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Compétences, solidarité,
efficacité :
trois chantiers pour lécole
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1998
1. Des compétences pour tous
Je suis invité à intervenir sur le thème " École et Pédagogie ". De quoi sagit-il ? Lorsquon dit " École et Société ", on parle à lévidence du rapport entre un système éducatif et la société qui lui donne ses moyens, sa légitimité, ses finalités, et en même temps, lui met constamment des bâtons dans les roues et lui adresse des injonctions contradictoires. La société, cest tout le monde et personne. Lécole nest pas plus cohérente. Les liens entre ces deux entités complexes ne sauraient donc être simples, mais on raisonne clairement sur le rapport entre un système social et lun de ses sous-systèmes. Lécole est dans la société, tout le monde le sait. Rappelons, avec Suzanne Mollo (1970), que la société est aussi dans lécole. Lécole nest pas un monde social coupé du reste du système, il sy joue à peu près les mêmes conflits, les mêmes différences, les mêmes jeux que dans la société globale ou dans les autres organisations.
Le couple " École et Pédagogie " est moins facile à cerner. En parlant décole, on désigne une institution, des organisations, un ensemble de gens, détablissements, de structures. Mais quest-ce au juste que la pédagogie ? Cest une réalité beaucoup moins saisissable. On en donne en général deux définitions différentes :
Lune évoque le discours des grands pédagogues, des philosophes de léducation, de tous ceux qui ont essayé de penser les finalités de lécole, le rapport pédagogique, léthique de la relation. Les sociétés occidentales ont une longue tradition de réflexion pédagogique, bien avant les sciences de léducation. Une partie des " grands pédagogues " étaient, comme Pestalozzi, fortement enracinés dans une pratique, dautres se bornaient à philosopher sur léducation à partir didées générales sur la nature humaine.
La pédagogie, dans un sens plus banal, désigne la pratique éducative. Tout enseignant est alors un pédagogue, si lon considère son " intention dinstruire " (Hameline, 1971) et les stratégies quelle commande.
Daniel Hameline ou Philippe Meirieu (1995) pourraient vous entretenir mieux que moi du rapport entre ces deux définitions, du statut très particulier du discours pédagogique, quil soit lexpression du praticien qui réfléchit sur le sens de ce quil fait, ses fondements, ses méthodes, ou quil émane dun penseur qui examine de plus loin les intentions et les pratiques éducatives de son temps.
Dans les deux cas, le discours pédagogique est assez ambigu. Il nest pas vraiment scientifique, mais ce nest pas non plus une simple opinion, telle quon peut lentendre au café du commerce. La pédagogie essaie dêtre un discours articulé, construit, argumentatif, rationnel. La " raison du pédagogue ", nous rappelle Clermont Gauthier (1993 a et b), est fortement engagée dans laction et située par rapport à des valeurs, des problèmes de société, des finalités. Cest une raison pratique, qui dépasse toutefois les questions de méthode. La pédagogie ne soccupe pas seulement du comment, mais du pourquoi. Réfléchir sur les rapports entre école et pédagogie, cest réfléchir à la fois sur les pratiques et sur les missions de lécole.
Agnostique, je ne parlerai pas des missions de lécole chrétienne. Pour ce que jen ai compris, elles ne sont pas radicalement différentes, aujourdhui, des missions de lécole tout court. Je vais essayer de réfléchir avec vous sur un certain nombre de problèmes. Sociologue de léducation, je maventurerai au-delà de ce que la recherche peut affirmer aujourdhui. Sur les questions de valeurs, rien nest décidable à partir de la science. À la question de Philippe Meirieu (1995 b) " La pédagogie est-elle soluble dans les sciences de léducation ? ", la réponse est non. On ne peut pas, à partir de la connaissance seulement, répondre à toutes les questions que se pose la pédagogie, même si lon peut sappuyer sur un nombre croissant de savoirs établis par la recherche en éducation. Cest donc à un discours partiellement militant que je vous convie. Dans ce registre, moins encore que dans celui de lexplication, nul nest obligé dêtre en accord avec moi. Mon but est de faire réagir et débattre.
Je ne traiterai pas des rapports entre léconomie et lemploi. Dans une société dans laquelle le chômage devient structurel, on peut se demander : à quoi sert lécole ? Le problème de lemploi nest pas dabord le problème de lécole. Cest peut-être le meilleur indice des limites de son influence. On ne peut pas demander à lécole de garantir un emploi dans une société qui nen crée plus. Le problème doit se gérer ailleurs. On peut en revanche demander à lécole de préparer les gens à vivre dans une société dans laquelle lemploi nest plus garanti, ce qui est différent. Lécole ne peut pas faire de miracles. Elle est dans la société : comment pourrait-elle la changer à elle seule ? Lécole nest pas un deus ex machina. Elle ne peut créer du travail, engendrer du développement économique, promouvoir une société démocratique ou égalitaire si les autres forces tirent dans un sens contraire. Elle représente aussi une force non négligeable et peut contribuer à lévolution sociale.
Mon propos sarticulera en trois volets :
1. Égalité : des compétences pour tous.
2. Citoyenneté : des solidarités de tous avec tous.
3. Efficacité : agir à fil tendu.
Ces trois utopies devraient faire sourire un sociologue réaliste Pourtant, lévolution va dans ce sens. La société change, elle développe de nouvelles attentes vis à vis de lécole. Faut-il désespérer pour paraître intelligent ? De toute façon, avons-nous le choix ? Le projet déduquer et dinstruire est toujours du côté de la pensée positive.
En éducation, le discours utopique nourrit les innovateurs les plus naïfs. Les plus aguerris ont trouvé une voie étroite, sans trop dillusions, ni trop de cynisme, entre réalisme conservateur et idéalisme béat. Il ne sagit pas de croire au changement aveuglément, mais juste assez pour rester un pessimiste actif ou un optimiste averti. Il importe que les innovateurs ne tombent pas de trop haut lorsquau bout de quelques années dimmenses efforts, ils nont pas réussi a éduquer à la citoyenneté ou à éradiquer léchec scolaire Le changement est une histoire sans fin. Raison de plus de se mobiliser tout de suite !
Nous allons à grands pas vers une société duale : une minorité manie les leviers de commande, oriente le développement et la production, détient les savoirs, prélève plus que sa part du produit national. Les autres, sils ont de la chance, ont un emploi et ne sont pas exclus de la prospérité, mais ne participent pas à la construction de lavenir commun. Quant aux SDF et autres laissés pour compte, le souci du lendemain les prive de lidée même quils pourraient contribuer aux orientations de la société.
Lécole trie entre ceux auxquels souvre la voie royale des études longues et peut-être de la réussite sociale et ceux qui nont pas cette chance. Les systèmes éducatifs ont brouillé les cartes en multipliant les filières, sans parvenir à masquer le fait que sortent de lécole des gens qui ont des connaissances et des compétences très diverses et ont donc inégalement accès non seulement à lemploi et à la consommation, mais encore aux processus de décision qui commandent notre avenir collectif et aux ressources qui permettent à chacun de mener sa vie de façon autonome. En dépit du discours sur légalité des chances, on sait aussi que " certains sont plus égaux que dautres " : enfants de cadres et enfants douvriers nont pas, statistiquement, le même destin.
Cette inégalité saggrave du fait que nous sommes encore prisonniers dune logique selon laquelle, pour que les uns aient un niveau élevé déducation, les autres doivent nécessairement en être privés. Léducation paraît trop souvent encore un " jeu à somme nulle ", comme si les uns ne pouvaient être bien éduqués quau prix de léchec scolaire des autres. Cest une logique archaïque. Dans les sociétés développées, les budgets publics sont étranglés en raison dun choix politique. On trouverait les moyens déduquer tout le monde si on en avait la volonté.
Si léchec scolaire et de fortes inégalités persistent, on peut, en enfourchant la théorie pure et dure de la reproduction, en conclure que la société ne veut pas dune égalité de compétences ou dacquis. Or, nos contemporains avancent à ce sujet des choses fort contradictoires. Ils disent quil faut préparer des élites, que tout le monde ne peut pas prétendre aux positions les plus enviables. Ils disent en même temps que chacun doit avoir des compétences de haut niveau dans une société complexe et en constante transformation. Il nest pas sûr que la demande sociale daujourdhui conduise à fabriquer de léchec aussi ardemment quau début du siècle. Alors, en France, 4 % des adolescents fréquentaient les lycées. Aujourdhui, ils sont 60 à 70 %. La société a changé, léducation de masse a progressé, même si les chances daccéder au lycée dépendent encore fortement de lorigine sociale. Donc, verre à moitié vide, verre à moitié plein. On commence à mesurer les risques dune éducation chichement mesurée aux besoins immédiats de léconomie. Nous ne sommes pas dans limpasse, nous uvrons dans un chantier en constante évolution.
1.1 Identifier des compétences essentielles
On aurait pu dire, il y a vingt ans " Des connaissances pour tous " et on le disait. Revendiquer des compétences pour tous, nest-ce pas simplement une façon à la mode de dire la même chose ? Lidée demeure de former tout le monde, à un niveau évidemment plus élevé que le savoir lire, écrire, compter du siècle dernier. Mais le changement de langage insiste sur le fait quil ne suffit pas daccumuler des savoirs, quil faut être capable de les transférer, de les utiliser, de les réinvestir, donc de les intégrer à des compétences (1997 b).
Les compétences mobilisent des connaissances, mais ne sy réduisent pas. Elle se manifestent dans la capacité dun sujet de mobiliser des ressources cognitives multiples pour agir à bon escient, face à des situations complexes, imprévisibles, changeantes et toujours singulières (Le Boterf, 1994 ; Perrenoud, 1998). Développer des compétences, cest permettre :
- dune part, dacquérir ces ressources, parmi lesquelles des savoirs, des techniques, des méthodes ;
- dautre part, entraîner leur mobilisation dans des situations complexes.
Cest un défi nouveau pour une école qui sest, pendant longtemps, contentée dinviter les élèves à accumuler des savoirs, sans trop se soucier de leur transfert et de leur mobilisation hors des situations dexercice et dévaluation scolaires. Certes, le système éducatif se centre, à lécole maternelle et dans les premiers degrés de lécole primaire, sur le développement de compétences de base comme savoir lire ou savoir calculer. Ensuite, elle assène des savoirs pendant une bonne dizaine dannées en se disant que " cela pourra toujours servir ", sans dire jamais clairement dans quelles situations. La référence qui sauve est alors lexigence des études longues, auxquelles lécole primaire puis le début de lécole secondaire sont censés préparer. On ne retrouve véritablement une logique de compétences quen formation professionnelle, cest-à-dire fort tard dans le cursus et par rapport à des orientations relativement spécifiques vers des métiers ou des groupes de métiers.
Lapproche par compétences durant toute la scolarité de base est une forme de révolution culturelle, bien au-delà dun changement de vocabulaire. La Belgique, avec les socles de compétences, sest engagée dans cette voie, en larticulant au travail sur les cycles dapprentissages. Mais, comme dans les autres pays, on commence à peine à comprendre ce que pourrait être un curriculum basé sur les compétences et à mesurer le changement radical que cela suppose dans les programmes et les pratiques denseignement et dévaluation.
Lapproche par compétences repose dabord le problème de la transposition didactique de façon nouvelle. Les programmes scolaires sont des programmes notionnels, des listes de contenus qui se réfèrent largement aux savoirs les mieux établis. La transposition didactique nest jamais achevée, puisque lécole doit se tenir au courant des développements des disciplines (physique, biologie, histoire, géographie, etc.) pour moderniser régulièrement les programmes et les moyens denseignement. Travailler sur des compétences confronte toutefois à un problème dune autre taille, et dabord à la question des compétences estimées nécessaires pour vivre dans une société du XXIe siècle, cest-à-dire pour gouverner son existence, fonder une famille, travailler, chômer sans se détruire, voter, participer, se former, avoir des loisirs, gérer ses biens, avoir une certaine indépendance face aux médias, prendre soin de sa santé, comprendre le monde.
Chacun reconnaîtra sans doute que de telles compétences sont utiles. Le rôle de lécole est-il daider tous les élèves à les construire ? Si lon pense que oui, il reste, pour les traduire en objectifs de formation, à les identifier, à en analyser précisément, le fonctionnement, à décrire les familles de situations dans lesquelles elles sont mises en uvre et à inventorier les ensembles de ressources, notamment de connaissances, quelles mobilisent. Il ny a pas aujourdhui de consensus sur ces questions. LOCDE vient de lancer un programme de recherche sur ce thème, ce qui montre bien que la question nest pas résolue.
Dans une société développée, les compétences dont chacun a besoin ne concernent pas les situations de travail les plus spécialisées, celles auxquelles préparent en principe les formations professionnelles. Lenjeu de lécole obligatoire, ce sont les compétences qui font de nous non seulement des travailleurs, indépendants ou salariés, mais des êtres autonomes, des citoyens responsables, des gens qui ont une vie privée, familiale, spirituelle, sexuelle, associative, des loisirs, des engagements dans divers projets et diverses causes. Cette réflexion nest pas seulement technique, elle pose dabord la question des finalités de lécole. Il est urgent de reconstruire une transposition didactique sur la base denquêtes sérieuses portant sur ce que les gens utilisent vraiment pour vivre, réfléchir, se former et agir dans tous ces registres.
1.2 Clarifier le statut des connaissances et des disciplines
Une partie des connaissances enseignées à lécole ne prétendent pas se justifier comme ressources pour agir dans la vie, mais comme bases dune formation ultérieure, voire comme outils de sélection. Lhypertrophie des programmes résulte de cette accumulation de contenus quil faut avoir " vus " pour passer dans lenseignement secondaire, puis à luniversité. Aussi longtemps que la logique dominante de lécole primaire sera de préparer aux études longues, aussi longtemps quon voudra anticiper sur la formation supérieure de quelques-uns, on sacrifiera la formation de compétences utiles au plus grand nombre ! On peut imaginer une école qui ne serait pas la propédeutique des études supérieures, mais tout simplement une préparation à la vie, en renvoyant lacquisition de certains savoirs savants pointus aux filières postobligatoires spécialisées dans lesquelles ils sont incontournables. Est-il vraiment indispensable, notamment dans lenseignement secondaire, de charger les programmes de notions nouvelles aux seules fins den décharger les premiers cycles universitaires et dimposer à tous des savoirs qui ne trouveront véritablement leur sens que dans des orientations ultérieures particulières ?
Mon propos ne mène nullement à renoncer à un enseignement scientifique ou littéraire de bon niveau à lécole obligatoire, mais invite ne pas le conformer entièrement, dès le début du cursus, aux attentes présumées de lenseignement postobligatoire général (niveau lycée) et, au-delà, des facultés de sciences ou de lettres. Je dis les attentes " présumées " des facultés, car elles préféreraient peut-être des étudiants autonomes et maniant couramment les méthodes de base du travail intellectuel à des élèves ayant déjà une large culture disciplinaire. On se fait par ailleurs beaucoup dillusions sur le statut théorique des savoirs scolaires. Jean-Pierre Astolfi rappelle que " les savoirs scolaires aimeraient se parer des vertus du théorique, qui leur conféreraient une légitimité quils recherchent. Sils y échouent, cest faute de développer un vrai travail de pratique théorique que seul rendrait possible lusage, dans chaque discipline, de concepts fondateurs et vivants " (Astolfi, 1992, p. 45). Luniversité. aurait tout intérêt à ce que ses étudiants possèdent demblée un habitus et une pratique théorique, à partir de quoi ils pourraient assimiler rapidement les connaissances disciplinaires qui leur font défaut. Il se peut que la vraie résistance se situe au niveau du lycée, comme le montre la consultation nationale conduite en France. À ce niveau, on ne se trouve ni dans une culture orientée vers laction, ni dans une culture orientée vers la théorie et la recherche, mais dans une culture spécifiquement scolaire, pour ne pas dire " scolastique ".
Il ne sagit pas davantage de tourner le dos à la culture générale et à ses aspects identitaires. Découvrir- pour soi et avec dautres - le sens de lexistence humaine exige des compétences au même titre que rencontrer lâme sur ou trouver un logement agréable et bon marché. Il ny a aucune raison de limiter les compétences à la sphère pratico-pratique et de réserver les savoirs aux hautes sphères de lesprit. Il y a des savoirs triviaux et pour autant respectables et des compétences intellectuelles et spirituelles sans valeur dusage dans la vie pratique. La vie, même quotidienne, nest pas la vie pratique !
Il y aurait, en bref, deux raisons de justifier la présence de savoirs définis dans un curriculum :
On ne devrait plus, aujourdhui, laisser subsister dans les programmes des savoirs dont la seule justification est quils sont intéressants ou quils y ont toujours figuré. Non par souci de faire de lordre, mais parce que si lon veut faire une place, à lécole obligatoire, à la construction de véritables compétences, il convient de modifier assez radicalement les " rapports de force " entre connaissances et compétences. Jaime la formule de Pierre Gillet, qui propose de donner aux compétences un " droit de gérance " sur les connaissances.
Plutôt que de concevoir un programme scolaire comme un ensemble de connaissances dont on espère quelles serviront un jour, mieux vaudrait viser le développement de compétences définies et enseigner en priorité les savoirs qui fonctionneront comme de véritables ressources. On pourrait élaguer et décloisonner les disciplines en utilisant le critère de la mobilisation probable des savoirs au service de compétences identifiées. On verrait à ce moment quune bonne partie des connaissances que lon apprend à lécole sont très rarement mobilisées par des compétences identifiables, sans être pour autant des bases évidentes détudes ultérieures. On perd à lécole beaucoup de temps pour assimiler des connaissances que lon oublie rapidement, parce quelles ne sintègrent jamais à des démarches daction, ne sont mobilisées par aucune compétence essentielle et ne sont pas davantage reprises ou approfondies en aval dans le cursus.
Cest évidemment facile à dire. Pour élaguer, réorganiser les programmes dans cet esprit, il faut mettre en cause la dotation horaire de chaque discipline, donc aussi des emplois, du moins aussi longtemps que chacun se réfugie derrière sa spécialisation disciplinaire. Lorsquon examine un programme pour lalléger, vous savez très bien ce quil advient : tout paraît en fin de compte absolument indispensable. On ne peut semble-t-il, sans mettre la culture en péril, renoncer à aucune notion, aucun chapitre, aucune uvre, aucune théorie.
À qui appartiennent les compétences ? Certaines sont à dominante disciplinaire et relèvent des spécialistes, à charge pour eux de travailler la mobilisation autant que la maîtrise des ressources dans leur champ. Dautres compétences - dites parfois transversales - nappartiennent en propre à aucune discipline et mobilisent des ressources relevant de plusieurs dentre elles, aussi bien que de savoirs de sens commun, non disciplinaires.
Il faut alors trouver des espaces-temps inter- ou pluridisciplinaires, centrés sur la mobilisation de ressources hétérogènes. Il se sagit pas de renoncer à enseigner les connaissances disciplinaires, mais de les faire contribuer à des compétences qui, jusquà un certain point, les transcendent. La partie nest pas gagnée, à la fois sur le plan de la clarté conceptuelle, de lécriture des programmes et des socles de compétences et beaucoup plus encore sur le plan de ladhésion à ce modèle culturel dune bonne partie des professeurs qui, dans le fond, maîtrisent des connaissances, sen trouvent assez heureux et se prennent parfois pour des modèles de lêtre cultivé. En fait, si une partie des professeurs, et notamment ceux du secondaire et du secondaire supérieur, ne veulent pas entendre parler des compétences, peut-être est-ce parce que cela rétrécirait la part de savoirs disciplinaires qui ne se justifient que dans une visée encyclopédique, mais sont au principe de leur identité.
Le pire serait de feindre de former à des compétences, pour afficher une certaine modernité sans mécontenter personne. Dans les nouveaux programmes du collège, en France, a surgi une colonne inédite, celle des " compétences ". À la regarder de près, on constate quy figurent des contenus considérés jusqualors comme des connaissances, auxquels on a accolé un verbe daction. Se servir de la loi dOhm nest pas une compétence, juste une insistance, certes bienvenue, sur un début de mobilisation dun savoir déclaratif ou procédural.
Pour aller au-delà dun changement détiquette, il faut avoir le courage dassumer les implications dune approche par compétences pour lorganisation des programmes, le temps dévolu à divers domaines, lévaluation et les façons denseigner et de gérer la classe, avec un nombre impressionnant de deuils à faire, notamment le deuil des connaissances quon enseignera plus, parce quelles ne sont pas des bases dapprentissage ultérieurs et ne contribuent pas davantage à développer des compétences identifiables
Cette tension est absolument indéniable. On ne peut pas sérieusement former à des compétences sans alléger fortement les contenus de connaissances et sans les mettre au service de ces compétences. Il est normal que le système éducatif et les gens décole soient divisés sur ces questions, au nom de visions différentes de la culture et des finalités de lenseignement.
Certains sont rendus méfiants par ladhésion rapide du monde économique au langage des compétences. La notion de compétence est en vogue dans les entreprises et le monde professionnel, où elle est liée à la mise en cause du concept de qualification, à la tendance à la flexibilité du travail et à laugmentation du rendement des " ressources humaines ". Cette " coïncidence " dessert la cause des compétences dans le monde scolaire. Une partie des enseignants, ceux qui votent à gauche (sans être pour autant des pédagogues novateurs), linterprètent comme une commande de monde de léconomie au système éducatif, censé servir ses intérêts, au détriment de la culture et des savoirs. Ce qui les conduit à rejeter complètement lapproche par compétences, jugée technocratique, pragmatique, utilitariste, liée au monde marchand et à laliénation des travailleurs.
Il y a là de vraies questions, mais aussi le risque de grandes confusions. Sil y a un accord sur le mot et lidée de compétences, il ny pas de convergence sur les pratiques sociales auxquelles on se réfère et les compétences à construire dès lécole. Il nest pas sûr que savoir négocier, argumenter, contester, prendre sa vie en main, constituer un acteur collectif, animer un mouvement, créer des réseaux de coopération soient exactement les compétences que les entreprises ont en tête, même si, dans certains secteurs, elles demandent plus dinitiatives à leurs salariés. Il peut y avoir une vision émancipatrice des compétences aussi bien que des savoirs, de même quil y a une vision conservatrice des unes et des autres. Le vrai clivage ne devrait pas passer entre ceux qui parlent de compétences et ceux qui valorisent les savoirs, mais entre ceux qui mettent le sujet au service du système économique et ceux qui plaident pour linverse. Ce clivage préexiste au débat sur les compétences et lui survivra, il participe de laffrontement de modèles de société.
1.3 Sorganiser pour construire et évaluer des compétences
Il ne suffit pas de viser la formation de compétences, en les explicitant dans un " socle " ou un programme, pour quelles soient effectivement prises au sérieux dans le travail quotidien des maîtres ou des élèves. Le " passage à lacte " se heurte à nombre de difficultés. Ce que les professeurs savent et aiment le mieux faire, cest transmettre des connaissances de façon plus ou moins active, en renvoyant à dautres temps de la scolarité lexercice de leur transfert et de leur mobilisation dans dautres contextes. Un professeur de biologie pensera par exemple volontiers que son rôle est de donner des bases théoriques et méthodologiques dans sa discipline. Il ne sera pas opposé par principe à ce que ces savoirs fondamentaux aident éventuellement à résoudre des problèmes concrets de santé ou dhygiène, mais ce sera en quelque sorte " par dessus le marché ", sans quil ait à sen soucier dans le temps denseignement qui lui est - chichement, dira-t-il - imparti.
Si tous les spécialistes des disciplines raisonnent de la sorte dans lenseignement général, on ne sétonnera pas que le travail de mobilisation et dintégration soit délégué à la formation professionnelle. Or, cette dernière, dans le meilleur des cas, ne se préoccupe que de compétences spécifiquement liées à un métier. Pour nombre de personnes, une partie importante des savoirs scolaires restent donc en friche, inutilisables dans la vie privée, associative, culturelle, politique, parce que leur mobilisation na pas été entraînée à lécole, quils restent des " matières dexamen ", sans que ceux qui ont acquis ces savoirs les perçoivent comme des ressources pour la vie.
Les compétences ne senseignent pas, elles se construisent à la faveur dun entraînement. On apprend en faisant, au gré dune pratique réflexive, avec un soutien, une régulation et un coaching. Il ne sagit pas dapprendre tout seul, par essais et erreurs, sur le tas, mais il nest pas question non plus de sexercer simplement à suivre une procédure, une marche à suivre ou une recette. Pour développer des compétences, il faut être confronté en personne, de façon à la fois répétée et variée, à des situations complexes, se démener pour essayer de les maîtriser, ce qui, peu à peu, amène à intégrer des savoirs, des savoir-faire plus étroits, des informations, des méthodes, pour faire face, pour décider en temps réel, pour prendre des risques. Cela demande du temps, cela ne peut pas se faire au rythme effréné de la transmission de savoirs décontextualisés.
Un professeur peut parcourir à un rythme élevé le " texte du savoir ". Si tous les élèves nont pas compris, nont pas fini leurs exercices, tant pis, il passe plus loin, pour " boucler le programme ". Dès le moment où il veut mettre en place des situations dans lesquelles les élèves doivent sinvestir, atteindre un but, pratiquer, échanger, réfléchir à ce quils ont fait, le contenu quon pouvait survoler en une demi heure de discours magistral prend une matinée de travail. Du coup, on ne peut plus tout faire, il faut choisir. Il faut surtout créer des situations dapprentissage qui se gèrent tout à fait autrement quune succession de leçons et dexercices. La formation générale, si elle veut sorienter vers des compétences, devrait sinspirer davantage de certains dispositifs de formation professionnelle et déducation des adultes, études de cas, jeux de rôles, démarches de projets, simulation, méthodes actives et contextualisation des problèmes.
Avant den venir aux situations et démarches didactiques, je voudrais insister sur le fait que lapproche par compétences a des conséquences majeures pour lévaluation. Si on évalue des connaissances, on ne développera pas des compétences. Il faut que les compétences soient évaluées, de façon formative et certificative, pour que lintention de les développer soit crédible. Sinon, ni les parents, ni les élèves, ni les enseignants ne vont investir. Pourquoi se donner du mal pour des apprentissages qui ne seraient pas validés au stade de lévaluation ? Or, lévaluation des compétences ne se fait pas avec des tests papier-crayon et encore moins avec des QCM. Elle se fait dans de vraies situations, qui ne peuvent pas être standardisées, synchronisées. On est alors plus proche de latelier artistique ou dun entraînement sportif : la transmission condensée dun savoir est limitée, au profit dune pratique que le formateur observe, encadre, régule et évalue sur cette base, bien loin des épreuves écrites ou des interrogations orales classiques dans lenceinte scolaire.
Les enseignants primaires sont moins effrayés que leurs collègues du secondaire par une approche par compétences, parce quelle leur est plus familière et apparaît plus compatible avec les contraintes horaires, les objectifs de léducation de base et la teneur des programmes, moins axée sur les disciplines et les savoirs. À partir du début du second degré, former à des compétences est, pour nombre de professeurs, un métier nouveau (Meirieu, 1990). Les personnes qui ont " choisi " ce métier pour transmettre des connaissances ne sy seraient peut-être pas engagées, si elles avaient eu le choix, pour développer des compétences. Le travail par compétences donne au professeur une autre place, exige dautres savoir-faire didactiques, un autre contrat pédagogique, une autre gestion de classe, une autre évaluation, toutes choses qui peuvent légitimement faire peur. Il faut tenir compte de cette réalité, des adhésions et des refus de principe, mais aussi des enjeux de formation et de reconversion, qui sont autant dobstacles à lévolution des pratiques.
1.4 Aller vers une pédagogie active et des démarches de projet
Développer et mettre en place, régulièrement, des situations qui développent des compétences, amène à se rattacher à ce quon peut appeler, pour aller vite, les méthodes actives, les pédagogies nouvelles, les démarches de projet, le travail par problèmes ouverts et situations-problèmes. Cest à ce prix que lon peut mettre les élèves devant des situations complexes qui exercent la mobilisation des savoirs acquis et lassimilation de savoirs nouveaux.
Les démarches de projet les plus classiques ont lintérêt de placer les élèves devant un vrai défi, avec un but mobilisateur. En contrepartie, lactivité nest pas planifiable dans son détail, la participation des élèves nest pas maîtrisable et les processus dapprentissage que produit une démarche de projet ne sont pas faciles à organiser et contrôler, ni même à anticiper. Ils sont même susceptibles daggraver les inégalités, puisque, dans une démarche de projet, cest souvent la logique de la réussite qui prime, doù - exemple que Philippe Meirieu donne volontiers - la tendance, dans une pièce de théâtre, à ne pas donner le premier rôle au bègue. Dans une démarche de projet, on doit réussir et donc on fait le meilleur usage des compétences disponibles, cest-à-dire quon prive de chances dapprendre ceux qui en auraient le plus besoin Même une démarche de projet consciente de cette dérive ne maîtrise pas vraiment les apprentissages.
Cest pourquoi, sans revenir aux cours traditionnels, il importe de recourir en parallèle au travail par problèmes ouverts et situations-problèmes, cest-à-dire des situations problématiques, certes, mais conçues et construites, par des didacticiens ou par lenseignant, pour que des obstacles cognitifs précis soient affrontés et si possible dépassés par lélève.
1.5
Différencier lenseignement,
individualiser les parcours de formation
Ce nest pas parce quon travaille à développer des compétences que les mécanismes producteurs de linégalité vont disparaître par magie. Cela peut toutefois les atténuer, pour deux raisons : lune, cest que cette façon de travailler donne davantage de sens au travail scolaire ; or, labsence de sens est un des obstacles à lapprentissage ; apprendre régulièrement, à travers des exercices, des savoirs complètement décontextualisés, dont on ne voit pas à quoi ils peuvent bien servir, nest pas mobilisateur pour les élèves qui nont pas lhéritage culturel et le rapport au savoir requis pour sinvestir " gratuitement ", voire ludiquement, dans de telles tâches (Develay, 1996 ; Charlot, Bautier et Rochex, 1992). Une approche par compétences est plus proche de la vie, plus proche du travail, plus proche de la décision. Elle peut donc " parler " à un certain nombre délèves dordinaire à mille lieues de la culture scolaire.
Par ailleurs, elle exclut moins ceux qui sont plus à laise dans le faire que dans le dire. Même lusage de la langue change : pour affronter une situation, on utilise et on entraîne dautres compétences verbales que pour répondre à une interrogation orale ou participer à une leçon. Ce nest pas sans lien avec les mécanismes générateurs de léchec scolaire.
Cela dit, il ny a aucune raison de verser dans un optimisme béat. Il est sûr que " lindifférence aux différences " produira les mêmes effets, quon travaille sur des connaissances ou des compétences. Il faut donc quune pédagogie des compétences soit aussi une pédagogie différenciée, une pédagogie qui individualise les parcours de formation (Perrenoud, 1996, 1997).
Une pédagogie différenciée peut commencer à se déployer dans lespace de la classe. Lindividualisation des parcours de formation exige cependant que lon fasse, du moins par moments, éclater ce cadre, pour travailler dans des espaces-temps plus ouverts, plus vastes, pris en charge par des équipes pédagogiques. Insistons-y : il ne sagit pas denseignement individualisé, ni dune forme généralisée de tutorat. Ce qui est individualisé, cest le chemin de lapprenant.
Le souci dune forte individualisation des parcours de formation conduit aux cycles dapprentissage. La Belgique sy est lancée, comme quelques autres pays. On est, là aussi, au début de la réflexion, on tâtonne pour concevoir de " vrais " cycles dapprentissage. Dans sa définition minimale, un cycle dapprentissage est une suite de degrés (ou niveaux ou classe, selon les terminologies nationales), entre lesquels on ne redouble pas. Cest indispensable, comme le montre Marcel Crahay (1996)., mais ce nest pas suffisant ! Aller vers de véritables cycles dapprentissage, cest avoir des objectifs de fin de cycle et considérer quun cycle de deux, voire de trois ou quatre ans, est une totalité indécomposable, confiée globalement à une équipe pédagogique, qui a plusieurs années devant elle pour atteindre les objectifs et sorganise pour cela à sa guise. En quelque sorte, on transpose la logique dune année scolaire à une suite dannées gérées dans la continuité, avec une responsabilité globale et une autonomie dorganisation interne. Cela ne va pas sans évaluation formative, ni sans bilans intermédiaires, mais il ny a pas de redoublements ou dexclusions possibles durant le cycle, les bilans permettent de gérer les progressions et dutiliser au mieux le temps qui reste (Perrenoud, 1997).
Linstauration de cycles est sans doute une condition dune approche par compétences, mais ce détour organisationnel représente, à lui seul, un enjeu majeur, qui provoque autant de malentendus que de résistances.
Il ne suffit pas dêtre instruit pour être honnête. Il est difficile dadmettre, pour qui se bat contre léchec scolaire, que les élèves bien formés peuvent devenir des adultes égocentriques et méchants. Pourtant, il ny a rien là de mystérieux : à partir du moment ou lon est plus instruit, on a plus de choix, y compris celui de ne pas être honnête, et plus de ressources pour ne pas se faire prendre. Les manipulations génétiques, la spéculation immobilière, la guerre, la torture, le génocide, le crime organisé, la délinquance économique, le surarmement, les pollutions industrielles, lextermination de certaines espèces animales à des fins lucratives, lexploitation du travail, lexclusion, la destruction de la biosphère et quelques autres calamités sont le fait de scientifiques, de gens qui ont un très haut niveau de formation et qui vendent leur savoir au plus offrant. On peut trouver dexcellents chimistes pour purifier de la drogue, dexcellents juristes pour frauder le fisc, dexcellents informaticiens pour pirater les bases de données du gouvernement Le savoir ne garantit, hélas, ni la solidarité, ni lhonnêteté. Lélévation du niveau moyen dinstruction et de lintelligence collective nest pas garante de progrès.
Est-ce la mission de lécole de civiliser, de rendre honnête, de rendre solidaire dans une civilisation qui ne lest pas entièrement, qui contient le meilleur et le pire ? Pourquoi lécole serait-elle plus vertueuse que la société qui la paie ? Tout simplement parce quon lui délègue ce rôle et quon la protège en contrepartie des compromissions et de la violence du monde, parce quelle peut être un rempart contre la jungle et la guerre civile (Meirieu et Guiraud, 1997).
Il y a évidement un autre problème : à supposer quon veuille éduquer à la solidarité et quon croie que cest possible, il reste savoir comment sy prendre, dans une société pluraliste, individualiste, médiatique, planétaire, où léducation morale a fait long feu. Comment faire, sachant quon poursuit ce projet de longue date et quà ce jour, il na pas vraiment réussi ?
2.1 Contre lindifférence, contre la violence
Souvent, on sinquiète de la violence. Elle existe, même si elle nest pas encore dans tous nos murs, dans tous nos établissements. Il y a peut-être quelque chose de plus inquiétant, même si cela fait moins de bruit : lindifférence.
Christophe Dejours vient de publier un ouvrage intitulé " Souffrance en France " (1998). Chercheur, spécialiste de la psychodynamique du travail, Dejours étudie notamment, dans toutes sortes de métiers, la souffrance au travail et les mécanismes de défense quelle engendre (Dejours, 1993). Nombre de salariés vivent dans la peur ou sont brimés par toutes sortes de mécanismes de contrôle, de compétition, de pression au rendement. La montée du chômage et du néolibéralisme accroît la souffrance au travail de ceux qui ont encore un emploi et sur lesquels sexerce une pression croissante dans tous les secteurs régis par le marché et la course au rendement. Produire de plus en plus, avec de moins en moins de main duvre, est en gros la politique de toutes les entreprises et de nombreuses administrations publiques.
Ceux qui conservent leur emploi devraient se sentir solidaires des chômeurs, qui représentent ce qui peut leur arriver. Or, ils font preuve, dit Dejours, dune indifférence étonnante. Selon un sondage de 1980 en France, les personnes interrogées pensaient, dans leur immense majorité, que si le taux de chômage dépassait les 4-5 %, ce serait lexplosion sociale. En 1998, le taux de chômage en France est denviron 14 %. Or, lexplosion ne sest pas produite, le chômage fait désormais partie du paysage, il est banalisé. Au point que, quand les salariés entendent les chômeurs demander, pour Noël, quelques ressources supplémentaires, certains trouvent quils exagèrent, quil ny a pas de raison de leur faire de cadeaux, alors que chacun a des problèmes, que la vie est dure pour tout le monde.
Dejours montre à quel point nous nous sommes forgés une extraordinaire capacité dindifférence, non seulement à la misère du monde (Bourdieu, 1993), à la guerre en Bosnie, à la famine au Sahel, mais à ce qui se passe autour de nous. Nous vivons avec 10 à 15 % de gens sans emploi, avec beaucoup de gens sous-payés, surexploités, condamnés au silence sous la menace de la prochaine charrette. Le chômage natteint pas seulement ceux qui chôment, mais touchent ceux qui se sentent, à tort ou à raison, dans lantichambre du chômage et donc acceptent nimporte quelles conditions de travail, parce que rien nest pire que de se retrouver sans emploi. Dejours montre que cette indifférence recouvre dabord des peurs. Chacun sapplique à nier le risque, à faire comme si seuls les autres pouvaient avoir un accident ou être menacés de chômage.
Chacun cherche à tirer son épingle du jeu. Sil y parvient, il ne lui reste quà regretter que les autres nen puissent faire autant. On parle du malheur des autres au gré dune compassion souvent sincère, mais fugitive. On compatit, mais de là à se mobiliser pour quil en aille différemment, il y a un grand pas. Cest une compassion qui ne nous engage à rien, sinon à un petit moment de sympathie vite oublié. Or, cette indifférence compatissante est à la racine de leffritement du lien social, de la violence, à la racine des ségrégations, des exclusions.
Dejours propose un parallèle saisissant avec les régimes totalitaires, rappelant quHitler na pas fait lAllemagne nazie à lui seul, que toute la société a collaboré activement ou du moins fermé les yeux, trouvant même quaprès tout, il était assez juste de persécuter Juifs, communistes et autres résistants au nouvel ordre. Dans le monde daujourdhui, les sociétés développées ne sont pas fascistes, mais des mécanismes assez voisins fonctionnent à propos de la misère, de lexclusion, des inégalités, de la souffrance de catégories entières, chômeurs, immigrés, personnes âgées, laissés pour compte de la croissance. Nous acceptons des choses inacceptables, tous les jours, parce que nous ne voulons pas prendre le risque de nous mobiliser.
Je vous renvoie à ce très beau livre, un livre très fort qui nous interpelle tous, parce que nous sommes tous menacés dindifférence. Ce pourrait être la base dune éducation à la solidarité, non seulement comme valeur, mais comme compréhension des interdépendances et des mécanismes qui engendrent les injustices.
2.2 Reconstruire les bases du contrat social et de la solidarité
Une éducation à la citoyenneté ne va pas sans élargir fortement léducation civique, celle qui vise à former un bon citoyen capable de comprendre la constitution, de voter, de jouer un rôle actif et responsable dans la cité. Le problème est plus global. On pourrait parler de solidarité.
Bien sûr, le mot est chargé de valeurs morales. Lécole chrétienne parle de fraternité, idée dont les connotations confessionnelles (ou révolutionnaires !) peuvent déranger lun ou lautre. Solidarité est peut être un peu plus neutre, mais exprime tout de même le refus de " Moi dabord, moi tout seul ".
La question dépasse léchelle nationale, à la fois par le haut et par le bas. La solidarité, si lon pense aux rapports Nord-Sud et Est-Ouest, na de sens que planétaire. Si tous les Belges allaient bien, alors que le reste de la planète sombre, serait-ce vraiment suffisant ? Inversement, la solidarité est aussi locale, à léchelle de la famille, de lentreprise, du quartier, de la communauté. Mieux vaudrait éduquer à ces diverses solidarités, qui reposent sur des connaissances et des identités distinctes.
Léducation à la citoyenneté est aujourdhui au programme de tous les colloques. Elle pourrait sinfléchir vers une éducation aux solidarités. Comment sy prendre ? La solidarité sapprend, cela ne fait aucun doute. Peut-elle être lobjet dune éducation à lécole ?
Il y a un premier paradoxe : si le contrat social est défait, léducation nest plus possible. Comment pourrait-on enseigner la non violence dans la violence ? Comment pourrait-on enseigner la solidarité si les conditions mêmes du dialogue pédagogique ne sont plus remplies ? Heureusement, les rapports entre générations ne sont pas partout aussi dégradés. Il est donc encore temps, là où la communication pédagogique reste possible, déduquer avant quil ne soit trop tard.
Il reste à prendre le problème au sérieux autrement que dans le discours et à en faire une priorité. Les leçons de morale nont guère deffets et il ne suffit pas de multiplier les instances de participation, les conseils de classe, les lieux de parole. Il est temps de connecter plus étroitement une éducation à la citoyenneté et à la solidarité avec la construction des savoirs et des compétences.
Léducation à la citoyenneté nest pas une cure dâme ou dappel aux bons sentiments, une heure par semaine, alors que, pour le reste on " fait le programme ". Elle na aucune chance si elle nest pas au cur du programme, liée à lensemble des compétences et des savoirs.
2.3 Apprendre à analyser et à assumer la complexité
Certaines compétences sont des clés de la solidarité, sans en être garantes. Elles ont par ailleurs toutes sortes dautres usages, dans dautres contextes. Savoir analyser et assumer la complexité me parait une compétence décisive, parce que certains dysfonctionnement du lien social et des rapports sociaux tiennent à la peur, au repli sur soi, au raidissement devant un monde qui dérange, inquiète, panique une partie de nos contemporains lorsquils ne comprennent plus ce qui se passe et se sentent les jouets de mécanismes opaques, notamment ceux qui les jettent au chômage ou dans la précarité. On sait que cest le fond de commerce de lextrême droite.
Analyser et assumer la complexité exige des savoirs. Aujourdhui, les savoirs économiques et sociologiques pertinents restent très absents de la scolarité de base, alors quils rendent compte de mécanismes qui nous déterminent fortement. À défaut de passer par des leçons de morale, léducation à la solidarité doit sappuyer sur des leçons de choses, les " choses " dont il sagit étant politiques, économiques, culturelles et sociales. Il faut en parler, mettre des mots sur les réalités, expliquer les contradictions. La complexité, comme le rappelle Edgar Morin, ce sont les contradictions indépassables dans lesquelles nous nous plongeons quotidiennement, dans le meilleur des cas en vivant avec elles, mais sans jamais pouvoir les dépasser définitivement. Aujourdhui, comprendre où se prennent les décisions, par exemple sur le développement urbain, technologique ou économique, serait assez crucial pour être un citoyen averti. Pour cela, il faut un minimum de culture, non seulement à propos des mécanismes démocratiques, mais sur le fond des enjeux. Si lon ignore ce quest une multinationale, une opération de bourse, une OPA, un lobby ou un capital-risque, on ne saisit pas certains rouages essentiels de notre société.
Suffirait-il de consacrer aux sciences sociales, à lécole, autant de temps quà la physique ou à la biologie ? Peut-être y a-t-il un rééquilibrage des disciplines à envisager. Toutefois, il ne servirait à rien dajouter des connaissances aux connaissances si on ne se préoccupe pas davantage de leur mobilisation dans la compréhension et la résolution des problèmes individuels et collectifs.
2.4 Apprendre à coopérer et à vivre ensemble
Apprendre aussi à coopérer, à vivre ensemble, ce nest pas seulement intérioriser de bons sentiments, cela exige des compétences. On le voit, par exemple, quand on appelle les enseignants à travailler en équipe : les compétences correspondantes leur font cruellement défaut. Au premier conflit, à la première divergence, chacun se retire sous sa tente en disant " Si cest comme ça, je reprend mes billes " ou en ne disant rien Ce nest pas de lindividualisme caractériel, plutôt une absence de maîtrise de la coopération, avec sa part de conflits et de jeux de pouvoir. Aussi longtemps quon a le sentiment que, si lon coopère, on va se faire absorber par le groupe, ramener à la norme, assujettir à des décisions prises par dautres, pourquoi sy risquerait-on ? Si chacun était capable de faire entendre sa voix et sa différence, de poser les problèmes comme il les ressent, de dire " Là il y a un malaise, là je ne suis pas daccord, on va trop vite, là je naccepte pas ", il sengagerait plus volontiers dans un travail déquipe, il serait plus à laise, moins défensif, capable de régulation sans chercher le salut dans la fuite dès que ca se passe mal.
Patrice Ranjard, dans un ouvrage récent (1997), qualifie lindividualisme de " suicide culturel ". Ce suicide, paradoxalement, est collectif, lorsque tous sentendent au moins sur un point : chacun pour soi ! Il y a certes des modèles culturels en jeu, mais ils auraient moins de forces si davantage dacteurs avaient les moyens de la coopération. Nos systèmes de valeurs sont souvent appelés à la rescousse pour disqualifier ce que nous ne savons pas faire.
2.5 Apprendre à vivre les différences et les conflits
Apprendre à coopérer, cest déjà apprendre négocier, à gérer sinon des conflits, du moins des divergences davis ou dintérêts. Du moins cela reste-t-il à lintérieur dun projet commun. Or, dans une société, tous ne tirent pas à la même corde. Il y a des clivages, des rapports de force, des dominations, des discriminations, des ségrégations. Il faut apprendre à ne pas diaboliser les différences, à vivre avec, à ne pas les transformer en conflits ou en rapports de domination.
Apprendre à accepter les différences, cest une formule que lon entend de plus en plus souvent chez ceux qui se soucient de la coexistence de diverses ethnies et cultures dans nos sociétés, qui brassent des populations de toutes origines. Là aussi, sans travaux pratiques et leçons de choses, on en reste aux bonnes intentions. Vivre les différences et les conflits ne sapprend pas à travers un discours magistral et quelques préceptes. Cela sapprend en travaillant sur des problèmes concrets.
Les écoles implantées dans des quartiers interculturels, où il y a quarante nationalités différentes dans lécole, dix-huit dans chaque classe, sont obligées, pour survivre, dapprendre à gérer les différences, à travers les affrontements confessionnels, par exemple sur la présence de lIslam, du voile, etc. ou à travers la coexistence de murs, de visions différentes de lhygiène, dhabitudes alimentaires incompatibles, de rapports au savoir différents. Il y a des endroits, dans le système éducatif, où lon na pas le choix. Lorsquon a le choix, on est tenté de ne pas travailler sérieusement ces problèmes, puisquils nempêchent pas de fonctionner et denseigner. Or, ces apprentissages nont pas seulement une valeur immédiate, ils font partie de la culture et des compétences de base.
Les politiques peuvent renvoyer au gens décole, et ils le font de temps en temps, la question : " Si vous obteniez tous les moyens que vous demandez, sauriez vous en servir ? ". À cette question, la réponse nest pas toujours bien assurée. Lefficacité de lécole dans lusage de ses moyens prête à débat. Il faut bien sûr faire la part des lourdeurs bureaucratiques dont souffrent toutes les organisations, même les entreprises. Javancerai cependant que lécole est particulièrement peu préparée à agir à flux ou à fil tendu, pour de bonnes et de moins bonnes raisons.
Georges Charpak, prix Nobel de Physique, intitulait son autobiographie : " La vie à fil tendu ". La formule évoque une existence tendue vers des projets, vers un avenir, vers ce quon veut réaliser, nayant pas un instant à perdre tellement la vie est courte. Ni les chômeurs, ni les gens peu qualifiés ne peuvent se payer le luxe dune vie à fil tendu. Cest une aspiration de classe moyenne supérieure. Mais ce nest pas ici la question.
Je transpose en effet le modèle aux organisations et plus particulièrement à lécole. Il me semble quune partie du problème de lécole nest pas dans ses intentions, mais dans la façon dont elle organise son travail, dont elle perd du temps et de lénergie à poursuivre des objectifs sans grande importance, dans son manque de continuité dans le traitement des problèmes.
3.1 Adopter une logique de résolution de problèmes
Agir à fil tendu, cest tout simplement adopter une logique de résolution de problème. Quand vous entrez dans un hôpital, vous en sortez souvent guéri, ou du moins soulagé. Cest parce que lorganisation hospitalière, malgré ses pesanteurs, vous a pris en charge dans une logique très simple : quel est votre problème et que faut-il faire pour le résoudre ? Elle a mobilisé sur cette base les disciplines, les technologies, les thérapies pertinentes. Un hôpital bien géré nenvoie pas au service de radiologie ou au service de pédiatrie un quota standard, mais les patients dont le traitement exige un examen. Au patient, on ne fait pas une radiologie le mardi parce que cétait prévu, mais parce quelle était nécessaire et au moment où cest nécessaire. Cette organisation du travail ne produit pas toujours des miracles, mais elle assure quand même un rapport assez serré entre lobjectif et laction. En médecine, on est prêt à recomposer constamment les stratégies en fonction de lobjectif, du temps qui reste et du chemin qui reste à parcourir. Si on ny arrive pas, ce nest pas faute davoir en tête un tel modèle, mais parce quon se heurte à la rareté des ressources, à la rigidité de certaines procédures, etc.
À lécole, on na pas la même vision du travail en tête. On est englué dans ce quon peut appeler, avec lorganisation du travail, une logique de flux poussés, par opposition à une logique de flux tendus. Jai essayé de développé cela dans un livre sur la pédagogie différenciée, je nentre pas ici dans le détail (Perrenoud, 1997). Pour ne donner quun exemple : quand on construit une maison de façon professionnelle, que les gens arrivent le premier septembre, alors que limmeuble est à peine sorti des fondations, toutes les décisions sont prises pour quà léchéance fixée, les habitants puissent emménager. On remanie la planification, on sadjoint des forces supplémentaires, on simplifie, on repense certains problèmes en fonction du temps qui reste, du fait que léchéance nest pas négociable. À linverse, quelquun qui construit " à temps perdu " une résidence secondaire avance " comme il peut ". Il y travaille, une heure par-ci, une heure par-là, en vacances, le week-end. La maison sera finie " quand elle sera finie ". Telle est la logique du flux poussé, alors que la logique du flux tendu est dêtre constamment en train de tenir les délais, et de se rapprocher de lobjectif.
Dans le monde du travail, le flux tendu est associé à davantage de rendement moins de poses, moins de libertés et, au bout du compte, une exploitation accrue des salariés. Proposer ce modèle à lécole ne me fera guère damis. Néanmoins je crois quil faut réinterroger nos dispositifs de travail, de sorte quon ne fasse pas les choses parce quelles étaient prévues, mais parce quelles sont nécessaires, quon recompose constamment les stratégies. Cest le sens dun enseignement stratégique (Tardif, 1992).
Si, à la fin de lécole primaire, on veut vraiment que personne ne passe au second degré sans savoir lire, il faut sy prendre autrement, cesser de dire à la fin de chaque année " Cet élève ne sait pas lire, mais il apprendra plus tard. Il faut lui laisser le temps, cela va se décrocher ". Or, pour certains élèves, cela ne se décroche pas. À partir de 8-10 ans, les élèves qui ne savent pas lire ne vont pas apprendre spontanément, par la simple vertu du temps qui passe. Ils ny parviendront que si les enseignants, en équipe, se mobilisent pour que cet objectif soit atteint, pas tous les moyens du bord. Sil reste deux ans pour quun enfant sache lire et si cest une véritable priorité, on accepte délaguer le reste du programme et on lui propose un traitement différencié, intensif, sur mesure.
Hélas, cela ne fonctionne pas ainsi, même si le soutien pédagogique tente parfois limpossible. On accompagne de tels élèves de classe en classe, pour " découvrir ", dannée en année, quils ne savent pas lire, sans jamais en tirer de conséquences décisives. On peut comparer lattitude de école à celle de la planète face aux désastres écologiques qui nous menacent. Tout le monde le sait, voire sinquiète, mais rien ne se passe, rien en tout cas qui soit à la mesure des risques. Dans nombre décoles, la division du travail, lorganisation en degrés et programmes annuels, les emplois sont ainsi faits que personne ne se sent véritablement responsable des connaissances et des compétences des élèves en fin de parcours. On découvre toujours lirréparable trop tard et cest en général le cycle détudes suivant ou le marché du travail qui fonctionnent comme révélateurs, chaque cycle faisant preuve dune " volonté de ne pas savoir ".
Ce nest la faute de personne en particulier, mais de nous tous, gens décole, en général. Nous ne prenons pas la mesure de notre enfermement dans des routines, nous mettons les apprenants sur des rails, quils suivent de conserve jusquau moment où il ne reste plus assez de temps pour " rectifier le tir ". Il vaudrait mieux anticiper et prévenir léchec. Il y a des élèves dont on peut dire dès le début de lécole, avec 9 chances sur 10 de ne pas se tromper, quils auront de grosses difficultés dapprentissage. Cela conduit souvent à les faire redoubler, voire à les orienter vers lenseignement spécialisé. Lalternative serait de mobiliser demblée toutes les forces et les compétences disponibles pour les mettre à niveau, comme on le fait aux soins intensifs.
Lécole est lente à réagir. De peur de stigmatiser les élèves en difficulté ou de nourrir un effet Pygmalion, elle nanticipe pas et ne se mobilise pas à temps, dans une logique de résolution de problèmes. Certes, aujourdhui, on critique le simple redoublement, on envoie les élèves en soutien pédagogique, on différencie un peu. La différenciation nest jamais à la mesure des problèmes. Elle est toujours trop timide, trop tardive, emprisonnée dans une organisation en degrés annuels et en classes qui la limite terriblement.
Réorganiser le travail enseignant, cela voudrait dire encourager la mobilité des gens, mettre les énergies là où il faut, repenser les stratégies dapprentissage et denseignement régulièrement, en cours dannée et tout au long du cursus. Cest donc travailler différemment, en cycles dapprentissage, mais surtout dans une logique de résolution de problèmes et de différenciation.
3.2 Travailler à flux tendus
Sil se borne à " donner du temps au temps ", un cycle dapprentissage produit plus dinégalités. Puisquil ny a pas de butoir à la fin de lannée scolaire, quil ny a pas de redoublement, de décision dorientation, on peut être tenté de reporter les bilans et les mesures énergiques à plus tard. Quand on fait les comptes, en fin de cycle, les inégalités se sont accrues et sont parfois devenues difficilement réversibles.
Mettre en place des cycles, cest lutter contre cette tentation, qui est réelle, quon ne peut nier. Il faut donc organiser le travail à lintérieur du cycle autrement que comme dans un long degré annuel. Un cycle permet une gestion à flux tendus, à condition de cesser le zapping permanent quimpose la grille horaire typique dune école primaire ou secondaire. Apprendre quelques notions fondamentales, quon travaille dordinaire, par intermittences, durant un an ou davantage, est possible en quatre semaines, à raison par exemple de huit heures par semaines. Cest ce quon fait souvent en formation dadultes, dans un certain nombre de dispositifs qui ne sont pas prisonniers de la forme scolaire et sautorisent donc à ne pas faire de tout chaque jour ou chaque semaine. En travaillant en modules, on pourrait arriver, jusquà un certain point, à se concentrer sur un objectif et à latteindre pour tous
Quest-ce quapprendre une langue étrangère à lécole ? Cest, trois à cinq fois par semaine, durant des années, à des heures tout à fait variables, pour 45 minutes, retrouver un professeur de langue. On voit les résultats, en tout cas pour les Suisses, qui vivent dans un pays trilingue où lenseignement dune autre langue nationale est obligatoire. Lapprennent-ils pour autant ? Hélas, au bout de huit ans de cours hebdomadaires, cest souvent un désastre. Or, quand on envoie les gens dans un stage linguistique intensif, ils se débrouillent au bout de deux ou trois semaines. Pourquoi nest-on pas capable den faire autant à lécole ?
Cest un exemple facile, parce quon a sous les yeux un modèle alternatif connu, qui fonctionne et donne des résultats convaincants. Pour les mathématiques ou la biologie, on ne connaît pas de strict équivalent du stage intensif, mais maintes expériences montrent quun apprentissage concentré, sous lempire de la nécessité, permet dans chaque domaine daller plus vite et plus loin quun apprentissage fractionné, étalé sur des mois ou des années. Il suffirait dun peu dimagination pour réorganiser nos ressources de sorte à ne pas courir constamment tous les lièvres à la fois, en zappant constamment, en dépensant une énergie démesurée pour renouer le fil dun enseignement encapsulé dans des périodes de 45 minutes. Ce modèle entraîne des déperditions considérables de temps, dénergie, mais aussi de sens. En éducation des adultes, on ne travaille pas de façon aussi absurde. On pourrait tout à fait, si on sen donnait le droit, agir à fil tendu ou à flux tendus dans le cadre dun cycle dapprentissage, plus généralement dun cursus scolaire.
3.3 Évaluer ce quon fait et réguler
Il importe dévaluer ce quon fait ici et maintenant. Aujourdhui, les indicateurs de lenseignement sont pris en charge par les États et les organisations internationales, notamment, lOCDE. Ils renvoient une image parfois gratifiante, parfois désolante des politiques nationales de léducation, qui permet le cas échéant de les réorienter.
Cette évaluation globale ne suffit pas. Elle doit aussi être locale et pas forcément quantitative. Elle ne va pas de soi, car, si les enseignants ne cessent dévaluer les élèves, ils fuient toute évaluation quand ils en sont lobjet. Tout se passe comme si lévaluation était alors forcément négative, menaçante, alors que toute action rationnelle passe par une certaine lucidité, qui amène à se demander si cela a ou na pas marché, pourquoi et comment on pourrait éventuellement sy prendre mieux.
Ce quon a appelé " culture de lévaluation " est en train de séduire les uns et dagacer les autres. Elle pose le problème du respect de la diversité et de lautonomie des établissements, Ce qui pointe sur un chantier en plein essor : le développement de façons nouvelles de demander et de rendre des comptes dans linstitution scolaire. Plutôt que de contrôler de façon bureaucratique, comment aller vers une obligation de compétences et un dialogue entre professionnels ?
Le problème se pose pour les personnes, mais aussi pour les établissements, leurs projets, les contrats quils concluent avec le système dont ils tiennent leurs moyens daction et qui a le droit de leur demander des comptes. On commence à expérimenter quelques modèles novateurs, mais cest encore balbutiant. Si on ne veut pas reconduire, de décennie en décennie, les mêmes constats et les mêmes errements, on a intérêt à développer des pratiques et des dispositifs qui permettent de " rendre compte " autrement, individuellement et collectivement. Les Québécois parlent de redevabilité ou dimputabilité, néologismes discutables pour traduire " accountability " de langlais. Quels que soient les mots, le problème demeure.
Je dis parfois, par pure provocation, quon dispose en éducation dassez de bonnes idées, que lurgence est plutôt de les mettre en uvre. Évidemment, les choses sont plus compliquées, comme en témoigne la nécessité de plaider pour le développement de compétences et léducation à la solidarité en fonction des problèmes et des savoirs de notre temps. Il reste indispensable de sinterroger de façon plus serrée et critique sur la mise en uvre, nos stratégies dinnovation et de formation, lécart entre le dire et le faire, et les moyens que nous nous donnons de lamenuiser.
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