|
|
Réformes scolaires et
rénovations
de la formation des enseignants :
une introuvable synchronisation
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1998
I. La formation des enseignants ne prépare pas véritablement les réformes
IV. La permanence des problèmes
V. Une formation qui prépare au changement
On dit volontiers quune réforme scolaire ambitieuse, de structure, de curriculum, de méthodes, devrait être préparée par une modernisation de la formation initiale des enseignants, et au minimum par des actions intensives de formation continue. Sur ce dernier point, on assiste à des efforts croissants dassocier réformes et offres de formation continue. En revanche, il narrive que rarement que la perspective dune réforme du système éducatif déclenche une rénovation de la formation initiale des enseignants. Je tenterai, dans la première partie de cet article, de montrer quune telle rationalité, pourtant fondée au regard des observations quon peut mener, nest pas compatible avec le calendrier politique des réformes scolaires.
Du coup, on dit souvent que les réformes scolaires échouent faute dune formation préalable des enseignants aussi bien que des cadres. On pourrait imaginer quun tel diagnostic induit inévitablement une rénovation de la formation initiale ou continue des enseignants, pour " corriger le tir ". Il nen est rien, les réformes qui échouent ou senlisent engendrent plutôt une mise en sommeil de la dynamique de changement, une lassitude généralisée, peu propice à une remise sur le métier des systèmes de formation initiale ou continue. Ce sera lobjet de la seconde partie de cet article.
Les liens directs entre réformes scolaires et formation des enseignants apparaissent donc surtout dordre mythique ! Doù lhypothèse, défendue ici, dune introuvable synchronisation entre réformes scolaires et rénovations de la formation des enseignants.
Est-ce à dire quil faut faire son deuil de toute contribution de la formation des enseignants aux réformes scolaires et inversement ? Je ne le crois pas, en raison de deux mécanismes qui compensent, en quelque sorte, la logique à court terme des réformes scolaires et le peu de continuité entre leur évaluation et leurs incidences dans le champ de la formation des enseignants :
1. Les réformes scolaires et les rénovations de la formation des enseignants sont, dans une large mesure, orientées par les mêmes idées, voire par les mêmes acteurs. À défaut dune relation de cause à effet, toutes ces transformations puisent leur inspiration à la même source.
2. Chaque réforme, sous les apparences de lactualité et de lurgence, sattaque, en réalité, à des problèmes endémiques. Une rénovation de la formation des enseignants qui en tient compte peut donc, sans que cela soit vraiment intentionnel, préparer le corps enseignant à la prochaine réforme de structure ou de curriculum.
Ces deux mécanismes seront analysés de plus près dans les troisième et quatrième parties de cet article.
Ils ne sont ni automatiques, ni entièrement efficaces, et ils ne garantissent pas une cohérence optimale. Je minterrogerai donc, pour finir, sur la façon dont la formation des enseignants pourrait mieux préparer, non pas à une réforme particulière, mais au changement en général.
Chaque initiateur dune réforme dit : " Il faut former les maîtres ", mais il le dit trop tard, un peu comme un discours convenu, parce quaucun gouvernement na la patience de différer une réforme scolaire jusquà ce que la formation des enseignants puisse sérieusement la préparer ou laccompagner. Sans doute a-t-il tort sous langle dune stratégie de changement efficace. Il a, hélas, probablement raison sous langle de la Realpolitik.
Pourquoi est-il difficile de mettre la formation des enseignants au service dune réforme scolaire ? Parce que cette dernière est toujours une réponse, engendrée dans lurgence, à une crise, à linsatisfaction grandissante dune partie de la population à légard du système éducatif, à un décalage jugé intolérable entre la demande déducation et les prestations de lécole. Les représentations sociales de léquité et de lefficacité du système éducatif se modifient au gré dincessantes critiques et propositions. À certaines périodes de la vie dune société, une insatisfaction diffuse se cristallise. " Il faut faire quelque chose ! ". disent alors de nombreuses forces. Si le gouvernement déclenche une réforme avant cette phase, il se retrouve isolé, rangé parmi les utopistes ou les activistes, qui veulent " réformer pour réformer " ; si, en revanche, il tarde à prendre des initiatives lorsque lopinion se durcit, il devient suspect dattentisme, accusé de manquer de vision davenir ou de courage politique.
La réforme scolaire nest donc nullement une action irrationnelle, mais sa rationalité et sa temporalité sont avant tout dordre dramaturgique. Une réforme est une réponse tactique à la question : " Mais que fait donc le gouvernement ? ". Prenons deux exemples : on observe, dans divers pays développés, une montée, dune part, du chômage des jeunes, dautre part, de la violence dans les établissements scolaires. Ce sont les problèmes du moment. Les réformes doivent donc prétendre sy attaquer en priorité. Quel avenir politique promettrait-on à un Ministre de léducation qui viendrait dire " On ne peut rien faire de très efficace sans agir sur les causes, donc sur les pratiques, donc sans transformer dabord la formation initiale et continue des enseignants. Laissez moi cinq à dix ans pour agir, de la sorte, je men prendrai aux vraies causes, pas aux symptômes ". Dans les démocraties, sauf dans les situations les plus désespérées, cette forme de lucidité mènerait au suicide politique.
Dans le champ scolaire, comme dans les autres, la réforme participe donc souvent de la fuite en avant, de ce jeu infernal et pervers qui consiste à déplacer les contradictions et les problèmes de fond, sans jamais sy attaquer véritablement. Les sociétés démocratiques ne changent que dans un certain consensus, cest leur vertu et leur faiblesse. Les circonstances permettent rarement à un gouvernement de prendre les décisions radicales et douloureuses qui auraient une chance dinverser les tendances lourdes. On connaît ce jeu quon appelle en français " Lhomme noir " : chacun des joueurs tire des cartes - sans voir leur valeur - dans le jeu de ses partenaires. Lune des cartes représente lhomme noir. Celui qui le possède en fin de partie a perdu. Chacun tente donc de sen débarrasser, faisant en sorte quun autre joueur sen empare, à son insu La classe politique joue fréquemment à lhomme noir ; chaque gouvernement gère la crise et annonce des réformes, mais sans avoir laudace de prendre des mesures impopulaires qui, seules, seraient à la hauteur des problèmes graves : chômage, déficit de la sécurité sociale, crise agricole, déficit des finances publiques, endettement, désordre des médias, explosion des dépenses de santé, immigration, statut des minorités, insécurité et désorganisation urbaines, engorgement des transports, pollution La prochaine majorité parvenant au pouvoir héritera de ces problèmes, pour les léguer à son tour à léquipe gouvernementale qui lui succédera.
Linefficacité de lécole, réelle ou dénoncée, son inadéquation aux " besoins dune société moderne " ou la persistance de linégalité des chances de réussite, font partie du lot des problèmes très difficiles à résoudre, sinon insolubles. Les réformes qui prétendent sy attaquer sont parfois des édifices creux, dont la seule fonction est de faire illusion. Parfois, le gouvernement sefforce sincèrement de réaliser des changements, mais pas au point de renoncer à présenter des résultats visibles avant les prochaines élections. La politique est une médecine qui privilégie le traitement des symptômes, parce quon peut les masquer ou les déplacer dans le temps court dune législature. Agir sur la formation des enseignants pour transformer lécole inscrirait le changement dans un temps long, le seul qui soit compatible avec les rythmes lents dévolution des représentations, des identités, des attitudes, des compétences et des pratiques. Les politiciens assez intelligents pour le saisir le sont aussi pour comprendre quaucun de leurs contemporains ne leur saura gré davoir préparé lavenir. La quête dune reconnaissance posthume de la nation nest pas le moteur principal des carrières politiques. Il arrive quun ministre de léducation parvienne à ce poste parce quil voulait agir sur lécole, mais en général, ce nest quun portefeuille parmi dautres ; il arrive que la conjoncture et le climat politiques permettent une action de longue haleine, mais cest rare ; il arrive quun gouvernement se succède à lui même ou que lalternance ne défasse pas ce que le précédent gouvernement vient dentreprendre, mais il y a maints exemples du contraire
Cest pourquoi il ne faut guère espérer quune rénovation de la formation des enseignants puisse être véritablement engagée comme préalable à une réforme du système éducatif. Non parce que lidée elle-même serait rejetée, mais parce que la prendre au sérieux obligerait à sortir de la dramaturgie politique qui donne leur sens et leur rythme aux réformes scolaires. Cela nempêche nullement les acteurs, dans leur plaidoyer pour une réforme, de promettre la mise à jour conjointe de la formation des enseignants. Ils se gardent toutefois de dire que, le temps de mettre en chantier une vraie rénovation de la formation des enseignants, la réforme du système éducatif quelle était censée préparer sera déjà aux oubliettes.
Sil nest pas possible de préparer une réforme particulière en modifiant au préalable la formation initiale des enseignants, peut-on au moins tirer dune crise ou des difficultés dune réforme en cours quelques leçons quant aux compétences professionnelles qui font défaut ou ne sont pas à la hauteur des ambitions du système ? Dans lévaluation des réformes scolaires, on impute souvent un demi échec à " linsuffisante préparation du corps enseignant ". Cela conduit-il à des refontes immédiates des programmes et des dispositifs de formation des enseignants ? Rarement.
Chaque guerre met à lépreuve les limites des façons de penser et dagir des militaires, de leurs technologies, mais aussi de leurs compétences. Pour ne pas être en retard dun conflit, les armées consentent alors un effort constant danticipation et de modernisation, qui passe notamment par une refonte de la formation, de linstruction des soldats et des officiers. Larmée a la légitimité requise pour limposer, même au sortir dune guerre qui laisse un pays exsangue. Les médecins font de même après une épidémie dramatique. Les gens décole nont ni la même détermination, ni la même influence.
Pourtant, comme les guerres, les crises de lécole et les réformes non abouties sont révélatrices de létat du système. Elles pointent sur ses points forts, mais aussi et surtout sur ses failles, à commencer par la formation des enseignants et des cadres. Mais elles ne suscitent pas, en général, une modernisation de la formation des personnels militaires. Le système éducatif, à lissue dune phase de réforme, aspire plutôt à quelques années de calme. Il est courant dentendre que les enseignants sont las des réformes et souhaitent souffler un peu !
Peut-être la structure du pouvoir nest-elle pas étrangère à ces différences entre secteurs de laction publique. Lestablishment militaire ou le corps médical donnent à quelques-uns de leurs porte-parole assez de légitimité pour " tirer la sonnette dalarme " et exiger un aggiornamento rapide de la formation des personnels. Les gens décole ont peu de " leaders acariâtres " suffisamment percutants pour être écoutés et entendus. Les discours vont dans tous les sens, personne ne parle véritablement au nom du corps enseignant ou du système éducatif. Du fait de ce concert de voix discordantes ou pour dautres raisons sans doute, il y a peu dexemples dune refonte de la formation des enseignants directement inspirée par les difficultés, voire léchec dune réforme du système éducatif. Peut-être nest pas sans rapport avec la difficulté de tirer des conclusions incontestables quant à lissue des politiques de léducation (Perrenoud, 1996 d). Une défaite militaire ou une épidémie dévastatrice sont plus difficiles à nier que léchec dune réforme
Lintrouvable synchronisation qui vient dêtre analysée nimplique pas, paradoxalement, que les rénovations de la formation des enseignants naient aucun effet sur les réformes scolaires. Pourquoi ? Parce quelles salimentent aux mêmes sources et mobilisent le même " lobby de la réforme ".
Les réformes sont des réponses à des problèmes posés par le fonctionnement ou les effets - réels ou présumés - de lécole. On pourrait imaginer que ces problèmes se posent " objectivement ". Or, il nen est rien : les problèmes sociaux sont construits par les acteurs (Becker, 1966 : Isambert-Jamati, 1985). Certes, ils ne tombent pas du ciel, ils se greffent toujours sur certaines réalités, mais le même taux de redoublement, le même degré dinsécurité dans les établissements, la même proportion de " décrocheurs ", la même disparité des chances entre sexes, ethnies ou classes sociales, le même décalage entre les programmes et lévolution de la société ne font pas également problème à toutes les époques, ni dans tous les systèmes :
Les problèmes qui sont au principe des réformes naissent donc du travail politique de description, danalyse, dévaluation, de critique, de mise en cause du système par un certain nombre dacteurs collectifs, dinstitutions spécialisées, de mouvements sociaux, parfois de personnalités assez fortes ou médiatiques pour " faire lopinion ".
Qui critique lécole ?
" Qui maîtrise lécole ? ", nous demandions-nous il y a quelques années (Perrenoud et Montandon, 1988), dans un ouvrage centré sur les rapports entre les politiques de léducation et les pratiques des acteurs, qui rappelait que les politiques sont des pratiques sociales à large échelle, quelles ne sont pas au-dessus de la mêlée, mais participent des transactions de tous les acteurs et sont, en général, lexpression dune négociation entre forces antagonistes. Louvrage soulignait aussi que les politiques ne sont pas lapanage du macrosystème, quelle se développent, de manière plus ou moins avouée, à léchelle des ordres denseignement, des régions, des établissements, des disciplines. La décentralisation et la gestion par projets renforcent cette tendance, puisquelles invitent les établissements à définir leurs propres politiques, à condition de les inscrire dans la politique densemble. Peut-être ne voit-on pas assez que la politique densemble est souvent une sorte darrangement entre sous-systèmes, la résultante de leurs marchandages, plutôt quun cadre cohérent fixé à leur autonomie.
À toute échelle, les politiques naviguent entre lautosatisfaction et la mise en question radicale. La première fait du bien, mais prépare des lendemains difficiles, la seconde met en danger les responsables. " En progrès, mais peut mieux faire " : ce titre dun récent ouvrage de Julliand (1996) illustre bien ce balancement. On ne peut préparer lavenir sans critiquer le statu quo, mais on ne le fait quà dose homéopathique, prudemment, pour ne pas effaroucher ou mettre sur la défensive tous ceux qui ont partie liée avec létat des choses et ne peuvent brûler ouvertement ce quils ont adoré, voire créé
La critique de lécole est un art difficile, puisquelle est toujours, pour une part, autocritique et esquisse de mea culpa. Il sinstitue une sorte de " division du travail " qui donne aux uns le rôle de défendre le système au delà de toute bonne foi et aux autres le soin de le mettre en question, en feignant au besoin de nêtre pour rien dans ses failles. Les organisations denseignants, voire de cadres, excellent dans cette fausse ingénuité, lart de se mettre en dehors dun système dont ils tiennent pourtant tous leurs moyens dexistence et leur identité sociale, et dont les insuffisances sont en partie lexpression de leurs propres limites et ambivalences.
Alors que les enseignants peuvent jouer le rôle de pantins irresponsables de leurs gestes, ce qui incrimine le marionnettiste, autrement dit le Système avec un grand S, les chercheurs, spécialistes et autres formateurs adoptent plus volontiers le point de vue de Sirius et parlent comme sils étaient les interprètes du bien public et non des acteurs du système, alors quils sont, de fait, aussi investis que les autres dans la défense dintérêts particuliers, à commencer par leur propre existence et leur propre idéologie de lécole.
La noosphère
La noosphère est cette montagne (symbolique !) où se perchent ceux qui, dans le système éducatif, pensent les pratiques des autres. De lappellation ironique introduite par Chevallard (1991) à un véritable concept, la métamorphose nest pas achevée. Mais on peut se servir de cette idée pour analyser les forces qui produisent et portent les réformes. La noosphère, ou " sphère des idées " est cette partie du système éducatif qui regarde agir lautre et dit sentencieusement, plus ou moins diplomatiquement : " Il vaudrait mieux " ou, plus subtilement encore " Vous faites ce que vous voulez, mais si souhaitez vraiment atteindre tel objectif, alors "
La migration vers la noosphère à partir du statut denseignant est parfois, comme le leadership syndical, une forme de refuge pour ceux qui ont avec lécole des rapports tourmentés et sont aussi incapables de sen désintéresser que dy adhérer pleinement. Il est difficile de trimer dans une classe en dénonçant chaque jour le système quon fait fonctionner. Une partie des enseignants ont cette force. Les plus masochistes sont capables de mettre des notes en dénonçant labsurdité de cette forme dévaluation, de fabriquer de léchec en faisant le procès de la reproduction, dânonner des cours ennuyeux en rêvant de donner plus de sens à lécole. Mais il y a des limites à cette forme de schizophrénie. La critique suppose un certain détachement de laction immédiate, car celle-ci exige quon sinvestisse dans ce quon fait, sans trop détats dâme, sous peine de se retrouver débordé par les élèves, en butte aux critiques des parents ou soupçonné dinsoumission ou dincompétence par sa hiérarchie.
La position des " noosphériens " se caractérise par lassez grande fragilité de leur existence même, car lécole pense pouvoir se passer deux et trouve dans leurs rangs, en période de crise, un réservoir déconomies possibles. Pour le reste, on ne saurait nier le confort relatif de leur position, loin du " front des élèves ". Ce " privilège " enviable suscite lagressivité de ceux qui gardent " les pieds dans la glèbe ". Comment ny aurait-il pas tension, comparaison des tâches, des risques, des contributions et des rétributions ? Comment ne pas comprendre la critique ironique, voire amère, que suscitent ceux qui, hier " collègues de tranchées ", se sont retirés du " combat quotidien " et ont, imagine-t-on, le privilège de lire, décrire, de penser tranquillement pendant que ceux qui " portent lentreprise " sont au " four et au moulin ". " Venez donc montrer ce que vous savez faire sur le terrain, prenez notre place et rira bien qui rira le dernier ", disent les praticiens aux théoriciens.
Il importe cependant de souligner que la capacité dinnovation dun système est fonction de sa faculté de prendre de la distance par rapport à son propre fonctionnement, dimaginer des alternatives, daccepter de navoir pas toujours évalué judicieusement les priorités, adopté la bonne méthode ou su la mettre en uvre avec suffisamment de détermination ou de continuité pour quelle porte ses fruits. Si la noosphère est, pour certains, dabord un refuge, parfois " un lieu où renaître ", elle est aussi un cadre où réfléchir et mettre en relation savoirs dexpérience et recherche. Globalement, en dépit de ses failles et de lambiguïté de sa position, la noosphère est un indispensable catalyseur du changement et une forme davant-garde.
Les noosphériens constituent un amalgame de gens de fonctions et de statuts différents, qui ne se pensent pas comme un corps, une catégorie, une communauté. Ils ne sont regroupés sous cette appellation que pour les besoins de lanalyse. Hors de la pratique pédagogique proprement dite, les systèmes éducatifs ont en effet donné naissance à une floraison de fonctions diversement éloignées de la salle de classe et qui ne sont pas homogènes dans leurs rapports à la théorie et à la pratique. Les cadres et les inspecteurs, même sils passent plus de temps en entretiens et réunions que dans des classes, sont confrontés aux tensions qui traversent en permanence le système. Un certain nombres dautres spécialistes - psychologues scolaires, professionnels du soutien, orthopédagogues, intervenants-conseils en établissement, conseillers pédagogiques (au sens québécois), superviseurs, formateurs denseignants - pratiquent un métier de lhumain au contact denfants, dadolescents ou dadultes ; ils ne sont guère plus protégés que les enseignants des risques quotidiens dune pratique interactive. Quant aux concepteurs de didacticiels ou doutils dévaluation, auteurs de programmes ou de manuels, inventeurs de réformes, innovateurs ou chercheurs en éducation, il serait absurde de les imaginer assis dans un fauteuil et vivant dans un monde de rêve.
La division du travail ne sépare pas de façon simpliste ceux qui font et ceux qui pensent. Tout le monde pense, tout le monde agit, nul nest dépourvu dune forme de théorie aussi bien que de pratique. Il reste que, dans une organisation, certains travaillent " au front ", ou " sur la scène " alors que dautres sont " à larrière " ou " dans les coulisses ", selon quon préfère les métaphores militaires ou théâtrales.
La place des formateurs dans la noosphère
Les formateurs occupent, dans cet espace, une place particulière. Ils ont des " élèves ", un programme, un " enseignement " à assumer ; ils peuvent dire " nous les enseignants ", dautant plus facilement quils sont issus de ce corps et tirent largement leur légitimité de cette appartenance :
Les institutions de formation initiale des enseignants se situent fréquemment à mi-chemin de la forme scolaire et de la forme universitaire, avec une plus grande autonomie des professeurs quant aux contenus enseignés, mais des charges et des horaires proches de ceux dun lycée. Même les professeurs duniversité, parce quils donnent effectivement des cours 6 à 12 heures par semaine, peuvent prétendre être " des enseignants comme les autres ". Il y aurait à sinterroger sur les fictions de ressemblance et de solidarité dans ce monde, aussi bien que sur les parentés réelles des métiers concernés, mais là nest pas mon propos. Je souligne seulement que les formateurs denseignants ne se pensent pas spontanément comme membres de la noosphère, à supposer que cette notion leur soit familière, parce quils simaginent à luvre devant un public, non en train de tisser les fils de lutopie éducative ou de construire de nouveaux savoirs.
Cela nempêche pas le métier de formateur dêtre au cur de la noosphère, tout simplement parce quon ne peut former des enseignants sans penser globalement les pratiques pédagogiques, le plus souvent dans une posture prescriptive, implicite ou explicite. Comment, en effet, pourrait-on initier les étudiants au métier denseignant sans prendre parti sur ce qui en constitue lessentiel, sur les compétences ou léthique quil requiert, sur son évolution probable ou souhaitable ? Un plan de formation prend inévitablement une certaine distance à légard des pratiques en vigueur dans le système éducatif :
On peut douter de la volonté et de la capacité réelles danticipation et de modernisation de certaines institutions de formation. On peut aussi rester sceptique sur le rêve de changer lécole en formant autrement les enseignants débutants. Peu importe, ce sont les intentions qui font lattitude noosphérique ! De ce point de vue, les formateurs font partie de ceux qui pensent globalement les pratiques pédagogiques. Tous contribuent à dire ce quest lécole et ce quelle devrait être, par la formation quils dispensent, mais aussi par leur contribution à lélaboration des plans de formation, par leurs contacts avec le terrain ou ladministration scolaire, par leur participation à diverses commissions, par leurs éventuelles interventions dans le débat public sur léducation.
Parfois constitués en corps professionnel, parfois selon dautres appartenances - partis, syndicats, mouvements pédagogiques, groupes dexperts, voire associations de parents -, les formateurs sont donc conduits à juger le système éducatif, à identifier des manques ou des problèmes, à diagnostiquer des crises et à proposer des solutions. Il nen faut pas davantage pour quil deviennent - sans nécessairement le vouloir ni le savoir - des membres actifs de la noosphère.
La noosphère vit de la réforme
On ne peut penser les pratiques pédagogiques que dans la perspective de leur évolution. Seul un observateur totalement indifférent à lavenir de lécole peut sabstenir dimaginer des façons de faire alternatives, plus justes ou plus efficaces, donc des réformes potentielles. Un chercheur en éducation prend souvent parti, au moins intérieurement, même lorsquil sabstient de dire ce quil pense et fait tout son possible pour que ses options personnelles ne contaminent pas son jugement scientifique. La plupart des autres membres de la noosphère nont pas cette réserve, parce que ce nest pas un désir de connaissance qui les habite, mais une volonté dinfluence. Ils rêvent dune autre école et ne cessent de produire des critiques - face négative - ou des conseils - face constructive - pour la faire advenir. Lorsque critiques ou conseils sont prodigués à une seule personne ou un groupe denseignants, on peut parler de supervision, de formation continue, daccompagnement de projet, de perfectionnement professionnel. Lorsque le propos se généralise, il nourrit le discours de la réforme.
Bien entendu, à elle seule, la noosphère nest pas en mesure de déclencher une réforme de grande envergure, mais elle exerce une influence idéologique à deux stades au moment où :
Les critiques de lécole qui justifient et appellent les réformes sont largement alimentées par les spécialistes de léducation scolaire, de leur propre initiative ou parce quon les sollicite comme experts. Ils participent au constat et aux propositions, selon plusieurs modalités complémentaires :
Lorsque le problème est reconnu et le principe dune réforme décidé, les membres de la noosphère interviennent pour :
Dans la fabrication des réformes, certains membres de la noosphère jouent un rôle important. Cela ne signifie pas quelle est constituée en acteur collectif cohérent. Les concurrences ou les querelles de doctrine sont plutôt la règle entre chapelles, entre experts universitaires et services de recherche dépendant de ladministration, entre cabinets ministériels et fonctionnaires, entre mouvements pédagogiques et cellules technocratiques. La noosphère nest donc pas, en tant que telle, " le parti de la réforme ", elle propose plutôt des appuis et des légitimités scientifiques aux forces sociales en présence, avec un investissement prioritaire du côté du changement.
Pourquoi ce parti pris ? Parce quaussi longtemps quil nétait pas nécessaire de faire évoluer lécole ou que quelques révisions législatives suffisaient, on se passait fort bien de la noosphère. Elle sest développée à la faveur de lidéologie de la " réforme permanente " du système éducatif, quelle contribue en retour à renforcer. Il est de bonne tactique de ne pas scier la branche sur laquelle on est assis. La noosphère vit du changement, ce qui nexclut pas, entre ses membres, de vives controverses sur les " vrais " problèmes et les " vraies " solutions
Les réformes ne sont assez souvent, quun feu vert donné par les partenaires sociaux - autorités scolaires et syndicats - à des projets esquissés de longue date au sein de la noosphère. On pourrait considérer la mémoire collective de la noosphère comme le musée imaginaire des utopies éducatives. Dès quun problème se pose, il suffit dy puiser, comme si les projets de réformes faisaient tapisserie en attendant quun cavalier veuille bien les inviter à sortir de lombre. Comme tout groupe producteur de " bonnes idées ", la noosphère vit dans lattente dun problème en quête de solution ; elle peut, pour plus de sûreté, contribuer à le faire émerger. Elle sécrie alors " Jai exactement ce quil vous faut ! ", comme le pharmacien devant un client en quête dun remède miracle.
Les ambivalences des formateurs
Les formateurs denseignants occupent, dans les jeux du changement, une position particulière. Par leur appartenance à la noosphère, ils sont poussés à prendre, eux aussi, le parti de la réforme. Non sans une double ambivalences, cependant :
1. Toute critique du système éducatif est, indirectement, une critique de la formation des enseignants, parfois à juste titre, parfois au prix dune grande mauvaise foi. Prenons un exemple dactualité : la formation initiale des enseignants aurait-elle dû les préparer, dès les années 1980, à affronter la violence dans les établissements scolaires ? Certains diront que cest un phénomène de société récent et quon ne pouvait lanticiper ; dautres affirmeront quon pouvait pressentir depuis vingt ans au moins laffaiblissement de la Loi (au sens de la pédagogie institutionnelle, voir Imbert 1994) et de ladhésion spontanée aux règles du jeu scolaire, quil fallait donc ne pas fermer les yeux et préparer au plus vite les enseignants débutants à affronter des jeunes pour lesquels lécole na guère de sens, qui la refusent. Il serait certainement injuste de faire porter à la formation le poids de tous les péchés. Elle ne peut refuser, toutefois, de faire partie du problème. Si le système éducatif ne sait pas lutter contre léchec scolaire, accueillir les enfants immigrés ou maîtriser la violence, la formation des enseignants y est pour quelque chose. Plus que dautres habitants de la noosphère, les formateurs denseignants restent donc modérés dans la critique du système, de peur dun effet boomerang.
2. La société fait peser des espoirs démesurés sur la formation initiale, en oubliant quelle ne renouvelle le corps enseignant que par tranches successives, que ses effets ne se manifestent quà moyen terme, quils sont en partie neutralisés par la " contre-socialisation " menée sur le terrain et enfin que la formation initiale nest quun déterminant parmi dautres des pratiques pédagogiques. Les formateurs ont intérêt, à la fois, à accréditer la thèse du rôle décisif de la formation des enseignants dans les évolutions du système éducatif et à ne pas susciter de folles attentes
En raison de cette double ambivalence, les institutions de formation initiale et leurs formateurs prennent rarement le leadership dune réforme du système éducatif et tiennent un discours prudent sur le bilan des années écoulées. Cela ne les empêche pas de participer aux travaux qui préparent les réformes et de former les futurs enseignants dans un esprit compatible avec les réformes en cours ou annoncées.
Salimenter à la même source
Même lorsquelles ne sont pas mises directement au service des réformes scolaires, les rénovations de la formation des enseignants salimentent aux mêmes idées, celles de la noosphère. On retiendra notamment les idées-forces suivantes, les unes plus récentes que dautres :
Lorsque les institutions de formation des enseignants cherchent à moderniser leurs programmes, structures et fonctionnements, elles sinspirent inévitablement de ces idées, soit pour définir les référentiels de la formation, soit pour construire des dispositifs. Il ny a alors rien détonnant à ce que la formation des nouveaux enseignants, fondées sur les mêmes orientations, facilite les prochaines réformes scolaires. Il ny a pas besoin, pour cela, dune articulation délibérée.
Un second mécanisme explique que la formation des enseignants contribue " involontairement " aux réformes du système éducatif : chaque réforme sattaque à quelques problèmes endémiques, qui ne sont jamais tout à fait neufs, quand bien même ils sont reformulés dans le langage de chaque époque.
Ces problèmes sont schématiquement de deux types :
Les unes et les autres font de la réforme scolaire un éternel recommencement
Les contradictions permanentes de la forme scolaire
La forme scolaire déducation (Vincent, 1994) peut, en bref, être définie comme une pratique sociale spécifique et historiquement datée, ayant pour but dorganiser des apprentissages spécifiques qui ne se produisent pas spontanément dans la vie. À cette fin, elle confie à un professeur, réputé compétent, la mission dinstruire un groupe dindividus en principe désireux et capables dacquérir les savoirs et savoir-faire visés. Le professeur est censé les faire progresser collectivement durant une période déterminée, à loccasion de rencontres régulières et programmées et dun travail scolaire intensif, dans le cadre dun contrat social et didactique donnant aux uns et aux autres les statuts respectifs délève ou de maître. Les contradictions intrinsèques de la forme scolaire expriment toute la difficulté denfermer la pensée et lapprentissage, processus personnels, anarchiques, sinueux, affectifs, solidaires de relations humaines, dans une planification précise, un rapport dautorité entre des inconnus, dans le cadre dune organisation bureaucratique.
Jai tenté ailleurs (Perrenoud, 1 996 F) de repérer les contradictions majeures qui traversent la forme scolaire. Je me borne ici à les rappeler. Elles sétablissent notamment :
Ces contradictions ne sont pas définitivement dépassables, mais on peut les aménager, en passant des compromis provisoires. Ils ne satisfont jamais toutes les parties et sont donc fragiles. Les crises du système éducatif sorganisent selon ces lignes de fracture, et aboutissent à des réformes scolaires inspirées, encore et encore, par la tentation de croire quon va enfin triompher de telle ou telle de ces contradictions, en conciliant les contraires sur le papier, puis dans les établissements et les salles de classe.
Les contradictions du temps présent
Develay (1996) identifie plusieurs aspects de la crise actuelle de lécole. Je retiendrai pour ma part les contradictions suivantes, qui sajoutent ou se conjuguent aux précédentes :
Chacune de ces contradictions mériterait dêtre analysée, nuancée, rapportée à dautres évolutions de la société. Je souligne seulement ici leur caractère relativement stable au cours des dernières décennies.
Le rocher de Sisyphe
Il nest pas dans les moyens dune réforme scolaire de surmonter des contradictions ou des problèmes qui trouvent leurs racines dans les contradictions internes des sociétés ou de la forme scolaire déducation. Cela ne signifie pas que lécole est un miroir, sans prise sur les événements. Son autonomie relative lui permet de surmonter ses crises internes, mais elle na pas assez de force pour venir à bout des ambivalences du corps social et de la classe politique. Cest pourquoi Robert Hari (1982), principal artisan de la création à Genève, dès 1962, du Cycle dOrientation, école moyenne intégrée, évoquait le rocher de Sisyphe à propos des réformes scolaires : on nen a jamais fini de repousser ce rocher vers le haut, car il ne cesse de dévaler la pente dès quon relâche son effort.
On se heurte là à la nature profondément sociologique des contradictions du système : il nest pas en soi impensable de concilier les contraires, mais ce ne peut être quau prix dun travail que les institutions humaines ne sont pas capables de mener durablement et à large échelle. Cest pourquoi, dans certains domaines, les générations successives se trouvent confrontées à la même tâche, parce quencore une fois, le rocher a dévalé la pente.
En ce sens, toute formation des enseignants qui contient une part de rêve et dutopie, prépare les prochaines réformes éducatives, au moins autant que nimporte quel culte prépare à la quête du paradis. Sil ny avait pas, dans les systèmes éducatifs, au sein de chaque génération, des gens qui croient quon peut en finir avec " les vieux démons de lécole " (Perrenoud, 1996 c) et venir à bout des contradictions " une fois pour toutes ", on nentendrait quune seule voix, celle qui sélève du rang des sceptiques professionnels dès quun projet émerge : On a déjà essayé, çà ne marche pas ! Sil y a des réformateurs et sils ont des adeptes, cest à la fois parce que de jeunes enseignants ont encore beaucoup dillusions et que de plus âgés ne les ont pas toutes perdues. Pour parodier Jankélévitch, on pourrait suggérer quà la base des réformes scolaires, il y un " courage des recommencements ", une forme de foi humaniste et laïque que tous les grands pédagogues se donnent pour mission dentretenir.
Doù vient-elle ? En bonne partie des mouvements pédagogiques et de la recherche en éducation relayée par la noosphère et notamment la formation des enseignants. Il y a, dans le discours sur lécole, un indéracinable optimisme, une croyance indéfectible à léducabilité de tous et au progrès de lespèce humaine par léducation. On pourrait évidemment douter de ses fondements : le monde nous offre le spectacle dune barbarie instruite, dont les pouvoirs de manipulation et de destruction sont sans précédent dans lhistoire Fondée ou naïve, la pensée positive et la croyance au progrès par léducation sont présentes mêmes chez les plus conservateurs des enseignants et des formateurs. Lon ne peut durer, dans les métiers de lhumain, quau prix dune forme dangélisme, alors que le cynisme conduit à la dérision et au non sens. Les réformes se dessinent en général sur une toile de fond stable, tissée de lespoir dune école à la fois plus efficace, plus juste, plus humaine, plus utile.
Peut-on dire que la formation des enseignants, diffusant ces rêves et ces espoirs, prépare efficacement les réformes scolaires à venir ? Ce serait bien optimiste, pour deux raisons :
1. Une partie importante des enseignants en fonction échappent à la formation continue et, du coup, aux courants didées réformistes. Quant à la formation initiale, tous nen retirent pas les mêmes apports. Parmi ceux qui en sortent avec des envies de changement, certains ne résistent pas au travail de sape quaccomplit parfois le corps enseignant en place pour " mettre au pas " les nouveaux venus. On ne peut donc pas dire que la formation a une influence déterminante sur la culture professionnelle des enseignants.
2. Par ailleurs, si la formation apporte souvent son soutien aux idées utopiques, elle ne donne pas beaucoup datouts pour conduire des stratégies de changement. Or, il ne suffit pas dadhérer à des idées généreuses et générales pour changer lécole.
Nous allons voir ce qui pourrait être fait de plus efficace sur ce second point.
Que peut-on faire, en formation initiale ou continue, pour préparer les enseignants à jouer un rôle créatif, critique, actif dans les réformes ? Explorons plusieurs pistes complémentaires.
Un rapport déniaisé à linnovation
Sur le plan théorique, javancerai lhypothèse que les idées réformistes imprègnent les discours de la noosphère, sans faire véritablement lobjet dune approche historique et critique. Cest un point faible : chacun peut, durant la phase de son cycle de vie où il construit encore son système de valeurs, adhérer volontiers à lidée dune pédagogie active, coopérative ou différenciée, comme si cétait une idée neuve, séduisante, immédiatement sympathique. Il serait extrêmement formateur de faire découvrir sans tarder que ces rêves ont cinquante, cent ans, ou davantage, que des générations sy sont " cassé les dents ", que la réalité résiste (Hutmacher, 1993). Une véritable culture professionnelle est aussi une mémoire des rêves, des peurs, des réussites et des échecs dune corporation. Mieux informés, les futurs enseignants seraient, pour reprendre lexpression de Daniel Hameline, des militants " déniaisés ", ce qui les garderait de devenir amers Pour affronter les difficultés de linnovation, mieux vaut savoir davance quil ny aura pas de miracle, quon ne pourra, par exemple, avancer quà petits pas dans la lutte contre léchec scolaire, sans faire léconomie de temps morts, de passages à vide, de fausses pistes ou dinvestissements disproportionnés. Réécrire un programme en explicitant les maîtrises visées, cest bien, mais cela ne suffit pas. De même, différencier les devoirs, introduire une évaluation formative, instituer un conseil de classe ou adopter une pédagogie du projet ne sont que des ingrédients dun système pédagogique et didactique à la mesure de léchec scolaire.
Il est utile aussi de comprendre assez vite les limites des initiatives solitaires et la nécessité, mais aussi limmense difficulté, dun travail en équipe et de linscription dans un projet détablissement. Toute désillusion solitaire, qui fait tomber de haut, creuse lécart entre les idées généreuses et les pratiques. Tout enseignant devrait savoir que pousser un enfant à apprendre et à réussir est une forme de violence. Il ne devrait pas tomber des nues face aux résistances des élèves qui ont le plus besoin daide, alors quon agit " pour leur bien ". Il devrait savoir aussi que lapprentissage passera pas une communication et une relation à établir avec des enfants et des adolescents pas toujours coopératifs et gratifiants. Comme lenfer, le projet dinstruire est pavé de bonnes intentions ; les vieux démons de lécole sont de bons diables qui ont mal tourné, parce que ceux qui pensaient faire le bien ne se sont pas sentis estimés, aimés, reconnus par ceux-là mêmes quils voulaient aider, ou par leur entourage.
On pourrait multiplier les exemples, montrer que les pratiques innovantes charrient leur lot de déceptions, de conflits, de moments de lassitude, de sentiments déchec ou dimpuissance, de rancurs suscitées par lingratitude des apprenants ou de lorganisation pour laquelle les professionnels " se défoncent ". Mon propos nest pas de proposer le détail dun curriculum, mais de plaider pour la construction, dès la formation initiale, dun rapport moins naïf à linnovation et aux résistances quelle provoque. Parmi ces dernières, les résistances des institutions, du public, des élèves, des familles, de ladministration, de la classe politique, méritent dêtre décrites et comprises, mais il importe tout autant danalyser les résistances des enseignants. Non seulement celles des " autres ", mais celles qui traversent chacun, parce quil est normal dêtre ambivalent face à lampleur de la tâche et aux risques personnels et collectifs quentraîne tout changement.
Vivre avec son temps
Il ne suffit pas, pour favoriser le changement de lécole, de pousser les étudiants à adhérer à une idéologie réformiste. Mieux vaudrait les inciter à simpliquer dans les débats ouverts sur lécole. Il serait déraisonnable, en formation initiale, de préparer les nouveaux enseignants à la réforme en cours : il ne sert à rien de courir après lévénement. En revanche, il serait extrêmement formateur damener les étudiants, en formation initiale, à analyser les réformes, en tirant parti dune position qui leur permet de rester observateur tout en accédant au terrain grâce aux stages.
En interrogeant des jeunes qui veulent devenir enseignants, on découvre le faible intérêt que manifestent nombre dentre eux à légard de la politique de léducation et des débats ouverts sur lécole. Ils savent à peine si une réforme est en cours ou se prépare, cela ne les concerne que dassez loin, leur aventure est personnelle, leur projet sorganise autour des savoirs à maîtriser et de la relation à construire avec un groupe délèves, éventuellement dans le cadre dune équipe pédagogique.
Cette relative indifférence au " système " ou à la " politique " caractérise aussi une partie des enseignants en fonction, de tous âges. On ne saurait sen étonner, compte tenu des racines individualistes de leur vocation. On peut regretter en revanche que leur formation nen fasse pas des acteurs du système, conscients des enjeux, au fait des réformes qui agitent lopinion, capables de les défendre ou de les critiquer en connaissance de cause.
Sans sengager nécessairement dans les débats de politique de léducation, le rôle dune institution de formation est certainement de donner des outils danalyse, un recul historique, une perspective comparatiste.
Capacités daction collective et de négociation
Le plus difficile, dans linnovation, nest pas de trouver linspiration initiale, cest de durer, de persévérer, de ne pas abandonner le combat. Aucune formation ne peut donner miraculeusement les moyens de surmonter les contradictions permanentes de la forme scolaire ou celles du temps présent. Elle peut, en revanche, nantir les futurs enseignants dun certain nombre de savoirs et de savoir-faire qui les aideront à ne pas investir une énergie démesurée dans des problèmes secondaires.
Cest ainsi quune partie essentielle de lénergie des enseignants innovateurs se consume dans dépuisantes régulations des rapports entre adultes. Savoir coopérer avec des gens différents - collègues, parents, autres professionnels -, savoir fonctionner en réseau ou en équipe, savoir contribuer à un projet détablissement, cest savoir créer et entretenir les conditions nécessaires dune innovation. Faute de savoir gérer les conflits, expliciter les non dits, organiser une confrontation équitable des points de vue, prendre des décisions à la fois efficaces et démocratiques, une équipe pédagogique peut très bien mobiliser lessentiel de ses forces pour " survivre ", alors que le fonctionnement collectif devrait nêtre quun tremplin pour créer des dispositifs didactiques plus efficaces.
Une formation dans ce sens passerait par un minimum de culture psychosociologique - autour du pouvoir, de la communication, de la vie dans les organisations -, mais plus encore par lapprentissage pratique de la coopération, de la négociation, de la gestion de conflits.
Savoir-analyser et pratique réflexive
La ressource la plus précieuse, en fin de compte, est la capacité danalyser les situations denseignement-apprentissage, mais aussi les situations de travail entre adultes. Le savoir-analyser (Altet, 1996), produit dun entraînement à une pratique réflexive, mais aussi dune posture épistémologique, est une compétence dont le caractère transversal nest pas établi : certains enseignants qui analysent très finement ce qui se passe dans leur classe paraissent très démunis face aux processus à luvre dans les organisations ; inversement, certains leaders habiles sont dassez médiocres observateurs et analystes des situations pédagogiques. Il nest pas possible de transposer simplement dun registre à un autre, la formation devrait donc entraîner à la pratique réflexive et à la constitution du savoir-analyser dans les principaux domaines couverts par la pratique professionnelle.
Les compétences requises pour enseigner ou pour innover ne sont pas les mêmes, mais les conditions de leur genèse sont assez proches, en termes de dispositifs de formation : écriture clinique, études de cas, alternance et articulation théorie-pratique (Altet, 1994 ; Perrenoud, 1994), formation à des compétences au-delà des savoirs (Paquay et al., 1996), acquisition dune culture vivante en sciences humaines, travail sur soi et sur son rapport à autrui, au pouvoir, aux autres, au savoir, au changement
Accepter la complexité
La meilleure façon de préparer les enseignants à linnovation est peut-être, tout simplement, de les préparer le mieux possible à lidée quils vont exercer un métier complexe, être confrontés à des situations singulières, dont même un professionnel expérimenté na pas immédiatement la clé et qui obligent à vivre avec les contradictions du système et les siennes propres. En ce sens, la préparation au changement nest pas une " couche supplémentaire " de socialisation professionnelle. Elle est contraire au cur de la formation des enseignants, si lon conçoit leur métier comme une pratique réflexive mobilisant de fortes capacités dobservation, de conception, de régulation, dexpérimentation. Agir dans lurgence, décider dans lincertitude, se mettre constamment en jeu, vivre avec des contradictions, créer sa pratique sans réinventer la poudre : si lon accepte ces dimensions (Perrenoud, 1 996 F), changer deviendra la moindre des choses
Alter, N. (1990) La gestion du désordre en entreprise, Paris, LHarmattan.
Altet, M. (1994) La formation professionnelle des enseignants, Paris, PUF.
Altet, M. (1996) Les compétences de lenseignant-professionel : entre savoirs, schèmes daction et adaptation, le savoir-analyser, in Paquay, L., Altet, M., Charlier, E. et Perrenoud, Ph. (dir.), Former des enseignants professionnels. Quelles stratégies ? Quelles compétences ? Bruxelles, de Boeck, p. 27-40.
Amblard, H. et al. (1996), Les nouvelles approches sociologiques des organisations, Paris, Le Seuil.
Argyris, C. (1995) Savoir pour agir, Paris, Interéditions.
Becker, H.S. (dir.) (1966) Social Problems, a Modern Approach, New York, Wiley.
Berthelot, J.-M. (1983) Le piège scolaire, Paris, PUF.
Bonami, M. et Garant, M. (dir.) (1996), Systèmes scolaires et pilotage de linnovation. Émergence et implantation du changement, Bruxelles, de Boeck.
Develay, M. (1996) Donner du sens à lécole, Paris, ESF.
Friedberg, E. (1993) Le pouvoir et la règle, Paris, Seuil.
Hargreaves, A. (dir.) (1997) Beyond Educational Reform. Bringing Teachers Back In, Buckingam, Open University Press.
Hari, R. (1982) La pratique dune réforme scolaire ou le rocher de Sisyphe, Revue européenne des sciences sociales, n° 63, pp. 143-160.
Husti, A. (dir.) (1996) Changements dans le monde de léducation, Paris, Nathan.
Hutmacher, W. (1993) Quand la réalité résiste à la lutte contre léchec scolaire, Genève, Service de la recherche sociologique, Cahier n° 36.
Imbert, F. (1994) Médiations, institutions et loi dans la classe, Paris, ESF.
Isambert-Jamati, V. (1985) Quelques rappels de lémergence de léchec scolaire comme " problème social " dans les milieux pédagogiques français, in Plaisance, E. (dir.), " Léchec scolaire " : Nouveaux débats, nouvelles approches sociologiques, Paris, Ed. du CNRS, pp. 155-163 (repris in Pierrehumbert, B. (dir.), Léchec à lécole : échec de lécole, Paris, Delachaux et Niestlé, 1992).
Julliand, J.-P. (1996) Lécole : En progrès, mais pourrait mieux faire, Toulouse, Editions SEDRAP.
Labaree, D.F. (1992) Power, Knowledge and the Rationalization of Teaching : À Genealogy of the Movement to Professionalize Teaching, Harvard Educational Review, (62), n° 2, pp. 123-154.
Legrand, A. (1994) Le système E. Lécole de réformes en projets, Paris, Denoël
Niveau, M. (1996) Les politiques et lécole entre le mensonge et lignorance, Paris, ESF.
OCDE (1996) Évaluer et réformer les systèmes éducatifs, Paris, OCDE.
Paquay, L., Altet, M., Charlier, E. et Perrenoud, Ph. (dir.) (1996) Former des enseignants professionnels. Quelles stratégies ? Quelles compétences ? Bruxelles, de Boeck.
Perrenoud, Ph. (1993 a) Lorganisation, lefficacité et le changement, réalités construites par les acteurs, Education et Recherche, n° 2, p. 197-217.
Perrenoud, Ph. (1993 b) Touche pas à mon évaluation ! Pour une approche systémique du changement pédagogique, Mesure et évaluation en éducation, vol. 16, n° 1-2, pp. 107-132 (repris dans Perrenoud, Ph., Lévaluation des élèves. De la fabrication de lexcellence à la régulation des apprentissages, Bruxelles, De Boeck, 1997, chapitre 9, pp. 169-186).
Perrenoud, Ph. (1993 c) Lorganisation, lefficacité et le changement, réalités construites par les acteurs, Education et Recherche, n° 2, pp. 197-217.
Perrenoud, Ph. (1994), La formation des enseignants entre théorie et pratique, Paris, LHarmattan.
Perrenoud, Ph. (1996 a) Lanalyse collective des pratiques pédagogiques peut-elle transformer les praticiens ? in Actes de lUniversité dété " Lanalyse des pratiques en vue du transfert des réussites ", Paris, Ministère de lEducation nationale, de lenseignement supérieur et de la recherche, pp. 17-34.
Perrenoud, Ph. (1996 b) En finir avec les vieux démons de lécole, est-ce si simple ? Antidote sociologique à la pensée positive, in Des idées positives pour lécole, Actes des journées du Cinquantenaire des Cahiers pédagogiques, Paris, Hachette, pp. 85-130
Perrenoud, Ph. (1996 c) Enseigner : agir dans lurgence, décider dans lincertitude. Savoirs et compétences dans un métier complexe, Paris, ESF.
Perrenoud, Ph. (1996 d) Évaluer les réformes scolaires, est-ce bien raisonnable ? Mesure et Évaluation en Éducation, vol. 19, n° 2, pp. 53-97.
Perrenoud, Ph. (1997) Pédagogie différenciée : des intentions à laction, Paris, ESF.
Perrenoud, Ph. et Montandon, Cl. (dir.) (1988), Qui maîtrise lécole ? Politiques dinstitutions et pratiques des acteurs, Lausanne, Réalités sociales.
Perret J.-F. et Perrenoud, Ph. (dir.) (1990), Qui définit le curriculum, pour qui ? Autour de la reformulation des programmes de lécole primaire en Suisse romande, Cousset (Fribourg), Delval.
Robert, A. (1993) Système éducatif et réformes, Paris, Nathan.
Vincent, G. (dir.) (1994) Léducation prisonnière de la forme scolaire, Lyon, Presses universitaires de Lyon.
http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1998/1998_14.html
Téléchargement d'une version Word au format RTF :
http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1998/1998_14.rtf
© Philippe Perrenoud, Université de Genève.
Aucune reprise de ce document sur un site WEB ou dans une publication imprimée ne peut se faire sans l'accord écrit de l'auteur et d'un éventuel éditeur. Toute reprise doit mentionner la source originale et conserver l'intégralité du texte, notamment les références bibliographiques.
Autres textes : http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/textes.html Page d'accueil de Philippe Perrenoud : http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/ Laboratoire de recherche Innovation-Formation-Éducation - LIFE : |