Cycles dapprentissage et gestion des établissements scolaires : la régulation des interdépendances entre enseignants
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des
sciences de léducation
Université de Genève
1998
Définition minimale dun cycle dapprentissageLa responsabilité collective dun cycle dapprentissage
La gestion dune école organisée en cycles dapprentissage
Lenseignement primaire est en quête dune nouvelle organisation. En parallèle, il mène une rénovation selon trois axes : 1. individualiser les parcours de formation, 2. apprendre à mieux travailler ensemble, 3. placer les enfants au cur de laction pédagogique. Il a été décidé de dissocier les deux dossiers, de les confier à des commissions différentes, tout en établissant des liens.
Cette dissociation sexplique pour toutes sortes de raisons tactiques, mais aussi par le fait que nombre des acteurs concernés pensent sincèrement que les deux problèmes sont distincts et peuvent jusquà un certain point être pensés séparément. Comme sil y avait dun côté un problème dorganisation administrative, de lautre une question essentiellement pédagogique. Cette façon de voir me semble ignorer la réflexion et la recherche sur les écoles efficaces et innovantes, qui montre que les formes que prennent lautorité et le contrôle favorisent soit un leadership coopératif et une dynamique professionnelle fondée sur la coopération et les compétences, soit une autorité formelle, sans prise sur les pratiques, et une gestion bureaucratique des établissements. Lévolution continue de lécole est, en période de croisière, fortement favorisée ou au contraire entravée, par lorganisation administrative, la répartition des tâches et des responsabilités dincitation et de contrôle. Il serait dommage, aujourdhui, daborder la question des structures sans une connaissance partagée de ses incidences sur les dynamiques de changement et de professionnalisation.
Personne ne niera sans doute les liens, mais on peut craindre que les débats sur le rôle des inspecteurs, le " rendre compte ", lautonomie des écoles et le découpage administratif mobilisent toutes les énergies autour des questions de pouvoir et de contrôle, sans quon garde assez dénergie pour une analyse fine des incidences des structures et des modes de gestion sur ce qui se passe en classe.
Puisque les dossiers sont séparés, que peut faire le GPR ? Travailler assez vite sur cette question pour ne pas se trouver devant une réorganisation pensée sans souci des trois axes de la rénovation. Je ne soupçonne personne de vouloir ignorer la rénovation. Je crois en revanche que nous commençons à peine à entrevoir les implications fortes quelle pourrait et devrait avoir pour lorganisation de lécole primaire.
Le calendrier précipité de réorganisation de lécole primaire, avec des premières propositions à mettre en uvre à la rentrée 1998-99, nous oblige à brûler les étapes. Il serait plus sage de penser jusquau bout des dispositifs dindividualisation des parcours et de se demander ensuite seulement quelle gestion des établissements ils supposent. Mais faisons de nécessité vertu et utilisons cette contrainte supplémentaire pour formuler des hypothèses plus pointues. De telles hypothèses ne peuvent, en février 1998, avoir été adoptées, ni même véritablement débattues par le nouveau GPR. Elles nengagent donc que moi, même si elles reprennent des idées qui courent dans les divers cercles qui se préoccupent de lavenir de la rénovation.
Je vais me limiter à un problème spécifique, celui des cycles dapprentissage. La création de tels cycles est une hypothèse forte depuis 1994, les écoles en innovation ont mis en place toutes sortes de dispositifs multiâge ou de décloisonnements dans ce sens. On ne peut donc, aujourdhui, réfléchir à la gestion de lécole en faisant abstraction de cette hypothèse, comme on aurait encore pu le faire tranquillement en 1990
Il nest certes pas possible aujourdhui de dire à coup sûr que le système va vers lintroduction de cycles dapprentissage à large échelle, puisque cest tout lenjeu :
Je ne souhaite pas court-circuiter ces débats, mais montrer aussi concrètement que possible que des décisions prématurées sur lorganisation de lécole primaire pourraient entrer en contradiction avec les exigences de gestion de cycles dapprentissage.
Définition minimale dun cycle dapprentissage
Je ne discuterai pas ici dans le détail des questions de durée des cycles, de passage dun cycle au suivant, de gestion de la progression des élèves, dévaluation, de dérogations. Chacune des options prises sur des divers points modifient les décisions à prendre, donc les négociations, les responsabilités, les voies de recours. Tout cela nest pas sans incidence sur lorganisation scolaire. Mais bornons-nous, dans un premier temps, aux incidences de la simple existence de cycles dapprentissages pluriannuels, qui pose déjà plusieurs problèmes importants.
De quoi parlons-nous ? Nous connaissons les cycles détude, comme le Cycle dorientation ou les deux divisions actuelles du primaire. Historiquement, les cycles détudes du primaire ont eu des corps enseignants et des corps d'inspection distincts. À Genève, lunification des statuts a fait des divisions un découpage administratif moins lourd, même si les bâtiments et les traditions pédagogiques maintiennent les distances et les différences.
Quil suffise de dire quun cycle dapprentissage digne de ce nom nest pas un simple cycle détude conçu comme une successions de degrés annuels. Un cycle dapprentissage résulte de la fusion de degrés adjacents en une entité unique. Cette fusion va plus loin quune classe à degrés multiples ou quun cycles détudes qui supprimerait le redoublement :
Faut-il le dire, on ne redouble pas un cycle dapprentissage, même sil ne dure que deux ans, a fortiori sil dure trois ou quatre ans. La question de savoir si chaque élève doit passer le même nombre dannées dans un cycle ou si son " séjour " peut être abrégé - pour les plus rapides - ou allongé - pour les plus lents - est une question complexe, que je ne discuterai pas ici. Lallongement du séjour dun élève dans un cycle engendre, en termes de " retard scolaire " (décalage entre âge " normal " et âge réel), les mêmes effets quun redoublement, mais ce nest pas un redoublement ! Ce qui ne veut pas dire que cest une bonne idée.
Pour poser plus concrètement les problèmes de gestion des écoles, imaginons deux cycles de quatre ans chacun, correspondant aux deux divisions de lécole primaire. Ce nest pas la seule hypothèse en débat, mais on lentend formuler de plus en plus souvent. Elle suffira ici à fixer provisoirement les idées. Si lécole primaire adoptait des cycles de deux ou de trois ans, ou un cycle unique de huit ans, les problèmes de gestion ne seraient pas radicalement différents.
Prenons une école de taille moyenne, comprenant les deux divisions, à raison de 100 à 150 élèves par division, soit actuellement six à sept classes. Une telle école - à démographie stable - inscrirait donc 100 à 150 élèves dans chaque cycle, confiés à six ou sept enseignants.
Cela ne signifie évidemment pas quils réuniraient chaque jour les 150 élèves du cycle dans la salle de sports, pour organiser des activités collectives dans cet immense groupe multiâge. Il y a un peu plus dun siècle, les écoles fonctionnaient de la sorte en Europe, à la différence quil ny avait quun seul enseignant qualifié, secondé au mieux par des moniteurs ou de grands élèves. Cest encore ce qui se passe dans nombre de pays du Tiers Monde. Aujourdhui, dans une pays développé, cela nous semble inimaginable et surtout peu efficace. Un cycle dapprentissage géré collectivement répartirait donc les élèves et les enseignants en groupes de taille humaine, permettant de travailler dans de bonnes conditions.
Ne retrouverait-on pas alors lactuelle organisation en classes, sinon en degrés ? Pas nécessairement, parce que :
On sen doute, chacune de ces hypothèses pourrait ouvrir un immense débat, puisque ceux qui préconisent ou refusent les cycles dapprentissages ne sont, précisément, pas daccord sur ces aspects concrets. Jai proposé ailleurs une analyse comparée dune gestion intégrée et dune gestion modulaire dun cycle dapprentissage*. Disons simplement ici que définir un cycle et des objectifs de fin de cycle laisse entière la question des groupements délèves, des dispositifs denseignement-apprentissage, de lorganisation et de la division du travail.
Plus on précisera ces éléments, plus les incidences sur la gestion des établissements deviendront évidentes et précises. À ce stade, tentons simplement danalyser les conséquences de la simple existence de véritables cycles dapprentissages, quels quen soient les fonctionnements internes.
Il me semble utile de distinguer trois niveaux :
On voit que cela conduit à une construction ascendante, qui pourrait, dans le meilleur des cas, rencontrer la logique descendante qui part dune direction générale responsable de toutes les écoles et organise des délégations de pouvoir
La
responsabilité collective
dun cycle dapprentissage
Qui serait responsable des élèves fréquentant un cycle dapprentissage de quatre ans ? On peut imaginer deux formules extrêmes :
À ce stade de la réflexion, il faut envisager très sérieusement lhypothèse dune équipe collectivement responsable des 100 à 150 élèves inscrits dans un cycle. Il y a des raisons de penser que seule cette responsabilité collective permettra de concevoir et de mettre en uvre des dispositifs dindividualisation des parcours de formation. Si chacun se retrouve seul responsable dun groupe multiâge, comme il est seul responsable de sa classe, il saffranchira des limites liées aux degrés et aux échéances de fin dannée, mais pas des autres, en terme daménagements du temps, de lespace, des cheminements et des groupements comme leviers de différenciation.
Cela ne veut pas dire que chaque enseignant devrait connaître parfaitement tous les élèves et travailler chaque année avec tous. Toute équipe délègue en partie à ses membres lexercice des responsabilités. La responsabilité collective néquivaut pas à une gestion commune de tous les problèmes, Léquipe nintervient que sur les options de principes et les cas difficiles, en faisant confiance aux initiatives et compétences de chacun pour résoudre les problèmes quotidiens. En cas de dérapage, la responsabilité collective interdit en revanche au groupe de se dégager en disant quil nétait pas au courant. Dans toute structure hiérarchique, le chef est responsable de décisions quil na pas prises en personne. Lorsque la responsabilité est exercée par une équipe, il nen va pas autrement. Et, comme nimporte quel dirigeant, léquipe doit trouver un juste milieu entre une confiance aveugle et une méfiance pathologique à légard des initiatives individuelles
La responsabilité collective me paraît pour linstant une hypothèse forte, la seule sans doute qui justifie un tel " remue-méninges ", puis un tel remue-ménage dans les fonctionnements, la seule qui puisse véritablement tirer dun cycle dapprentissage toutes ses potentialités, en matière de différenciation pédagogique et dindividualisation des parcours de formation. Mais elle pose plusieurs problèmes, qui doivent être explorés sérieusement. Elle suppose en effet un fonctionnement coopératif et solidaire qui nest pas encore solidement inscrit dans la culture professionnelle des enseignants, même si le mouvement de professionnalisation va dans ce sens.
Aujourdhui, le système éducatif ne prescrit plus la façon dont un enseignant doit organiser lannée scolaire, sinon par le programme, la grille horaire et les échéances du carnet. Il peut, à sa guise, mélanger leçons, ateliers, plan de travail, démarches de projets, cloisonner ou décloisonner les disciplines, fixer la durée et lalternance des activités, choisir les modalités dévaluation, décider des formes de compétition ou de coopération entre élèves, planifier la progression dans le programme de semaine en semaine et choisir dans une certaine mesure ses moyens et méthodes denseignement.
Cette autonomie professionnelle na été que progressivement conquise. Elle est associée au mouvement vers la professionnalisation, qui donne en contrepartie davantage de responsabilités, dont celle dassumer ses choix et den rendre compte. Ces acquis ne sauraient être remis en question par la création de cycles dapprentissage. Lautorité devrait - en dépit dinquiétudes compréhensives face à ce nouvel espace de formation - prescrire lorganisation du travail à lintérieur dun cycle davantage quelle ne le fait aujourdhui à lintérieur dun degré annuel. Il faut plutôt considérer que la gestion dun cycle exige davantage de compétences, non seulement pour travailler en équipe, mais pour gérer à plusieurs des espaces et des dispositifs de formation plus complexes, comme les groupes multiâge.
En même temps, lautonomie professionnelle deviendrait en partie celle de léquipe, ayant à gérer collectivement lensemble des élèves et de leurs progressions. Cela ne dicte pas une organisation particulière, ni ninterdit de déléguer à chaque membre du groupe de larges plages dautonomie individuelle. Mais cette autonomie résulte alors dune décision commune. Des enseignants qui, du seul fait quils travaillent dans la même école, seraient constitués autoritairement en " équipe pédagogique collectivement responsable dun cycle dapprentissage ", ne pourraient que résister à cette définition ; chacun serait évidemment tenté de reprendre immédiatement son autonomie individuelle, ce qui conduirait à réinventer les degrés et les classes fermées Ce scénario connu, observé dans divers pays, devrait à lui seul dissuader dune généralisation autoritaire.
Fonctionner en cycles dapprentissage na de sens que si les enseignants souhaitent exercer une responsabilité commune, réfléchir, décider et agir ensemble. Cela ne veut pas dire quils renoncent à toute autonomie, ni à toute spécificité individuelle. Une équipe de cycle doit donc chercher, trouver et maintenir un équilibre fragile entre cohésion de lensemble et liberté de chacun, entre efficacité du dispositif et prise en compte des personnes, de leurs compétences, de leurs façons de voir.
Cela confère à cette équipe un pouvoir et des responsabilités de gestion assez importantes, dont linstitution doit rendre lexercice vivable :
Une responsabilité collective na de sens que si les " autres " (lécole, les parents, le système éducatif) traitent léquipe comme une " personne morale ", à charge pour elle de répartir les tâches, dassumer les dispositifs mis en place et de déléguer un porte-parole légitime dans divers contacts extérieurs.
Mettre en place des cycles dapprentissage sans modifier en parallèle le contrat de travail et lorganisation administrative ne pourrait quaboutir à une régression vers le " chacun pour soi " à la moindre divergence. Une équipe doit pouvoir prendre des décisions qui simposent à tous ses membres. À charge pour elle de les prendre à lissue dun débat ouvert, chacun tentant de comprendre les arguments des autres et duvrer à un consensus. Si, à lissue du débat, il ny a pas unanimité, il doit y avoir vote et décision, sans que les minoritaires puissent soit bloquer indéfiniment la décision, soit reprendre leurs billes et se retirer sous leur tente.
Il faut donc que le système constitue léquipe de cycle, en droit, comme un conseil ou un collège capable de prendre des décisions et de les mettre en uvre. On est loin de léquipe pédagogique sans statut ni obligations, dont chacun peut se retirer unilatéralement, sans aucune conséquence, dès quil est mis en minorité.
Constituer un collège ou une entité en interlocuteur responsable nest pas rare, dans le monde du travail. Le système éducatif fonctionne de la sorte lorsquil sadresse à des établissements qui ont la personnalité juridique. Toutefois, dans la plupart des systèmes, lautorité centrale nomme un chef qui parle au nom de son unité et décide dans le cadre se son cahier des charges, même si aucun de ses subordonnées na été consulté et nadhère à sa décision. Les réflexions sur lautorité négociée et le leadership coopératif devraient rendre ce modèle archaïque et exiger au minimum une concertation préalable aux décisions importantes.
Certaines institutions ont fait un pas de plus et confient la fonction de porte-parole à un élu. Cest ce qui se passe dans le monde politique : un maire nest pas directeur de ses électeurs. Dans les entreprises privées, pour des raisons évidentes, ce système est assez rare, sauf dans le secteur coopératif. Il est plus réaliste dans ladministration publique ou les institutions assimilables. Dans les universités, les doyens de facultés, les présidents de sections, les responsables de départements sont élus par des collèges, quils président Ils tiennent leur autorité déléguée de cette élection plutôt que dune nomination venue den haut. Une telle fonction paraît utile pour aider léquipe à prendre toutes les décisions collectives requises pour assurer la bonne marche de lenseignement et faciliter les relations avec lextérieur.
Cest sans doute dans ce dernier sens quil faut concevoir la gestion des cycles dapprentissage à lécole primaire. Il serait absurde de nommer den haut un " chef de cycle ", mais on peut exiger dune équipe quelle désigne, en son sein, un coordinateur ou animateur chargé de la représenter, primus inter pares sans autorité formelle, qui ne sinstallerait pas à vie dans ce rôle. À défaut de trouver ce coordinateur, léquipe serait, pour un temps, mise sous tutelle administrative, comme cela arrive à certaines communes ou à certaines facultés, lorsquelles se révèlent durablement incapables de se gérer elles-mêmes.
Certains maîtres principaux genevois ont été plébiscité par leurs collègues, mais ce nest pas la règle et dautres ont été choisi par linspecteur. Le rôle nest guère remis en jeu, en raison sans doute des indemnités qui lui sont attachées.
Les coordinateurs des écoles en innovation proposent un modèle plus convaincant de leadership émanant de la base, sans doute parce quil na pas denjeu dargent, parce que le rôle est tournant, parce que la coordination est liée à un projet et enfin, parce que les enseignants se sont en général choisis et ont élu leur coordinateur.
On mesure les conséquences de la constitution et de la reconnaissance formelle de tels " collèges " ou " conseils " responsables dun cycle, en termes de délégation de pouvoir, de façon de rendre compte, dinspection, de relation avec les parents, etc. On entrevoit aussi les conséquences pour la gestion du personnel enseignant.
La gestion
dune école organisée en
cycles dapprentissage
Dans lhypothèse de deux cycles de quatre ans, la seule examinée ici, les écoles ne comportant quune division noffriraient quun seul cycle. La gestion de lécole se confondrait alors avec la gestion du cycle.
Pour les écoles offrant les deux cycles, il conviendrait de se demander ce qui doit être géré au niveau de lécole, respectivement au niveau du cycle. Deux critères entrent en ligne de compte :
Ce dernier critère nexige pas une très forte coordination. On pourrait imaginer quen alternance, lun des coordinateurs de cycle prenne en charge les fonctions de maître principal, ou quelles soient déléguées à une tierce personne reconnue comme légitime par les enseignants des deux cycles.
Si lon souhaite que lécole ait un projet pédagogique cohérent, se pose alors la question dune plus forte articulation des deux cycles. Lune des hypothèses qui vient à lesprit serait de former un tandem de deux coordinateurs de cycles exerçant ensemble une fonction de maître principal, avec une division des tâches à convenir entre eux, lun ou lautre étant plus spécifiquement désigné comme interlocuteur de linspecteur, de la commune, de lassociation de parents, du concierge, des maîtres spécialistes (éducation physique, musique, arts plastiques), des Travaux publics, etc.
Si on laisse à chaque équipe de cycle une forte autonomie dorganisation, il ny a pas de raison de la brider aussitôt en exigeant des fonctionnements identiques dans les deux cycles. Dautant que lâge des élèves appelle des dispositifs différents en termes de travail autonome, de groupes multiâge, de groupes stables, etc. Il serait en même temps peu défendable quil ny ait aucune unité de vue et que les deux cycles fonctionnent sans concertation, comme deux écoles éloignées. Les élèves et les parents comprendraient mal que les règles du jeu changent du tout au tout dun cycle au suivant, notamment autour du dossier dévaluation, des exigences, des méthodes didactiques, de la relation pédagogique, de la discipline, de lautonomie des apprenants.
Par ailleurs, à larticulation des deux cycles, les modalités de passage et de suivi des élèves devraient faire lobjet dune forte concertation, car il est évident quune partie des élèves passant au deuxième cycle en appelleraient une prise en charge spécifique, compte tenu de leur itinéraire antérieur et des lacunes identifiées à la fin du premier cycle.
Il reste quune organisation en cycles dapprentissage pose le problème de lunité principale de référence : létablissement scolaire, comme entité (au delà du bâtiment comme site géographique) ou le cycle comme structure pédagogique abritée par un bâtiment et y coexistant éventuellement avec dautres cycles
Alors que, dans lenseignement secondaire, létablissement simpose au simple vu du nombre délèves et de la structuration de lenseignement en disciplines, la question paraît plus ouverte pour lécole primaire. Il nest pas sûr que létablissement - au sens de personne morale - soit une unité organisationnelle essentielle à lécole primaire, en particulier si les cycles assurent une cohésion sur quatre ans. Raison de plus de ne pas trancher la question du passage des bâtiments à de véritables établissements " personnes morales " indépendamment de lavenir de la rénovation. La vogue des projets détablissements a donné envie de croire que chaque regroupement denseignants dans un " bâtiment décole " constituait un " établissement ". Or, il nen est rien, ni en droit - les écoles nont aucune personnalité juridique - ni culturellement : tous les enseignants ne se sentent pas solidaires de ceux qui travaillent dans le même bâtiment ; ils ne rendent compte quà ladministration centrale représentée par linspecteur.
Des fonctionnements volontaires ont amenés certaines écoles à fonctionner et à se penser comme de véritables établissements. Mais ce fonctionnement est en avance sur les statuts et les structures dautorité. Ajoutons que la nomination dun " chef décole ", comme on dit en Belgique, ne constitue pas magiquement une bâtiment décole en établissement de plein exercice. Tout dépend des compétences de décision reconnues à lécole, par exemple en matière dusage des ressources, de répartition des charges, de formation continue, de relation avec les parents, daménagement des lieux, de construction de dispositifs didactiques ou de partenariats. À cette aune, on voit que les écoles genevoises ne sont pas, statutairement, des établissements comme acteurs collectifs et personnes morales.
Doivent-elles le devenir ? Et dans laffirmative, faut-il changer brutalement le statut juridique de toutes les écoles ou accorder le statut détablissement aux écoles qui le souhaitent et y sont prêtes ? On voit quici aussi, même indépendamment de la problématique des cycles dapprentissage, il faut pouvoir poser le problème et dessiner des perspectives sans imposer une solution unique et immédiate. La rénovation pose la question " de lintérieur ", en termes de cohérence des cycles et plus globalement des pratiques denseignement et dévaluation tout au long du cursus. On peut poser la même question à partir dautres préoccupations, par exemple la question de lautonomie des écoles, de la décentralisation, du " rendre compte ". Limportant est de ne pas la considérer comme déjà tranchée de seul fait que les classes sont regroupées en bâtiments décole.
Selon les options prises à propos des cycles, on peut juger indispensable la création de véritables établissements, pour cette seule raison, ou penser au contraire que, sous cet angle, ce nest pas un enjeu majeur, parce que les unités principales sont des " équipes de cycles ".
Il est impossible aujourdhui daffirmer que lintroduction de cycles dapprentissage impose la création de véritables établissements. Je pencherai cependant dans ce sens, par souci de cohérence et aussi pour que se crée une dynamique plus large quau sein dune cycle, sous la forme dun projet détablissement plus visionnaire, moins gestionnaire quune équipe confrontée collectivement à une centaine délèves ou davantage. À la différence des enseignants coresponsables dun cycle, le corps enseignant dun établissement ne constitue pas une véritable équipe pédagogique, mais plutôt une communauté réunie autour dun projet, non autour dun groupe délèves. Cette distance permet - à cette échelle - de se détacher des urgences du quotidien pour nengager des formations ou des innovations à plus longue portée.
Dautres problèmes se posent dans les très petites et très grandes écoles :
Il importe que les écoles qui sécartent de la moyenne ne se trouvent par ramenées à la norme commune et que lorganisation formelle prévoie des aménagements spécifiques à leur intention.
Limportant, dans tous les cas, est de considérer quentre les interactions maîtres-élèves et le bâtiment (ou létablissement), la création de cycles dapprentissage introduit un niveau dorganisation intermédiaire qui est le lieu prioritaire de cohérence pédagogique et de gestion commune du temps, de lespace, des dispositifs didactiques, des ressources, des compétences visées, des apprentissages, des élèves, des relations avec les parents
Est-il pertinent dadmettre des écoles ayant la double organisation ? La question ne peut être tranchée indépendamment :
Dans toute hypothèse, il faut concevoir une organisation de lécole primaire compatible avec une " migration progressive " des écoles dun modèle vers un autre, donc en réalité, imaginer pour la période 2000-2010, deux modèles et leur coexistence harmonieuse.
La gestion dun ensemble décoles
On pourrait se dire quà ce niveau, lorganisation interne des écoles importe peu et quon peut avancer sur le découpage du canton en régions ou circonscriptions sans savoir dans quel sens ira la rénovation.
Ce serait sous-estimer la cohérence nécessaire entre le fonctionnement inter-établissements et le fonctionnement interne de chacun Cest ainsi quon ne peut guère penser un conseil de circonscription abstraction faite du statut et les fonctions des représentants des établissements. On ne peut faire avec les maîtres principaux ce qui sest développé entre coordinateurs des écoles en innovation. Leur réseau nest dailleurs pas subordonné à linspection.
Le système éducatif forme un tout et on ne peut traiter les écoles comme des boîtes noires, même dun point de vue purement gestionnaire. Quant aux questions danimation pédagogique et de contrôle, il est encore plus difficile de les poser correctement sans considérer les options à prendre sur les cycles dapprentissage.
La création déquipes de cycles, sans dispenser les personnes de rendre compte ou de se former individuellement, entraînerait une responsabilité collective dans ces deux domaines, donc un dialogue entre une équipe et un inspecteur ou une équipe dinspection ou tout équivalent.
La décision - politique - de considérer létablissement comme personne morale plus que comme bâtiment aurait aussi des incidences fortes sur les relations entre des inspecteurs (ou chefs de circonscription) et des coordinateurs de cycles ou détablissements, qui auraient une autre fonction et une autre légitimité que les maîtres principaux. Le fonctionnement actuel du groupe inter-projets, qui réunit les coordinateurs des écoles en innovation, illustre une évolution possible des conseils de circonscriptions. Les responsables de tels groupes viseraient la mise en réseau des ressources et la cohérence locale des politiques de cycles et détablissement plutôt que la simple transmission des directives centrales.
Les incidences dune longue période de transition
On peut être contre les cycles dapprentissage simplement parce quon a compris quils ne permettraient pas à chacun, à la première divergence, de se retirer rapidement sous sa tente en faisant " ce quil veut " avec ses élèves. Les pays qui ont introduit des cycles en autorisant ce repli de chacun sur sa classe ont gagné en complexité, sans gagner en efficacité. Chacun sait et affirme que lune des raisons majeures de créer des cycles est justement de rendre possible la synergie des compétences et des forces individuelles pour gérer des parcours dapprentissage de plusieurs années. Il reste à mesurer avec réalisme ce que cela exige des enseignants et à concevoir des stratégie de changement permettant une évolution progressive dans ce sens. Il est absurde de faire comme si les conditions de la responsabilité collective étaient réunies, alors quelles sont largement à créer.
Si lon prend la mesure des changements de mentalité requis, il apparaît impensable dimposer le passage rapide de toutes les écoles à une structuration en deux cycles dapprentissage de quatre ans. Sans doute, le parlement et le gouvernement ont-ils, de par la loi, le droit dimposer une telle réforme. Elle serait catastrophique, soit parce quelle provoquerait les résistances ouvertes dune partie importante des enseignants et des écoles, soit parce que la résistance serait larvée et viderait la structure de sons depuis " lintérieur ". En bref : toute imposition brutale et autoritaire de responsabilités collectives préparerait des catastrophes.
Une telle option a des conséquences fortes pour toute stratégie dextension. Elle amène notamment à envisager la coexistence dans lorganisation scolaire, durant plusieurs années de transition - sans doute une dizaine - du fonctionnement actuel en degrés avec les responsabilités individuelles des divers titulaires et GNT, et dun nouveau fonctionnement en cycles avec responsabilité collective dune équipe.
Quiconque rejoint mon analyse doit envisager une question supplémentaire quant au fonctionnement du système : comment concevoir une réorganisation de lécole primaire qui permette la coexistence, durant plusieurs années (mettons de six à dix), de deux modes de fonctionnement, avec ou sans cycles.
Cela ne simplifie pas le tableau, mais les alternatives (statu quo ou réforme brutale) sont encore pires. Il faut donc imaginer une école non pas à deux vitesses, mais " à deux régimes ". Le problème se complique encore du fait que le passage du régime actuel (les degrés) au régime nouveau (les cycles) devrait se décider par école, non par circonscription, encore moins par grande région géographique.
Je me demande si cette apparente complication nest pas une chance. Il se peut que le temps soit révolu dune organisation unique. Cest un héritage de la centralisation extrême des systèmes éducatifs suisses, à léchelle de chaque canton. Dans de nombreux pays, le système éducatif regroupe des écoles de statuts divers, fonctionnant de façons variées, relevant de pouvoirs organisateurs de tous genres, publics (États, régions, communes) ou privés (associatifs, coopératifs, confessionnels, commerciaux). Cela nempêche pas de fixer des objectifs communs, dattribuer des moyens, de demander des comptes. Si le New Public Management propose davantage quune façon déguisée de faire des économies, il devrait enseigner aux administrations publiques à établir des contrats de prestation avec toutes sortes dentités, sans leur imposer un moule. De ce point de vue, la rénovation ne fait que contribuer à un débat ouvert.
Pour montrer les liens entre le dossier réorganisation de lécole primaire et le dossier rénovation, jai été amené à évoquer un certain nombre dhypothèses qui nengagent que moi. Je souhaite quelles soient prises pour ce quelles sont : des exemples de problèmes concrets à poser et non des " annonces " de ce qui se fera, ce que personne ne sait, parce que cela dépendra de maintes négociations à conduire à divers niveaux du système durant la fin de la phase dexploration intensive et à son terme.
Les propos qui précèdent suggèrent aussi quil appartient au Groupe de pilotage, dans le cadre strict de son mandat, non seulement dêtre informé des travaux sur la réorganisation, mais de faire des propositions de gestion des écoles cohérentes avec les trois axes, notamment quant aux cycles dapprentissage, au travail déquipe, à la gestion des progressions à lintérieur des cycles et entre eux, à lévaluation. Pour le dire autrement : même si la direction de lenseignement primaire navait pas créé en parallèle une commission ad hoc centrée sur le fonctionnement le problème de lorganisation de lécole primaire se serait posé à partir de la rénovation. Et il se poserait même si on renonçait à mettre en place des cycles dapprentissage, au sens fort du terme, parce que lindividualisation des parcours, la coopération professionnelle, la pédagogie différenciée et lévaluation formative ne sont pas défendables, à large échelle, sans un aménagement des structures et des modes de gestion de lécole.
Il me semble que le GPR devrait adopter une double posture
http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1998/1998_10.html
Téléchargement d'une version Word au format RTF :
http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1998/1998_10.rtf
© Philippe Perrenoud, Université de Genève.
Aucune reprise de ce document sur un site WEB ou dans une publication imprimée ne peut se faire sans laccord écrit de l'auteur et dun éventuel éditeur. Toute reprise doit mentionner la source originale et conserver lintégralité du texte, notamment les références bibliographiques.
Autres textes : http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/textes.html Page d'accueil de Philippe Perrenoud : http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/ Laboratoire de recherche Innovation-Formation-Éducation - LIFE : |