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Voyage autour des compétences 4
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1997
Susciter le désir dapprendre, expliciter le rapport au savoir, le sens du travail scolaire et développer la capacité dautoévaluation chez lenfantInstituer un conseil des élèves et négocier avec eux divers types de règles et de contrats
Offrir des activités de formation à options
" Je ne peux rien pour lui, sil ne veut pas se soigner ", dira encore aujourdhui un médecin. " Je ne peux rien pour lui, sil ne veut pas sinstruire ", dira ou pensera de même un enseignant.
Or, il y a une différence : linstruction est légalement obligatoire de 6 à 16, voire 18 ans, selon les pays ; auparavant et par la suite, le droit civil donne aux parents lautorité dinstruire et de faire instruire leur enfant. On trouve donc, dans les écoles, une proportion importante denfants et dadolescents qui nont pas librement choisi de sinstruire et auxquels on ne peut dire " Si tu ne veux ni travailler, ni apprendre, rentre chez toi, nul ne te force à venir à lécole ".
Linstitution scolaire place les instituteurs et les professeurs dans une position très difficile : ils doivent instruire, vingt-cinq à trente-cinq heures par semaine, quarante semaine par an, durant dix à vingt ans, des enfants, puis des adolescents dont certains nont rien demandé. Naïvement, on pourrait en conclure que la compétence et lenvie de développer le désir de savoir et la décision dapprendre (Delannoy, 1997) sont au coeur du métier denseignant.
En réalité, désir de savoir et décision dapprendre ont longtemps paru des facteurs largement hors de portée de laction pédagogique : sils sont au rendez-vous, il est possible denseigner, sils font défaut, rien ne se passe. Les enseignants attendent des élèves quils simpliquent dans leur apprentissage et leur travail, sans pour autant tenter activement de les impliquer. On tient la motivation pour un préalable. Doù vient-elle ? Du patrimoine génétique, de la constitution physique, de la personnalité, de la culture du milieu ou de la famille dorigine, des influences de lentourage familial, du bon ou du mauvais exemple des camarades ? Les " théories subjectives " de la volonté de travailler et dapprendre sont sans doute aussi diverses et floues que les représentations spontanées de lintelligence et de sa genèse. Toutefois, en dépit des différences, on trouve un commun sentiment dimpuissance et dirresponsabilité.
Sans doute existe-t-il, à chaque époque, un éventail dattitudes différentes parmi les enseignants : les uns ne perdent pas une seconde à développer la motivation des élèves ; ils se bornent à lexiger et à rappeler les conséquences catastrophiques dun manque de travail et de réussite. Dautres consacrent une partie non négligeable de leur temps à encourager, à renforcer une certaine curiosité. Le langage des centres dintérêt, de la libération, des activités déveil ou de motivation est devenu banal, il peut donner lillusion que susciter ou entretenir lenvie dapprendre est une préoccupation largement répandue chez les enseignants.
La réalité me semble plus sombre. Très peu denseignants se disent systématiquement " Un grand nombre de mes élèves ne voient ni lintérêt, ni lutilité des savoirs que je souhaite leur faire apprendre. Je vais donc consacrer une partie importante de mon travail à développer le désir de savoir et la décision dapprendre ".
Si lécole voulait créer et entretenir le désir de savoir et la décision dapprendre, elle devrait alléger considérablement ses programmes, de sorte à intégrer au traitement dun chapitre tout ce qui permet aux élèves de lui donner du sens et davoir envie de se lapproprier. Or, les programmes sont conçus pour des élèves dont lintérêt, le désir de savoir et la volonté dapprendre sont censés préexister. Les élèves auxquels ces préalables font défaut travailleront éventuellement sous la menace dune mauvaise note, dune sanction, dun retrait damour ou pour faire plaisir aux adultes. On ne peut donc demander aux enseignants de faire des miracles lorsque leur contrat - le programme - est basé sur une fiction.
Toutefois, nattendons pas que les auteurs des programmes les aient allégés pour nous demander comment on pourrait mieux impliquer les élèves dans leur apprentissage et leur travail. Avoir plus de temps nest quune condition nécessaire. La compétence requise est dordre didactique, épistémologique, relationnel. On peut en distinguer diverses composantes, qui sont autant de compétences plus spécifiques. Le référentiel genevois en distingue quatre :
Examinons-les une à une.
Susciter le
désir dapprendre, expliciter le rapport au savoir, le
sens du travail scolaire et développer la capacité
dautoévaluation chez
lenfant
Lopposition entre désir de savoir et décision dapprendre, que propose Cécile Delannoy (1997), suggère au moins deux moyens daction. Certaines personnes ont du plaisir à apprendre pour apprendre, elles aiment maîtriser des difficultés, surmonter des obstacles. En définitive, peu leur importe le résultat. Cest le processus qui les intéresse, une fois quil a abouti, elles passent à autre chose, comme lécrivain se détourne du roman achevé pour commencer un autre livre. À de tels élèves, lenseignant peut se borner à proposer des défis intellectuels et des problèmes, sans trop insister sur les aspects utilitaires.
La plupart des gens sont capables de se prendre par moments au jeu de lapprentissage, si on leur propose des situations ouvertes, stimulantes, intéressantes. Il y a des façons plus ludiques que dautres de proposer la même tâche cognitive. Il nest pas indispensable que le travail scolaire ressemble à un chemin de croix, on peut apprendre en riant, en jouant, en ayant du plaisir (voir le dossier de lEducateur n° 11, de septembre 1997 : " Donner du plaisir, avoir du plaisir ").
Hélas, pour la majorité, cela ne suffira pas, même lorsque lenseignant fait tout ce quil peut pour mobiliser le plus grand nombre. À la majorité des êtres humains, apprendre coûte du temps, des efforts, des émotions douloureuses : angoisse de léchec, frustration de ne pas y arriver, sentiment datteindre ses limites, peur du jugement dautrui. Pour consentir un tel investissement, donc prendre la décision dapprendre, puis sy tenir, il faut une bonne raison. Le plaisir dapprendre en est une, le désir de savoir en est une autre.
Ce désir est multiple : savoir pour comprendre, pour agir efficacement, pour réussir un examen, pour être aimé ou admiré, pour séduire, pour exercer un pouvoir Le désir de savoir nest pas dun seul tenant. Lécole, même si elle plaide dans labsolu pour un rapport désintéressé au savoir, ne peut, au jour le jour, se permettre de mépriser les autres mobiles. Sans doute, les plus étrangers au contenu même du savoir en jeu offrent-ils de moindres garanties dune construction active, personnelle et durable des connaissances. Toutefois, face à tant délèves qui ne manifestent aucune envie de savoir, un désir, même fragile et superficiel, est déjà un cadeau.
Les stratégies des enseignants peuvent donc se développer dans un double registre :
Du désir de savoir à la décision dapprendre, la ligne nest pas droite. Même les élèves les plus convaincus de lintérêt quils auraient à savoir les mathématiques ou la géographie peuvent " craquer " face au travail requis pour mettre ce projet en oeuvre. Lenfer de léchec scolaire est pavé de bonnes intentions. Il y a à peu près autant de cohérence chez un enfant qui a décidé dapprendre que chez un adulte qui a décidé de maigrir ou darrêter de fumer. Si lenvie de savoir est une condition nécessaire, elle nest suffisante que chez les êtres très rationnels et dotés de la volonté de faire, contre vents et marées, ce quils ont décidé. Chez les autres, les résistances du savoir et les coûts de lapprentissage ne peuvent laisser indemne une décision dapprendre qui, elle-même, lorsquelle vacille, affaiblit le désir de savoir qui était à son fondement. Nous ne cessons de renoncer à nombre de choses qui, un instant, nous ont paru désirables, car à lusage, nous nous rendons compte que linvestissement est plus lourd que nous ne pensions ou quil entre en conflit avec dautres projets ou dautres désirs.
Enseigner, cest donc renforcer la décision dapprendre, sans faire comme si elle était prise une fois pour toutes. Cest ne pas enfermer lélève dans une image de la raison et de la responsabilité qui ne convient pas à la plupart des adultes.
Enseigner, cest aussi stimuler le désir de savoir. On ne peut désirer savoir lire, calculer de tête, communiquer en allemand ou comprendre le cycle de leau - que si on se représente ces acquis et leurs usages. Cest parfois difficile, parce que la pratique en jeu reste opaque, vue de lextérieur. Comment quelquun qui nimagine même pas ce quest le calcul différentiel pourrait-il désirer le maîtriser ? Et comment pourrait-il saisir ce dont il sagit sans le maîtriser ?
Cependant, ce paradoxe ne vaut pas dans la même mesure pour toutes les composantes du programme. Un enfant de quatre ans ne sait pas exactement ce que lire veut dire " vu de lintérieur ", mais il a - à des degrés divers selon son entourage - des représentations de la lecture comme pratique sociale et des pouvoirs quelle donne. Un rapport au savoir (Charlot, 1997) est toujours solidaire dune représentation des pratiques quil sous-tend.
Au départ, cette représentation nest pas constituée chez tous ses élèves. Il appartient à lenseignant de la faire construire ou de la consolider. Même pour les compétences de base, dont lusage paraît " évident ", rien ne va de soi. Lentrée dans la culture écrite (Bernardin, 1997) est une étape souvent franchie avant lentrée à lécole par les enfants issus des milieux favorisés, mais très incertaine chez les autres. Étudiant lillettrisme chez de jeunes adultes (8 % des jeunes adultes français), Bentolila (1996) montre bien que ce sont lobservation et lanticipation des usages sociaux de la langue qui donnent du sens à son apprentissage. Cest parce que cette familiarité lui fait défaut que Mathieu, 20 ans, est illettré :
" Son père, représentant de commerce, il ne la vu ni très souvent ni bien longtemps. Sa mère, infirmière dans un hôpital à lautre bout de Paris, avait bien autre chose à faire que lire. Non, les livres ne faisaient pas partie de lunivers de la famille D. Le dialogue non plus dailleurs : on se parlait peu, on sécoutait encore moins [ ]. Les mots lui manquent pour dire le monde, les phrases lui font défaut pour exprimer ce quil pense. Lidée même que lon puisse communiquer à quelquun dautre ce que lon pense lui est totalement étrangère. Il désigne les objets et les êtres, il constate les événements, mais il ne parle de rien ; il ne questionne sur rien " (Bentolila, 1996, p. 9-10).
Mathieu " ignore ce que parler veut dire " ! Comment pourrait-il construire un désir de maîtrise qui sinscrit dans une pratique dont il imagine à peine lexistence et qui semble ne pas le concerner ?
De nombreux chercheurs travaillent aujourdhui sur le sens des savoirs, du travail et de lexpérience scolaires. Les uns étudient dun point de vue sociologique, le rapport aux savoirs enseignés (Charlot, 1997 ; Charlot, Bautier et Rochex, 1995 ; Dubet et Martucelli, 1996 ; Montandon, 1997 ; Perrenoud, 1996 ; Rochex, 1995) : Dautres adoptent un point de vue plus didactique (Astolfi, 1992 ; Baruk, 1985 ; Develay, 1996 ; De Vecchi et Carmona-Magnaldi, 1996 ; Jonnaert, 1985 ; Jonnaert et Lenoir ; Vellas, 1996). Dautres encore dun point de vue psychanalytique (Bettelheim et Zelan, 1983 ; Cifali, 1994 ; Delannoy, 1997 ; Filloux, 1974 ; Imbert, 1994, 1996). Toutes ces approches sont loin de faire le tour du problème, mais elle suggèrent quen ce domaine, les compétences de lenseignant auraient intérêt à se fonder sur une culture en sciences humaines dépassant le sens commun. À la plupart des élèves qui ont un rapport brouillé à lécole ou au savoir, il ne sert à rien de prodiguer des encouragements, den appeler à la raison, de dire " Cest pour ton bien " ou " Tu comprendras plus tard ".
La compétence professionnelle visée ici fait appel à deux ressources plus pointues :
Instituer un conseil
des élèves et négocier avec eux
divers types de règles et de contrats
La construction de sens nest pas entièrement dictée par la culture de lacteur, elle évolue avec la situation, au gré des interactions. Suffit-il dès lors, de temps en temps, dexpliquer à lensemble de la classe, la raison dêtre de tel ou tel chapitre ? Il en faut davantage pour que les élèves qui en auraient le plus besoin soient convaincus. La construction du sens doit en partie être différenciée, sinscrire dans un dialogue avec un élève ou un petit groupe.
On peut cependant investir dans une définition collective des règles du jeu. Le conseil de classe, inventé par Freinet, développé par la pédagogie institutionnelle, est souvent ramené à un lieu de régulation des déviances et des conflits : on ne sécoute pas, on ne respecte pas les autres, on exerce des violences, on accapare des ressources ; les victimes se plaignent, les coupables sexpliquent, le conseil prend des mesures. Sil parvient à rétablir lharmonie, il semble soudain perdre sa fonction médiatrice. Or, ce nest pas uniquement un lieu de résolution de conflits : le savoir et lapprentissage nont aucune raison dêtre " chassés " du conseil de classe par les problèmes disciplinaires, qui naissent dailleurs souvent de lennui et de labsence de sens du travail scolaire.
Le conseil de classe est un lieu où il est possible de gérer ouvertement lécart entre le programme et le sens que les élèves donnent à leur travail. Il y a, dans chaque classe, un contrat didactique (Brousseau, 1996 ; Jonnaert, 1996 ; Joshua, 1996) au moins implicite, qui fixe certaines règles du jeu autour du savoir, interdisant par exemple à lenseignant de poser des questions sur des sujets quil na pas encore abordé ou à lélève de demander constamment pourquoi on étudie ceci ou cela. Le rapport légitime au savoir est défini par le contrat didactique, qui enjoint par exemple à lélève de se mettre au travail même sil ne comprend le but dune activité. Le conseil de classe pourrait être le lieu ou lon gère ouvertement la distance entre les élèves et le programme, où lon codifie des règles, par exemple les " droits imprescriptibles de lapprenant ". Jai appelé de la sorte (Perrenoud, 1995), en minspirant des droits imprescriptibles du lecteur proposés par Pennac (1991), une série de droits susceptibles damender le contrat pédagogique et didactique :
- Le droit de ne pas être constamment attentif
- Le droit à son for intérieur
- Le droit de napprendre que ce qui a du sens
- Le droit de ne pas obéir six à huit heures par jour
- Le droit de bouger
- Le droit de ne pas tenir toutes ses promesses
- Le droit de ne pas aimer lécole et de le dire
- Le droit de choisir avec qui on veut travailler
- Le droit de ne pas coopérer à son propre procès
- Le droit dexister comme personne
Jinvite le lecteur à compléter cette liste, en pensant au désir de savoir et à la décision dapprendre. Non pas pour imposer une charte toute faite aux élèves, mais pour avoir une idée de ce qui pourrait surgir si le conseil de classe se donnait pour tâche de rendre lapprentissage scolaire acceptable.
Les pouvoirs du groupe-classe (Imbert, 1976) sont considérables et peuvent jouer un rôle essentiel de médiation : le rapport au savoir peut être redéfini dans la classe, au gré dune véritable négociation du contrat didactique, ce qui suppose évidemment, du côté de lenseignant, la volonté et la capacité découter les élèves, de les aider à formuler leur pensée et de tenir compte de leurs propos
Offrir des activités de formation à options
Cette compétence peut sembler mineure. Chacun est capable de proposer des activités équivalentes à certains moments : thème dun texte ou dun dessin, choix du poème ou de la chanson à apprendre, option entre plusieurs exercices de même niveau. On peut à ce propos avancer quatre hypothèses :
En bref : la standardisation paraît la règle, la diversification des activités demeure lexception ; on ny pense pas systématiquement et on y renonce si elle pose des problèmes dorganisation.
Pourtant, chacun le sait, le sens dune activité, pour nimporte qui, dépend fortement de son caractère choisi ou non ; lorsque lactivité elle-même est imposée, son sens dépend encore de la possibilité de choisir la méthode, les moyens, les étapes de réalisation, le lieu de travail, les échéances, les partenaires. Lactivité dont il ne choisit aucun aspect a bien peu de chances dimpliquer lélève. Étudiant les effets de lorganisation du travail sur la dynamique psychique, Dejours (1993) montre que la fatigue, le stress, linsatisfaction, le sentiment daliénation et de non sens saccroissent lorsque lorganisation du travail est rigide et ne laisse aucune marge à la personne pour adapter la tâche à ses rythmes, son corps, ses préférences, sa vision des choses. Ce qui vaut pour les travailleurs dans lentreprise vaut aussi pour les élèves !
On pourrait définir la compétence professionnelle visée ici comme " lart de faire de la diversité la règle ", la standardisation des activités napparaissant que de cas en cas, pour des raisons spécifiques. La chose peut paraître impossible, dite de façon aussi radicale. La diversification systématique des tâches pose en effet des problèmes de gestion de classe et de matériel qui peuvent devenir prohibitifs. Mieux vaut reconnaître de tels obstacles avec réalisme. Avant de sy heurter, le problème est dabord didactique : aussi longtemps que lenseignant ne se sent pas libre de distendre les liens entre un objectif, une activité cognitive et des moyens denseignement, il aura tendance à " faire un paquet ", ce qui conduit à laisser très peu de marge aux élèves. De fait, la formation des enseignants les familiarise souvent avec des activités associées à des chapitres du programme plutôt que de les nantir des compétences nécessaires pour choisir ou éliminer des activités en fonction dun objectif de formation.
Sous lapparente simplicité des options quoffrent systématiquement certains enseignants, notamment dans le cadre dun " plan de semaine ", se cache donc une grande confiance dans les effets de formation des activités quils mettent en place et la certitude quelles sont des voies équivalentes pour atteindre lobjectif. La dissociation entre contenus et objectifs alors opérée concilie sécurité et liberté.
Favoriser la définition dun projet personnel de lélève
Lémergence du PPE (projet personnel de lélève) en France peut laisser songeur. Faire comme si les élèves avaient un projet et quils suffisaient dy répondre est une forme de supercherie, et même dinjonction paradoxale, notamment pour les élèves en difficulté. On masque, de la sorte, le caractère obligatoire de linstruction. On attend le PPP, " projet personnel du prisonnier " !
Sévader, voici peut-être le projet spontané de lélève qui na pas demandé à aller à lécole. Sévader physiquement nest pas facile et toute tentative se paie cher, mais on peut sévader mentalement, en rêvant, les yeux dans le vague, en bavardant ou en regardant par la fenêtre.
Comme le dit Delannoy (1997) " Évitons dabord de démotiver ". Aux élèves qui ont un projet personnel, lécole noffre guère dencouragements, sauf si leur projet coïncide miraculeusement avec le programme et les conduit à faire spontanément ce que le maître avait justement lintention de leur demander Une première facette de la compétence visée consiste donc à identifier les projets personnels existants, sous toutes leurs formes, à les valoriser, à les renforcer. Le projet personnel dun enfant nest pas nécessairement complet, ni cohérent, ni stable. La meilleure manière de le faire disparaître est sans doute de lui appliquer une logique dadulte.
Elias Canetti (1980) raconte :
" Mon père lisait journellement la Neue Freie Presse, et cétait un grand moment quand il dépliait lentement son journal. Il navait plus dyeux pour moi une fois quil avait commencé à lire, je savais quil ne me répondrait en aucun cas, ma mère elle-même ne lui demandait rien alors, même pas en allemand. Je cherchais à savoir ce que ce journal pouvait bien avoir de si attirant ; au début, je pensais que cétait son odeur ; quand jétais seul et que personne ne me voyait, je grimpais sur la chaise et flairais avidement le journal. Ensuite seulement, je mapercus que la tête de mon père ne cessait de pivoter tout le long du journal ; je fis de même, derrière son dos, tandis que je jouais par terre, donc sans même avoir sous les yeux le journal quil tenait à deux mains sur la table. Un visiteur entra une fois à limproviste et appela mon père qui se retourna et me surprit lisant un journal imaginaire. Il me parla alors avant même de soccuper du visiteur, mexpliquant quil sagissait des lettres, toutes les petites lettres, là, et il tapota dessus avec lindex. Je les apprendrais bientôt moi-même, ajouta-t-il, éveillant en moi une curiosité insatiable pour les lettres. "
Cet enfant amènera à lécole un projet : lire toutes les " petites lettres ". Hélas, on ne peut exclure que ce désir de savoir disparaisse si on le passe à la moulinette dune méthode orthodoxe dapprentissage de la lecture. Les projets sont fragiles, pas toujours rationnels, pas toujours justifiables, mais ce sont les vrais moteurs de notre action. Lenseignant a donc intérêt à être formé pour les prendre comme ils sont et, sil ne mènent pas très loin ou ne mènent pas là où lécole veut conduire les élèves, à savoir les faire évoluer de façon concertée, de sorte quils engendrent dautres projets, plus ambitieux ou plus conformes au programme.
Quant aux élèves qui nont pas de projet personnel, le plus grave serait de leur laisser entendre quil leur " manque une case ". Etienne et al. (1992) soulignent que le projet peut, si lon ny prend garde, devenir une nouvelle norme, et donc une nouvelle fiction. Boutinet (1993) a montré que construire son identité et sa vie en formant des projets est un rapport au monde parmi dautres, qui caractérise les sociétés développées. Se projeter dans lavenir na guère de sens dans les sociétés où lidentité ne passe pas par la réalisation de soi et la transformation du monde. On retrouve en partie cette diversité au sein de chaque société ; dans la nôtre, toutes les familles nont pas la même capacité à faire et réaliser des projets. Cette capacité est fortement liée au pouvoir quon exerce sur sa propre vie, cest pourquoi les dominés nont guère les moyens de former des projets. Exiger dun enfant quil exprime ou se donne rapidement un projet personnel est donc une forme de violence culturelle qui, aussi involontaire soit-elle, manifeste un manque de respect de la diversité des rapports au monde.
En même temps, inscrire son effort présent dans un projet reste la plus sûre manière de lui donner un sens. Tentons de ne pas jeter le bébé avec leau du bain ! La première facette de la compétence requise consiste donc à naviguer entre la manipulation et le laxisme. Il est légitime de pousser un enfant à sinterroger, à faire des projets, à inscrire son travail dans une perpective à moyen ou long terme. Peut-être est-ce même un objectif majeur de la scolarité de base : devenir capable de former des projets, de les réaliser, de les évaluer. Cest un long chemin et il serait injuste et peu efficace den faire un prérequis pour les autres apprentissages. Sils sinscrivent dans un projet personnel à moyen terme, tant mieux ! Sinon, la construction du sens doit prendre dautres détours.
On voit que cette dernière compétence, comme les autres, demande certes des connaissances didactiques, mais aussi une forte capacité de communication, dempathie, de respect de lidentité de lautre. Relire " Frankenstein pédagogue " (Meirieu, 1996) avant chaque rentrée scolaire éviterait de faire du projet personnel une nouvelle forme de modelage de lautre
Bibliographie
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Boutinet, J.-P. (1993) Anthropologie du projet, Paris, PUF, 2e édition.
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