chaque cas particulier, de la même façon que dans un hôpital, on ne vise pas à différencier les traitements pour les différencier ; on se borne à donner à chacun ce qui lui convient le mieux et il en résulte, inévitablement, une différenciation des thérapies. On peut écrire une équation simple :
La différenciation est un effet de lajustement du traitement didactique au cas de chacun. Elle suppose la mise en place de deux mécanismes complémentaires :
Au premier niveau, on part du principe quil est inutile de placer un élève dans une situation dont on sait davance quil ny apprendra pas grand chose, faute de maîtriser les " prérequis " les plus élémentaires. On peut parler dune régulation proactive, dune micro-orientation vers des situations didactiques adéquates. Comme le rappelle Grangeat (1997), le premier courant de pédagogie différenciée qui sest développé en France a fortement insisté sur ce niveau de régulation, assimilant en quelque sorte la différenciation à une orientation vers des groupes de niveau ou de besoin adéquats.
Les travaux dAllal (1988 b) ont donné davantage dimportance aux régulations interactives qui se développent à lintérieur des situations. Meirieu prend également des distances à lendroit dune différenciation " qui serait conçue à la manière dun grand ordinateur dans lequel on mettrait, en quelque sorte, toutes les informations préalables sur les élèves et qui nous permettrait dobtenir, en fonction des objectifs définis à lavance, tout ce que nous devons faire faire aux élèves, le temps que nous devons passer, le type dexercices quils doivent faire, les méthodes à utiliser, etc. " (Meirieu, 1995 a, p. 15). Il oppose au modèle du diagnostic préalable le modèle de la rencontre, postulant quon ne peut connaître lélève avant de lavoir engagé dans une tâche. La différenciation ne sopère pas alors en amont des situations dapprentissage, mais au gré de leur infléchissement, de leur personnalisation à lintérieur de la situation.
Aux deux niveaux, on voit se dessiner des modes de fonctionnement très complexes, qui supposent de fortes compétences de gestion dune classe et de divers dispositifs didactiques.
Edith Wegmüller (1993) a proposé de fonder une pédagogie différenciée sur des situations didactiques à la fois " porteuses de sens " et " porteuses de régulations ". La question du sens est cruciale et si elle nest pas résolue, on voit mal comment lapprentissage pourrait sopérer, mais laissons là ici de côté.
Quest-ce quune situation " porteuse de régulations " ? Cette formule reste assez abstraite. Tentons de la formuler de manière plus intuitive : il y des aliments pauvres et dautres riches en protéines ; de la même manière, il y a des situations dapprentissage pauvres et dautres riches en régulations. La différence est que les biochimistes savent mesurer avec précision la valeur dun aliment en protéines, donc celle dun menu, alors que nous commençons à peine à conceptualiser la valeur dune situation dapprentissage en termes de régulation. Le décompte des feedback est un indicateur rudimentaire et fallacieux aussi longtemps que nous ne serons pas capables :
La notion de situation dapprentissage nest pas simple. Une situation a une face " objective ", qui autorise une description des formes, des contenus et des enjeux de linteraction. En même temps, chaque participant perçoit la situation à sa façon, et agit en fonction de sa propre définition de la réalité, résultante dune construction mentale qui échappe à lobservateur. Si bien quil est difficile dobjectiver les sources de régulation inscrites dans la situation, faute de pouvoir observer les processus cognitifs de lapprenant. Il sensuit que les effets de régulation ne sont déductibles ni des intentions des acteurs, ni des interactions observables.
On se trouve donc devant une impasse classique en sciences humaines : le processus qui nous intéresse nest pas directement accessible, car il se passe dans la " boîte noire ". Nous savons quil est partiellement déterminé par les compétences et dispositions qui sous-tendent les opérations mentales du sujet, mais quil est également dépendant de la situation. Toute la question est de comprendre ce qui, dans une situation, pourrait avoir des " vertus " de régulation des processus dapprentissage. Sans modèle théorique des médiations par lesquelles une situation dinteraction influence les processus cognitifs, et en particulier les processus dapprentissage, on peut observer des milliers de situations sans pouvoir rien en conclure.
Or, de tels modèles théoriques ne sont pas des modèles dévaluation, mais des modèles de lapprentissage situé, plus spécifiquement de lapprentissage en situation scolaire. Ce sont encore des modèles émergents, concurrents, débattus dans la communauté scientifique. Peut-on sen inspirer, non pour prescrire des situations idéales, mais pour décrire et comparer les situations ordinaires dans lesquelles on place les élèves en classe ? Je crois que oui, avec maintes précautions. Mais cela supposerait un ensemble de recherches se réclamant de la même conception de lapprentissage situé et des régulations
Je prendrai un exemple, emprunté à la recherche francophone en didactique, autour des notions dobjectif-obstacle et de situation-problème. Astolfi (1993) rappelle quune situation-problème est organisée autour du franchissement dun obstacle par les élèves, obstacle préalablement identifié par lenseignant. La situation est proposée comme une énigme. Si la dévolution opère, le problème, bien quinitialement proposé par le maître, devient laffaire des élèves. Ils ne disposent pas, au départ, des moyens de franchir lobstacle. Pour y parvenir, ils élaborent ou sapproprient les instruments intellectuels nécessaires. La situation doit offrir une résistance suffisante, amenant les élève à y investir leurs connaissances, leffort de résolution du problème conduisant à leur dépassement.
En se saisissant de cette définition, on pourrait analyser la mesure dans laquelle les situations de classe ordinaires se rapprochent dune situation-problème. On sen doute, il ny a pas dichotomie : entre une situation-problème " canonique " et une situation nen présentant aucune caractéristique, on trouve mille degrés intermédiaires.
Avant de sengager dans une telle entreprise, il conviendrait dexpliciter le modèle dapprentissage et de régulation en jeu. Une résistance, notion centrale, nest porteuse dapprentissages et de régulations que si, pour la vaincre, lélève doit apprendre. Dans le meilleur des mondes, une situation-problème bien conçue fait apprendre par le simple effet du travail sociocognitif qui sengage lorsque laction rencontre un obstacle. Dans la vraie vie, la rencontre de lobstacle nest pas fatale !
Prenons un exemple : pour se partager équitablement un ensemble de neuf tâches disparates (mettre le couvert, promener le chien, aller acheter du pain, nettoyer la table, etc.), un groupe de trois élèves doit définir des sous-ensembles globalement " équivalents " dans leur esprit, donc affronter les difficultés logico-mathématiques de la comparaison de lincomparable, aussi bien que les difficultés psychosociologiques de négociation dun accord sur une norme de justice. À première vue, il paraîtra plus simple dattribuer trois tâches à chacun, mais rien ne garantit que les élèves parviendront à former trois sous-ensembles globalement équivalents. Un obstacle proprement cognitif surgira : il y aura conflit entre une forme déquité élémentaire - trois tâches pour chacun - et une forme supérieure, selon laquelle cinq tâches simples peuvent avoir la même valeur que deux tâches complexes. Certains élèves auront du mal à se détacher de la division simple, alors que dautres affecteront chaque tâche dun coefficient intuitif de difficulté, de complexité, de pénibilité ou de risque et compareront, non un nombre de tâches, mais la valeur globale de chaque sous-ensemble. On peut même imaginer que chaque tâche soit rapportée à une valeur marchande, la monnaie devenant lunité de compte. On voit que, sur ce type de problème, le professeur aurait du mal à proposer un algorithme déjà disponible ; le travail des élèves nest pas alors de " redécouvrir " des savoirs existants, mais de trouver un procédé original, jugé provisoirement et localement satisfaisant, qui nest pas une fin en soi, mais dont la vertu supposée est dobliger à construire la notion déquivalence densemble de cardinaux inégaux.
Admettons que lobstacle préalablement identifié soit bien le passage dune comparaison du cardinal des ensembles - le nombre de tâches - à une comparaison de leurs " valeurs " respectives en termes de travail et dinconvénients. Rien ne permet dêtre sûr que les élèves buteront vraiment sur cet obstacle, car ils ont divers moyens de le contourner. À un premier niveau de régulation, le rôle de lenseignant consiste donc à faire évoluer les contraintes et à influencer la perception de la situation, pour que les élèves néchappent pas à lobstacle. Il ne sagit pas encore de régulations du processus dapprentissage, lenseignant nagit que sur la représentation du problème. Son rôle est alors analogue à celui dun psychologue piagétien qui, lors dun entretien clinique, procède par contre suggestions, pour mettre à lépreuve les conservations dun enfant. Dans le cas présent, lenjeu de lenseignant est déviter un partage simple et évident des neuf tâches, en introduisant si nécessaire un doute sur léquité des premières solutions proposées par les élèves : " Nettoyer la table prend deux minutes, alors quacheter du pain en prend dix. Dun autre côté, cest plus amusant et on rencontre des gens. Ceci compense-t-il cela ? "
Une fois les élèves effectivement confrontés à lobstacle, rien nassure quils vont apprendre assez vite pour renoncer à la tentation de dire " Cest impossible. On ny arrivera jamais, on abandonne ". Cest là quintervient la notion dobjectif-obstacle introduite par Martinand (1986) et approfondie par Meirieu (1989, 1990) et Astolfi (1992, 1993, 1997) : lobstacle nest intéressant que sil devient un objectif dapprentissage, une difficulté cognitive à dominer pour progresser vers la solution pratique du problème. Ici, il sagit daccepter que léquivalence entre ensembles ne soit pas fonction du nombre déléments seulement. Sil y a alors intervention régulatrice de lenseignant, elle ne ressemble pas à lévaluation formative dune compétence, donnant lieu à un feedback, mais plutôt à une incursion dans les représentations et les schèmes conceptuels de lélève, pour accélérer une prise de conscience, un changement de point de vue ou la formation dune notion immédiatement opératoire.
La compétence de régulation dépend aussi bien des capacités dobservation et de dialogue de lenseignant que de la façon dont il se représente lobstacle cognitif dans lesprit de lélève et analyse ce qui lempêche de le surmonter. Pour cela, il nest pas inutile de mobiliser une forme dempathie et de perspicacité, qui exigent une certaine décentration, la capacité de se mettre à la place de celui qui ne sait pas, ne comprend pas et ne voit aucune issue. Ces compétences relèvent de lobservation formative au sens large. Elles ne peuvent quêtre enrichies par une culture didactique fondée sur lexpérience aussi bien que sur la recherche, qui permette à lenseignant de modéliser aussi bien la connaissance à construire que son mode de construction dans lesprit de lélève. Bain et Schneuwly (1993) y ont insisté en didactique du français : il ny a pas de régulation efficace sans représentation précise des opérations langagières en jeu et de leur genèse, ce quils appellent des modèles de référence. Doù linsistance de Bain (1988 a et b) sur la nécessaire connexion entre évaluation formative et didactique. On pourrait, en simplifiant, dire que dans ce " mariage de raison ", lévaluation formative apporte plutôt lintention - voire lobsession - de réguler les processus dapprentissage, alors que la didactique propose plutôt des modèles de référence propres à la discipline et aux savoirs en jeu.
Les concepts de situation-problème et dobjectif-obstacle nont pas été développés à des fins danalyse des pratiques et des situations ordinaires. Ils participent plutôt de la construction dune pédagogie alternative. Si je les évoque ici, cest pour montrer que de tels modèles intègrent lévaluation formative au point de la dissoudre dans un objet plus systémique, les régulations des processus dapprentissage étant favorisées par la situation, quil sagisse des contraintes, des ressources, de la tâche, des interventions des uns et des autres.
Reprenons notre métaphore : un menu, comme ensemble daliments, est à son tour pauvre ou riche en protéines. De même, en tant quensemble structuré de situations dapprentissage, une organisation du travail en classe est pauvre ou riche en régulations. Dans toute école, dans toute classe, il existe une organisation du travail qui a des conséquences sur la probabilité dune régulation interactive des processus dapprentissage. Une telle organisation prévoit une alternance entre diverses catégories de situations didactiques, inégalement porteuses de régulations. Lorganisation du travail ne peut garantir les régulations, car elles ne surviennent quau gré dune interaction qui nest jamais intégralement déterminée par le système de gestion de classe et par le dispositif didactique dans lequel on se trouve. Toutefois, on peut-être sûr que certaines organisations du travail rendent très improbable la régulation interactive des processus dapprentissage.
Pour quenseignants et élèves se rencontrent autour dune tâche, dans des conditions favorables à une régulation, il faut en effet que lorganisation du travail ne laisse pas de telles rencontres au hasard. Paradoxalement, renoncer à des groupes de niveaux ou des filières stables, en faveur de dispositifs plus flexibles, exige une organisation du travail scolaire plus complexe, à la recherche dun équilibre entre lattribution aléatoire des élèves à une tâche et leur enfermement durable dans une catégorie ou un type de dispositif !
Dans une démarche qui limiterait la pédagogie différenciée à une simple individualisation de la prise en charge des élèves, la question serait déjà complexe : comment organiser le tutorat parallèle de vingt ou trente élèves dans les limites du temps et de lespace scolaires ? Difficile à lécole primaire, lentreprise deviendrait quasiment impossible au second degré, aussi longtemps du moins que chaque professeur fonctionne de façon autonome à lintérieur des deux à six heures hebdomadaires que la grille horaire réserve à sa discipline.
Nous savons par ailleurs les limites didactiques dun tel modèle, qui condamne les élèves à des tâches papier-crayon ou à un travail solitaire devant un écran dordinateur. Comme la souligné le CRESAS (1987, 1991), " on napprend pas tout seul ". Loptimisation des situations dapprentissage pour chaque élève ne se confond pas avec lisolement de chacun devant une tâche individuelle. Une pédagogie différenciée nest pas une succession de leçons particulières, ni un système permanent de plan de travail individualisé, chacun vaquant à ses occupations. Le problème se complique donc diablement, puisquil faut concilier :
Cest bien pourquoi nul ne peut aujourdhui présenter un modèle de pédagogie différenciée articulant durablement toutes ces contraintes. On sen approche dans quelques écoles alternatives, mais cest souvent au prix dallégements radicaux des programmes et dune forte continuité éducative sur plusieurs années, sans évaluation formelle, toutes conditions difficiles à réaliser dans lécole publique.
Le développement de tels modèles implique presque nécessairement le décloisonnement des degrés et des classes et la création despaces-temps de formation plus vastes, confiés à des équipes pédagogiques prenant collectivement en charge, durant au moins deux ans, un groupe délèves équivalant à leffectif de plusieurs classes. La " gestion de classe " fait alors place à une organisation complexe du travail, dans laquelle la gestion des progressions individuelles et des dispositifs didactiques pose des problèmes très difficiles. Jai tenté ailleurs (Perrenoud, 1997 c) danalyser les paradoxes qui surgissent : accroître la complexité et la taille des dispositifs est indispensable pour atteindre une masse critique suffisante pour différencier utilement ; en même temps, cet accroissement met en crise les compétences professionnelles, les routines, les dispositifs, les groupements familiers - la classe -, ce qui peut signifier moins dapprentissages et plus dinégalités, si lon ne maîtrise pas les dérives possibles.
Tout cela oblige à inventer de nouveaux outils de pilotage collectif, à flux tendus, des dispositifs et des parcours de formation, ce qui suppose un autre fonctionnement des établissements et des formes nouvelles de coopération professionnelle (Gather Thurler, 1994, 1996).
La " fusion " ou la " dissolution " de lévaluation formative dans une approche plus large des mécanismes de régulation suggère de nouvelles pistes pour lanalyse des fonctionnements scolaires les plus ordinaires. Plutôt que de sintéresser seulement aux pratiques dévaluation formative des enseignants, pourquoi ne pas conceptualiser et observer plus largement les processus de régulation à luvre dans les situations de classe et les organisations de classes qui les sous-tendent ? Dans cet esprit, les travaux sur les situations-problèmes, lapprentissage situé ou les dispositifs de différenciation pourraient alimenter des outils danalyse comparative.
La question nest pas alors uniquement de recenser et de comparer les situations et les organisations mises en place par divers enseignants, mais dobserver plus finement lexistence et le fonctionnement de mécanismes de régulation des apprentissages à lintérieur de chacune. Les problèmes méthodologiques sont innombrables. On les posera dautant mieux que le travail théorique a progressé. Le sens commun et diverses approches de la classe peuvent immédiatement suggérer des indicateurs de régulation. Toutefois, pour en saisir limportance et la pertinence, il faut un modèle théorique des apprentissages situés et du fonctionnement des situations didactiques aussi bien que de lorganisation du travail des enseignants et des élèves.
Devant la complexité et linachèvement dune théorie des régulations, on peut comprendre la tentation de se replier sur des pratiques dévaluation formative, plus faciles à conceptualiser et à observer que le potentiel de régulation des situations dans lesquelles une organisation définie du travail place les élèves. Black et Wiliam, dans leur revue, montrent déjà la difficulté quil y a à identifier clairement les travaux qui portent sur des pratiques dévaluation formative, alors même que le concept est relativement connu et simple.
Si, sans disparaître, lévaluation formative devient une composante du système didactique, on ne peut limiter son analyse à laction intentionnelle de lenseignant, il faut sintéresser à la régulation effective des processus, aux situations et à lorganisation qui la sous-tendent. Cela rend très difficile une revue exhaustive de la littérature pertinente. Les travaux sur la métacognition comme source de régulation semblent se constituer en domaine organisé, mais ils népuisent pas les régulations des processus dapprentissage. De nombreux travaux de didactique des disciplines ou de psychologie cognitive appliquée à des situations dapprentissage scolaire étudient des phénomènes de régulation, mais sans nécessairement les nommer comme tels ou faire apparaître cette approche comme centrale, dans un titre ou un abstract. Le concept de régulation est à la fois très banal, dans ses usages de sens commun, et très difficile à conceptualiser de façon stable et partagée. Une analyse de contenu des travaux qui utilisent cette notion mettrait sans doute à jour la diversité des acceptions de lexpression, des attaches théoriques des auteurs (didactique des disciplines, psychologie cognitive, travaux sur lévaluation, etc.) et des références " métathéoriques " (paradigmes systémiques et modèles cybernétiques mobilisés).
Il serait donc tout à fait injuste de reprocher à Black et Wiliam davoir centré leur revue de littérature sur les pratiques dévaluation formative et plus particulièrement sur le feedback donné aux élèves. Si je propose ici une reconstruction du champ conceptuel, cest peut-être pour souligner que les revues de littérature ont, inévitablement, une dominante conservatrice, puisquelles ne sont possibles que dans un champ conceptuel relativement stabilisé. Peut-être a-t-on, aujourdhui, accumulé suffisamment de travaux sur lévaluation formative pour oser une rupture.
" De lévaluation formative à la régulation maîtrisée des processus dapprentissage " : la formule qui donne son titre au présent article reste ambiguë. On peut la comprendre comme une substitution ou comme un élargissement. La première hypothèse nest pas absurde : plus lévaluation sintègre aux situations, devient interactive et continue, plus elle séloigne de lévaluation normative ou sommative, qui évoque épreuves et examens, et leurs conséquences. On pourrait donc être tenté de renoncer au concept même dévaluation formative, pour construire un nouvel objet danalyse, plus centré sur les effets de régulation, moins prisonnier des images et des enjeux qui accompagnent lidée dévaluation. Cette tentation semble vaine.
Paradoxalement, les travaux francophones ont besoin du concept dévaluation formative pour mieux se distancer de sa conception dorigine, en termes dépreuves critériées suivies de remédiations. On ne bouleverse pas un champ conceptuel par décret, il présente une inertie considérable. Par ailleurs, le rôle de lenseignant comme concepteur et chef dorchestre des régulations reste central, même et surtout sil nintervient pas en personne, mais met en place une " culture de la métacognition ", des formes denseignement mutuel et des dispositifs de régulation des apprentissages pris en charge par des technologies ou incorporés aux dispositifs et aux situations didactiques.
Je plaiderai donc pour un simple élargissement du champ conceptuel, lidée de régulation nexcluant pas, au contraire, la prise dinformation et le travail dinterprétation associés en général à lidée dévaluation formative. Peut-être serait-il plus juste de parler dune intention et dune observation formatives comme composantes dune intervention régulatrice, comme ressources de lorchestration des régulations.
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